jeudi 8 avril 2021

Cours en distanciel du 09/04/2021 - Tle 2 (de 15h30 à 16h30): Cours sur la politique (suite et fin)

        


L’unanimité ne règne pas dans le corps politique. Il y a une dissidence. La crise survient quand le rapport entre la partie la plus forte et la partie la moins forte se renverse. Si le sous affect commun de la partie la moins forte gagne en force jusqu’à renverser l’ancien sous affect de la partie la plus forte. La certa ratio se voit ainsi chamboulée. L’imperium affaibli ne peut plus tenir le sous affect de la minorité. La persévérance est un effort. Le corps s’efforce pour tenir sa certa ratio. C’est ici le point central: comment faire avec cette possibilité de la dissidence, de la violence, de la révolution? Puisque les hommes ne veulent pas être dirigés par leurs égaux, l’horizontalité est le désir politique par excellence. Mais en même temps, la formation d’un corps politique est-elle concevable sans verticalité? 

        C’est finalement la question de l’anarchie qui est ici interrogée. N’y aurait-il pas insinuation sournoise de la verticalité dans la constitution de tout corps politique? Si l’on suit vraiment Spinoza, il est impossible de croire à la viabilité d’un corps politique anarchiste. Tous les efforts pour expérimenter des rapports sociaux nouveaux sont pertinents et intéressants, mais l’imperium ne peut s’auto-affecter sans passer par ces cristallisations de la puissance par des pouvoirs que sont les institutions. Même à supposer que soit possible la coopération purement horizontale entre des hommes au sein d’un corps politique, il faudrait donner un sens à cette coopération, car coopérer peut être nuire de concert. Si l’on prend au sérieux le fait que c’est sur la base des affects que se constituent les corps politique alors rien ne peut garantir le fond pacifique de la constitution d’un corps politique. Rien ne pourra régler une telle déviance si ce n’est la formation d’un autre corps plus puissant, d’un état. 

  


               
Conclusion: Ethologie du corps politique (l’éthologie est l’étude du comportement des animaux)
        Le philosophe Benny Lévy légitime cette impossibilité pour un corps politique de se faire sans état en affirmant de façon violente: « nous sommes condamnés à passer de police en police. » Alors est-ce bien le cas? Oui si l’on regarde l’Histoire. Il faut donc nous rendre sensible à la part de vérité de cette phrase, mais il faut aussi se retenir d’y lire une sorte de fixité à la puissance de l’imperium, lequel est bien l’origine de tout pouvoir.  Comment s’en sortir donc? En remettant sans cesse sur le métier de l’imperium immuable l’ouvrage de nouveaux ingenium possibles. On peut travailler les formes institutionnelles si l’on ne peut pas remettre en cause le fait  institutionnel en lui-même. En fait dés l’introduction du politique, Spinoza livre l’essentiel de l’attitude à adopter face à cette difficulté: il ne peut exister de corps politiques que sous l’effet d’une puissance de la multitude qui ne peut pas ne pas s’aveugler, s’auto-aliéner elle-même en s’imposant la capture par le pouvoir, mais aussi par différents types de pouvoirs, et cel suffit à générer un sens, une ligne tendancielle. Un corps politique ne devrait pouvoir se constituer que sous l’impulsion de la raison et non des passions mais cette perspective est absolument inatteignable. Qu’elle le soit rend efficiente l’idée même d’un progrès possible, d’une asymptote.
       
« C’est l’opinion commune des philosophes que les passions dont la vie humaine est tourmentée sont des espèces de vices où nous tombons par notre faute, et voilà pourquoi on en rit, on en pleure, on les censure à l’envi ; quelques- uns même affectent de les haïr, afin de paraître plus saints que les autres. Aussi bien ils croient avoir fait une chose divine et atteint le comble de la sagesse, quand ils ont appris à célébrer en mille façons une prétendue nature humaine qui n’existe nulle part et à dénigrer celle qui existe réellement. Car ils voient les hommes, non tels qu’ils sont, mais tels qu’ils voudraient qu’ils fussent. D’où il est arrivé qu’au lieu d’une morale, le plus souvent ils ont fait une satire, et n’ont jamais conçu une qui pût être réduite en pratique, mais plutôt une chimère bonne à être appliquée au pays d’Utopie ou du temps de cet âge d’or pour qui l’art des politiques était assurément très-superflu. On en est donc venu à croire qu’entre toutes les sciences susceptibles d’application, la politique est celle où la théorie diffère le plus de la pratique, et que nulle sorte d’hommes n’est moins propre au gouvernement de l’État que les théoriciens ou les philosophes. » 

3. Et certes, quant à moi, je suis très convaincu que l’expérience a déjà indiqué toutes les formes d’État capables de faire vivre les hommes en bon accord et tous les moyens propres à diriger la multitude ou à la contenir en certaines limites ; aussi je ne regarde pas comme possible de trouver par la force de la pensée une combinaison politique, j’entends quelque chose d’applicable, qui n’ait déjà été trouvée et expérimentée. Les hommes, en effet, sont ainsi organisés qu’ils ne peuvent vivre en dehors d’un certain droit commun ; or la question des droits communs et des affaires publiques a été traitée par des hommes très-rusés, ou très-habiles, comme on voudra, mais à coup sûr très-pénétrants, et par conséquent il est à peine croyable qu’on puisse concevoir quelque combinaison vraiment pratique et utile qui n’ait pas été déjà suggérée par l’occasion ou le hasard, et qui soit restée inconnue à des hommes attentifs aux affaires publiques et à leur propre sécurité. 
4. Lors donc que j’ai résolu d’appliquer mon esprit à la politique, mon dessein n’a pas été de rien découvrir de nouveau ni d’extraordinaire, mais seulement de démontrer par des raisons certaines et indubitables ou, en d’autres termes, de déduire de la condition même du genre humain un certain nombre de principes parfaitement d’accord avec l’expérience ; et pour porter dans cet ordre de recherches la même liberté d’esprit dont on use en mathématiques, je me suis soigneusement abstenu de tourner en dérision les actions humaines, de les prendre en pitié ou en haine ; je n’ai voulu que les comprendre. En face des passions, telles que l’amour, la haine, la colère, l’envie, la vanité, la miséricorde, et autres mouvements de l’âme, j’y ai vu non des vices, mais des propriétés, qui dépendent de la nature humaine, comme dépendent de la nature de l’air le chaud, le froid, les tempêtes, le tonnerre, et autres phénomènes de cette espèce, lesquels sont nécessaires, quoique incommodes, et se produisent en vertu de causes déterminées par lesquelles nous nous efforçons de les comprendre. Et notre âme, en contemplant ces mouvements intérieurs, éprouve autant de joie qu’au spectacle des phénomènes qui charment les sens. 
5. Il est en effet certain (et nous l’avons reconnu pour vrai dans notre Ethique) que les hommes sont nécessairement sujets aux passions, et que leur nature est ainsi faite qu’ils doivent éprouver de la pitié pour les malheureux et de l’envie pour les heureux, incliner vers la vengeance plus que vers la miséricorde ; enfin chacun ne peut s’empêcher de désirer que ses semblables vivent à sa guise, approuvent ce qui lui agrée et repoussent ce qui lui déplaît. D’où il arrive que tous désirant être les premiers, une lutte s’engage, on cherche à s’opprimer réciproquement, et le vainqueur est plus glorieux du tort fait à autrui que de l’avantage recueilli pour soi. Et quoique tous soient persuadés que la religion nous enseigne au contraire à aimer son prochain comme soi-même, par conséquent à défendre le bien d’autrui comme le sien propre, j’ai fait voir que cette persuasion a peu d’empire sur les passions. Elle reprend, il est vrai, son influence à l’article de la mort, alors que la maladie a dompté jusqu’aux passions mêmes et que l’homme gît languissant, ou encore dans les temples, parce qu’on n’y pense plus au commerce et au gain ; mais au forum et à la cour, où cette influence serait surtout nécessaire, elle ne se fait plus sentir. J’ai également montré que, si la raison peut beaucoup pour réprimer et modérer les passions, la voie qu’elle montre à l’homme est des plus ardues , en sorte que, s’imaginer qu’on amènera la multitude ou ceux qui sont engagés dans les luttes de la vie publique à régler leur conduite sur les seuls préceptes de la raison, c’est rêver l’âge d’or et se payer de chimères. 
6. L’État sera donc très peu stable, lorsque son salut dépendra de l’honnêteté d’un individu et que les affaires ne pourront y être bien conduites qu’à condition d’être dans des mains honnêtes. Pour qu’il puisse durer, il faut que les affaires publiques y soient ordonnées de telle sorte que ceux qui les manient, soit que la raison, soit que la passion les fasse agir, ne puissent être tentés d’être de mauvaise foi et de mal faire. Car peu importe, quant à la sécurité de l’État, que ce soit par tel ou tel motif que les gouvernants administrent bien les affaires, pourvu que les affaires soient bien administrées. La liberté ou la force de l’âme est la vertu des particuliers ; mais la vertu de l’État, c’est la sécurité. 
7. Enfin, comme les hommes, barbares ou civilisés, s’unissent partout entre eux et forment une certaine société civile, il s’ensuit que ce n’est point aux maximes de la raison qu’il faut demander les principes et les fondements naturels de l’État, mais qu’il faut les déduire de la nature et de la condition commune de l’humanité; et c’est ce que j’ai entrepris de faire au chapitre suivant. "
              
Seuls des moyens passionnels particuliers peuvent les faire tenir ensemble et ces moyens passionnels ce sont les institutions. Ce degré de servitude passionnelle absolument incontournable à toute édification d’un corps politique est sujet à variations et c’est en cela que Spinoza est le philosophe de l’éthique, d’un traité politique ou théologico-politique. Ici il y a des choses à dire, et à faire. Si les hommes étaient capables de constituer un corps politique par leur seule raison, celui-cru aurait déjà vu le jour et ce n’est pas le cas, ça ne le sera jamais mais quelque chose est par là même « à produire », quelque chose qui requière une éthique, un effort de persévérance (conatus). Les hommes sont donc à la fois capable de mieux et incapables du meilleur. Ils ne sont pas voués à la servitude passionnelle du pire, mais il est absolument impossible de croire à l’avénement d’une utopie politique qui verrait des hommes raisonnables créer des communautés dans lesquelles ne s’effectueraient que des actions raisonnables. L’homme est un mode fini mais modifiable. Si le corps est à nouveau tracé, alors l’ingenium est susceptible d’être configuré autrement. C’est cela une anthropologie politique cohérente. Prendre les hommes tels qu’ils sont n’est pas du tout incompatible avec la capacité de voir les hommes tels qu’ils peuvent toujours devenir. L’un est même la garantie de la possibilité de l’autre. Quelles sont les conditions dans lesquelles les hommes peuvent-ils devenir « Autres ». La modification désirable c’est celle qui va nous permettre d’alléger nos sociétés des pesanteurs des institutions, des lois et des polices. Pour nous en affranchir totalement il faudrait que nous puissions nous débarrasser de toute passion et c’est impossible. C’est le point oméga. La courbe de l’asymptote est interminable. Toute entreprise d’émancipation radicale est condamnée à l’échec, mais à un échec important, pertinent, crucial à lire à analyser, à parfaire. Nous sommes condamnés à passer de police en police mais au gré d’une ligne de fuite que nous pouvons travailler en vue de la rendre  tendanciellement évanouissante. Le mode d’emploi de toute émancipation politique réussie est donc nécessairement un mélange d’espoir nourri du désespoir de l’analyse juste. Rien ne peut se constituer au gré d’un mode éthique en politique sans s’écrire au fil d’un style qui est celui de la quasi causalité de notre servitude passionnelle. La politique, c’est la quasi causalité communautaire de la passion et du drame de ne pas pouvoir en sortir. Samuel Beckett a parfaitement résumer la seule attitude pertinente qui se déduit de cette prise de conscience: "Essayez encore, ratez encore, ratez mieux!"
   


Les questions qui suivent sont facultatives. Envoyez moi les réponses à mon adresse mail perso

1) Que Spinoza reproche-t-il aux philosophes?
2) Faut-il, selon Spinoza, désespérer de trouver une solution à la question du politique? Selon vous?

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