mercredi 28 avril 2021

Cours en distanciel du 29/04/2021 Terminale HLP groupe 2 de 14h à 16h: Histoire, Humanité et Violence

 


 3) Le silence des Humains

                a) Le silence de l'ob/jet d'art
          Pourquoi faire tant d’histoires de l’Homme? Parce qu’il n’y a visiblement que lui qui éprouve cette absolue nécessité d’unifier les lignes fragmentées et tronquées de son existence dans la trame d’une auto-fiction qu’il se raconte à lui-même pour s’entretenir dans l’idée de son identité, de son destin, de sa « signifiance ». Que l’Humanité fasse «  sens », c’est une évidence sans laquelle nous aurions du mal à exister, mais c’est aussi dialectiquement ce qui explique le chaos de l’histoire humaine, son hybris, son exploration du « mal », de l’horreur, son inaptitude obstinée à reconnaître ses erreurs, ses impasses.
          

Selon Heidegger la définition du « Da-Sein » de « l’être-là » est la suivante, c’est « l’être pour lequel il est, dans son être, question de son être. » Non seulement l’être humain est un être qui vit le fait d’être comme un questionnement qu’il s’impose à lui-même, mais c’est aussi l’être dont la façon d’être est fondamentalement « questionnement ». Il ne fait aucun doute que derrière ce terme de Da sein, Heidegger décrit ce qui constitue, selon lui,  le mode d’existence spécifique des êtres humains.
        Mais on ne peut pas s’empêcher de prêter attention à l’opposition entre  cette notion de Da sein et la définition d’une oeuvre d’art telle qu’elle est énoncée par Maurice Blanchot: « L’oeuvre n’est ni achevée, ni inachevée, elle «  est ». Ce qu’elle nous dit c’est qu’elle est, et rien de plus. Quiconque veut lui faire dire autre chose que cela ne dit rien. » Une oeuvre ne dit rien d’autre que son existence, comme une sorte de fait indépassable et finalement « inquestionnable. »
        Ce n’est pas du tout qu’une oeuvre soit une réponse à quelque question que ce soit mais qu’elle corresponde à une sorte de consentement, d’acceptation au donné par le biais de laquelle un homme se réconcilie avec le phénomène de la présence à l’état pur. La recherche continuelle de sens née de cette condition qui est la notre « d’êtres de langage » se voit court-circuitée par cette capacité étrange qu’a l’oeuvre de « faire silence » Une oeuvre d’art, c’est avant toute chose cela: la chute inexpliquée d’un « météorite » qui, surgissant dans la quotidienneté d’un renvoi constant de questions et de réponses, crée une onde silencieuse, un pur « il y a » sans attente, ni appel au sens, ni indignation.
        Qu’une oeuvre d’art fasse silence, c’est dans un premier temps, ce que nous pouvons affirmer en opposant, du simple point de vue de la perception,  l’objet technique et l’oeuvre d’art. Il convient en effet d’interroger le confort rassurant que la seule proximité d’un objet technique crée en chacune et en chacun de nous.  Tout ustensile définit une perspective d’occupation du temps à venir au sein de laquelle l’individu humain peut étouffer le scandale d’un instant « pur », donné, dans une sorte de verticalité existentielle. Que cet instant «  soit » n’est pas une réalité humaine mais chacune et chacun de nous peut artificiellement évacuer cette inquiétante et irrécusable étrangeté par l’avenir d’un « avoir à faire » proprement humain. C’est finalement le fond de la thèse pascalienne sur le divertissement dont nous croisons ici le développement: tout ce que l’homme croit essentiel est en fait inessentiel, tout ce qu’il définit comme inessentiel est au contraire fondamental. Il y a dans le fait d’être en cet instant quelque chose qu’aucun homme ne peut comprendre, réduire, clarifier. Exister c’est ce que tout être humain accomplit sans pour autant avoir la moindre idée de ce qui s’accomplit dans cet évènement. Il s’efforce donc de banaliser le « non banalisable », de « se la jouer », de faire comme si cet évènement dont il est l’une des composantes essentielles n’était pas un évènement, ne revêtait rien d’exceptionnel, d’inassimilable par la raison.
         

                C’est pour cela qu’il a inventé le travail, les loisirs, le mérite, les critères de tout ce qui définit « la vie réussie socialement ». L’être humain s’est inventée l’idée même de « vie sociale », d’image assumée de la réussite et du bonheur pour finalement étouffer le scandale d’une existence incompréhensible, brute, « donnée » dans l’opacité irréductible d’une fondamentale illisibilité. Ce qui nous importe au plus haut point c’est de ne jamais prendre l’instant pour ce qu’il est: à savoir inexplicablement présent, plein d’une factualité énigmatique et incontournable. « Tout le malheur des hommes, dit-il, vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre », mais il souligne aussi tout ce que révèle fondamentalement cette attitude, à savoir déprimé abord « la peur », peur d’avoir à affronter cette épaisseur de trouble effective en tout instant vécu parce qu’il est impossible de savoir ce qui justifie que nous nous la vivions.
            
Nous pouvons prolonger cette thèse de Pascal en évoquant tous les affects dont les objets techniques sont porteurs en ceci qu’ils consistent précisément et exclusivement dans une fonction qu’on pourrait dire au sens propre de « vectorielle »: ce qu’ils font circuler c’est de « l’avoir à faire social, humain, transformateur. J’ai toujours une conversation éventuelle à continuer, une vidéo à regarder, une séance de jeu à terminer parce que j’ai un portable ou un ordinateur, j’ai de la route à faire puisque j’ai une voiture, un milieu naturel à optimiser puisque finalement j’ai une technologie. Il convient dés lors de mesurer l’onde de choc provoquée par la rencontre d’une sensibilité humaine avec une oeuvre d’art à l’aune de cette disposition d’esprit qui profondément définit surtout une façon d’être à l’instant, ou plutôt une façon de l’éviter en l’outrepassant, en le vivant moins pour ce qu’il est que pour ce qu’il promet, étant entendu que cette promesse fixe un cap connu, humanisant, réconfortant, une sorte d’avenir empreint d’un devenir humain jalonné par des occupations utiles socialement et impliquant l’usage d’outils technologiques.
        Dans le processus même par le biais duquel l’opacité pure et brute de cet instant donné est occulté, dissimulé dans la dynamique utilitaire de moyens technologique mis en oeuvre pour parvenir à telle ou telle finalité, l’oeuvre d’art ne peut se concevoir autrement que comme un coup d’arrêt fulgurant, du simple fait qu’il n’est absolument rien d’une occupation qui s’y annonce ou qui y incite. Le propre d’une oeuvre d’art est de n’inciter à Rien et il est parfaitement impossible d’objecter qu’une oeuvre picturale serait une incitation à voir ou qu’une musique serait une incitation à écouter et ainsi de suite, tout simplement parce que la peinture est le présent imposé d’une vision que la musique est la figure imposée d’une écoute et qu’il y a dans l’évènementialité brute de ces sensations « l’oeuvre » dans son intégralité. L’oeuvre d’art est cette brutalité même et nous comprenons mieux même si ce n’est aucunement le sujet de la réflexion de Pascal tout ce que ce coup d’arrêt revêt de dimension quant à l’attention portée à un instant donné, en un sens Pascalien.
            

                Les ustensiles technologiques sont des objets bavards, et pas seulement les outils de communication mais tous les outils en ceci qu’ils portent en eux une adresse humaine dessinant un avenir humain pour des êtres humains. L’oeuvre d’art me rappelle au trouble de l’irréductibilité de tout instant donné à une occupation humaine. Je peux bien remplir mon présent d’une occupation sociale humaine, ce n’est pas pour autant que je résous le mystère de cette instant donné et encore moins celui de mon existence en cet instant donné. Que l’oeuvre soit « là » devant moi, droite comme une énigme pure, comme une sphinge qu’aucun Oedipe ne pourrait vaincre ou deviner, c’est nécessairement ce qui impose le silence dans un vacarme de prétendues « choses urgentes » à faire.
         
  Il faut approfondir cette dimension et réaliser à quel point « tout nous parle » dans un environnement utilitaire, tous les objets sont comme des sollicitations, comme des slogans, comme des ritournelles nous entretenant dans le doux ronron d’un avenir assuré, placé sous contrôle. Il nous importe plus que toute autre chose qu’il y ait de «  l’avoir à faire » humain dans le monde, probablement parce que cet avoir à faire porte aussi la promesse d’un avoir à être, d’un moteur à propulsion humaine pointant vers le prochain homme à devenir en tant qu’utilisateur de l’I-phone 98. L’oeuvre d’art non! Rien ne s’y annonce, rien ne s’y promet, rien ne s’y dessine en tant qu’incitation ou devenir. Elle est juste là et cette présence est comme une insulte lancée à la face du business MAN qui s’est fait tout seul comme le souligne Sophocle dans « l’Ode à l’homme ». L’œuvre d’art est donc une verticalité sidérante et plombante, fichée dans l’horizontalité vectorielle d’un avenir humain jalonné d’I-phones et d’innovations technologiques. Il y a quelque chose dans l’oeuvre d’art qui respecte davantage le statut d’objet au sens étymologique du terme que l’outil technique.
         L’oeuvre est ob/jetée, du latin ob / jactum: « jetée devant ». Elle n’est pas le prolongement de notre être, elle est comme un coup d’arrêt imposé à la volonté de se répandre de notre être, de se distraire de l’extériorité de l’instant présent en envahissant notre milieu, en « créant de l’humain » à toute occasion et en tout lieu. L’oeuvre d’art impose le silence d’une présence pure et Autre dans le vacarme assourdissant du narcissisme technologique humain. Une oeuvre est donc « objective », ou mieux encore « objectale ». Elle nous place, nous, amateurs, créateurs, voire simples observateurs, dans une posture très rare, très inhabituelle, un face à face avec une plasticité ou une séquence visuelle, sonore mutique, étrangère, Autre. Une oeuvre d’art est un pur dehors qui ne se laisse pas amadouer, domestiquer, assimiler. Il faut essayer de se représenter une présence susceptible de désamorcer toute tentative de réduction à « du même », une réalité qui serait suffisamment indécryptable et indéchiffrable pour s’imposer à nous comme simplement «  présente ». C’est le miracle d’une présence qui parvient à se prolonger et ne se renie pas dans la perception.
            
Autant pour un ustensile, la perception sonne toujours déjà le glas de sa présence, c’est-à-dire qu’il est assimilé à un usage, à prolonger nos organes et nos fonctions, autant pour l’oeuvre d’art le corps humain ne s’y retrouve pas, exactement comme un objet extra-terrestre conçu pour un corps dont nous ne pourrions nous faire aucune idée. Le silence de l’oeuvre nous gagne donc, nous fait refluer de notre statut d’humain envahisseur et conquérant d’une nature inerte et vaincue à une condition jusqu’alors inconnue de nous tout en étant pourtant la plus ancienne et la plus évidente, celle de simple existant.  L’étrangeté de l’oeuvre vient de ceci qu’elle est une présence « brute » et qu’elle court-circuite suffisamment toutes nos velléités d’interprétation, de sens, de message, de compréhension, pour que nous réalisions à cette occasion le fait de notre présence brute. Il se produit donc ici une expectative proprement sidérante et capable de nous faire sortir du cycle infernal du Deinos.

 
 

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