mardi 6 avril 2021

Cours en distanciel Tle 3 de 10h08 à 12H00 le 07/04/2021 - Comment se constitue un corps politique? (fin)

On peut donc résumer toutes les thèses de Spinoza concernant l’imperium de la façon suivante:
- Il existe une souveraineté du social
- Celle-ci se forme nécessairement
- Elle excède l’intention de toutes celles et de tous ceux qui pourtant l’ont produite
- Toute institution en dérive par capture
        L’imperium, c’est finalement « l’Etat général », c’est-à-dire la matrice d’où est issue toute forme d’ Etat. Poser ceci, c’est s’opposer à plusieurs théories historiques faisant remarquer avec raison qu’il y a une histoire de l’état (même s’il est très difficile de situer cette notion que l’on peut faire remonter à la cité grecque, la polis, etc.). En même temps, il est impératif ici de dépasser cette seule perspective historique en désignant par Etat ce qui reste quand on débarrasse toute communauté politique de ses particularités ethniques, géographiques, etc. L’Etat général c’est l’Etat ramené à son principe fondamental. L’état général, c’est l’imperium, c’est la puissance d’auto-affection de la multitude, c’est ce qui fait faire consistance au groupe et ce qui s’offre à la capture. On peut donc parler d’une « structure élémentaire de la politique », celle de la capacité de la multitude à s’auto-affecter et celle de donner lieu à des captures par des institutions.
        Il convient alors de répondre à l’objection des société sans états de Pierre Clastres (pour cet ethnologue, il existe des sociétés sans états notamment chez les peuples qui finalement n’ont pas intéressé les espagnols: les jivaros, les guaranis). Ces sociétés existent: elles se caractérisent par l’absence d’un organe de commandement et de pouvoir distinct de la masse des commandés. Les chefs n’ont pas le pouvoir de donner des ordres et de se faire obéir mais néanmoins il y a bel et bien des « chefs ». Les. Chefs exercent bien une forme d’autorité mais elle n’est pas politique, elle est symbolique et morale. Dans les sociétés sans état il y a bien aussi impérium, c’est-à-dire état général. L’erreur anarchiste consiste à définir l’Etat comme un pouvoir politique séparé, alors que ce terme désigne au contraire la puissance de faire consistance donnée au groupe par le groupe même. Il ne peut y avoir communauté sans état du fait même qu’il y a communauté, groupe, «  consistance » et cela serait impossible sans Etat.
        Grâce à l’Imperium, nous disposons donc du principe de consistance des groupements humains. Il y a des corps politiques  mais il reste à déterminer pourquoi tel corps est tel et tel autre différent.  Ce rapport entre la politique et le corps est-il fondé? Oui selon Spinoza, mais il faut savoir que cette thèse n’est pas évidente, qu’elle fut notamment contestée par ce que  l’on a appelé le principe de Popper- Agassi (Karl Popper Joseph Agassi) selon lequel tous les phénomènes sociaux et économiques s’expliquent en dernière analyse par des individus et non par des groupes. C’est un principe libéral cautionnant la notion même de libre entreprise (contre l’Etat). Qu’il y ait des corps politiques impose également que l’on ne partent pas du principe que ces corps soient humains ou qu’ils soient à comprendre en vertu d’un principe d’analogie avec le corps humain. Ce que l’on voit se dérouler c’est ainsi un raisonnement reposant sur un anthropocentrisme caricatural: corps signifie corps humain, or le corps humain est conscient mais on ne voit pas émerger de conscience des communautés politiques, donc celles-ci ne peuvent pas être considérées comme des corps.
5) Peut-on parler de corps politique?
        Mais Spinoza est précisément le philosophe qui est allé le plus loin dans le déclassement de l’idée même d’Humain en niant son exceptionnalité ontologique, en le ramenant à l’ordre commun de la Nature. C’est donc chez lui que son peut trouver une conception non humaine des corps. «Quand un certain nombre de corps, de même grandeur ou de grandeur différente, sont pressés par les autres de telle sorte qu'ils s'appuient les uns sur les autres ou bien, s'ils sont en mouvement, à la même vitesse ou à des vitesses différentes qu’ils se communiquent les uns les autres leurs mouvements selon un certain rapport précis [certa quadam ratione], ces corps, nous les dirons unis entre eux, et nous dirons qu’ils composent tous ensemble un seul corps ou Individu [unum corpus, sive Individuum], qui se distingue de tous les autres par cette union entre corps. »
           

Ce qui fait qu’un corps est UN corps, c’est ce « certain rapport » qui s’établit entre plusieurs corps mis en relation soit dans l’espace soit par des vitesses qu’is se communiquent les uns aux autres. Les corps sont composés de corps, c’est-à-dire qu’ils sont divisibles. Tout corps est composé. En d’autres termes tout est affaire de grandeur dans un corps et tous les corps culminent dans le corps suprême qui n’est pas Dieu transcendant mais la nature. Le Dieu spinoziste c’est l’excellence d’être un corps, le plus grand de tous les corps: l’univers. Ce qui fait que ce corps est ce corps, c’est ce que Spinoza appelle la « certa ratio », le certain rapport sous lequel le corps est composé. Pour Spinoza, rien n’est substance excepté dieu, c’est-à-dire la Nature. Nous ne sommes pas des substances, c’’est-à-dire qu’en un sens nous ne sommes pas des êtres mais des façons d’être. Cela se manifeste aussi par le fait que nous ne sommes que des corps, c’est-à-dire des ensembles composés de parties plus petites qui sont « tenues » maintenues par un effet de cohésion qui tient à un certain rapport de combinaison.
        Etre un corps, cela n’implique aucunement les notions de conscience ou de volonté. C’est une définition qui n’est pas propre à tel ou tel genre, à telle ou telle espèce mais structurale. Elle vaut absolument pour tout ce qui dans l’univers est susceptible de faire corps: des organes, des cellules, des pièces, des corps politiques, etc. Un corps n’est pas déterminé par la nature de ses parties mais par le rapport sous lequel ces parties se composent. C’est ce que Spinoza appelle la « certa ratio » (le certain rapport). Nous retrouvons donc ici l’une des réponses possibles et probablement la meilleure à la difficulté de faire corps politique sans que l’idéal nationaliste ne fasse dériver ce corps dans la démence identitaire ou raciste.
        Ethique 2 lemme 4 démonstration: "Si d’un corps, autrement dit d’un Individu, composé de plusieurs corps, certains corps se séparent, et qu’en même temps d’autres corps de même nature et en nombre égal viennent prendre leur place, l’Individu gardera sa nature d’avant, sans changement de forme. démonstration : En effet […] ce qui constitue la forme d’un Individu consiste (par la Défin. précéd.) en une union entre corps ; or celle-ci [« cette forme », traduit Appuhn] (par Hypothèse), malgré un échange continu de corps, sera maintenue : donc, l’Individu gardera, tant sous le rapport de la substance que sous celui de la manière, sa nature d’avant. »
        En d’autres termes, des parties d’un corps peuvent être échangées sans que le rapport sous lequel elles entrent en composition avec ce corps soit transformé, de telle sorte que ce sera toujours le même cours en fait. Evidemment, il est vraiment tentant de penser ici à nos cellules. Celles-ci ne cessent d’être remplacées, mais le rapport sous lequel les nouvelles cellules se composent ne change pas et c’est bien par ce rapport que ce corps est ce corps et pas un autre. Nous disposons donc des deux principes à partir desquels des corps politiques se constituent:
-  Il y a l’imperium qui fait prendre consistance au groupe 
- La certa ratio qui fait que ce corps est ce corps là et pas un autre. Il y a deux structures élémentaires au politique. Il y a donc d’abord une force affective et ensuite une certa ratio qui fait tenir chaque partie du corps dans l’identité d’un seul et même rapport de composition. La consistance sous une certaine forme et la forme pourvue de consistance: imperium et certa ratio.
        Il faut néanmoins déterminer plus précisément ce certain rapport. Les formes qui font les corps sont figurables, selon Spinoza. La « certa ratio » peut prendre plusieurs figures sans que  le rapport n’en soit transformé. Un corps assis, couché, debout est toujours un corps et le même corps. Il existe une plasticité figurale, une souplesse, une ductilité par le biais de laquelle le corps peut prendre toutes les figures qu’il veut sans cesser d’être lui mais cette plasticité a un seuil qui est celui de la mort ou de la maladie. Un corps démembré n’est plus le même corps. Toutes les transformations sont réglées d’après une contrainte de conservation du rapport, c’est ce que l’on appelle l’homothétie. La figuration du corps humain va plus loin que ça: toutes les manières d’être de l’homme: juger penser, enchaîner ses pensées, toutes ces manières renvoient à des "pliages", à des traçages du corps, à une certaine disposition de ses parties, ce que l’on appelle une certaine configuration du corps: à «  l’ingenium » en latin. Il est très pertinent ici de déplacer ses déterminations du corps humain au corps politique. Il y a une mise en figure du corps, et tout aussi bien du corps physique que politique. « Nul ne sait ce que peut un corps » (Ethique 3, 2), c’est une affirmation qui signifie que l’on ne peut pas présumer de ce qu’une certaine configuration de corps « peut ». Ce que peut en corps, les conditions qui lui permettent de pouvoir davantage, c’est ce que l’on peut appeler « l’empuissantisation » et il faut appliquer ces conditions aux corps politiques. De quoi un corps est-il capable?
6) La liberté du corps politique: l’empuissantisation
         Dans le traité politique 5.4 et 5.5: « Un État où les sujets ne prennent pas les armes par ce seul motif que la crainte les paralyse, tout ce qu’on en peut dire, c’est qu’il n’a pas la guerre, mais non pas qu’il ait la paix. Car la paix, ce n’est pas l’absence de guerre ; c’est la vertu qui naît de la vigueur de l’âme, et la véritable obéissance (par l’article 19 du chapitre II) est une volonté constante d’exécuter tout ce qui doit être fait d’après la loi commune de l’État. Aussi bien une société où la paix n’a d’autre base que l’inertie des sujets, lesquels se laissent conduire comme un troupeau et ne sont exercés qu’à l’esclavage, ce n’est plus une société, c’est une solitude.
5. Lors donc que je dis que le meilleur gouvernement est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde, j’entends par là une vie humaine, une vie qui ne se définit point par la circulation du sang et autres fonctions communes à tous les animaux, mais avant tout par la véritable vie de l’âme, par la raison et la vertu.

         

                    Si la cité sera une cité inerte où chacun se laisse conduire comme un troupeau ou au contraire une cité pacifique, communautaire et libre c’est une question d’ingenium, de pliage, de configuration interne. Un corps politique qui s’affecte dans l’affect tenace consumériste est donc un corps dont l’ingenium, dont la pliure ne peut pas grand chose. Un corps politique qui laisse proliférer les armes, qui pratique la peine de mort, qui se révèle incapable d’empêcher des tueries dans les écoles est un corps que son ingenium attache à un culte de la mort. Tout corps politique n’a donc que ce qu’il mérite quand il se donne Trump comme chef. C’est ce que son ingenium « peut »  à ce moment là et c’est tout. Les dirigeants sont donc les indicateurs des degrés de puissance dont sont capables des corps politiques à des instants donnés. C’est ça fondamentalement un dirigeant: un indice évident et hors de doute de la puissance que se donne à elle-même un corps politique.
            
            Aller jusqu’au bout de cette conception du corps politique, c’est prendre en considération et appeler de ses voeux l’empuissantisation de ce corps. Quel est l’idéal de cette empuissantisation selon Spinoza: c’est une vie placée sous la conduite de la raison. Or c’est un idéal inatteignable. Pourquoi? Parce que de fait, la politique est affaire d’affects et pas de raison. Notre condition est celle de la servitude passionnelle et l’on ne peut pas du tout envisager qu’il en soit autrement Ethique 4 - 32: « En tant que les hommes sont sujets aux passions, on ne peut pas dire qu’ils conviennent en nature ». Les hommes peuvent être hostiles les uns aux autres, du fait des passions » mais ils peuvent aussi s’accorder, pour les mêmes raisons. Ici il faut faire un effort pour comprendre Spinoza en opposition avec « l’Homme, loup pour l’Homme » de Hobbes et l’Homme naturellement coopératif des anarchistes. Il n’est ni l’un ni l’autre parce que sa servitude passionnelle peut faire de lui l’un et l’autre. « Homo homini lupus et Deus » l’homme est un loup et un Dieu point l’homme dit Spinoza. De ce fait, la seule vraie question est celle des conditions qui vont permettre à l’homme d’être pour l’homme providence plutôt que bourreau. La servitude passionnelle de l’Homme selon Spinoza a un rapport avec le Deinos de Sophocle. Il y a des affects concentriques qui conduisent les hommes à se lier les uns aux autres mais nous ne pourrons jamais concevoir l’assurance absolue qu’ils permettront aux hommes de ne plus être également sujets à des affects excentriques (des affects de décohésion)
                Le jeu spontané des affects peut donc provoquer une vie collective authentique à condition toutefois que l’on passe par les institutions, c’est-à-dire par ce jeu de pouvoirs qui capture de fait la puissance de la multitude de s’auto-affecter. Ce qui revient donc à dire que le jeu des affects peut créer un affect commun à condition de n’être plus spontané, ni immédiat mais au contraire médiat et institutionnel. Cependant la crise, c’est-à-dire la décomposition du corps politique est toujours efficiente menaçante. Pourquoi? Parce que les affects excentriques sont toujours à l’oeuvre dans la communauté, dans le corps politique. Les totalités sociales fondés grâce à l’imperium sont des totalisations non totalitaires, c’est-à-dire que l’affect commun n’écrase pas les affects excentriques jusqu’à leur faire perdre toute possibilité de nuisance. Aucune institution ne fait l’unanimité, ni la monnaie, ni la langue, ni l’Etat. Il y a un bruit de fond de dissidence dans toute effectuation d’un corps politique. Toute perpétuation de cette totalité sociale repose sur un jeu d’équilibre entre des affects, des passions. Un corps ne dure que lorsque les forces de sa composition l’emportent sur celles de sa décomposition. Les balances passionnelles des affects excentriques et concentriques déterminés la marge de manœuvre d’un corps sa ligne tendancielle vers la composition ou la décomposition. Il y a toujours la crise possible à l’horizon de toute pacification du corps politique.
                Dans le traité politique 7 - 25: la volonté du Roi n’a force de droit qu’aussi longtemps qu’il tient le glaive de l’État ; car le droit se mesure sur la seule puissance. Le Roi donc peut, il est vrai, quitter le trône, mais il ne peut le transmettre à un autre qu’avec l’assentiment de la multitude, ou du moins de la partie la plus forte de la multitude. Et pour que ceci soit mieux compris, il faut remarquer que les enfants sont héritiers de leurs parents, non pas en vertu du droit naturel, mais en vertu du droit civil ; car si chaque citoyen est maître de certains biens, c’est par la seule force de l’État. Voilà pourquoi la même puissance et le même droit qui fait que l’acte volontaire par lequel un individu a disposé de ses biens est reconnu valable, ce même droit fait que l’acte du testateur, même après sa mort, demeure valable tant que l’État dure ; et en général chacun, dans l’ordre civil, conserve après sa mort le même droit qu’il possédait de son vivant, par cette raison déjà indiquée que c’est par la puissance de l’État, laquelle est éternelle, et non par sa puissance propre, que chacun est maître de ses biens. Mais pour le Roi, il en est tout autrement. La volonté du Roi, en effet, est le droit civil lui-même, et l’État, c’est le Roi. Quand le Roi meurt, l’État meurt en quelque sorte ; l’état social revient à l’état de nature et par conséquent le souverain pouvoir retourne à la multitude qui, dès lors, peut à bon droit faire des lois nouvelles et abroger les anciennes. Il est donc évident que nul ne succède de droit au Roi que celui que veut la multitude. Nous pourrions encore aboutir aux mêmes conséquences en nous appuyant sur ce principe que le glaive du Roi ou son droit n’est en réalité que la volonté de la multitude ou du moins de la partie la plus forte de la multitude, ou sur cet autre principe que des hommes doués de raison ne renoncent jamais à leur droit au point de perdre le caractère d’hommes et d’être traités comme des troupeaux. Mais il est inutile d’insister plus longtemps. »
        L’unanimité ne règne pas dans le corps politique. Il y a une dissidence. La crise survient quand le rapport entre la partie la plus forte et la partie la moins forte se renverse. Si le sous affect commun de la partie la moins forte gagne en force jusqu’à renverser l’ancien sous affect de la parie la plus forte. La certa ration se voit ainsi chamboulée. L’imperium affaibli ne peut plus tenir le sous affect de la minorité. La persévérance est un effort. Le corps s’efforce pour tenir sa certa ratio. C’est ici le point central: comment faire avec cette possibilité de la dissidence, de la violence, de la révolution? Puisque les hommes ne veulent pas être dirigés par leurs égaux, l’horizontalité est le désir politique par excellence. Mais en même temps, la formation d’un corps politique est-elle concevable sans verticalité?
        C’est finalement la question de l’anarchie qui est ici interrogée. N’y aurait-il pas insinuation sournoise de la verticalité dans la constitution de tout corps politique? Si l’on suit vraiment Spinoza, il est impossible de croire à la viabilité d’un corps politique anarchiste. Tous les efforts pour expérimenter des rapports sociaux nouveaux sont pertinents et intéressants, mais l’imperium ne peut s’auto-affecter sans passer par ces cristallisations de la puissance par des pouvoirs que sont les institutions. Même à supposer que soit possible la coopération purement horizontale entre des hommes au sein d’un corps politique, il faudrait donner un sens à cette coopération, car coopérer peut être nuire de concert. Si l’on prend au sérieux le fait que c’est sur la base des affects que se constituent les corps politique alors rien ne peut garantir le fond pacifique de la constitution d’un corps politique. Rien ne pourra régler une telle déviance si ce n’est la formation d’un autre corps plus puissant, d’un état. 

  


              
Conclusion: Ethologie du corps politique (l’éthologie est l’étude du comportement des animaux)
        Le philosophe Benny Lévy légitime cette impossibilité pour un corps politique de se faire sans état en affirmant de façon violente: « nous sommes condamnés à passer de police en police. » Alors est-ce bien le cas? Oui si l’on regarde l’Histoire. Il faut donc nous rendre sensible à la part de vérité de cette phrase, mais il faut aussi se retenir d’y lire une sorte de fixité à la puissance de l’imperium, lequel est bien l’origine de tout pouvoir.  Comment s’en sortir donc? En remettant sans cesse sur le métier de l’imperium immuable l’ouvrage de nouveaux ingenium possibles. On peut travailler les formes institutionnelles si l’on ne peut pas remettre en cause le fait  institutionnel en lui-même. En fait dés l’introduction du politique, Spinoza livre l’essentiel de l’attitude à adopter face à cette difficulté: il ne peut exister de corps politiques que sous l’effet d’une puissance de la multitude qui ne peut pas ne pas s’aveugler, s’auto-aliéner elle-même en s’imposant la capture par le pouvoir, mais aussi par différents types de pouvoirs, et cel suffit à générer un sens, une ligne tendancielle. Un corps politique ne devrait pouvoir se constituer que sous l’impulsion de la raison et non des passions mais cette perspective est absolument inatteignable. Qu’elle le soit rend efficiente l’idée même d’un progrès possible, d’une asymptote.
« C’est l’opinion commune des philosophes que les passions dont la vie humaine est tourmentée sont des espèces de vices où nous tombons par notre faute, et voilà pourquoi on en rit, on en pleure, on les censure à l’envi ; quelques- uns même affectent de les haïr, afin de paraître plus saints que les autres. Aussi bien ils croient avoir fait une chose divine et atteint le comble de la sagesse, quand ils ont appris à célébrer en mille façons une prétendue nature humaine qui n’existe nulle part et à dénigrer celle qui existe réellement. Car ils voient les hommes, non tels qu’ils sont, mais tels qu’ils voudraient qu’ils fussent. D’où il est arrivé qu’au lieu d’une morale, le plus souvent ils ont fait une satire, et n’ont jamais conçu une qui pût être réduite en pratique, mais plutôt une chimère bonne à être appliquée au pays d’Utopie ou du temps de cet âge d’or pour qui l’art des politiques était assurément très-superflu. On en est donc venu à croire qu’entre toutes les sciences susceptibles d’application, la politique est celle où la théorie diffère le plus de la pratique, et que nulle sorte d’hommes n’est moins propre au gouvernement de l’État que les théoriciens ou les philosophes. »
3. Et certes, quant à moi, je suis très convaincu que l’expérience a déjà indiqué toutes les formes d’État capables de faire vivre les hommes en bon accord et tous les moyens propres à diriger la multitude ou à la contenir en certaines limites ; aussi je ne regarde pas comme possible de trouver par la force de la pensée une combinaison politique, j’entends quelque chose d’applicable, qui n’ait déjà été trouvée et expérimentée. Les hommes, en effet, sont ainsi organisés qu’ils ne peuvent vivre en dehors d’un certain droit commun ; or la question des droits communs et des affaires publiques a été traitée par des hommes très-rusés, ou très-habiles, comme on voudra, mais à coup sûr très-pénétrants, et par conséquent il est à peine croyable qu’on puisse concevoir quelque combinaison vraiment pratique et utile qui n’ait pas été déjà suggérée par l’occasion ou le hasard, et qui soit restée inconnue à des hommes attentifs aux affaires publiques et à leur propre sécurité.
4. Lors donc que j’ai résolu d’appliquer mon esprit à la politique, mon dessein n’a pas été de rien découvrir de nouveau ni d’extraordinaire, mais seulement de démontrer par des raisons certaines et indubitables ou, en d’autres termes, de déduire de la condition même du genre humain un certain nombre de principes parfaitement d’accord avec l’expérience ; et pour porter dans cet ordre de recherches la même liberté d’esprit dont on use en mathématiques, je me suis soigneusement abstenu de tourner en dérision les actions humaines, de les prendre en pitié ou en haine ; je n’ai voulu que les comprendre. En face des passions, telles que l’amour, la haine, la colère, l’envie, la vanité, la miséricorde, et autres mouvements de l’âme, j’y ai vu non des vices, mais des propriétés, qui dépendent de la nature humaine, comme dépendent de la nature de l’air le chaud, le froid, les tempêtes, le tonnerre, et autres phénomènes de cette espèce, lesquels sont nécessaires, quoique incommodes, et se produisent en vertu de causes déterminées par lesquelles nous nous efforçons de les comprendre. Et notre âme, en contemplant ces mouvements intérieurs, éprouve autant de joie qu’au spectacle des phénomènes qui charment les sens.
5. Il est en effet certain (et nous l’avons reconnu pour vrai dans notre Ethique) que les hommes sont nécessairement sujets aux passions, et que leur nature est ainsi faite qu’ils doivent éprouver de la pitié pour les malheureux et de l’envie pour les heureux, incliner vers la vengeance plus que vers la miséricorde ; enfin chacun ne peut s’empêcher de désirer que ses semblables vivent à sa guise, approuvent ce qui lui agrée et repoussent ce qui lui déplaît. D’où il arrive que tous désirant être les premiers, une lutte s’engage, on cherche à s’opprimer réciproquement, et le vainqueur est plus glorieux du tort fait à autrui que de l’avantage recueilli pour soi. Et quoique tous soient persuadés que la religion nous enseigne au contraire à aimer son prochain comme soi-même, par conséquent à défendre le bien d’autrui comme le sien propre, j’ai fait voir que cette persuasion a peu d’empire sur les passions. Elle reprend, il est vrai, son influence à l’article de la mort, alors que la maladie a dompté jusqu’aux passions mêmes et que l’homme gît languissant, ou encore dans les temples, parce qu’on n’y pense plus au commerce et au gain ; mais au forum et à la cour, où cette influence serait surtout nécessaire, elle ne se fait plus sentir. J’ai également montré que, si la raison peut beaucoup pour réprimer et modérer les passions, la voie qu’elle montre à l’homme est des plus ardues , en sorte que, s’imaginer qu’on amènera la multitude ou ceux qui sont engagés dans les luttes de la vie publique à régler leur conduite sur les seuls préceptes de la raison, c’est rêver l’âge d’or et se payer de chimères.
6. L’État sera donc très peu stable, lorsque son salut dépendra de l’honnêteté d’un individu et que les affaires ne pourront y être bien conduites qu’à condition d’être dans des mains honnêtes. Pour qu’il puisse durer, il faut que les affaires publiques y soient ordonnées de telle sorte que ceux qui les manient, soit que la raison, soit que la passion les fasse agir, ne puissent être tentés d’être de mauvaise foi et de mal faire. Car peu importe, quant à la sécurité de l’État, que ce soit par tel ou tel motif que les gouvernants administrent bien les affaires, pourvu que les affaires soient bien administrées. La liberté ou la force de l’âme est la vertu des particuliers ; mais la vertu de l’État, c’est la sécurité.
7. Enfin, comme les hommes, barbares ou civilisés, s’unissent partout entre eux et forment une certaine société civile, il s’ensuit que ce n’est point aux maximes de la raison qu’il faut demander les principes et les fondements naturels de l’État, mais qu’il faut les déduire de la nature et de la condition commune de l’humanité; et c’est ce que j’ai entrepris de faire au chapitre suivant. "
             
Seuls des moyens passionnels particuliers peuvent les faire tenir ensemble et ces moyens passionnels ce sont les institutions. Ce degré de servitude passionnelle absolument incontournable à toute édification d’un corps politique est sujet à variations et c’est en cela que Spinoza est le philosophe de l’éthique, d’un traité politique ou théologico-politique. Ici il y a des choses à dire, et à faire. Si les hommes étaient capables de constituer un corps politique par leur seule raison, celui-cru aurait déjà vu le jour et ce n’est pas le cas, ça ne le sera jamais mais quelque chose est par là même « à produire », quelque chose qui requière une éthique, un effort de persévérance (conatus). Les hommes sont donc à la fois capable de mieux et incapables du meilleur. Ils ne sont pas voués à la servitude passionnelle du pire, mais il est absolument impossible de croire à l’avénement d’une utopie politique qui verrait des hommes raisonnables créer des communautés dans lesquelles ne s’effectueraient que des actions raisonnables. L’homme est un mode fini mais modifiable. Si le corps est à nouveau tracé, alors l’ingenium est susceptible d’être configuré autrement. C’est cela une anthropologie politique cohérente. Prendre les hommes tels qu’ils sont n’est pas du tout incompatible avec la capacité de voir les hommes tels qu’ils peuvent toujours devenir. L’un est même la garantie de la possibilité de l’autre. Quelles sont les conditions dans lesquelles les hommes peuvent-ils devenir « Autres ». La modification désirable c’est celle qui va nous permettre d’alléger nos sociétés des pesanteurs des institutions, des lois et des polices. Pour nous en affranchir totalement il faudrait que nous puissions nous débarrasser de toute passion et c’est impossible. C’est le point oméga. La courbe de l’asymptote est interminable. Toute entreprise d’émancipation radicale est condamnée à l’échec, mais à un échec important, pertinent, crucial à lire à analyser, à parfaire. Nous sommes condamnés à passer de police en police mais au gré d’une ligne de fuite que nous pouvons travailler en vue de la rendre  tendanciellement évanouissante. Le mode d’emploi de toute émancipation politique réussie est donc nécessairement un mélange d’espoir nourri du désespoir de l’analyse juste. Rien ne peut se constituer au gré d’un mode éthique en politique sans s’écrire au fil d’un style qui est celui de la quasi causalité de notre servitude passionnelle. La politique, c’est la quasi causalité communautaire de la passion et du drame de ne pas pouvoir en sortir. Samuel Beckett a parfaitement résumer la seule attitude pertinente qui se déduit de cette prise de conscience: "Essayez encore, ratez encore, ratez mieux!"




Les questions qui suivent sont facultatives. Envoyez moi les réponses à mon adresse mail perso
Questions:
1) Qu’est-ce qu’un corps pour Spinoza? Y-a-t-il une particularité du corps politique par rapport à d’autres types de corps (corps humain, objet, organisme, etc.)? Pourquoi?
2) Sommes-nous juste bons à être gouvernés? 


 

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