vendredi 30 avril 2021

Cours en distanciel du 30/04/2021 de 10h08 à 12h00 HLP Terminale Groupe 2: Histoire Violence Humanité

        


Hier, nous avons envisagé la possibilité que l'oeuvre d'art "fasse silence" et qu'elle participe de cette capacité de l'être humain à rompre avec la fatalité cyclique du Deinos. Nous avons défini l'oeuvre d'art comme un objet silencieux par rapport à la prise de parole constante d'un objet technique qui, en tant qu'ustensile, s'adresse perpétuellement à nous comme un marteau qui nous invite à la frappe, une voiture qui nous prédispose au voyage, un ordinateur qui nous suggère le traitement de texte ou la consultation internet. Les objets techniques sont des slogans qui font la propagande d'un monde fonctionnel et humain rempli de tâches à faire ou de divertissements. Que l'on mette l'objet d'art dans la perspective de ces incitations de l'objet technique et le contraste apparaîtra de lui-même.  L'objet technique est un peu comme un doudou qui nous infantilise et nous permet de rester dans les jupes de notre "mater hominum", de "notre mère humaine". L’œuvre d'art est une forme d'émancipation sans équivalent, une aventure au gré de laquelle l'Homme s'éloigne de cette temporalité connue et rassurante d'un "avoir à faire" fonctionnel, sociétal, technologique.  Mais pour cela il faut renoncer complètement à l'idée selon laquelle l’œuvre nous transmettrait un message ou, pire encore, contiendrait une forme de morale, d'avertissement, de prescription. Il faut tenir bon sur cette idée selon laquelle une œuvre d'art ne nous dit rien comme Maurice Blanchot l'affirme avec justesse et profondeur. 

  

 (Évidemment, on peut objecter ici quantité d’arguments tournant tous plus ou moins autour de la compréhension possible, voire du message de certaines œuvres. « Madame Bovary », tel ou tel poème de Baudelaire, la recherche de Marcel Proust, semblent bien nous dire quelque chose, s’adresser à nos facultés de compréhension, de lecture, d’assimilation, comme s’il y avait ici une communication de personne à personne. Mais quiconque d’un tant soit peu honnête s’efforçant de formuler le supposé « message » de chacune de ses oeuvres se verra nécessairement contraint de reconnaître:

1) que cette formulation sera « pauvre » voire « pathétique » par rapport à l’œuvre. On dira « grosso mode, Flaubert a voulu dire ceci ou cela », en sachant  très bien qu’entre ce que l’on dit et ce qu’il a écrit, il y un « monde », et justement ce monde, c’est cela même qui fait l’œuvre.

2) Qu’à supposer qu’on parvienne à dire à peu prés l’avertissement ou le sens de l’œuvre (mais on y parviendra jamais), on reviendra toujours à cette réserve qu’il ne l’a pas dit « comme ça » , c’est-à-dire qu’il n’a pas créée son œuvre « pour » nous dire ça. Il a créé son œuvre et nous choisissons d’y lire telle ou telle chose. On peut donc s’amuser à décrypter tous les sens possibles (avec plus ou moins de justesse et de pertinence), le fond de l’affaire, c’est que ce sera du temps perdu, parce qu’une œuvre ne réside pas dans son contenu mais dans sa forme, ce que l’on pourrait dire autrement: « une œuvre d’art n’est pas « ce qu’elle est » mais elle est « le fait d’être ». Une œuvre n’est pas un être, une essence, une substance, elle est ce « qui vient à l’existence » et seulement ça. Il est très intéressant de penser à cette occasion à ce passage célèbre d’une lettre de Gustave Flaubert à sa maîtresse Louise Collet :

« Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière. […] C’est pour cela qu’il n’y a ni beaux ni vilains sujets et qu’on pourrait presque établir comme axiome, en se plaçant au point de vue de l’Art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui seul une manière absolue de voir les choses. » Finalement l’oeuvre c’est le brouillage d’un contenu ou d’un motif qui n’est que pur prétexte. Rien dans le monde n’existe ailleurs ni autrement qu’au croisement des forces physiques. Il suffit de se tenir suffisamment à l’affût de cette unité objectale des évènements pour y trouver le style (ne pas oublier que style vient de stylet: le poinçon avec lequel les romains écrivaient sur des tablettes de cire) d’une oeuvre, laquelle comme dit Flaubert ne se tient à partir de rien d’autre que de la singulière approche en laquelle réside son style.)

    b) L’oeuvre d’art et le pharmakon (2001, Odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick)
        Bien saisir le cycle infernal du Deinos, c’est notamment réaliser le caractère crucial de l’auto-limitation humaine. Pourquoi l’être humain est-il le seul à se situer dans l’obligation de se fixer des lois à lui-même? Parce qu’il est auto-créateur, il se crée lui-même par lui-même en lui-même. Cette auto-limitation, c’est-à-dire ce qui est rendu rigoureusement nécessaire par  l’émancipation de la créature humaine à l’égard de toute loi naturelle ou divine instaure un rapport indiscutable avec la notion de pharmakon, tout simplement parce qu’elle manifeste déjà le fait qu’en l’homme tout est finalement une affaire de dosage, de précision dans le dosage. Pourquoi faire tant d’histoires de l’homme? Parce qu’en lui, rien ne s’impose, rien n’est donné, rien n’est simple. Tout est une question d’attention, de soin porté à ce qu’il invente, à ce qu’il se révèle capable de mettre à jour en terme de possibilités nouvelles, artificielles, technologiques. Nous trouvons sous la plume de Bernard Stiegler non seulement une définition mais aussi une certaine interprétation du pharmakon qui prolonge l’analyse de Jacques Derrida à propos du dialogue de Platon, le « Phèdre »:
        « En Grèce ancienne, le terme de pharmakon désigne à la fois le remède, le poison, et le bouc-émissaire. Tout objet technique est pharmacologique : il est à la fois poison et remède. Le pharmakon est à la fois ce qui permet de prendre soin et ce dont il faut prendre soin, au sens où il faut y faire attention : c’est une puissance curative dans la mesure et la démesure où c’est une puissance destructrice. C’est à la fois ce qui caractérise la pharmacologie qui tente d’appréhender par le même geste le danger et ce qui sauve. Toute technique est originairement et irréductiblement ambivalente : l’écriture alphabétique, par exemple, a pu et peut encore être aussi bien un instrument d’émancipation que d’aliénation (…)
        Poison et remède, le pharmakon peut aussi devenir le bouc-émissaire de l’incurie qui ne sait pas en tirer un parti curatif et le laisse empoisonner la vie des incurieux, c’est à dire de ceux qui ne savent pas vivre pharmaco-logiquement. Il peut aussi conduire par sa toxicité à désigner des boucs-émissaires  et à produire des effets calamiteux. »
          

                L’auto-limitation, telle qu’en parle notamment Cornelius Castoriadis, que désigne-telle finalement? Les lois bien sûr, mais il faut se souvenir que le premier Stasimon de la pièce de Sophocle se situe précisément au moment où Antigone viole la loi de Créon, et qui pourrait vraiment dire qu’elle a totalement tort? Les hommes se donnent à eux-mêmes des interdits en les justifiant soit par des lois civiles, soit par des Défenses religieuses mais il n’y a aucune assurance de réussite, notamment parce que rien ne suscite davantage le désir de la violation que l’interdit lui-même. D’ailleurs il n’existerait pas de violation sans interdit. La notion de Pharmakon descend donc plus profond dans la compréhension de cette auto limitation et de cette auto-défense.
        Tout ce que l’homme invente se voit d’emblée marqué du double sceau de la menace et du miracle. Aucune autre notion ne semble plus proche et confondue avec celle de Deinos que celle de pharmakon parce que c’est exactement la même ambivalence du merveilleux et du terrible qui s’y noue, et cela sans aucun doute possible. L’homme est Deinos parce qu’il crée des pharmaka, c’est là une évidence.
        La question qui se pose à nous est donc celle de savoir si la possibilité de rompre le cycle infernal du deinos ne pourrait pas dés lors logiquement consister à cesser de créer des pharmaka, à supposer que cela soit envisageable. Comment situer l’oeuvre d’art par rapport au Pharmakon? Est-elle le bon dosage du pharmakon, le remède du poison ou plus radicalement autre chose qu’un pharmakon? L’oeuvre d’art est-elle inclue dans cette ambivalence pharmacologique ou au contraire extérieure à lui, une sorte de « voie de traverse » que l’homme explorerait de temps à autre. Existe-t’il une fonction pharmacologique (au sens Derridien ou Stieglerien) de l’œuvre d’art?
            

Pour répondre à cette question, nous pouvons utiliser la première séquence du film « 2001, Odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick tout simplement parce qu’elle illustre exactement l’adéquation parfaite entre la naissance du pharmakon et la naissance de l’Homme, la confusion parfaite de ces deux destins qui n’en font qu’un: la technique et l’humanité. Nous verrons qu’il existe dans ce film non pas une démonstration, ni même une argumentation mais l’hypothèse d’une réponse précise à notre interrogation, d’une réponse dont il sera essentiel de ne jamais oublier qu’elle est « filmée » comme une évidence qu’il serait peut-être difficile ou impossible de formuler autrement (comme si une vérité de l’homme hors du deinos ne pouvait ici être révélée que par un flux d’images et non une argumentation de mots).
        Le rapport suggéré dans ce film avec le deinos est donc clair non seulement parce qu’une certaine temporalité rythmée par des innovations technologiques prend ici corps avec la transformation d’un os en outil et plus tard le passage avec une station orbitale lunaire, mais aussi parce que le rapport entre cette nouvelle temporalité humaine,  linéaire et la violence est plus que suggéré. La horde d’hominidés ayant découvert l’utilisation préhensile de l’os ne s’en sert pas exclusivement pour se nourrir, passer ainsi du bas de la chaîne alimentaire à son summum,  du statut de bêtes de proie à prédateur mais aussi pour reprendre par la force et le meurtre le point d’eau qu’elle avait perdu. L’être humain est ainsi défini par cette sorte de va et vient incessant entre la dose thérapeutique et la dose toxique du pharmakon.



         Condamné par sa nature à se sentir perpétuellement menacé par les autres espèces animales, l’homme trouve le remède avec l’outil, puis il se sert immédiatement de cet outil comme d’une arme. L’instrument de sa libération en tans qu’espèce se révèle immédiatement porteur de sa destruction à l’égard de sa propre espèce. Puis il lance l’os vers ces cieux qu’il va finalement rapidement conquérir en un fondu enchaîné resté dans l’anthologie de l’histoire du cinéma: le fondu enchaîné de l’os à la station orbitale. Ce qu’il jette ainsi dans l’espace au-dessus de lui se transforme en instantané dans le temps et projette le spectateur dans le futur. L’histoire de l’homme n’est donc pas seulement condensée dans ce fondu enchaîné comme une affirmation très pertinente du moteur technologique de l’Humanité mais aussi comme une destinée qui, au sens propre du terme, se « lance », se dessine à partir de la scène du meurtre primordial. Que l’homme s’auto-crée technologiquement c’est ce qui s’amorce à partir de sa capacité d’auto-destruction. l’Humain ne se crée qu’en se tuant. Il ne se renouvelle qu’en s’effaçant. Il est parfaitement inconcevable de s’accomplir humainement par un processus d’auto-création sans que ce processus ne soit corrélatif de celui de son auto-destruction. Ce n’est pas seulement que l’auto création humaine ne puisse s’effectuer que dans la possibilité, la menace de l’auto-destruction, mais beaucoup plus concrètement qu’elle se réalise déjà dans cette efficience là. C’est dans l’auto-destruction effectuée en acte que l’auto création s’accomplit en fait.
           
Que la technologie soit un pharmakon, c’est donc ce que cette séquence illustre exactement jusque dans la temporalité qui, de cette découverte de l’outil, va animer l’Humain, le faire « avancer », orchestrer et provoquer ses mutations d’outil en outil. Deinos et Pharmakon créent donc de la temporalité linéaire, technologique,  à tel point que comme l’a fait Nietzsche, on doit pouvoir prédire l’évolution des sociétés humaines à partir de innovations technologiques: « la presse, la machine à vapeur, le télégraphe, le chemin de fer sont des prémisses dont personne encore n’a osé tirer la conclusion qui viendra dans mille ans. » «  2001 Odyssée de l’espace » est un film qui nous propose d’ailleurs de suivre cette temporalité jusque dans ses conséquences ontologiques et existentielles ultimes, lesquelles résident, dans la dernière séquence du film, dans l’expérience d’une temporalité cyclique, comme si l’être humain après être allé jusqu’au bout de la ligne de ce temps proprement humain et technologique découvrait ou plutôt redécouvrait une temporalité extérieure, réitérative, un éternel retour. La conquête de l’espace aboutit dans le film à l’éternel reconduction d’un temps cyclique: de l’embryon au vieillard puis du vieillard à l’embryon.  Se pourrait-il que ce cycle (d’un éternel retour) soit lui-même la seule solution d’en finir avec un autre cycle: celui du deinos peut-être parce qu’en fin de compte ce cycle là (du deinos) est moins un cycle qu’une alternance de dosage thérapeutique en dosage toxique au gré d’une ligne ?
        Il existe dans le film de Stanley Kubrick un élément à tous égards central, dont nous n’avons pas encore parlé alors même qu’il pourrait peut-être constituer la réponse à notre question initiale, celle de savoir comment et où situer l’oeuvre d’art par rapport au Pharmakon. Il s’agit du monolithe noir.  La horde de singes dans lesquels l’humanité va naître en même temps que la conscience de l’outil est préalablement à cette aventure réveillée à « l’aube de l’humanité » par une dalle noire, verticale, aux contours parfaitement polissés. Ils s’en approchent peureusement, timidement, avec une forme de terreur qui n’est pas sans rappeler les appréhensions, la méfiance de certains hommes à l’égard de l’œuvre (particulièrement de toute forme d’art moderne). Ce monolithe revient à plusieurs reprises dans le film et toujours pour faire le lien d’une séquence à l’autre. Ce monolithe émet des vibrations qui vont toujours éveiller l’homme à l’idée même de Dehors, d’extériorité: celle des extraterrestres dans la seconde séquence, puis celle de la planète la plus lointaine du système solaire: Jupiter jusqu’à ce que finalement ce monolithe pose le lien du vieillard au foetus. Il n’y pas nécessairement à chercher ici plus loin ici que ce « loin », que cette notion même d’éloignement, d’extériorité radicale, de « non moi ». Ce monolithe c’est la notion même d’ob/jet, d’ob/jactum, comme il en est déjà été question. 
   


        Lorsque le singe ou le premier homme (imminent) naît à la conscience de l’outil, Kubrik intercale une image rapide du monolithe, comme si l’hominidé réalisait l’extériorité de la nature, du milieu et concevait consécutivement via l’os le projet de s’approprier cette extériorité, de se l’assimiler, de la faire sienne, de la transformer à son image. Ce qui pointe ici, c’est finalement l’idée de « milieu ». Dire en effet que la nature, le monde ou la terre sont notre « milieu » induit une perspective assez anthropocentriste. Ces éléments extérieurs et naturels deviennent ce qu’il nous appartient de transformer pour en faire notre monde, notre décor, celui au centre duquel nous nous centrons incessamment sur nous-mêmes.

  


(Remarque sur les extraits vidéo du film de Stanley Kubrick: "2001, odyssée, de l'espace", ils ne correspondent pas nécessairement à ce qui est décrit dans le cours parce que je n'ai pas le temps de trouver exactement le passage concerné. Il est clair que ce film vaut vraiment la peine d'être vu et intégré à toute réflexion philosophique sur l'homme. Le mieux donc est que vous trouviez le temps de le regarder, lentement et sans le moindre esprit de distraction. De toute façon si malheureusement c'est dans cet esprit de divertissement que vous l'abordez, vous ne tiendrez pas très longtemps. Cette œuvre s'adresse à toute pensée animée d'un esprit de questionnement authentique concernant le commencement et le cours de l'espèce humaine (éventuellement son avenir ou plutôt son devenir). Le penseur qui est le plus mobilisé et finalement "illustré" dans le film est Friedrich Nietzsche notamment par rapport à plusieurs temps forts de l’œuvre de ce philosophe comme le Surhumain et l'Eternel retour) Elle cadre donc complètement avec le thème  HLP qui est le notre: "l'Humanité en question.")

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire