mercredi 28 avril 2021

Cours en distanciel du 29/04/2021 de 8h à 9h00 Terminale 2: Science et vérité

 Bonjour à toutes et à tous,

Il est préférable d'avoir bien compris les 3 définitions de la vérité dont il a été question hier. j'ai reçu plusieurs messages m'informant de la difficulté à saisir ces trois notions. J'y reviens donc ponctuellement:

- La vérité matérielle consiste à émettre une proposition conforme à l'état de la réalité telle qu'elle est. Il pleut et je dis qu'il pleut, je dis la vérité. C'est très simple.

- La vérité formelle, comme son nom l'indique, tient davantage à la forme d'une proposition. Si celle-ci fait des liens irréfutables entre des thèses, alors elle est vraie. Si A est B et si B est C alors nécessairement A est C. C'est la vérité formelle.

- La vérité intuitive est une vérité que l'on sent sans aucun doute possible être vraie. C'est une évidence. On se sent porté par la justesse d'une réalité ou d'une sensation que nul ne peut contester. C'est une vérité d'être plus qu'une vérité de raisonnement ou de jugement. Elle a plus à voir avec la sincérité.

            Par rapport à ce qui suit, il faut bien lire et bien comprendre le texte de Nietzsche, lequel a finalement à voir avec de nombreux points déjà abordés dans le cours sur le langage.

Bonne journée à vous toutes et à vous tous! 


2) La vérité de la vérité (Le double effet de métaphorisation de la vérité par la langue Friedrich Nietzsche)
        Avant de nous interroger sur la science et sur ce qu’elle est, il convient d’approfondir encore cette idée avec Nietzsche, précisément parce qu’il est souvent cité comme le philosophe de la critique de la notion de vérité, ce qui est « vrai » à condition que l’on prête attention au fait que le souci qui le conduit à mener cette critique est encore (évidement) celui de la « vérité ». Dans cet extrait de son oeuvre « vérité et mensonge au point de vue extra-moral », Nietzsche exprime très clairement sa critique et nous pouvons alors en saisir toute la puissance déstabilisatrice:
        « Comparées entre elles, les différentes langues montrent qu’on ne parvient jamais par les mots à la vérité, ni à une expression adéquate : sans cela, il n’y aurait pas de si nombreuses langues. La « chose en soi » (ce serait justement la pure vérité sans conséquences), même pour celui qui façonne la langue, est complètement insaisissable et ne vaut pas les efforts qu’elle exigerait. Il désigne seulement les relations des choses aux hommes et s’aide pour leur expression des métaphores les plus hardies. Transposer d’abord une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L’image à nouveau transformée en un son articulé ! Deuxième métaphore. Et chaque fois saut complet d’une sphère dans une sphère tout autre et nouvelle. On peut s’imaginer un homme qui soit totalement sourd et qui n’ait jamais eu une sensation sonore ni musicale : de même qu’il s’étonne des figures acoustiques de Chiadni dans le sable, trouve leur cause dans le tremblement des cordes et jurera ensuite là-dessus qu’il doit maintenant savoir ce que les hommes appellent le « son », ainsi en est-il pour nous tous du langage. Nous croyons savoir quelque chose des choses elles-mêmes quand nous parlons d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs, et nous ne possédons cependant rien que des métaphores des choses, qui ne correspondent pas du tout aux entités originelles. Comme le son en tant que figure de sable, l’X énigmatique de la chose en soi est prise, une fois comme excitation nerveuse, ensuite comme image, enfin comme son articulé. Ce n’est en tout cas pas logiquement que procède la naissance du langage et tout le matériel à l’intérieur duquel et avec lequel l’homme de la vérité, le savant, le philosophe, travaille et construit par la suite, s’il ne provient pas de Coucou-les-nuages, ne provient pas non plus en tout cas de l’essence des choses. »
          


            Ce texte est décisif, précisément parce qu’il insiste sur le fait qu’à partir du moment où l’on accepte l’idée selon laquelle un mot vaut pour une chose, une idée, un sentiment ou une perception, on se donne à soi-même un présupposé « faux » et qu’ainsi sans s’en rendre compte, nécessairement on « ment », ou si l’on préfère on métaphorise. C’est donc bien une exigence de vérité pure qui amène Nietzsche ici à pointer le fait qu’une vérité « dite » se donne quelque chose à tort, se constitue comme valant à l’intérieur d’un cadre trop propre à l’homme pour être vrai, c’est-à-dire objectif, c’est-à-dire désanthropocentré (qui ne place pas l'homme au centre)
        Quelques lignes avant ce passage, Nietzsche écrivait: « Qu’est-ce qu’un mot? La représentation sonore d’une excitation nerveuse. Mais conclure d’une excitation nerveuse à une cause extérieure à nous, c’est déjà le résultat d’une application fausse et injustifiée du principe de raison…Comment aurions-nous le droit de dire: la pierre est dure, comme si « dure » nous était connu autrement et pas seulement comme une excitation toute subjective! »
            Pour bien saisir les implications considérables de la thèse de Nietzsche, nous pouvons prendre un exemple simple: je sens une piqûre, c’est une excitation nerveuse tout simplement parce qu’elle se traduit par un mouvement de mes nerfs, de douleur. Je dis que j’ai mal parce que je me suis piqué le doigt avec cette aiguille. Je rends compte d’une excitation nerveuse par un mot: « avoir mal » et j’assigne une cause à cette douleur: celle de l’image de cette aiguille que je traduis elle aussi par le terme « aiguille ». A tout un chacun, il semble donc que je dise la vérité quand je dis que j’ai été piqué par cette aiguille. Pourtant:


-      Que l’on puisse traduire une douleur physique particulière, changeante par un terme défini, invariable dans une langue donnée mais différent dans une autre langue est assez étrange arbitraire, partial, pas du tout objectif

-       Que j’institue un rapport de causalité entre cette sensation et cette image de l’aiguille est tout aussi arbitraire car ce n’est pas l’image de l’aiguille qui m’a piquée, ce n’est pas ce que je représente, c’est une excitation. Ce que nous éprouvons ce sont des sensations et nous opérons tout naturellement le rapport avec l’objet qui nous semble être la cause de la sensation. Mais ce qu’il y a vraiment et finalement seulement c’est ça: « être piqué ». D’ailleurs  l’objet piquant ne saurait être à lui tout seul la cause de la piqûre, encore faut-il que quelque chose soit piqué, un épiderme. Si l’aiguille touche avec sa pointe une pierre, personne ne dira qui l’aiguille « pique » la pierre.  Il y a bel et bien un rapport entre la sensation d’être piqué et l’image de l’aiguille mais c’est un rapport métaphorique qui ne dit aucune vérité stricte objective. C’est déjà la vérité supposée d’une personne qui opère des traductions et qui donne idée d’un fait par ces traductions, lesquelles ne sont que des images du fait en question et sûrement pas sa « vérité ».
                       



        On mesure ainsi l’importance et le nombre de présupposés que l’on se donne à soi-même, en tant qu’être humain pour affirmer que l’on dise la vérité quand on dit que la pierre est dure:
- On part du principe que le terme de « pierre » puisse valoir pour décrire cette pierre là qui a nécessairement une singularité, qui ne ressemble et n’est pas une autre pierre
- On part du principe que le terme « dure » rend compte de la sensation que j’éprouve en la touche. On considère qu’une excitation nerveuse peut être symbolisée par un son ou par un trace graphique
- On part encore du principe que ces deux extrapolations (qu’un minéral puisse être désigné par le terme de pierre et que le mot « dure » rende compte de la rudesse de contact de cette réalité) puissent donner lieu à une proposition au sein de laquelle un sujet: « la pierre » peut être lié par « une copule »: le verbe être à « un prédicat »: la dureté.  Ce point est fondamental: l’homme se donne l’autorisation de former des propositions sur une réalité dont la structure n’est pas « propositionnelle », c’est-à-dire que le phénomène de la dureté de la pierre n’est pas du tout restitué par la relation qu’établit la copule du verbe être entre le prédicat de la dureté et le sujet qu’est la pierre. Nous imposons ainsi arbitrairement une logique prédicative dans une réalité naturelle qui n’est prédicable en rien de quoi que ce soit.
               

                Finalement, toute la démonstration de Nietzsche repose finalement sur l’idée suivante: la vérité telle qu’on l’entend habituellement est toujours la vérité d’une « proposition », d’une thèse. Par conséquent la vérité est ce que l’on profère, ce que l’on « dit », mais dés lors qu’elle est « dite », elle est nécessairement prise dans la forme d’une langue, laquelle, en tant que langue ne peut être la vérité qu’elle prétend dire, tout simplement parce que toute langue opère une traduction du réel qui se révèle être nécessairement une trahison. Autrement dit, toute vérité ne peut être que dite mais si elle est dite, elle ne sera jamais vraiment la vérité, parce que dire revient nécessairement à « métaphoriser ».
        Mais qu’est-ce que ça veut dire: « métaphoriser »? « Meta phorà » signifie en grec « transporter ». On désigne une chose par une autre chose susceptible de valoir pour elle analogiquement: la faucille d’or dans le champs des étoiles pour dire la lune, mais il y a des métaphores plus simples et plus courantes. Métaphoriser c’est déplacer: la lune n’est pas une faucille, mais il y a une analogie entre la forme de la faucille et la forme de la lune telle qu’elle est éclairée par le soleil tout en étant ombragée par la terre. On n’en voit alors qu’un quartier. Métaphoriser c’est faire jouer la ressemblance, laquelle n’en est pas moins « semblance », c’est-à-dire simulation. Nietzsche ne cesse de pointer, dans ce texte, l’émergence de ce déplacement à la lumière duquel quoi qu’on fasse, on ne dira jamais la vérité d’un fait puisque en donnera nécessairement idée au travers d’une forme qui présuppose en son efficience même un déplacement, un décalage du réel à la fiction.
           
Déjà, en soi, le simple fait qu’une même réalité soit dire par plusieurs termes selon la langue que l’on parle ou écrit pose question, évidemment.  S’il y avait une vérité dans le rapport entre le nom et la chose, il n’y aurait qu’un seul nom pour désigner l’unicité effective de la chose. La « chose en soi » est un terme hérité de Kant qui signifie la chose telle qu’elle est en elle-même, et non la perception que l’on en a. Quand nous percevons un objet, nous en recevons une impression qui correspond à notre sensibilité, à notre angle de vue, etc, bref qui est nécessairement subjective, et nous ne pouvons pas en déduire l’objectivité de la chose telle qu’elle serait en elle-même, tout simplement parce que pour ce faire, il faudrait percevoir « purement », objectivement cette chose, c’est-à-dire finalement qu’il faudrait percevoir sans percevoir. La chose en soi est hors de notre atteinte: cela signifie que nous n’accéderons jamais à cette vérité qui consisterait à saisir la réalité pure. Même celui qui créerait le langage ne capturerait rien de cette réalité. Il serait simplement l’ordonnateur premier de ce déplacement, de cet évitement magistralement organisé. Parler, en quelque langue que ce soit, c’est transformer en structures le ratage systématique du réel. Toute langue est un ratage du réel érigé en système. Plus nous parlons, plus nous faisons fonctionner une dynamique intérieure et fallacieuse qui s’active en circuit fermé au sujet d’une extériorité radicale dont nous nous sommes faits comme une profession de foi de la rater magnifiquement, « organisationnellement ».

        Celui qui façonne la langue ou simplement celui qui l’utilise travaille toujours déjà des symboles où se dit moins la présence d’une chose que le rapport qui s’institue entre une réalité et celle ou celui qui la perçoit. Tout symbole est déjà en soi métaphore, ou plutôt présupposé de l’oeuvre de métaphorisation du langage. Il faut bien comprendre l’importance décisive de la métaphorisation: ce n’est pas qu’il y ait dans le langage une figure de style parmi tant d’autres que l’on appelle « métaphore », c’est plutôt qu’il y a déjà de la métaphorisation dans le langage même. Le passage de la piqûre à l’image de l’aiguille est déjà en soi métaphorisation là même où nous aurions plutôt tendance à instituer un rapport de causalité. Ce n’est pas parce qu’il y a l’aiguille que je suis piqué, c’est la sensation de piqûre que je me re-présente en la métaphorisant et en lui assignant l’image de l’aiguille. Affirmer que j’ai été piqué par une aiguille, c’est opérer un déplacement: de la sensation à l’image d’une chose. Puis vient le second moment de métaphorisation: de l’image à la trace graphique ou sonore. D’une réalité pure au sein de laquelle se produisent des excitations nerveuses, nous sommes maintenant déplacés dans une dimension linguistique et prédicative au sein de laquelle «j’» ai été piqué par une aiguille. Il y a maintenant des sujets, des verbes, des prédicats, mais rien de tout cet attirail ne rend effectivement compte de la sensation pure de la piqûre. 
 
Question (facultative):
 Expliquez ce processus de double métaphorisation que Nietzsche voit à l’œuvre dans  l'affirmation d'une "vérité".

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