jeudi 8 avril 2021

Cours en distanciel HLP du 09/04/2021 Groupe 2 de 10h08 à 12h00. Histoire Humanité et Violence



d) Travail et Histoire - Karl Marx
            Il existe un rapport entre les thèses de Friedrich Hegel et celles de Karl Marx principalement parce que le premier a perçu dans la dialectique du maitre et de l’esclave et notamment dans « son retournement » le principe même à partir duquel on pouvait saisir la prise en main de  toutes les instances de la production par la condition ouvrière. Toutefois, l’idéalisme de Hegel et l’idée même selon laquelle la Raison ou l’Esprit existerait en soi comme une instance supérieure transcendante qui s’accomplirait en se réalisant dans l’histoire est profondément étrangère à Karl Marx et au matérialisme historique qui caractérise sa philosophie:

« La production des idées, des représentations et de la conscience est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité matérielle et au commerce des hommes: elle est le langage de la vie réelle.»

Le mouvement d’analyse philosophique, économique et sociologique des hommes n’est pas du tout à concevoir comme celui d’un regard panoramique qui « du haut » embrasserait la totalité des composantes qui animent « le bas », c’est -à-dire la façon dont les hommes vivent. C’est au contraire à partir des conditions matérielles de vie des hommes que l’on peut réfléchir efficacement à leur orientation, à leur avenir. Il n’existe pas la moindre tentative de divinisation de la raison, de l’intellect au sein d’une telle philosophie. C’est même exactement la dynamique contraire à celle-ci qui anime les thèses de Karl Marx de part en part. 

Il existe cependant un sens de l’histoire des hommes mais celui-ci ne vient aucunement d’une autorité supérieure qui transcenderait la réalité. C’est au contraire l’efficience immanente d’une dynamique traversant  la société qui constitue ce sens. De quoi s’agit-il? Tout vient d’abord de ceci: les hommes produisent plus qu’il n’est nécessaire à la satisfaction de leurs besoins vitaux. C’est ce que Karl Marx appelle le « surtravail ». Même si la plupart des analyses de Marx sur le monde animal sont extrêmement datées et dépassées aujourd’hui, il faut prendre en considération ce fait premier là: la plupart des animaux créent la production nécessaire à la survie de leur groupe mais pas l’homme. On peut donc exiger de lui qu’il produise plus que le strict nécessaire. Il existe donc en toute société humaine une part de « surproduction ».

   

Sur cette part de surproduction vient s’articuler la notion de « plus-value » qui pour Marx désigne le différence entre la quantité de valeur ajoutée par le travailleur à la marchandise initiale et la valeur de la force de travail nécessaire à la produire.  Il y a selon Marx quelque chose d’absolument non quantifiable dans le travail fourni par l’ouvrier, tout simplement parce que l’ouvrier est un être vivant, pensant, et qu’ il est impossible de ramener à quelque niveau que ce soit cette dépense d’énergie implicitement comprise dans tout effort de travail à la valeur d’une marchandise. Tôt ou tard dans le capitalisme, tout travailleur se voit réduit à une machine rentable. De fait l’ouvrier est une machine très rentable puisque il n’a besoin que de très peu pour survivre et qu’il peut fournir beaucoup. Mais la valeur de cet effort ne peut aucunement être convertie en valeur ajoutée au produit parce qu’alors elle devient quantifiable. Ce qui pose problème, c’est qu’un ouvrier puise se vendre en tant que force de travail et se soumettre dés lors à une multiplicité de conversions douteuses, inacceptables humainement comme le temps de travail, la valeur du produit, le « ratio » entre le temps passé et l’utilité du produit dans une société donnée, etc.

Mais l’analyse de Marx va bien au-delà de cette articulation entre sur-travail et plus value. Elle situe déjà la division et la lutte des classes sociales dans cette articulation, à savoir qu’une fois opérée ce ratio entre la plus value d’un produit et la nature de l’effort fourni par l’ouvrier, les propriétaires des moyens de production seront en position d’exiger à l’ouvrier une certaine quantité de travail en plus de celle qui serait strictement nécessaire à satisfaire ses besoins. Il y a exploitation dés lors que l’ouvrier travaille pour créer un produit dont le prix de vente sera pour une bonne part indexé par le propriétaire pour d’autres usages dont lui seul décide. Le travail salarié devient dés lors le cadre même d’un échange fondamentalement inéquitable. Ce n’est même pas qu’il existe alors des injustices dans les inégalités de salaires entre les cadres de direction et les ouvriers, c’est que la notion même de salaire est marquée, en elle-même par une injustice profonde structurelle: être salarié, c’est structurellement être exploité, spolié. On ne peut pas être payé proportionnellement à ses efforts parce que l’on fait plus d’efforts que ce qui nous sera compté en tant que salarié.  L’ouvrier fileur d’une usine de tissage sera payé 3 shillings par jour quand il aura créé l’équivalent d’un prix de revient de 6 shillings. Avec les trois shillings restants, le propriétaire de l’usine investira dans de nouvelles machines, embauchera éventuellement d’autres ouvriers et se créditera lui-même d’un salaire supérieur pour un travail qu’il n’a pas physiquement fourni. C’est cela: l’exploitation.

Toutefois, cette exploitation est vouée à disparaître, pas du tout parce qu’elle est toxique (bien qu’elle le soit évidemment pour Marx) mais surtout parce qu’elle va à l’encontre du développement des forces productives, lesquelles sont promises à une évolution constante. Cette exploitation se fonde sur une économie de type capitaliste dominée par la classe bourgeoise. Or:

  1. Bien que ce type d’économie ait accru considérablement la production, elle ne s’inscrit pas dans le sens de l’histoire qui est celui de l’évolution interrompue des forces productives ce qui constitue non seulement une aliénation mais aussi une limitation. 
  2. La technologie détournée et parasitée par le mode d’économie capitaliste épuise le travailleur et la nature
  3. Même si le gain de productivité du capitalisme profite à la société, ce profit se fait dans le cadre de la propriété privée. Cette puissance incroyable des forces productives est annexée à des intérêts et des modes d’exploitation privés. Tout le monde travaille mais quelques-uns seulement possèdent et cette inégalité n’est pas productive. Il n’est pas question de faire en sorte que tout le monde possède mais en un sens que personne ne soit plus propriétaire en son seul nom.

  

Cette notion de forces productives est fondamentale pour comprendre la philosophie de Marx et le sens de l’Histoire. Elle désigne la force physique de travail dont l’homme est capable et aussi des moyens de production qu’il se donne à lui-même. L’homme s’invente grâce à la dynamique de cette force et il est absolument impossible que le capitalisme puisse tenir si longtemps en confisquant les apports et les bénéfices humains de cette force au seul profit des propriétaires et des actionnaires. Ce n’est pas tant une affaire de morale, et même pas du tout qu’une question de puissance matérielle. Ce n’est matériellement pas possible. Les iniquités du capitalisme sont plus qu’injustes: elles sont anti-productives, mais dans un sens du mot production qui n’est plus du tout celui du produit mais du « sens ». Le problème du capitalisme c’est que le travail n’y fait plus « sens », et cela dans toutes les acceptions de ce terme (intelligibilité et mouvement). 

De ce point de vue, Marx suit parfaitement les analyses de Hegel: l’être humain s’effectue et s’accomplit dans ce rapport spécifique à la matière naturelle de la nature qui consiste dans sa transformation, dans son utilisation. L’homme se reconnaît dans cette empreinte et dans le sillage qu’elle trace au fur et à mesure qu’évoluent les forces productives (tant du point de vue technologique, qu’industriel, économique, culturel, politique, sociologique, etc.). C’est dans les variations de formes que prennent les différentes modalités de transformation de la nature par l’homme que s’effectue l’homme et le sens même de l’humanité. De ce point de vue, le capitalisme marque « un coup d’arrêt » de cette évolution, non seulement parce que l’individu loin de s’y affirmer s’y retrouve aliéné, réduit au statut d’instrument, de force de travail exclusivement voué à produire, mais aussi sur un plan plus « élargi » parce que l’humanité stagne dans son évolution propre. C’est le sens de l’histoire qui appelle à l’abolition des classes à la mise en commun (communisme) des moyens de production. C’est sur un plan exclusivement et structurellement immanent que finit par s’exercer une forme de « transcendance »: de la façon concrète et matérielle dont les hommes travaillent découle un Sens qui dynamise l’histoire, qui la « pousse ». Jusque là, au contraire, que ce soit aussi bien pour Bossuet que pour Hegel,  c’est au contraire à partir de la transcendance de Dieu ou de la raison que s’effectue la possibilité d’une effectuation immanente d’un sens. 

Cette inversion est importante dans la mesure où elle explique en grande partie la puissance de séduction du Marxisme Historique. Le « credo quia absurdum » revêt une forme particulière et féconde: le sens de l’histoire ne peut pas ne pas s’effectuer dans le capitalisme , même s’il y est freiné, nié, ignoré. Le renversement de la dialectique du maître et de l’esclave se réalise vraiment.  C’est comme si l’essence même de la croyance et du rapport que nous avons avec la réalité (nous pouvons souffrir à condition que cela ait un but, aille quelque part) était récupérée dans le marxisme mais non plus à titre de foi ou d’espérance dans des voies du Seigneur réputées impénétrables, mais dans l’analyse économique rationnelle des rapports de production. De la prière au militantisme communiste, il n’y a finalement qu’une différence de plan (immanent ou transcendant) mais pas vraiment de forme: il s’agit pareillement d’animer les évènements humains d’un sens, transcendant pour les théologies de l’histoire, immanent pour le  Marxisme.


e) Mouvement rétrograde du vrai et Identité narrative

Ce mouvement grâce auquel les évènements sont investis ou impliqués dans un Sens qui les dépasse est très proche de ce que Henri Bergson appelle « le mouvement rétrograde du vrai ». Par cette expression, il désigne cette illusion qui nous conduit à considérer comme « nécessaire » ou comme s’imposant à partir d’une perspective d’un autre ordre (transcendant) des faits qui en réalité n’étaient prévisibles nulle part. Lorsqu’on considère un évènement passé à partir du présent, il est tout à fait logique de penser qu’il ne pouvait pas ne pas arriver mais finalement cette impression ne se justifie d’aucune autre plan que celui de la réalité puisqu’effectivement il s’est réalisé. Du fait qu’un évènement s’est produit, on déduit qu’il ne pouvait pas ne pas se produire en invoquant un ordre Autre que celui là même au niveau duquel il se produit. C’est exactement comme si nous pensions qu’un évènement est trop réel pour n’être « que réel. » Cette héccéïté, cette émergence pure ne peut pas consister seulement dans le fait d’ « être là ». Il faut que quelque chose d’un autre ordre s’effectue ici.

Dans « Les deux sources de la morale et de la religion », Bergson évoque la notion de causalité mystique pour expliquer le fait que nous ne pouvons pas adhérer à l’idée qu’un homme puisse mourir à la suite de l’enchaînement de causes purement matérielles (une tuile glissant d’un toit par exemple). C’est quelque chose de cet ordre qui s’effectue également dans l’adhésion au sens de l’histoire. Qu’un évènement « soit », se produise ne peut pas seulement s’effectuer matériellement puisque cela touche des hommes et qu’il faut bien que cela ait un sens humain dans la mesure où  cela a des conséquences humaines. 

Mais le mouvement rétrospectif du vrai franchit encore un cap dans la surenchère mystique ou rationnelle des évènements. De cela seul qu’un évènement ait eu lieu, il faut qu’il relève d’un schéma, d’une intentionnalité, d’un dessein. Les faits ne peuvent pas simplement « advenir »: il faut qu’ils soient « voulus » ou du moins qu’ils soient la manifestation d’une rationalité, fût-elle supérieure. C’est comme si la raison de l’homme ne pouvait pas se satisfaire d’une modalité d’effectuation « brute » de la réalité. Ce qui se réalise, du fait même qu’il se réalise, se « justifie », trouve « quelque part » sa raison d’être. Evidemment ce « quelque part » pose problème, non seulement parce qu’il pointe une indéterminable zone (quelque part c’est nulle part et partout) mais aussi parce qu’il laisse la porte ouverte à l’idée selon laquelle tout est justifiable au gré d’une perspective qui nous échappe. Des évènements qui semblent défier toute rationalité ou encore dont la brutalité et la démence excèdent de toute part la capacité de notre raison de leur assigner un sens, une justification, s’ordonnent peut-être au gré d’un dessein supérieur. Aussi différentes que soient les philosophies de Bossuet, de Hegel, de Kant, c’est bien à ce type d’explication qu’elles s’efforcent de donner leur aval. Dieu, la raison ou la nature se voient invoqués comme des instances transcendantes à même de rendre raison du réel de l’Histoire.

    


Qu’est-ce qui peut nous poser problème dans cette démarche? Deux arguments principaux:

  • Ces thèses consistent à donner du sens rétrospectivement à des atrocités. On comprend bien que quelque chose de nécessaire, voire de vital pour tout esprit humain se joue ici et cela a peut-être à voir avec une forme de santé mentale: si le réel n’est vraiment que le réel, alors nous sommes perdus, damnés et l’enfer c’est la terre. Nous ne pouvons pas souffrir pour rien et il FAUT que les guerres, les camps, les génocides effectuent étrangement autre chose qu’eux-mêmes. L’acte de penser se définirait ainsi structurellement par une sorte de « stratégie d’évitement de ce qui est », de ce « qui ne fait qu’être » comme si l’être humain, irrésistiblement et continument, remettait toujours à plus tard le moment d’accepter que ce qui est « soit », comme s’il se définissait de ce ratage, de cette non-coïncidence avec la réel pur, brut. Non seulement l’homme serait l’être dont l’évolution se caractériserait par de la violence pure (et on appelle ça l’Histoire) mais il se définirait également par une sorte de stratégie voire d’« art de l’esquive » dont tout le propos consisterait à créer de la pensée, de la philosophie, de la théorie « là », c’est-à-dire dans cette esquive même. Considérons que midi soit l’instant de la violence pure: non seulement l’homme est la seule cause efficiente de ce 12h mais il est aussi celui qui va chercher ce Midi là à 14h en créant ces interprétations.
  • Elles ne sont absolument pas testables, donc non scientifiques. Pour Bossuet, les voies du seigneur sont impénétrables. Pour Hegel, la Raison ruse des actions des hommes, lesquels ne sont pas dotés des moyens de la comprendre. Pour Kant, la nature dépasse le niveau d’intelligibilité et de compréhension par les acteurs humains de leur Histoire. Mais l’auteur le plus intéressant ici à situer est Karl Marx car il a toujours revendiqué le caractère scientifique de ces analyses, lesquelles aspirent à un statut économique pur. De fait, il n’est pas de période ou d’évènement historique qui puisse contredire un marxiste puisque de toute façon le travail et les forces productives sont animés d’un mouvement immanent, infrastructurel. Sans jeu de mots ou pourrait dire que les modalités du travail humain et tout ce qui s’y joue, à savoir l’humain lui-même, sont travaillés par un sens de l’histoire qui va vers l’abolition des classes.  Il ne peut pas ne pas se produire de développement des forces productives et comme ce développement est stoppé par le capitalisme, un peu comme la force de la mer est contenue provisoirement par des digues artificielles, la mer tôt ou tard reprendra la dessus et fera sauter les digues. Il n’est rien qui ne puisse s’expliquer à partir du marxisme mais c’est bien ce qui pour Karl Popper explique qu’il n’est pas scientifique car le propre de la science est d’être falsifiable, c’est-à-dire de mettre en action des protocoles de vérification à même de contredire la théorie testée. Au contraire, le marxisme suit une dynamique globalisante qui explique toujours la position de ses détracteurs par son propre schéma: c’est toujours à partir de sa classe sociale que l’on critique la thèse défendant l’abolition des classes.

Sous cet angle, il apparaît assez clairement que l’esprit de la tragédie grecque se fait moins d’illusion que la philosophie de Kant, de Hegel ou de Marx, car il ne s‘agit pas finalement de donner à l’homme des raisons d’espérer, mais au contraire de lui renvoyer le reflet pur de sa condition absurde. Les philosophies de l’Histoire dessinent un auto-portrait de l’homme incroyablement plus flatteur et gratifiant que ne le font les histoires de la tragédie grecque. 

Pourquoi faire tant d’histoires de l’homme? Pourquoi faut-il que l’homme travaille autant à rendre le fil d’une Histoire violente et chaotique racontable malgré tout. Pourquoi faut-il à la fois qu’il joue les héros et raconte des histoires de héros (mythologies) et aille encore plus loin en poussant au paroxysme de la violence inracontable une Histoire dont il se fera comme une marque (héroïque) de fabrique de la raconter quand même, de décrire l’indescriptible «  Horreur » de nommer l’innommable, de dire l’indicible? 

  


Peut-être tout simplement parce qu’il n’y a rien d’autre à raconter que cela, ce qui effectivement s’y dérobe. Donner du sens au non-sens et pour ce faire, créer du non sens afin que de la machine à faire sens ait du grain à moudre, de la mise en intrigue à constituer, de la cohérence à intriquer entre des blocs évènementiels totalement lisses, monolithiques, bref: quelque chose à faire. Se pourrait-il, après tout, que le mal, au sens « historique » du terme, c’est-à-dire les catastrophes dont l’homme est à la fois l’initiateur et la victime (autodestruction) n’ait pas d’autre origine que celle-ci: donner de la matière informe à de la « mise en forme », de la réalité « brute » à  offrir à la maîtrise du sculpteur ? Evidemment on ne pourrait pas s’empêcher de juger un peu vaine cette perspective principalement au regard des souffrances très concrètes qu’elle engendre, mais en même temps, s’y insinuerait quelque chose comme un style d’être, propre à l’être Humain, quelque chose comme un décalage à la lumière duquel nous serions fondamentalement des dramaturges voire des mythomanes compulsifs vivant puis racontant ou dénaturant ce qu’ils vivent en en faisant le récit. Le propre de l’être humain serait alors de «  se la raconter », c’est-à-dire d’être incapable d’exister autrement qu’en menant de façon conjointe sa vie et la construction rhétorique de sa vie. Plus encore qu’un animal légendaire, l’Humain serait alors l’animateur de légende, le pourvoyeur de sens de l’inracontable et de l’innommable. 

Finalement cette hypothèse consiste à appliquer le concept d’identité narrative tel que Paul Ricoeur en a conçue l’idée à l’espèce Humaine dans son intégralité. La narration  est probablement l’une des meilleures réponses que l’on puisse apporter à l’identité en question d’un individu, c’est-à-dire à la lucidité d’une personne réalisant que rien ne peut réellement être acté dans cette matière, en réponse à la question: « qui suis-je? » Je ne saurai jamais qui je suis, mais le retrait grâce auquel j’intercale la distance d’une mise en récit possible entre la matière brute de mon existence et moi « même » crée la possibilité d’un « individu » comme une ligne de fuite reliant entre elles toutes les perspectives tronquées d’une toile cubiste. Le propre de l’Homme pourrait alors se définir comme le risque encouru d’une folie dont la menace est toujours efficiente, toujours et tragiquement « d’actualité ». Le fantôme du Colonel Kurtz d’ « Apocalypse Now » ne cesserait dés lors de nous hanter comme un abîme dans le fond duquel nous ne ferions que tenter désespérément d’éviter de sombrer. Faire et écrire l’histoire ne serait ni plus ni moins que remettre à plus tard le moment de tomber dans la démence à l’état pur. Loin d’être Dieu, la nature, la raison ou même les forces productives, le moteur de l’histoire humaine ne serait ni plus ni moins que la procrastination du chaos (dans les termes de la physique et de la thermodynamique, on pourrait ici parler d’une forme de résilience néguentropique contre l’inéluctabilité entropique).

Grâce au Deinos de Sophocle, nous avons parfaitement compris les effets de cette triade fondamentale et cyclique sans laquelle il n’est rien de l’animal humain qui puisse être entendu, à savoir l’auto-création, l’auto-limitation et l’auto-destruction. Ce que la perspective d’une identité narrative Humaine ajoute au Deinos, c’est celle du Mythos qui précisément s’articule entre l’auto-destruction et l’auto-création. 

Nous sommes ainsi en mesure de construire un schéma à partir de cette hypothèse très riche selon laquelle l’Humanité est structurellement donatrice de sens, de Telos en grec, c’est-à-dire de finalité, de causalité finale par l’histoire aussi bien au sens de mythos que logos (étude historique). L’homme est Deinos (au sens de merveilleux) , donc auto-créateur mais cette capacité autodidacte rend nécessaire l’auto-limitation, c’est-à dire le Nomos. Ce Nomos crée la tentation de la démesure: l’Hybris, laquelle engendre l’autodestruction. De cette auto-destruction qui éradique le sens naît par Mythos et Logos l’impératif d’en générer par le mythe et la rationalité, celui crée le telos, c’est-à-dire la finalité, et se réenclenche dés lors le processus d‘auto-création, notamment grâce au mythe fondateur. C’est sur ce point que tout s’articule: rien humainement ne peut prendre corps qu’en faisant sens, et ce sens, c’est ce que le concept d’identité narrative tel que Paul Ricoeur l’applique à l’échelle de l’individu active à l’échelle de l’humanité et des civilisations par les mythes fondateurs.

   


Si nous approfondissons cette application de l’identité narrative à l’homme comme une sorte de « destin légendaire », de vocation humaine créer du lisible à partir d’un matériau brut illisible, nous réalisons que Paul Ricoeur utilise non pas une mais deux opérations de narration: celle de la mise en intrigue et celle de l’identification du personnage:

  • La mise en intrigue rassemble dans la trame unique d’un récit linéaire plusieurs évènements qui, finalement ne sont authentiquement reliés par rien. C’est exactement ce qui se passe lorsque un amateur de romans policiers lit une histoire avec l’esprit aguerri d’un spécialiste qui sait très bien que chaque détail compte et participera au dessin global d’un puzzle au sein duquel chaque pièce prendra sa place. Un roman réussi, c’est précisément un récit dont on comprend à la fin le fil directeur et synthétique qui nous manquait au début alors même qu’en un sens tous les éléments étaient là. L’effet de compréhension se déploie en même temps que celui de finalisation. Nous devons pouvoir quitter le roman avec la satisfaction d’avoir donné sens à cette multitude de petits détails qui nous semblait précisément chaotique au début. Il s’agit bien de conjurer l’horreur du multiple, du dispersé, de l’irréconciliable, du diabolique, au sens étymologique du terme: la diabole (ce qui est jeté en vrac, de façon dispersée)
  • L’identification du personnage au personnage. L’identité narrative est un récit de soi à l’intérieur duquel celui qui vit est celui qui raconte et qui dont « se » vit tout autant qu’il « se » raconte. Il se raconte sa vie comme une histoire, de telle sorte qu’il ne peut la vivre autrement que comme une histoire, sauf qu’il lui faut dés lors être à la fois le personnage, l’auditeur et le conteur. Mais alors il devient exactement comme un personnage en quête d’auteur, un analysé en quête d’analyste. C’est exactement ce qui fait de l’identité narrative un mouvement plus qu’un accomplissement: on n’en finit jamais de faire le récit d’une existence dont on est à la fois le personnage et l’auteur, dont on explore la limite inclusive et exclusive en même temps, en se situant de part et d’autre de la frontière séparant l’action de la narration, le réel de la composition fictive.

   


C’est cette tragique absence de « vis-à-vis » qui pose problème, dés lors que nous la situons dans la perspective non plus d’un individu mais de l’Humanité. L’homme est un conteur né condamné à se raconter à lui-même l’histoire d’une vie qui, en réalité n’intéresse personne. De la mythologie à la mythomanie, il n’y a qu’un pas que l’Homme franchit dangereusement dans le murmure incessant d’une auto-narration suspecte. Nous avons déjà croisé ces personnes qui sont incapables d’accomplir une action quelconque sans se parler, sans s’accompagner par la voix, sans s’auto-commenter, comme si la menace d’une action « pour rien », voire d’une « existence pour rien » était trop forte, trop évidente pour ne pas justifier cet accompagnement. C’est cela « l’Horreur »: le soupçon de l’immanence pure, brute, la réalisation que tout ça n’est que ça, et que l’effort de mise en intrigue, d’identification du personnage par le personnage est voué à cette déréliction d’être effectué pour personne. Toute tentative visant à donnant du sens s’offre à la perte de sens parce qu’il n’existe nulle part d’oreille attentive à notre histoire. L’univers n’est pas un abîme au fond duquel quelque chose ou quelqu’un nous regarde, nous observe avec bienveillance. Il est un « sans fond », un milieu vide de toute attention, une résonance pure et brute dans laquelle ne se développe pas le moindre embryon de réponse possible. 

  


C’est seulement à partir de cette réalisation que la rupture du cycle infernal du Deinos peut pointer à l’horizon de nos actions, de notre attitude. Puisque finalement, via l’identité narrative, le propre de l’Homme a consisté à faire tout un drame d’exister, il ne lui reste, via la quasi-causalité, qu’une seule issue: faire de tout existence une oeuvre, non pas pour qu’elle soit admirée ou appréciée mais au contraire parce qu’elle est bien, ipso facto, en train d’être faite. Ce qu’il nous reste à comprendre, c’est que « le sens de ce qui est » n’est nulle part ailleurs que dans ce qui est en train d’être, n’attendant de nous, de fait, que l’esprit de célébration propre à toute attention pure au miracle de la naissance. L’auto-réalisation ne se situe pas dans le récit, dans la dramatisation de nos vies mais dans leur effectuation. Contrairement à la formulation de Tyler Durden dans « Fight Club » nous ne sommes pas « les enfants non désirés de Dieu », nous ne sommes pas même encore des enfants. Nous participons d’une naissance énigmatique parce que rien ne s’y crée si par ce terme j’entends « un » monde, ou « une » réalité. Ce qui s’y crée n’est rien d’autre qu’un acte pur de création, sans visée ni « Télos », ni horizon. Pour que notre Histoire cesse d’être un drame, il convient que nous cessions de faire toute une histoire de l’existence humaine, que nous l’abordions enfin telle qu’elle est, c’est-à-dire précisément et exclusivement « là », en tant qu’elle est « là ». Cette attention portée à ce « là », à cet « être-là », c’est bien ce qu’accomplit le silence de l’Art. A nous qui pensions déjouer le piège du chaos par l’identité auto-narrative de l’Histoire et de la Mythologie, il convient d’aller encore plus loin en ne faisant plus que partie intégrante, par la célébration, de la révélation donnée d’une héccéïté pure, brute et miraculeuse. 

   


Questions (facultatives):
1) Pourquoi le mouvement rétrograde du vrai invalide-t-elle toutes les philosophies donnant sens à l'Histoire?
2) Pourquoi peut-on dire de l'Art qu'il constitue  une activité imposant le silence au bavardage dramatique Humain?


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