lundi 24 mai 2021

Science et Vérité: 4) L'auto-indexation du régime scientifique de vérité

 4) L’auto-indexation de la vérité par la science

        En un sens, toute la question est de savoir si la pratique scientifique peut ou pas résister à la critique de Michel Foucault lorsqu’il évoque « le régime scientifique d’auto-indexation du vrai ».  L’homme croit aujourd’hui en la science comme il croyait auparavant en la religion et évidemment le « comme » pose question, puisque il ne s’agit là, comme Michel Foucault nous l’a fait réaliser que de deux régimes de vérité différents dans leur nature même. Ce « comme » pointe  donc une comparaison quantitative mais pas qualitative. Lorsque Nietzsche affirme que « Dieu est mort », c’est exactement à cette passation de repères qu’il fait référence. Nous substituons un régime dominant de vérité à un autre mais ne s’agit-il vraiment que de ça?
        Pour répondre à cette question, il importe d’abord de définir la science. A quoi reconnaît-on d’une proposition ou d’un discours qu’il est scientifique?


1) Il est parfaitement rigoureux en lui-même. Il « se tient » pourrait-on dire vulgairement. C’est exactement ici le critère de la vérité formelle que nous retrouvons. Aucune thèse ne peut prétendre à un certain degré de scientificité s’il n’est pas animé par un esprit interne de cohésion logique entre toutes les propositions qui le constituent. Il n’y a pas de contradiction possible entre ces prémisses (ces postulats, ou ces principes) et ses conclusions. C’est le critère de cohérence interne (formel)


2) Il rend compte de la réalité. A cette cohérence interne qui la définit, une proposition scientifique doit rajouter le fait de s’accorder avec les faits tels qu’ils sont. C’est le critère de conformité extérieure.


3) Les propositions scientifiques, en tant qu’elles ne se conçoivent que sur le mode du général et non celui du particulier sont des « lois ». Ce qui les rend conformes à la nature c’est qu’elles formulent les lois qui s’y exercent. Par conséquent elles sont à même de prévoir les phénomènes. C’est le critère prédictif

4) Il existe un principe d’économie à l’oeuvre dans toute recherche de formulation de l’explication des faits. Cela signifie que moins on se trouve en situation de multiplier les présupposés à même d’expliquer des phénomènes plus on se rapproche de la pureté, de la simplicité d’une loi. On parle ainsi du « rasoir d’Ockham » du nom de Guillaume d’Ockham qui formalisa le premier ce principe. Un scientifique exprime avec rigueur une nécessité à l’oeuvre dans le réel ou dans la pensée. Cette nécessité sera d’autant plus irrécusable qu’elle sera moins soumises à des conditions de départ. On parle donc du principe d’économie (on peut parler d’une forme d’élégance). Ce critère est extrêmement intéressant parce qu'il revêt une dimension "esthétique")


5) Enfin le dernier critère est celui qui fut formulé par Karl Popper: une thèse est scientifique quand elle s’énonce dans une forme qui peut faire l’objet d’un test. Ce qu’un scientifique avance est non seulement une thèse formellement pertinente et cohérente mais aussi expérimentée, c’est-à-dire testée, sachant qu’aucune expérience ne prouvera jamais l’entière fiabilité d’une théorie. C’est donc moins le fait qu’elle ait été prouvée (et même pas du tout) qui fait la scientificité d’une thèse que le fait qu’on puisse la tester, ce que Popper appelle sa falsifiabilité.

   



            Il faut donc référer cette définition de la science à la situation actuelle et à ce que Michel Foucault appelle « le régime scientifique d’auto-indexation du vrai », c’est-à-dire, en termes plus simples, au fait qu’aujourd’hui, nous avons tendance à n’adhérer en toute dernière instance à une proposition que pour autant qu’elle est scientifique. Cela suppose une forme d’émancipation à l’égard de toute autorité politique ou religieuse et également une forme de désenchantement. Il est tout à fait pertinent de définir l’esprit de la science comme celui d’un scepticisme rigoureux et organisé. Une proposition est vraie quand elle s’impose à moi avec un degré d’évidence tel qu’il coupe court à toute spéculation, à toute divagation imaginaire, rêveuse, onirique, artistique. Quand on a le sentiment qu’une théorie est trop belle pour être vraie, c’est probablement qu’elle est fausse, c’est-à-dire que l’on n’a pas su retenir, contenir notre faculté d’espérance ou d’idéalisation du réel et que du coup, on  s’imagine une réalité fausse mais arrangeante. La science jouit ainsi d’une réputation de rabat-joie qui dit la vérité (un peu comme Cassandre) . Ce qu’elle énonce est tellement dépouillé d’affects, d’imagination, de rêve, de joie porteuse que c’est vrai parce que désenchanteur. Nous revenons à ce qui a été évoqué au début: la science a la réputation de dire la vérité parce que finalement un savant ne dit jamais ce qu’il pense mais toujours ce qu’il ne peut pas ne pas penser parce que le résultat d’une équation n’est pas du tout ce que celle ou celui qui la calcule pense de l’opération qu’on lui propose mais exactement ce qu’il ne peut pas ne pas en conclure, une fois compris l’énoncé de l’équation.
            Cette vision de la science n’est absolument pas pertinente et la plupart des scientifiques sont les premiers à la contester notamment parce que l’imagination, la conception, l’esprit d’initiative et de conjecture (hypothèses) sont beaucoup plus importants que ne le croit l’opinion dans toute démarche scientifique. Mais avant d’argumenter dans ce sens, c’est-à-dire de démontrer que l’imagination est peut-être, contre toute attente, une faculté que le scientifique utilise davantage que l’artiste, il convient d’étayer cette conception de la science comme porteuse de « désenchantement ». Ce terme est celui qu’a utilisé le sociologue Max Weber pour exprimer en d’autres termes cette passation d‘autorités de la religion, la magie et la superstition à la science et au rationalisme. On remarquera ainsi dans la citation suivante à quel point le critère décisif de l’esprit scientifique est défini comme étant celui du prédictif:
         
    “‘L’intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient donc nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons qu’à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu’il n’existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde. Il ne s’agit plus pour nous, comme pour le sauvage qui croit à l’existence de ces puissances, de faire appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les esprits ou de les implorer mais de recourir à la technique et à la prévision”

   

Ce texte affirme quasiment point par point la thèse opposée à celle de Bergson telle qu’elle est développée dans « les deux sources de la morale et de la religion » (texte du dernier DM). Non seulement Weber semble vraiment adhérer à l’idée qu’il existerait des civilisations primitives et d’autres qui seraient « civilisées » mais il définit la science comme ce postulat à partir duquel on considère que tout peut s’expliquer rationnellement dans l’univers. 

Un idéal prédictif et scientifique s’est substitué peu à peu à une perspective eschatologique et religieuse. En d’autres termes, ce passage d’une vérité de foi à une vérité rationnelle allant de pair avec un désenchantement du monde ne semble pas compréhensible si nous ne prenons pas en compte que c’est à partir d’un monde que la technique progressivement transforme. L’idée selon laquelle nous pourrions, comme le dit Max Weber, exclure du cours de la vie, de notre existence même, tout recours au surnaturel et à l’imprévisible ne peut être conçu qu’à partir d’un monde au sein duquel, de fait, les innovations techniques sont si présentes qu’au final plus rien ne semble vraiment y échapper à des desseins, des fonctions, des activités humaines.

C’est là une remarque dont le simple « bon sens » voisine étonnamment avec une proposition extrêmement problématique. Que cet instant présent soit bel et bien présent, c’est une évidence qu’aucune explication scientifique chronologique ne peut vraiment épuiser. Qu’on explique par exemple la naissance d’un enfant par la reproduction ne rend pas compte du fait que l’existence « soit ». Nous ne sommes pas vivants seulement parce que nous avons des parents, parce qu’il nous faudrait alors remonter le fil des générations jusqu’à devoir convenir que l’incroyable c’est que la génération « soit ». La génétique peut m’expliquer le comment, elle ne peut rendre compte du « pourquoi? » de la génération. Peut-être n’y a t-il pas de pourquoi. Mais chacun conviendra que cette question du « pourquoi? » a à voir avec la religion, la spiritualité, éventuellement en philosophie,  avec la métaphysique (recherche des premières causes). Qu’il existe dans notre rapport au monde et à l’existence une part nécessaire et irréductible de croyance, de foi, c’est ce que chacune et chacun réalise dés lors que nous revenons à cette distinction du comment et du pourquoi. 

  

Mais nous pouvons tout aussi bien appliquer le même raisonnement à l’instant à venir. Il n’est absolument rien dans cet instant présent qui me garantisse de quelque façon que ce soit la certitude de l’instant prochain. A parler strict, nous ne vivons que des fins de mondes possibles. L'évènement du présent s'accompagne de l'éventualité de son ultimité. Ce n’est pas du tout ici l’idée selon laquelle « tout peut arriver », c’est plutôt l’idée que "tout arrive" et qu’à ce « tout » qui, en cet instant, arrive peut succéder un « non-instant »  de « non-arrivée » de quoi que ce soit. Nous vivons sur le fond métaphysique de cette extrême fragilité là, de cette contingence angoissante fondamentale et constante. Chaque instant présent, en tant que présent, nous fait toucher le bord extérieur et ultime de la présence.

Et c’est finalement sur cette contingence angoissante que Descartes fait reposer l’une de ces démonstrations de l’existence de Dieu dite de la création continuée: « Et encore que je puisse supposer que peut-être j’ai toujours été comme je suis maintenant, je ne saurais pas pour cela éviter la force de ce raisonnement et ne laisse pas de connaître qu’il est nécessaire que Dieu soit l’auteur de mon existence. Car tout le temps de ma vie peut être divisé en une infinité de parties, chacune desquelles ne dépend en aucune façon des autres ; et ainsi, de ce qu’un peu auparavant j’ai été, il ne s’ensuit pas que je doive maintenant être, si ce n’est qu’en ce moment quelque cause me produise et me crée pour ainsi dire derechef, c’est-à-dire me conserve). En effet, c’est une chose bien claire et bien évidente (à tous ceux qui considéreront avec attention la nature du temps), qu’une substance, pour être conservée dans tous les moments qu’elle dure, a besoin du même pouvoir et de la même action qui serait nécessaire pour la produire et la créer tout de nouveau si elle n’était point encore En sorte que la lumière naturelle nous fait voir clairement que la conservation et la création ne diffèrent qu’au regard de notre façon de penser et non point en effet. »

La « démonstration » de Descartes consiste ici à diviser le temps et à pointer le fait qu’aucun de nous ne saurait, tout simplement par que nous ne sommes pas la cause de nous-mêmes, avoir de quoi dépasser cette division du temps en instant si ce n’est sous l’effet d’une causalité extérieure, laquelle ne saurait être autre que Dieu lui-même. A cette succession d’instants finis dans la fragmentation desquels nous existons il faut une cause infinie qui la transcende et insuffle ainsi de fait à chacune et chacun de nous sa continuité, de telle sorte que être créé et conservé ne constituent en réalité qu’une seule et même chose. C’est bien là de la métaphysique à l’état pur, mais en même temps, ce qu’il nous faut envisager c’est que cette thèse que l’on y adhère ou pas, s’efforce de prendre à bras le corps une condition, une réalité que l’idéal prédictif de la science évacue.

 


                C’est sur ce point que le désenchantement du monde défini par Max Weber comme coextensif de la substitution d’un régime scientifique de vérité à un régime religieux pose réellement question car ce désenchantement en l’occurrence n’est pas assez « désenchanté » pour « encaisser » cette évidence métaphysique d’un instant présent pur, littéral n’ouvrant d’aucune façon la promesse d’un futur. C’est finalement sur ce point que l’opposition est la plus forte: que cet instant soit est une certitude, qu’un instant « sera » est une croyance, et tout le propos du critère prédictif de la science est de poser l’existence de lois en vertu desquelles certains phénomènes ne peuvent pas ne pas se produire étant entendu que d’autres faits les ont précédés (ce qui est aussi logiquement incontestable qu’existentiellement sujet à caution)

La science pose l’existence de lois s’effectuant dans la nature, lois dont la validité repose sur des prédictions confirmées ou infirmées par les faits. C’est en vertu de ce modèle d’intelligibilité du réel que la prévisibilité des faits apparaît comme une conséquence de la vision scientifique de l’univers. Une perception scientifique de la réalité est une vision au sein de laquelle n’importe quoi ne peut pas arriver, voire où étant entendu que telles causes ont été déclenchées il ne peut s’ensuivre que tels effets, par quoi demain est déjà en germe dans aujourd’hui. Et pourtant que demain succède à aujourd’hui demeure formellement du domaine de la croyance, puisque de fait demain est demain et donc pas encore « arrivé ». L’argument de Weber nous apparaît ici complètement inversé: c’est bel et bien la science qui enchante le monde et le rassure en lui faisant miroiter cet idéal prédictif à la lumière duquel rien ne peut advenir que sous l’effet de lois rationnelles, formulables, susceptibles d’anticiper sur ce qui va se passer.

Résumons: dans cet effet de désenchantement dont nous parle Max Weber pour expliquer le passage dans l’histoire d’un régime religieux de vérité à un régime scientifique (« Dieu est mort »), nous étions finalement tentés de voir une résurgence de l’effet de contrainte dont il était question au tout début du cours: dire la vérité, ce n’est pas dire la vérité qui nous plaît, ni même celle que l’on pense vraie, mais celle que l’on ne peut pas ne pas reconnaître comme vraie. La science consiste dans un mouvement de scepticisme organisé. Elle désenchante notre rapport au monde jusqu’à nous sommer de reconnaître l’efficience implacable et exhaustive de lois purement rationnelles susceptibles de tout expliquer de tout. C’est exactement là l’idéal décrit par Max Weber d’un regard scientifique sur un univers purgé de tout recours au surnaturel, au mythologique, au religieux.

  


Finalement cette conception semble reprendre l’affirmation de Galilée selon laquelle « la nature est écrite en langage mathématique. » Or deux arguments peuvent ici être invoqués pour contredire l’affirmation selon laquelle la science dirait la vérité de l’univers:

  1. la possibilité que l’on puisse intégralement expliquer l’univers ne désigne pas du tout le mouvement de compréhension grâce auquel on rend compte que l’univers « soit ». On décrypte le « comment » de l’univers sans progresser dans son « pourquoi? »
  2. Si la science en général et les mathématiques en particulier consiste à décrypter une réalité mathématiquement cryptée, la critique de la vérité par Nietzsche fonctionne à plein régime, rajoutant finalement un troisième niveau de métaphorisation aux deux premiers: de la sensation à l’image puis de l’image au mot, puis du mot à des symboles mathématiques entre lesquels on fait opérer la logique stricte mais propre à une pure rationalité humaine (et pas mondaine) de relations formelles.

   


Le plus troublant ici est de constater que cette vision de la théorie scientifique « désenchantante » et rationnelle correspond parfaitement aux 5 critères de la scientificité sans pour autant échapper à la critique de Nietzsche. C’est comme si le scepticisme de la science n’allait pas cependant jusqu’à s’appliquer à ses trois postulats les plus fondamentaux: 

  1. Celui de la causalité (loi)
  2. Celui de la prédiction
  3. Celui de la catégorisation linguistique ou symbolique
  1. Aussi loin que l’on puisse aller scientifiquement, il y est toujours question de définir des lois, c’est-à-dire des généralités susceptibles de valoir en tout temps, partout et pour tout le monde. On imagine mal un scientifique abordant une anomalie, un fait exceptionnel sans essayer d’en comprendre l’émergence, ce qui revient à trouver la loi, l’enchainement susceptible de rendre compte de son apparition. Il y a toujours une phase d’observation dans la réalisation d’un fait irréductible à toute théorie déjà connue mais l’esprit scientifique ne peut se concevoir ni s’assumer comme tel sans manifester déjà dans cette phase d’observation ce que Claude Bernard appelle une pensée expérimentale fondamentalement vouée à émettre l’hypothèse susceptible de poser une théorie qui pourrait expliquer ce fait, le faire entrer dans une explication par une loi. En d’autres termes, ce qui fait l’objet de la science, ce n’est pas tant le réel, dans son effectuation « pure » (ce que l’on peut appeler son héccéïté) mais plutôt l’explication du réel, le mode d’enchaînement causal susceptible de rendre compte du fait que ce qui est « est ». Mais alors la question se pose de savoir où se situe «  cette causalité ». Déjà Nietzsche a montré notamment en l’appliquant à René Descartes à quel point nous sous-entendons les notions de sujet et de cause dans notre façon de considérer l’affectation du pensée. Qu’une pensée soit ne peut nous apparaître sans 1) qu’elle soit l’effet d’une cause première 2) que cette cause efficiente soit le sujet même de cette pensée. Or qu’une pensée "soit" prouve seulement que « penser » se fait. Nous imposons une logique prédicative à des phénomènes qui ne s’effectuent pas de cette façon. Il convient d’être parfaitement clair ici: une logique prédicative et causale peut s’appliquer aux évènements et en constituer une ligne interprétative parfaitement cohérente et éclairante, mais ce n’est qu’une interprétation possible parmi d’autres. Que l’on puisse interpréter la réalité en lui appliquant un schème d’explication causal ne prouve par que la causalité soit dans la réalité elle-même. L’esprit humain ne peut percevoir la réalité autrement qu’en y insinuant de la causalité et nous serions tentés de dire que « tout s’explique » de cette façon mais comment pourrait-il en aller autrement puisque cette explication fait partie intégrante de nos modalités d’approche du réel? (Gilles Deleuze exprime parfaitement l'opposition entre cette logique prédicative propre au verbe être et une perception plus "neutre", voire hébétée du réel en évoquant la contradiction entre le EST et le ET. par exemple, Je SUIS celui qui pense (logique prédicative) et Pensée ET Être. La coïncidence de faits ne suppose pas leur causalité.
  2. Le raisonnement est assez similaire pour la prédiction. Il convient en effet de distinguer rigoureusement des propositions formelles avec des observations factuelles (autrement dit ne pas confondre vérité formelle et matérielle) car si les propositions mathématiques sont vraies dans tous les mondes possibles, c’est justement parce qu’elles n’entretiennent pas le moindre rapport avec les faits. Ce que l’on observe dans les faits sont simplement des corrélations, des coïncidences entre lesquels nous avons tendance à poser des liens qui ne reposent que sur l’habitude. Rien, en toute rigueur, ne nous permet de poser avec assurance que notre vie se poursuivra au-delà de cet instant présent ni que le soleil se lèvera demain. C’est exactement ce que le philosophe écossais David Hume formule de la façon suivante: « Le contraire d’un fait quelconque est toujours possible, car il n’implique pas contradiction et l’esprit le conçoit aussi facilement et aussi distinctement que s’il concordait pleinement avec la réalité. Le soleil ne se lèvera pas demain, cette proposition n’est pas moins intelligible et elle n’implique pas plus contradiction que l’affirmation : il se lèvera. Nous tenterions donc en vain d’en démontrer la fausseté. » Il n’est pas contradictoire à la raison de penser que le soleil ne se lèvera pas demain. Cet énoncé est formulable: il est grammaticalement correct et ce qu’il dit ne peut être contredit, non pas que l’on puisse être certain que demain le soleil ne se lèvera pas mais dans les faits, rien ne permet de l’exclure, puisque précisément cette proposition, en tant que proposition, est une « thèse » et pas un fait.
  3. Il reste à questionner le rapport à la symbolisation, c’est-à-dire finalement à la langue. On ne peut concevoir de science sans passage par le symbole: les mathématiques sont par leur naturelle formelle ce que l’on pourrait appeler « le socle scientifique de la science », tout simplement parce que nécessairement la rigueur des enchaînements de pensée entre les éléments étudiés imposent le recours aux mathématiques. Mais dés lors se repose à nous la question de savoir si les mathématiques sont une langue, avec un enjeu considérable. Si la réponse est oui, on ne voit pas du tout comment la science pourrait échapper à l’argument de Nietzsche; celui de la double, voire triple métaphorisation du réel. Les mathématiques disent une vérité formelle mais une vérité formelle ne nous dit rien du réel pur, extérieur. Pour traiter cette question, nous pouvons revenir aux arguments utilisés par Laurent Lafforgue qui est des plus grands mathématiciens d’aujourd’hui et qui a rédigé un article expressément sur cette question: « les mathématiques sont-elles une langue? » Il commence par donner des raisons qui seraient plutôt des arguments pour le « Oui » mais il évoque ensuite trois points qui soutiennent la réponse négative: Il convient de dire en sens inverse que la métaphore des langues ne rend compte que partiellement de la nature des mathématiques: « 1) Tout d'abord, les mathématiques ne sont qu'à un faible degré une langue de communication: il est vrai que tout texte mathématique est susceptible d'être lu, c'est même sa destination finale, mais cette lecture est toujours laborieuse – autrement dit la communication mathématique est réelle mais lente et difficile – et surtout l'écriture mathématique est faite pour l'exploration. Le mathématicien écrit d'abord pour lui-même et pour la vérité. 2) D’autre part, les mathématiques sont moins une langue que la recherche d'une langue, et la remise sur le métier jamais lassée d'une version approchée, toujours raffinée et enrichie de cette langue idéale. Les mathématiques sont certainement une construction culturelle mais elles ne valent aux yeux des mathématiciens que dans la mesure exacte où elles sont “naturelles”, c'est-à-dire où tous leurs concepts, leurs notations et leur organisation donnent le sentiment brûlant de correspondre à la nature des choses dont les mathématiciens ressentent la réalité et la présence invisible. Le mathématicien prétend ne jamais rien inventer mais seulement découvrir et tirer du brouillard ce qui était voilé. 3) Nous arrivons par ce biais à la plus grande différence entre les mathématiques et les langues, c'est que les mathématiques se définissent avant tout par leurs objets. Etre mathématicien c'est étudier des objets bien précis qui se nomment la droite, le cercle, les nombres, les fonctions, les périodes, les symétries, les courbes, les surfaces, les groupes,....et c'est revenir inlassablement à certains objets essentiels. Les mathématiques traitent d'objets qui sont bel et bien réels et concrets aux yeux du mathématicien, des objets non pas qu'il aurait choisis par fantaisie mais qui se sont imposés à lui, des objets non pas formels mais formalisables au sens qu'une définition peut les saisir dans leur être.


Nous allons reprendre ces trois arguments:

  1. Laurent Lafforgue conteste le fait que les mathématiques soient une langue de communication. Autrement dit, le but des mathématiques est moins de se faire comprendre par les autres mais de progresser soi-même vers le vrai. Cet argument ne semble aucunement recevable pour la raison simple que si tel était bien le cas, les mathématiques du chercheur ne serait compréhensible que par ce chercheur. Laurent Lafforgue semble étonnamment faire comme si la force même de la science ne résidait pas fondamentalement dans la multiplicité et la rigueur des processus d’examen et de validation de la part de la communauté scientifique. Chacun sait à quel point il n’est pas évident de faire publier un article dans une revue scientifique authentique. Ce que veut signifier Laurent Lafforgue, c’est que les mathématiques sont une science de recherche, d’exploration qui permet aux mathématiciens d’étudier des dimensions, des niveaux de conceptualisation intégralement « nouveaux ». Toutefois, aussi élevés soient-ils, aussi éloignés soient-ils des niveaux de symbolisation et de raisonnement praticables par tout un chacun, ces nouvelles dimensions ne sont concevables que par un pour une pensée universelle. Ce n’est aucunement une question d’intention mais plus simplement de « forme », de structure. On ne voit pas comment les mathématiques pourraient s’écrire, se développer autrement qu’au fil de processus formels universalisables, compréhensibles, en droit, par tous.  Quel est ce « lui-même », dont parle Laurent Lafforgue? Peut-on le considérer de la même façon que le moi de l’artiste, celui de Picasso ou de Jean-Sébastien Bach? Même s’il convient de ne pas tenir pour rien les qualités d’intuition d’un mathématicien, c’est toujours dans le cadre d’une modalité de pensée transparente, symbolique, universelle qu’il travaille, alors que l’artiste n’a pas cette limitation. Le moi de tout mathématicien dans la pratique de son travail est celle d’un sujet transcendantal, au sens kantien. Le moi de l’artiste est complètement et exclusivement un moi empirique. Il n’existe pas d’affects mathématiques.
  2. En second point, Laurent Lafforgue affirme que les mathématiques sont moins une langue que la recherche d’une langue. Mais alors dans quelle langue s’effectue cette recherche sur la langue? Laurent Lafforgue a probablement raison de pointer la possibilité selon laquelle les mathématiques sont la recherche d’une langue parfaite mais alors elles ne seraient ni plus ni moins que ce que Jakobson appelle un métalangage, mais cela reste encore du langage et ne saurait se dérober à l’objection Nietzschéenne. Que la pratique des mathématiques donnent le sentiment brûlant de correspondre à la nature des choses n’est pas douteux mais il n’est rien ici qui échappe à ce que dit Nietzsche de la métaphorisation de la langue, c’est-à-dire du procédé d’analogie. Oui les mathématiques disent bien quelque chose de la nature même des éléments du réel, mais elles le dit en les transposant, donc en les transformant en autre chose que ce qu’ils sont, du fait même qu’ils soient. Les rapports et les propositions tenues en mathématiques sont effectives analogiquement mais jamais existentiellement, réellement. C’est exactement comme l’enfant à la bobine de Freud qui, une fois opérée la transposition de la mère à la bobine s’ouvre la voie de tout un univers maîtrisable, nommable, structurable par des opérations de symbolisation et de mise en relation, mais en même temps, ce n’est plus du réel pur dont il est ici question, c’est d’un monde humain, social, transposé, métaphorisé.
  3. Le dernier argument de Laurent Lafforgue est le plus fort et probablement celui qui nous intéresse le plus, tout simplement parce qu’il revient au tout premier critère que nous avons formulé de la vérité à savoir l’effet de contrainte. Le mathématicien travaille à partir d’objets qu’il ne s’est pas donné mais qui se sont imposés à lui: des fonctions, des symétries, des courbes, des surfaces, des figures, etc. Mais comment ne pas voir ici à l’oeuvre le travail de découpe linguistique par le biais duquel toute langue perçoit dans le réel les objets qu’elle ne peut saisir qu’à partir de ses propres catégories, qu’à partir de ses propres critères de distinction? Que le cercle s’impose comme tel à toute pensée considérant une figure dont tous les points sont à une distance égale du centre prouve-t-il pour autant que cette figure soit « donnée », qu’elle soit extérieure à la pensée qui la pense?  Qu’il y ait des cercles dans la nature n’est pas démontré, qu’il y ait des réalités que nous ne puissions, nous, percevoir que comme des cercles est évident, mais rien de cela ne s’oppose aux thèses de Nietzsche. 

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