vendredi 28 mai 2021

Cours HLP Groupe 1 et 2: "Communier, par l'oeuvre, avec le silence des bêtes" (Art et devenirs animaux)

    Avant d’envisager cette possibilité selon laquelle l’œuvre d’art serait finalement la possibilité pour l’homme d’explorer un silence d’une nature profondément asociale, voire inhumaine, il convient de justifier cette expression de silence des bêtes, telle qu’on la retrouve notamment dans le livre d’Elisabeth de Fontenay. Rejoindre le silence des bêtes quand on est homme, comment cela serait-il envisageable? Notons au passage l’embarras ou la pure et simple éradication de cette question dans les oeuvres de la plupart des philosophes "canoniques" (les grands "noms" de la philosophie, Nietzsche étant, comme d'habitude, à part, car lui évoque souvent l'animal). Il y a là un silence un peu gênant de la philosophie en général sur le silence des bêtes et sur ce qu’il porte. 

             


            Quand un blanc s’intercale dans une conversation ou dans une soirée, on a coutume dire « un ange passe ». Mais de la proximité ailée de quelle plume d’ange s’agit-il exactement ici ?  Nous portons toutes et tous au milieu de nos lèvres l’empreinte des anges, ce léger creux que dessinerait la trace d’un doigt angélique marquant à jamais nos vies d’un « Chut! » existentiel. Dans le film de Jaco Van Dormaël "Mister Nobody", il est suggéré poétiquement que ce sont les anges qui avant notre naissance auraient ainsi scellé notre bouche en provoquant l’oubli d’un savoir total, celui d’une connaissance universelle sans ombre, état d’omniscience qu’il ne convient pas aux existants de posséder et dans l’effacement duquel ils vont vivre leur petite vie (Mister Nobody ayant été, dans le film étrangement oublié, né sans l’empreinte des anges). 
 

Toucher du doigt cette empreinte, c’est métaphoriquement, en suivant le fil de cette image, percevoir ce que nous devrions au silence dans notre condition de vivant et c’est cette dette étrange contractée à l'égard d'un silence omniscient, jamais vraiment exploré que j’ai envie dans cet article d’effleurer, mais non pas poétiquement (parce que je n’en ai pas les moyens) mais philosophiquement (même si je n’en ai pas les moyens non plus!). Le silence des bêtes a largement de quoi nous interroger, pour peu que l’on fasse preuve d’un minimum de curiosité, celle là même qui étrangement a un peu manqué à Descartes.

 


Nous pouvons la conforter par trois observations:

 
1) En premier lieu, la fascination de la mythologie pour les « métissages » et la tératologie mi humaine mi animale: la sphinge notamment. Si le présupposé d’une obscurité et d’une altérité radicale de l’animal à l’homme avait prévalu dans la pensée des hommes, comment rendre compte de cette constante et de cet universalisme de la mixité homme/animal dans toutes les mythologies: des Dieux-animaux de  l’Egypte ancienne jusqu’aux récits de la Grèce antique. Le mythe d’Oedipe est particulièrement profond de ce point de vue car la sphinge dont tout le monde pense qu’elle a été vaincue par le perspicace déchiffreur d’énigmes qu’est Oedipe est aussi celle dont la défaite précipite le héros dans la couche de sa propre mère, le plongeant dans le trouble le plus haï et le tabou le plus déshumanisant que l’on puisse se représenter. La sphinge est l’image tératologique de la grande confusion des genres et des règnes. En triomphant apparemment d’elle, Oedipe deviendra roi de Thèbes et épousera sa propre mère. Il bat la monstruosité du vivant mais pour se jeter tête la première dans la monstruosité la plus honnie par les  hommes socialisés: l'inceste.
2) L’exactitude du positionnement des animaux dans le vivant: Il existe sans aucun doute possible, un art des postures animales grâce auquel leurs attitudes manifestent une parfaite  synchronicité avec le présent. Le détachement de la silhouette d’un héron au bord d’un étang, le mouvement du chat faisant sa toilette, ou celui de la panthère des neiges partant à la chasse contrastent singulièrement et artistiquement avec la dépense inutile des bavardages médiatiques des humains et leur incroyable propension à l’échec de se mêler à quelque décor que ce soit.  Les humains « font tâche » dans tout milieu naturel parce qu’ils ne s’y intègrent pas, parce qu’ils ne vivent pas au présent. Dans le silence des bêtes, il semble que l’exactitude posturale est assez parfaite pour que rien ne soit à rajouter et l’agitation humaine cache mal de ce point de vue le mal être dont il souffre comme cet invité qui ne sait pas quoi faire dans une fête où il ne trouve pas sa place et, de guerre lasse, se rabat sur l'alcool, l'hybris, la démesure (qui sait si tous les maux de l'humanité: du génocide aux guerres de religion en passant par les catastrophes humanitaires ne trouvent pas dans ce désoeuvrement alcoolisé leur commune origine). L’homme est peut-être cet être étrange qui s’est inventé tout un « savoir faire" de ne pas savoir que faire, ni devenir (j'en veux pour preuve ce "qu'est-ce que tu deviens?" étrange avec lequel nous lançons certaines de nos conversations). L’animal lui est en totale adéquation avec cette donne existentielle de tout instant présent.
3) Il y a enfin ces regards de tous ces animaux qui nous fixent dans les yeux et cela alors même qu’ils ne se situent pas à l’horizontale de ces yeux. Pourquoi là et pas ailleurs? Pourquoi cette sorte de reconnaissance que c’est bien là, dans ce regard d’homme à homme que, contre toute attente, l’animal situe et braque le rayon de sa reconnaissance visuelle? Cela ne peut pas être, contrairement à ce qu’affirme Emmanuel Lévinas du face à face des visages humains, une sorte d’élévation spirituelle vers Dieu, ou la sainteté ou une quelconque transcendance, précisément parce que toutes les analyses de Lévinas reposent en fin de compte sur la capacité des visages à envoyer du sens indécryptable, excédant la capacité de l’autre à enfermer le visage dans une signification. Ici dans la reconnaissance comme intériorité d’une intériorité de l’animal, ce n’est plus de sens dont il question mais purement de signe. L’animal nous fait signe à partir d’une intériorité sans signification. En parfait contrepoint, ce n’est pas le clin d’oeil complice et plein de sous entendus du raciste ou du sexiste qui essaie de forcer l’ouverture à un terrain bien connu, jusqu’à la nausée: « allez vous savez bien de quoi je veux parler? Hein? On le sait tous! Pas vrai? » La mécanique usée jusqu’à la trame de ces œillades complices, dégoulinantes d’humanité crasse, est aussi veule et bien huilée que sont sèches, arides, simples et dépouillées, incroyablement DIGNES les postures animales et leur aplomb.
Les animaux sont « juste là » et dans cette justesse s’exprime la justice, mais une justice immanente, la justice d’une pure présence. L’animal nous fait signe par ce regard qui cherche et trouve le notre, mais ce signe ne vise ni à créer de la complicité ni à exprimer quoi que ce soit. C’est un signe qui ne prend pas son sens d’un système de signes, tout simplement parce qu’il n’a pas de sens, parce qu’il n’exprime rien mais qu’il se contente de libérer un affect et qu’à cet hauteur là lui et moi nous nous trouvons. On pourrait dire que ce regard fait signe d’un fond de silence commun, d'une résonance intérieure purement et sauvagement chorale, peut-être celle-là même que le doigt des anges a scellé sur nos lèvres. Ces signes des animaux portent en eux l’autarcie d’une tranquille assurance, exactement comme ces anciennes connaissances qui réapparaissent dans la trame de notre quotidien en nous faisant ce que l’on appelle « signe de vie ». C’est très exactement cela un regard animal: un signe de vie qui ne dit rien à moins de considérer que signaler notre présence est « un message ». Mais ce qui est faux, c’est de considérer que l’animal nous parle à nous. C’est davantage « un choeur » de voix, un « faire signe » sans destinataire, un chant à plusieurs voix (une incroyable meute de voix), une invitation donc, mais à se joindre au choeur, pas à comprendre le chant qui, de toute façon, n’a aucune signification, pas davantage qu’une œuvre d’Art.

« Une œuvre d’art n’est ni achevée, ni inachevée. Elle est. Ce qu’elle dit, c’est exclusivement cela: qu’elle est et rien de plus. Quiconque veut lui faire dire autre chose que cela ne dit rien. »  - Maurice Blanchot. Peut-être nous est-il ainsi donné de réaliser enfin l’insoupçonnable sagesse commune aux animaux et aux artistes: celle d’êtres vivants suffisamment en phase avec la vie pour ne plus en gâter la saveur pas des « discours », c’est-à-dire par l’émission de discursivités (discontinuités) au coeur même de l’expérience la plus évidente et la moins réfutable de la « cursivité » (continuité) du réel, de la continuité sans faille ni pause d’une dynamique de libération d’affects qui ne s’éteint jamais.
        Ce qu’il convient de distinguer ici est la production de signes issus d’un système d’un signes revêtant un sens horizontal, communautaire (donc des mots mais pas seulement: des codes aussi)  et l’émission de signaux/affects explorant des zones de voisinage extrêmement troubles entre toutes les composantes dynamiques formant  au sein d’une dimension qui est celle de la durée, un « chœur ».
         
L’image du chœur peut ici seulement sembler poétique alors que ce n’est pas le cas. Un exemple peut être évoqué qui donnera une très juste idée de ce qu’il faut entendre par Choeur, c’est celui de « la plainte de la personne âgée », mais plus généralement de la plainte en général, de la beauté de la plainte pure, qui se plaint sans nourrir le moindre espoir d’être secourue (parce qu’il n’y pas de secours possible face à la mort). Envisageons la possibilité que ces plaintes de personnes de grand âge n’attendent rien, qu’elle soient des formes de chants, un peu comme le chant de mort des très vieux Indiens et peut-être accéderons nous « enfin » à la compréhension de leur récurrence, de leur rythme, de leurs  modulations. Toutes les personnes âgées ne se plaignent pas pour attirer notre attention mais pour participer à « ce choeur » qui n’excluent personne, pas davantage les hommes que les animaux que les paysages que les climats, les ouragans, les heures, etc. Il est possible que tout le monde finalement interprète comme une peur de la mort ces plaintes qui en réalité ne sont que des chants célébrant la vie, et cela pourrait être le sens profond de la célèbre citation de Spinoza: « la sagesse n’est pas une méditation de la mort mais une méditation de la vie. » De quoi ce silence choral  (il convient ici d’entendre silence de sens) est-il habité, donc? D’affects, de lignes d’affects, qu’il convient vraiment de ne pas confondre avec de « l’affectif » ou du « pathétique » parce que rien n’est plus sobre, affiné, juste, c’est-à-dire moins démonstratif et sophistiqué que cette ligne là comme ces dessins empreints de la philosophie zen dans lesquelles un trait s’affine et s'amenuise jusqu’à se confondre avec le vide.

          Il reste à clarifier un peu la nature exacte de ces affects. Leur maillage et leur intrication constituent probablement le fond ultime de toute relation dans le réel et donc de toute réalité, de la continuité même du réel, de cette texture à laquelle on parvient quand on est parvenu à se dépouiller de tout ce qui n’est qu’artificiel, apparences, sous entendus.  Nous avons tous constaté en effet, à quel point des silences entre personnes pouvaient être signifiants, mais précisément ils ne sont signifiants qu’en tant qu’ils sont porteurs de mots qui ne sont pas dits et qui acquièrent précisément du fait de ne pas avoir été dits plus de puissance d’impact. D’avoir été retenu, un mot prend étrangement parfois plus de puissance. C’est incontestable, mais parfois dangereux, parce qu’à l’origine de malentendus possibles. Les affects désignent une qualité de silence encore plus profonde que celle ci. C’est un silence vide de mots, vide de ces signes qui ne se comprennent qu’au sein d’un système, ce ne sont pas des signes englobants ou compréhensibles exclusivement par le biais d’un mouvement de fermeture, ce sont au contraire des signes porteurs de l’intuition de ce que l’on pourrait appeler "un ensemble ouvert".
          
Pour bien saisir de quoi il est ici question on peut utiliser cette remarque de Gilles Deleuze dans « logique de la sensation »: « La force est en rapport étroit avec la sensation: il faut qu’une force s’exerce sur un corps c’est-à-dire sur un endroit de l’onde, pour qu’il y ait sensation, ce n’est pourtant pas elle qui est sentie. Comment la sensation pourra-t-elle suffisamment se retourner sur elle-même pour faire sentir des forces insensibles et s’élever jusqu’à ses propres conditions? C(‘est ainsi que la musique doit rendre sonores des forces insonores et la peinture visibles des forces invisibles…Par exemple le cri, comment le peindre? »
        Par force, il faut entendre la lumière, le son, la température, des forces physiques, élémentaires. Par sensation, on peut entendre « affects ». L’artiste et l’animal sont avant tout des corps. Il faut que la lumière, par exemple,  s’exerce sur un corps pour qu’il y ait des affects lumineux. Mais l’affect de la lumière n’est pas la lumière. Comment le corps pourra-t-il suffisamment libérer les affects de la lumière pour que cette lumière invisible devient visible et qu’enfin nous réalisions que nous sommes d’abord et avant tout des corps exposés à la puissance des forces et libérant, dans le feu même de cette exposition, des affects? Par l’œuvre (ici la peinture) pour l’artiste, par les signaux pour les animaux mais les oeuvres aussi sont des signaux et les signaux sont des oeuvres. Ce qui réunit ainsi les oeuvres et les signaux, c’est leur parfaite gratuité, verticalité. Dans les deux cas des affects sont libérés dans l’épreuve que nous faisons de notre immersion dans un chaos de forces naturelles et dans notre consentement à cette immersion. Ce consentement c’est ce qui compose le chœur, dans un sens qui n’est pas du tout poétique mais simplement et vraiment littéral. On ne peut pas faire plus littéral dans notre rapport au monde. Venir au monde c’est exactement cela: se joindre au choeur, c'est-à-dire résister à l'enfermement dans le second ventre de la langue maternelle, contredire Alain et affirmer que nous naissons dans" un monde de choses", mais plutôt de forces (physiques) avant de naître dans "un monde de signes". 
        Le philosophe exprime bien "une" vérité puisque de fait notre mère nous entoure de son affection et nous gratifie d’un sens que nous n’avons pourtant pas voulu donner à notre premier cri, mais que cette venue au "monde" soit pour autant à jamais interdite du fait de ce court-circuitage initial, c’est exactement ce que contredisent chez l’homme l’effectuation des oeuvres et chez les animaux la production de signaux (notamment de signaux de pistage cf Baptiste Morizot). Qu’il soit donc possible d’aborder notre venue au monde, non pas en lui donnant le sens d’un message communicable aux autres humains de notre communauté mais dans le silence d’une pure gratuité de célébration du monde, c’est ce dont les oeuvres humaines et les signaux animaux font communément « signe ». Dans ce « communément »  rien ne s’effectue d’autre  que le choeur d’un silence habité d’affects au fil duquel des êtres expérimentent leurs affinités par le croisement de leurs devenirs (durée). Ce n’est pas la revanche de la sphinge, c’est le chant choral de son invulnérabilité.




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