mardi 18 mai 2021

Cours en distanciel du 19/05/2021 Terminale 1 de 8h00 à 10h00 (EMC inclus) Terminale 3 de 10h08 à 12h00

        


Déjà donc on pourrait dire que Nietzsche et Foucault contribuent à déplacer le curseur de la question de la vérité, laquelle ne réside pas dans le problème consistant à savoir ce qui est vrai par opposition à ce qui est faux mais plutôt à s’interroger sur les critères changeants au gré duquel des propositions sont admises comme « vraies ». Il existe ainsi des « régimes de vérité », selon l’expression de Foucault.

        Dans « Dits et écrits 2 », nous pouvons lire une analyse très claire et très synthétique sur les régimes de vérité fonctionnant à notre époque, disons à la fin du 20e siècle:        

          « Dans les sociétés comme les nôtres, l’« économie politique » de la vérité est caractérisée par cinq traits historiquement importants :
- la « vérité » est centrée sur la forme du discours scientifique et sur les institutions qui le produisent
- elle est soumise à une constante incitation économique et politique (besoin de vérité tant pour la production économique que pour le pouvoir politique)
- elle est l’objet, sous des formes diverses, d’une immense diffusion et consommation (elle circule dans des appareils d’éducation ou d’informations dont l’étendue est relativement large dans le corps social, malgré certaines limitations strictes)
- elle est produite et transmise sous le contrôle non pas exclusif mais dominant de quelques grands appareils politiques ou économiques (Université, armée, écriture, médias)
- enfin, elle est l’enjeu de tout un débat politique et de tout un affrontement social (luttes « idéologiques »). »

         Il convient de reprendre chacun de ces traits précisément. Foucault souligne cinq caractéristiques modernes définissant la puissance et l’effet des régimes de vérité fonctionnant à son époque:
1) Le régime scientifique de vérité est dominant
2) Les orientations et les débats politiques, économiques sont fondés sur le critère de vérité (vérité des chiffres et de la parole politique)
3) La vérité est banalisée, soumise à ce que l’on pourrait appeler une « consommation  et diffusion de  masse » du fait de l’augmentation considérable des moyens de communication
4) Elle est confisquée par des appareils d’autorité politique, militaire, éducatif, culturel
5) Elle est disputée. Les luttes sociales et politiques s’effectuent sur ce terrain là.
        
          

(Il serait vraiment intéressant et fructueux que nous, en 2021, nous efforcions de réfléchir à ces cinq caractéristiques, soit finalement 50 ans après qu’elles aient été écrites. Ainsi la 3e semble avoir pris une amplitude considérable au point d’ailleurs de faire de l’ombre à d’autres comme la 4 et la 5. La vérité est tellement banalisée et diffusée qu’elle devient l’objet d’une forme de marchandisation, de privatisation. La vérité passe du domaine public à une petite affaire privée dont tout le monde parle, dans une indifférence globale sur les réseaux sociaux. D’autre part, le passage de Donald Trump à la Maison Blanche a réalisé des bouleversements intéressants par rapport à la 4e caractéristique décrite par Michel Foucault, à savoir qu’un président D’État a clairement décrédibilisé l’autorité journalistique. On mesure bien ainsi à quel point les régimes de vérité peuvent être soumis à des variations en fonction des époques et des epistémès. Poser ainsi qu’il existe des vérités alternatives sur des faits pourtant posés est une thèse qu’aucun président n’aurait pu défendre avant Donald Trump. On peut également s’interroger sur tout ce que la pandémie a provoqué comme effets dommageables à la 4e caractéristique)
        De fait, la nature des travaux de Michel Foucault s’est portée vers un régime de vérité particulier qui est celui de l’aveu ou du "dire la vérité sur soi » avec tout ce que le christianisme a changé dans ce régime de vérité là (la confession). Il décrira lui même cette orientation de ces recherches de la façon suivante: « étudier la manière dont le sujet fait l’expérience de lui-même dans un jeu de vérité où il a rapport à soi. » en d’autres termes, Foucault s’interroge sur l’effet de contrainte d’une authentique présence à soi au sein même d’une registre de vérité dont la règle est de se rapporter à soi-même. » Jusqu’à quel point peut-on être la vérité qu’on dit sur soi ? Tout cela l’a conduit vers la fin de sa vie à se porter vers la «  parrhèsia » des grecs.  
        « Parrhêsia, étymologiquement, c’est le fait de tout dire (franchise, ouverture de parole, ouverture d’esprit, ouverture de langage, liberté de parole). Les Latins traduisent en général parrhêsia par libertas. C’est l’ouverture qui fait qu’on dit, qu’on dit ce qu’on a à dire, qu’on dit ce qu’on a envie de dire, qu’on dit ce qu’on pense pouvoir dire, parce que c’est nécessaire, parce que c’est utile, parce que c’est vrai. »
        Finalement, Foucault se porte ainsi vers un régime de vérité très particulier, l’un des rares à  pouvoir complètement contrarier, avec une certaine pertinence l’impératif moral kantien de dire la vérité quelle que soit la situation. En effet, nous pourrions reformuler le « dire vrai » de la parrhèsia en posant qu’il n’est plus question dans le cadre d’une vérité dont il serait posé qu’elle est celle d’un aveu que l’on fait de soi-même sur soi-même de « dire la vérité que l’on est mais d’être la vérité que l’on dit ». Dés lors, devant les futurs assassins de mon ami réfugié chez moi à leur insu, je n’ai pas à les informer de la situation qui « est » mais à être la vérité d’un discours qui ment sciemment, volontairement, « politiquement ». Ce dernier adverbe peut d’ailleurs ouvrir une voie tout à fait viable à la notion même de mensonge politique dés lors qu’il revient en fait à faire advenir une réalité inexistante au moment et à l’endroit où on l’énonce. Je suis la vérité d’un ami hors de chez moi, non pas qu’elle soit conforme à ce qui est mais je la fais advenir comme un « projet », comme la vérité que je porte en elle-même parce que c’est celle que je « veux », tout comme un politicien défendant l’Europe ou la décroissance « ment » si l’on se réfère à "ce qui est" mais profère (au sens étymologique: porter devant) si l’on s’accorde à poser l’existence d’un régime parrhèsiastique de vérité politique.
        Il existe bien ici un effet de contrainte mais il vient d’une réalité que l’on ne peut pas taire, d’une révélation ou d’une évidence que l’on ne peut pas ne pas exprimer. C’est comme un secret dont la justesse semble suffisamment hors de doute pour que l’on puisse continuer à le taire. Mais toute la question est de savoir si la différence de nature entre ces deux extériorités qui produisent ces deux effets de contrainte différents, à savoir celui de la cohérence d’un énoncé scientifique ou d’une expérimentation et celui de la parrhèsia définissent simplement deux régimes de vérité différents ou bien si l’un est plus pertinent que l’autre.
  


4) L’auto-indexation de la vérité par la science
        En un sens, toute la question est de savoir si la pratique scientifique peut ou pas résister à la critique de Michel Foucault lorsqu’il évoque « le régime scientifique d’auto-indexation du vrai ».  L’homme croit aujourd’hui en la science comme il croyait auparavant en la religion et évidemment le « comme » pose question, puisque il ne s’agit là, comme Michel Foucault nous l’a fait réaliser que de deux régimes de vérité différents dans leur nature même. Ce « comme » pointe  donc une comparaison quantitative mais pas qualitative. Lorsque Nietzsche affirme que « Dieu est mort », c’est exactement à cette passation de repères qu’il fait référence. Nous substituons un régime dominant de vérité à un autre mais ne s’agit-il vraiment que de ça?
        Pour répondre à cette question, il importe d’abord de définir la science. A quoi reconnaît-on d’une proposition ou d’un discours qu’il est scientifique?


1) Il est parfaitement rigoureux en lui-même. Il « se tient » pourrait-on dire vulgairement. C’est exactement ici le critère de la vérité formelle que nous retrouvons. Aucune thèse ne peut prétendre à un certain degré de scientificité s’il n’est pas animé par un esprit interne de cohésion logique entre toutes les propositions qui le constituent. Il n’y a pas de contradiction possible entre ces prémisses (ces postulats, ou ces principes) et ses conclusions. C’est le critère de cohérence interne (formel)


2) Il rend compte de la réalité. A cette cohérence interne qui la définit, une proposition scientifique doit rajouter le fait de s’accorder avec les faits tels qu’ils sont. C’est le critère de conformité extérieure.


3) Les propositions scientifiques, en tant qu’elles ne se conçoivent que sur le mode du général et non celui du particulier sont des « lois ». Ce qui les rend conformes à la nature c’est qu’elles formulent les lois qui s’y exercent. Par conséquent elles sont à même de prévoir les phénomènes. C’est le critère prédictif

4) Il existe un principe d’économie à l’oeuvre dans toute recherche de formulation de l’explication des faits. Cela signifie que moins on se trouve en situation de multiplier les présupposés à même d’expliquer des phénomènes plus on se rapproche de la pureté, de la simplicité d’une loi. On parle ainsi du « rasoir d’Ockham » du nom de Guillaume d’Ockham qui formalisa le premier ce principe. Un scientifique exprime avec rigueur une nécessité à l’oeuvre dans le réel ou dans la pensée. Cette nécessité sera d’autant plus irrécusable qu’elle sera moins soumises à des conditions de départ. On parle donc du principe d’économie (on peut parler d’une forme d’élégance).


5) Enfin le dernier critère est celui qui fut formulé par Karl Popper: une thèse est scientifique quand elle s’énonce dans une forme qui peut faire l’objet d’un test. Ce qu’un scientifique avance est non seulement une thèse formellement pertinente et cohérente mais aussi expérimentée, c’est-à-dire testée, sachant qu’aucune expérience ne prouvera jamais l’entière fiabilité d’une théorie. C’est donc moins le fait qu’elle ait été prouvée (et même pas du tout) qui fait la scientificité d’une thèse que le fait qu’on puisse la tester, ce que Popper appelle sa falsifiabilité.

  



            Il faut donc référer cette définition de la science à la situation actuelle et à ce que Michel Foucault appelle « le régime scientifique d’auto-indexation du vrai », c’est-à-dire, en termes plus simples, au fait qu’aujourd’hui, nous avons tendance à n’adhérer en toute dernière instance à une proposition que pour autant qu’elle est scientifique. Cela suppose une forme d’émancipation à l’égard de toute autorité politique ou religieuse et également une forme de désenchantement. Il est tout à fait pertinent de définir l’esprit de la science comme celui d’un scepticisme rigoureux et organisé. Une proposition est vraie quand elle s’impose à moi avec un degré d’évidence tel qu’il coupe court à toute spéculation, à toute divagation imaginaire, rêveuse, onirique, artistique. Quand on a le sentiment qu’une théorie est trop belle pour être vraie, c’est probablement qu’elle est fausse, c’est-à-dire que l’on n’a pas su retenir, contenir notre faculté d’espérance ou d’idéalisation du réel et que du coup, on s’imagine une réalité fausse mais arrangeante. La science jouit ainsi d’une réputation de rabat-joie qui dit la vérité (un peu comme Cassandre) . Ce qu’elle énonce est tellement dépouillé d’affects, d’imagination, de rêve, de joie porteuse que c’est vrai parce que désenchanteur. Nous revenons à ce qui a été évoqué au début: la science a la réputation de dire la vérité parce que finalement un savant ne dit jamais ce qu’il pense mais toujours ce qu’il ne peut pas ne pas penser parce que le résultat d’une équation n’est pas du tout ce que celle ou celui qui la calcule pense de l’opération qu’on lui propose mais exactement ce qu’il ne peut pas ne pas en conclure, une fois compris l’énoncé de l’équation.
            Cette vision de la science n’est absolument pas pertinente et la plupart des scientifiques sont les premiers à la contester notamment parce que l’imagination, la conception, l’esprit d’initiative et de conjecture (hypothèses) sont beaucoup plus importants que ne le croit l’opinion dans toute démarche scientifique. Mais avant d’argumenter dans ce sens, c’est-à-dire de démontrer que l’imagination est peut-être, contre toute attente, une faculté que le scientifique utilise davantage que l’artiste, il convient d’étayer cette conception de la science comme porteuse de « désenchantement ». Ce terme est celui qu’a utilisé le sociologue Max Weber pour exprimer en d’autres termes cette passation d‘autorités de la religion, la magie et la superstition à la science et au rationalisme. On remarquera ainsi dans la citation suivante à quel point le critère décisif de l’esprit scientifique est défini comme étant celui du prédictif:
         
    “‘L’intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient donc nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons qu’à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu’il n’existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde. Il ne s’agit plus pour nous, comme pour le sauvage qui croit à l’existence de ces puissances, de faire appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les esprits ou de les implorer mais de recourir à la technique et à la prévision”

Questions (facultatives)

1) Si nous acceptons ce processus de Michel Foucault qui consiste à faire la généalogie de la notion de vérité, que peut-on en dire par rapport à notre présent, en 2021?  

2) Que veut dire Foucault quand il parle de "régime scientifique d'auto-indexation du vrai"?

3) Formulez, avec vos mots, les cinq critères qui définissent la scientificité d'une théorie. 

4) Pourquoi peut-on dire de la citation de Max Weber qu'elle affirme exactement le contraire de la thèse défendue par Bergson dans le texte proposé pour le dernier DM de philosophie?

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