mardi 25 mai 2021

Le Bonheur et l'Attente

 




                Nous n’attendons rien d’autre de la vie que le bonheur de la vivre. Mais derrière ce terme se dissimulent de nombreuses ambiguïtés car il ne semble pas que nous puissions appliquer au bonheur la même modalité d’acquisition que celle que nous avons l’habitude d’utiliser quand nous nous efforçons d’acquérir un objet ou de mener à bien un projet. Nous ne discernons pas la possibilité d’imposer au bonheur les contours stricts d’un objet ou d’une situation que nous pourrions considérer comme la clé de notre satisfaction perpétuelle. Telle expérience qui m’a ravie hier me dégoûte aujourd’hui. Etre heureux ne dépend pas d’un objet ou d’une situation mais de la capacité qui est « nôtre » de nous en satisfaire ou pas. Il n’est donc pas question d’être heureux de vivre telle ou telle expérience mais de se rendre heureux à l’occasion de tel ou tel événement. Finalement c’est tout le sens de la distinction entre être et avoir : le bonheur ne réside pas dans l’objet ou la situation que l’on « a », mais dans le contentement que l’on éprouve d’être celle ou celui que l’on est.  
Tout bonheur désigne donc une jouissance mais contrairement au plaisir ,dont la satisfaction est provoquée par un bien, une situation ou une action extérieure, le bonheur manifeste une capacité du sujet à se rendre heureux à l’occasion de…n’importe quoi. Le bonheur n’est pas causé, ni provoqué, ni stimulé. On peut avoir tout pour être heureux : de l’argent, de la sécurité, des amis, une bonne santé, etc, sans l’être, précisément parce que rien du bonheur ne peut se stimuler « de l’extérieur » du sujet. 

 


            Mais alors comment l’atteindre sans le provoquer ? Comment pouvons nous tendre vers un état dont on sait par ailleurs que ce n’est pas en le stimulant, en s’efforçant de le créer qu’on en jouira ? Comment faire advenir ce dont on perçoit confusément qu’on ne peut l’obtenir que de son propre mouvement mais qu’en même temps ce mouvement ne peut pas être celui d’une « acquisition », d’un bien extérieur qu’on obtient en y mettant les moyens? Ne serait-il pas logique de patienter, de renoncer simplement à tout effort de quête en vue d’être heureux…. pour l’être en effet, comme une personne qui se satisferait paradoxalement d’autant plus d’être aimée qu’elle n’attendrait rien, mais vraiment rien, de son aventure sentimentale?
«  Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes » a écrit Aragon dans « le roman inachevé », parce que plus on en parle, plus on l’envisage et moins on en jouit, mais en même temps, on ne voit absolument pas ce que nous nous pourrions nous souhaiter d’autre à nous-même, ce qu’il y d‘autre à espérer de la vie que ça: une vie heureuse.
       
L’étymologie du terme nous conforte entièrement dans cette ambiguïté, autant dire qu’elle ne nous conforte pas du tout: « Bon »  « heur ». Heur vient du latin « augurium » qui signifie signe prémonitoire, de bon augure, comme si le bonheur consistait davantage dans la prédisposition à un état qu’en un « état », à proprement parler, comme s’il existait une disponibilité au bonheur qui, en fait, ferait tout le bonheur, comme si le bonheur, loin d’être une chose, une situation, une réalité, était plutôt une certaine qualité d’attention portée à la vie comme elle va, aux affaires courantes, comme on dit, à ce que l’on appelle, avec une expression digne de notre intérêt: « la propension des choses ». Nous attendons que le bonheur arrive, mais il n’arrive jamais parce que nous attendons qu’un évènement soit heureux, qu’il s’impose à nous comme un moment différent de ceux qui le précèdent, bref qu’il fasse rupture avec la grisaille monotone de notre quotidien. Mais nous nous laissons berner par l’exceptionnalité supposée de cet idéal, par l’illusion d’un avenir heureux alors que le bonheur désigne peut-être cette disposition lucide au fil de laquelle rien jamais ne fait rupture, rien n’est dés lors à attendre parce que rien n’arrive jamais mais que tout DEVIENT toujours. Nous voulons le bonheur dans l’avenir alors qu’il n’est rien, mais absolument rien à attendre d’autre de la vie que de jouir de ce qu’elle est, et elle n’est rien d’autre que ce « devenir soi » incessamment à l’œuvre en chacun de ses instants. Exister est un processus qui ne débouche sur rien si par « quelque chose », on entend un état nouveau, une aventure nouvelle, un changement, une rupture, une réalité, n’ayant aucun rapport avec ce qui précède, tout simplement parce qu’en fait rien de nouveau ne s’effectue jamais mais en même temps tout à chaque instant est en train de devenir différent, de différer.

       

Nous comprenons ainsi le sens profond de l’étymologie du mot bonheur: nous ne vivons que des instants de bonheur en ce sens qu’il n’est aucun moment de notre vie qui soit autre chose que des signes de bon augure. Imaginons une personne « ravie », un sourire de béatitude plaqué sur le visage qui dirait de tout évènement de sa vie, y compris les pires, les échecs, les décès de proches, les maladies qu’ils sont de « bon augure ». Nous penserions qu’il est idiot, qu’il est, au sens propre « un imbécile heureux ». Nous n’envisagerions alors pas une minute qu’en réalité il veut signifier que les évènements ne sont pas des blocs d’espace-temps séparés « du reste », que c’est par le biais d’une erreur de perspective totale que nous disons qu’il nous est arrivé des choses parce qu’en réalité les choses ne sont que leur propension et cette propension n’est pas discontinue, n’est pas divisible, en moments de joie ou de peine mais qu’elle est au contraire cette dynamique continue dans laquelle déjà ma joie est en train de devenir peine et ma peine joie et qu’en ce sens, il n’est en effet rien qui ne soit de « bon augure », non pas que quelque chose d’heureux m’attende mais parce qu’il est heureux que je saisisse le fin mot de cette attente et tous les « évènements », en réalité m’y « invitent ».   Il n’y a à vivre que le bon augure des signes parce que notre existence entière se consume dans le fil de cette interprétation dont il ne dépend que de moi même de faire en sorte qu’elle soit heureuse.
     

Le bon augure désigne aussi « le bon angle », la bonne perspective, l’approche juste du temps, lequel consiste en fait dans le mouvement continu d’un devenir et aucunement dans la succession d’instants distincts, hétérogènes, autres. Il nous faut saisir le sens profond de cette affirmation Gilles Deleuze lorsqu’il écrit qu’Autrui est l’expression d’un monde possible, cela sous-entend aussi qu’il est l’effectuation d’un devenir réel.  Le visage souriant d’autrui est la promesse d’un monde souriant possible. Son visage terrifié celle d’un monde terrifiant à venir, mais en réalité, souterrainement à cette rencontre d’autrui, des affects ont déjà été échangés, affects puissants, déterminants  au fil desquels déjà sont en train de se tisser la nature profonde de cette mise en présence, affects à la hauteur desquels il est moins question de rencontrer autrui que de devenir, mais devenir quoi? Une zone de voisinage d’affects au fil desquels vont petit à petit jaillir des infinitifs: haïr, aimer, se défier, se confondre, jouir souffrir, etc. Le bon augure ne signifie rien de moins que de se rendre attentif à ce « sous texte » perpétuel de nos rencontres et d’oeuvrer afin que les passions joyeuses l’emportent sur les passions tristes. C’est alors que nous comprenons parfaitement pourquoi Spinoza ne parle jamais de bonheur, mais de joie. C’est que tout finalement se situe dans cette dimension souterraine au coeur de laquelle il s’agit de se rendre disponible à la production d’affects de joie parce que tout se situe « là ».
   

Faut-il attendre le bonheur, donc? Non mais il faut s’attendre à être heureux pour le devenir parce que le bonheur n’est rien d’autre que cette prédisposition au fil de laquelle on ne l’EST jamais mais on le DEVIENT toujours. Cette perspective est d’autant moins désespérante qu’en réalité, nous pourrions en dire autant de tout état. L’étymologie du verbe attendre, ad tendere en latin: « tendre vers » est ici encore lumineuse. Le bonheur est une qualité d’attention à la propension des choses, c’est-à-dire à la réalisation d’un incessant et inarrêtable « devenir » et pas du tout un évènement qui surgirait dans notre vie. Rien ne surgit jamais. C’est exactement ce que John Marcher saisit sur la tombe de May Bartram dans la nouvelle de Henry James: « la bête dans la jungle ».




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