jeudi 20 mai 2021

Cours en distanciel du 21/05/2021 de 13h25 à 15h20 - Terminale HLP groupe 1

    


Cette réponse à la question qui nous occupe dans la troisième partie, à savoir celle de savoir si l’homme peut sortir du cycle infernal du Deinos, peut sembler ici irréaliste et complètement impraticable, utopique, c’est-à-dire privé de lieu d’être, au sens littéral.
        Pourtant elle consiste purement et simplement à prendre l’expression « venir au monde » au pied de la lettre. Nous ne venons pas au monde mais toujours au signe, parce que nous nous trouvons embarqués par la mère, la mère génétique d’abord et la mère linguistique ensuite.  « Revenons au monde » serait donc plus juste même si rien n’est clair dans ce suffixe de la réitération « re », précisément parce que ce n‘est pas de réitération dont il serait ici question, mais peut-être d’un redoublement d’attention, d’intensité, celui là même que nous retrouvons dans le même suffixe au verbe re-cueillir.  Revenons à la littéralité non linguistique de ce que venir au monde « est » vraiment.
        Le détour par Henri Bergson peut ici nous faire mieux comprendre ce que ce revenir au monde recouvre comme expérience (celle de la durée évidemment). Aussi déterminés, voire prédéterminés que nous puissions être par cette langue maternelle qui nous prédispose non seulement au sens mais aussi à un pré-découpage des sensations et conséquemment des choses, des êtres, des sensations, des pensées, des concepts, etc. quelque chose en nous n’est pas entièrement dupe: ça ne peut pas être aussi simple que ça, que passer gentiment d’un sentiment à un autre, de la rencontre d’une personne à une autre, d’une qualité de matière à une autre, d’une texture à une autre, d’un genre à l’autre, d’un règne à l’autre, etc. Il y a dans cette insinuation arbitraire et autoritaire de la langue quelque chose de l’ordre de la simplification, de la caricature. La mère engage son enfant dans une voie sécurisée qui lui assurera, s’il la suit bien, la réussite sociale, une forme d’intelligence indiscutable et indiscutée, la reconnaissance voire la soumission de ses semblables, etc. Mais en même temps, tout cela repose sur un mensonge initial, humain, voire humanisant et ce mensonge est le suivant: il y a hétérogénéité de nos flux de pensées et d’affects. De cette croyance en cette hétérogénéité induite par le principe même de la langue, tout s’édifie: nos relations, nos vies, nos envies s’organisent et se classent, comme les bons petits soldats d’une armée vouée à gravir les échelons, à connaître des expériences, à reconnaître des personnes « autres », à choisir une carrière, à avoir éventuellement des enfants, etc.
           

              Pourtant quiconque fait preuve d’un minimum d’attention perçoit bien que cette affirmation de la distinction des êtres, des sentiments, des expériences, des moments est totalement fausse. Des philosophes aussi précieux que Kant évoque à cet effet la « chose en soi », le Noumène, mais il l’évoque comme une expérience impossible à faire, ce qui n’est pas entièrement faux puisque en effet, ce n’est plus vraiment de « chose » dont il est question ici, ni même de monde, ou d’extériorité, encore moins finalement d’expérience. Il y a ce qu’on peut connaître et finalement dénaturer, humaniser, rationaliser: les phénomènes et il y a ce qu’il est absolument impossible d’expérimenter, de connaître: les choses en soi qui existeront toujours en amont de notre perception « praticable », « connaissable », humaine. Ce que nous pouvons comprendre de cette sensation, c’est ce que nos catégories vont en faire en tant qu’objet perceptible. De cet affect qui existe en lui-même tel que je ne le connaîtrai jamais, je vais faire cet objet distinct, séparé, différencié et je dirai que je perçois une chaise là où quelque chose de beaucoup plus trouble, confus, indéfinissable, quelque chose que l’artiste peint, dessine ou compose se fait jour (ou nuit).
        Evidemment ce travail humanisant de classification peut sembler anodin quand il s’agit d’une chaise, mais on réalise tout ce qu’il implique de plus préoccupant dans la distinction des genres, des espèces voire des ethnies, des sexes, des animaux, etc. Le principe de classification linguistique ne peut pas ne pas devenir discriminant voire stigmatisant, violent, porteur des germes de la destruction et de la défiance.
           
Une situation très courante de la vie quotidienne pourrait ici être utilisée en guise d’illustration: une vieille dame traverse lentement un passage clouté devant un automobiliste pressé par un rendez vous pour lequel il est déjà en retard. Pour tout un chacun, il y a un passage piéton + Un automobiliste + de l’énervement + Une vieille dame, + de la lenteur + beaucoup d’autres choses éléments matériels (une température, une certaine lumière, d’autres voitures éventuellement, d’autres affects, etc.) Si toutes ces distinctions étaient vraies, on ne voit pas du tout pourquoi l’automobiliste s’énerverait car le passage clouté n’est pas lui, la vieille dame est une vieille dame « autre », sa lenteur à elle ne le concerne pas, lui, pas plus que son rendez vous raté, les autres automobilistes, etc. Mais précisément l’existence séparée d’une entité qui serait dotée d’une identité propre et exclusive, limitée, est, en un sens, un leurre complet. Il ne se produit jamais que des évènements à l’intérieur desquels nous ne sommes et ne serons jamais autre chose que des composantes. Tout se mêle en un seul bloc d’espace temps à l’intérieur duquel la lenteur de la vielle dame se confond avec l’énervement de l’automobiliste (évidemment l’automobiliste pourrait avoir un autre affect, il le devrait d’ailleurs, mais cela ne change en rien l’intuition profonde de la seule véritable dimension «évènementielle » dans laquelle tout se passe en réalité et c’est bien de la durée plus que de l’espace. Quand nous croyons que des instants distincts se succèdent, nous percevons dans l’espace des flux qui se libèrent dans la durée et qui ne sont pas du tout discontinus. La langue et le conditionnement maternel du premier cri signifiant nous ont embarqué dans cette représentation là. Et finalement, c’est ça: parler voire croire qu’on a des choses « à dire ».
        C’est par rapport à cette conception, laquelle peut d’ailleurs, en l’occurrence, conduire l’automobiliste à insulter la vieille dame , qu’il nous faut « faire silence ». Comprenons nous bien tout ce que ce silence des hommes impliquent en terme d’engagement? Cela revient ni plus ni moins à se tourner vers tout ce à quoi l’écrasante majorité des humains renoncent, en se soumettant au pré-conditionnement de la langue. Evidemment une objection ne peut pas ne pas s’imposer ici à l’esprit de tout lecteur attentif de ces lignes, à savoir que le raisonnement qui précède vient bel et bien d‘être formulé par de « la langue » et donc que Roland Barthes a parfaitement raison d’affirmer que la langue est sans extérieur et qu’il n’y a pas pour l’homme de « hors langage ».  Mais peut-être pouvons nous travailler notre rapport à la langue de telle sorte qu’il s’oriente moins vers la demande de sens que vers l’exploration artistique d’un «  faire signe » beaucoup plus gratuit, beaucoup moins revendicatif voire dépourvu de la moindre velléité de pouvoir. Plutôt que de s’affirmer dans l’univers, il s’agirait ni plus ni moins que de célébrer le monde, faire « acte de présence » au monde (et c’est dans ce degré zéro de l’affirmation de son humanité que pourrait résider notre capacité à faire une oeuvre d’art)
             
Pour résumer cette perspective dont l’objectif est de briser le cycle infernal du Deinos, elle consiste donc à remonter à la source même de ce qui fait de l’être humain une créature auto-créatrice capable non seulement de faire advenir son propre monde dans le monde par la technique mais aussi de métaphoriser tous les affects premiers, toutes les excitations nerveuses, toutes les sensations pour les transformer en énoncés de sens, de communication, en « vouloir dire » humain. C’est bien, comme Nietzsche l’avait déjà remarqué à partir de cette métaphorisation que quelque chose comme un processus d’auto-création commence. De tout affect l’homme fait un prétexte à constituer un « groupe de discussion », comme s’il n’y avait là que « matière à commentaire ». Autrement dit, « que le monde soit », c’est ce que l’homme aborde comme l’occasion d’en parler plutôt qu’en tant que matière à vivre, voire à exister. Mais pour explorer cette deuxième possibilité, il faudrait précisément explorer tout ce que le texte d’Alain indique en l’excluant radicalement. Il apparait alors que nous naissons d’abord dans un monde choses avant d’apparaître dans in monde de signes et plus encore qu’un monde choses (parce que les choses portent déjà dans le principe même de leur distinction le sceau de la langue) un monde d’affects. Nous venons au monde d’une texture d’affects confuse, indéfinissable, dynamique et mouvante plutôt que dans une société de signes reconnaissables. C’est bien là que réside  le véritable dehors et l’authentique scandale: naître ce n’est pas d’abord se faire reconnaître par ses semblables, c’est faire l’expérience radicale d’un Dehors, d’être soi-même  un Dehors, de se méconnaître donc. Quiconque explore cette réalité en allant résolument en sens inverse de la voix royale et humaine désignée par Alain prend un risque donc, mais ne sommes-nous pas en train de vivre les conséquences ultimes de cette prétendue voie royale? Celle du Deinos?
            Pour explorer, autant qu’on le peut par des mots, cette autre voie, il convient de lever un paradoxe, et personne mieux que Bergson ne sera à même de nous le faire comprendre. Chacun réalise parfaitement ce que Bergson veut dire quand il évoque l’illusion dont les mots sont les opératoires à chaque fois qu’ils segmentent la ligne continue de nos sentiments.  J’utilise des mots qui me font croire que ma joie d’hier n’est pas ma peine d’aujourd’hui alors que nécessairement il y a dans ma peine d’aujourd’hui un peu de ma joie d’hier. C’est ce nécessairement qu’il nous faut suivre mais en mesurant à quel point cette analyse Bergsonienne ne concerne pas uniquement la trame de nos états d’âme mais pareillement celle de tous nos affects, et de tout ce qui nous fait croire à des distinctions sans exception. Ce qu’il y a dans le monde c’est d’abord et finalement seulement des affects et nous, en tant que personne ne faisons que consister dans ces transitions, dans ces liens, dans ces zones de voisinage affectives, sensitives qui ne cessent de tisser laborieusement la texture même de ce qu’être-au monde désigne pour tout ce qui fait partie intégrante de ce monde (animaux, végétaux, forces physiques, planètes, etc.).
                
Peut-on vraiment réaliser tout ce que cette perspective suppose? Pour l’écrasante majorité des humains, la description de leur journée consistera dans des rencontres avec d’autres humains, dans des activités humaines ayant un sens humain et leur permettant de s’intégrer davantage dans la communauté des hommes. Prendre au pied de la lettre cette évidence au fil de laquelle nous sommes au monde avant d’être à la société humaine impose de fixer son attention sur ce fourmillement d’affects multiples et sans pause aucune au gré desquels nous traversons des voisinages d’affects avec des atmosphères, des lumières, des températures, des densités, des animaux, du soleil, de la pluie, du vent, de l’herbe, des arbres, etc. (Évidemment rien ne saurait compléter correctement cette première tentative de liste). Nous vivons toujours d’abord en contact avec du non-humain, et c’est là que nous nous constituons du moins que se tisse le fil de nos vies. C’est exactement ça que Deleuze appelle le « devenir » notion à l’intérieur de laquelle toutes les combinaisons sont, non seulement possibles, voire justement pas du tout mais possibles mais constamment et terriblement « réelles ». C’est ça «  la vie » et c’est pour cela que Cézanne dit que « c’est effrayant » pour qui sait voir. On peut ainsi parler de « devenir animaux » pour les humains (mais aussi pour les animaux eux-mêmes), de « devenir femme » pour les hommes (et pour les femmes), etc.

                 


Le fond du paradoxe qu’il faut lever ici est le suivant: on ne rencontre vraiment que du dehors, du non-humain, mais on ne le rencontre qu’en le devenant, et par « devenir », il faut entendre ce voisinage entre deux êtres ou éléments qui précisément ne sont « deux » qu’au regard de l’effet illusoire et falsificateur de la langue. Devenir et rencontrer désigne exactement la même expérience: celle du Dehors, de la non-humanité fondamentale au gré de laquelle nous nous constituons et nous nous constituons en tant que devenirs avant d’endosser le masque de l’humanité. Lever le masque c’est découvrir un fourmillement monstrueux de meutes, de noces barbares, de voisinages d’affects chaotiques et mutants proprement irreprésentables et méconnaissables.  C’est sur le fond de cette monstruosité que nous construisons l’artifice social de nos «  visages » ou de nos profils humains, mais il se pourrait que cette trame monstrueuse soit en réalité plus pacifique et inoffensive que nos visages précisément parce que ces derniers exigent de se faire reconnaître (on mesure ici à quel point la philosophie de Deleuze est à l’opposé de celle de Lévinas), alors que nos meutes silencieusement se libèrent et s’expriment toujours clandestinement dans le creuset des oeuvres.
            Peut-être la direction qu’il nous reviendrait de suivre pour échapper à l’impasse du Deinos nous apparaît-elle plus clairement désormais.  Il n’est plus question de nous affirmer en tant qu’hommes, de remplir le silence du monde par nos bavardages incessants via le réseau, sur des épiphénomènes (épiphénomènes: phénomènes tout petits) dont, au sens propre, nous nous faisons un monde pour alimenter notre narcissisme congénital. Mais il convient plutôt de chausser des lunettes d’artistes, des yeux de peintres, de musiciens, de réalisateurs ou d’écrivains pour prêter attention à ces devenirs multiples et incessants de meutes qui sans cesse composent la trame grouillante de notre présence au monde, laquelle ne saurait en aucune façon se résorber, se limiter et encore moins se contraindre à être seulement « humains ».
Conclusion
        Nous réalisons ainsi à quel point Humanité, Violence et Histoire sont liées, si bien qu’il semble impossible d’envisager une histoire humaine sans génocide, sans démesure, sans tragique, sans absurdité, sans non-sens, ne serait-ce que parce que l’être humain s’est fait une profession de foi de donner du sens au non-sens, mais encore faut-il qu’il y ait non sens pour que cette dynamique « salvatrice » s’active. La seule possibilité de s’extraire de ce cycle si magistralement pointé par Sophocle réside non seulement dans l’art mais plus encore dans ce que Nietzsche désigne par le terme de « sur-humanité » et Deleuze « devenir ». Plutôt que de vouloir être humains, laissons nous dériver au gré de nos « devenirs-inhumains », lesquels sont légions et beaucoup plus pacifiques que toutes nos revendications et beaucoup plus silencieux que tous nos bavardages. Il est temps pour nous d’explorer attentivement et artistiquement ces zones de voisinage que nous partageons avec les animaux et ainsi d’entrer ainsi dans le silence habité des bêtes.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire