jeudi 20 mai 2021

Cours en distanciel du 21/05/2021 de 10h08 à 12h00 Terminale HLP groupe 2


  Le film de Stanley Kubrick a sans aucun doute possible des résonances avec l’oeuvre de Nietzsche et notamment la notion d’Eternel retour. L’idée défendue dans ce film a donc à voir avec la thèse selon laquelle l’extériorité la plus déstabilisante à laquelle nous sommes confrontés dans notre vie est celle de dépasser notre humanité par une épreuve sur-humaine qui consiste à répondre « Oui » à un démon qui nous demanderait si nous sommes prêts à revivre à l’infini chaque instant de notre existence, sachant que, de fait, c’est bien la réalité la plus stricte de ce qui se passe effectivement. L’infini est la structure même de chaque instant présent. Le surhumain Nietzschéen est l’homme qui accepte de voir et de vivre cet éternel retour là.    
        Le pharmakon et l’ambivalence entre le remède et le poison définissent donc seulement le premier moment d’une humanité qui n’aspire qu’à se dépasser elle-même. Il nous faut donc prendre très au sérieux cette rencontre avec le monolithe qui définit quelque chose comme une exigence constante de confrontation avec un dehors, avec l’aplomb d’une présence sidérante et verticale. Il convient d’envisager cette hypothèse très sérieusement: l’antériorité de la scène du monolithe sur celle de l’os dit quelque chose de fondamental sur le rapport à « la présence »: la confrontation avec l’œuvre précède celle de la découverte de l’outil. Ce n’est pas parce que l’homme est fondamentalement un technicien, un artisan qu’il est artiste, c’est parce qu’il est d’abord sidéré par une intuition pure, verticale et artiste de la présence qu’il devient ensuite un technicien. Le pharmakon est donc second par rapport à l’attention esthétique et gratuite portée à ce que Heidegger désigne par le terme de da-sein (être là, le simple fait de se percevoir comme étant « là »). Dans le film, l’expérience du Da-Sein précède et explique dans une certaine mesure celle de l’Homo Faber, à savoir que la conscience de l’outil est le premier moment d’un mouvement d’une amplitude inégalée au fil duquel l’espèce humaine essaie de circonvenir cette épreuve première: celle du Da-Sein, sans aucun succès évidemment.
             

                Briser le cycle du Deinos ne peut s’accomplir, si nous suivons cette interprétation du film, mais, plus encore, l’ordre des scènes telles qu’elles ont été montées par Kubrick, qu’en lui substituant finalement un autre cycle: celui de l’éternel retour Nietzschéen. Mais qu’est-ce que cela signifie concrètement? Demeurer dans l’expectative de cette rencontre avec le monolithe, dans ce suspens là, dans le fil tendu à l’extrême de cette  attention là portée à l’extériorité de ce choc avec l’existence même. Qu’on y réfléchisse un peu: à quoi peut bien passer son temps un surhomme nietzschéen conscient de l’éternel retour de chaque instant vécu, dans le moment même où il est vécu? A faire du thé selon les rites de la cérémonie du même nom, aux arts zen, dans le respect  absolu de leur méticuleuse réitération, à ne jamais se leurrer sur la structure de moment dans le flux desquelles ne s’écoule que de la durée. Etre surhumaine ou surhumain, c’est saisir et abonder dans le fil de cette continuité au gré duquel nous ne pouvons devenir qu’en disant oui à la structure réitérative et cyclique de tous les instants: cela s’appelle finalement faire de sa vie l’oeuvre d’une vie.


       c) Le silence des bêtes et le « devenir animal » de l’être humain
            Tout ce qui sera écrit dans ce cours sera un peu différent de l’état d’esprit des cours habituels, non pas que ce ne soit pas de la philosophie (à bien des titres, on peut même espérer que cela en soit plus que d’autres cours rédigés dans ce blog). Certaines perspectives seront ici poussées plus loin que la limité des cours « tronc commun ». Ce n’est pas du tout qu’ils seront rédigés dans l’idée d’une plus grande complexité, c’est simplement que les auteurs utilisés: Alain, Bergson, Elisabeth de Fontenay, Gilles Deleuze, sont intégrés à la problématique ultime de ce cours, à savoir l’exploration de la possibilité pour l’homme de faire silence, fût-ce pour devenir autre chose qu’humain, peut-être quelque chose qui aurait rapport avec le surhumain Nietzschéen, qui finalement n’est autre que l’enfant, le 3e stade de la métamorphose, un enfant qui, conformément à l’étymologie, ne parlerait pas. Il est parfaitement possible de situer les développements à venir sous l’autorité d’une sorte de duel qui n’a jamais vraiment eu lieu parce que les deux auteurs concernés n’ont jamais échangé et parce que cette opposition n’a jamais vraiment exploré: c’est celle qui oppose Ludwig Wittgenstein et Gilles Deleuze. A la lettre W de son abécédaire Deleuze a simplement dit ça: « Ça je ne veux pas parler de ça. Pour moi c'est une catastrophe philosophique, c'est le type même d'une école, c'est une régression de toute la philosophie... une régression massive de la philosophie. C'est très triste l'affaire Wittgenstein, ils ont foutu un système de terreur, où sous prétexte de faire quelque chose de nouveau... C'est, c'est la pauvreté instaurée en grandeur... il n'y a pas de mots pour décrire ce danger-là, c'est un danger qui revient, ce n'est pas la première fois, c'est grave, surtout qu'ils sont méchants les wittgensteiniens. Et puis, ils cassent tout, s'ils l'emportent, alors là il y aura un assassinat de la philosophie, c'est des assassins de la philosophie. »


 
            Probablement l’opposition entre ces deux auteurs est-elle absolument irréductible. On peut la faire porter sur l’une des citations les plus connues de Wittgenstein. Soit on est d’accord avec le philosophe autrichien et l’on considère alors que ce que l’on ne peut pas dire, il faut le taire », soit on considère, au contraire, que ce que l’on ne peut pas dire, exclusivement vaut la peine que l’on essaie de le dire, de le transcrire, mais d’une certaine façon, «  autrement ». Peut-être par l’art, justement.  
        On pourrait croire justement que Wittgenstein nous invite au silence, mais ce n’est pas le cas puisque il s’agit bien au contraire de dire tout ce qui peut être dit et de ne pas dire ce qui ne peut pas l’être, au gré d’une frontière qui semble donc bel et bien exister pour le philosophe autrichien. L’homme peut vivre dans le silence mais il n’est pas question que ce silence ne soit pas « habité » et par ce terme il s’agit bel et bien d’entendre l’exploration d’une zone de voisinage silencieuse avec tout ce qui n’est pas humain et que l’art seul explore. C’est bien là la position tenue par Deleuze et abandonnée voire critiquée par Wittgenstein.
        Pour bien la définir et la situer dans la perspective de ce silence dont il est ici question, on peut partir du sens résolument contraire à ce texte d’Alain:
         « L’homme réel est né d’une femme, vérité simple mais de grande conséquence et qui n’est jamais assez attentivement considérée. Tout homme fut enveloppé d’abord dans le tissu humain, et aussitôt après dans les bras humains ; il n’a point d’expérience qui précède cette expérience de l’humain, tel est son premier monde, non pas monde de choses, mais monde humain, monde de signes, d’où sa frêle existence dépend. Ne demandez donc point comment un homme forme ses premières idées ; il les reçoit avec les signes et le premier éveil de sa pensée est certainement, sans aucun doute, pour comprendre un signe (…) tout homme a connu des signes avant de connaître des choses. Disons même plus ; disons qu’il a usé des signes avant de les comprendre. L’enfant pleure et crie sans vouloir d’abord signifier ; mais il est aussitôt compris par sa mère.
(…) C’est en essayant les signes qu’il arrive aux idées ; et il est compris bien avant de comprendre ; c’est-à-dire qu’il parle avant de penser. »
                                                                                                                Alain

   



        Il convient de saisir la grande pertinence de ce passage, car Alain ici décrit finalement avec beaucoup de justesse la condition qui définit probablement le plus adéquatement la condition humaine et sa spécificité: le propre de l’homme, c’est de naître d’une mère qui finalement plus que tout et surtout avant tout est sa langue maternelle. « l’enfant pleure et crie sans vouloir d’abord signifier mais il est aussitôt compris par sa mère. »  L’enfant est compris dans la mesure où il ne l’est pas du tout, en fait. C’est bien ce que dit Alain. L’enfant ne crie pas volontairement mais déjà sa mère l’embarque dans la communauté des créatures signifiantes, signifiant à son insu une douleur qu’il ne veut d’abord pas nécessairement faire partager, ni vouloir dire. Ce vouloir dire de la douleur par le biais de quoi il signifie qu’il a mal, c’est ce que la mère plaque arbitrairement sur son cri. Il parle sans vouloir aucunement parler mais déjà s’insinue progressivement en lui cette dynamique là, ce germe d’une espèce universellement et structurellement signifiante.
             

Il semble aller de soi que cette prédisposition à « faire signe » est en elle-même déjà un pharmakon: elle est un remède en ceci qu’elle nous donne une intelligence, une exigence de sens à l’égard de tout ce que nous vivons, éprouvons, rencontrons, mais elle est aussi un poison (« deinique »)  parce qu’elle nous déracine de tout ancrage authentique et « donné » à cette vie dont il semble pourtant hors de doute que nous en fassions également partie intégrante.  Ce que nous appelons ici « vie » ou que nous pourrions aussi appeler « nature », nature naturante au sens spinoziste du terme, c’est ce qu’Alain dans le texte nomme « monde de choses » en le qualifiant finalement de secondaire dans la venue au monde du bébé humain. L’enfant des hommes ne vient pas d’abord au monde mais d’abord aux humains, et c’est exactement ce qui s’accomplit par la mère, c’est-à-dire avec sa compréhension avec ses bras qui encerclent le petit homme dés qu’il apparaît la langue maternelle.  Nous intégrons par les signes ce giron maternel que nous venons à peine de quitter par la chair. Un lien ombilical linguistique immédiatement prend le relais du lien ombilical organique et commence déjà à nous nourrir d’une autre façon que physiologique. Du ventre maternel au ventre « humain » nous ne faisons qu’élargir un peu le périmètre de notre prison, mais, pour autant, nous remettons à plus tard la vraie sortie, la véritable immersion dans une extériorité pure, dans un authentique DEHORS, et il se pourrait bien que cette procrastination, en fait, ne cesse jamais, qu’elle dessine une ligne tendancielle pure au fil de laquelle l’humanité frôle sans jamais la vivre l’expérience de la non humanité radicale.
              

Alain a complètement raison mais, en même temps, il dessine une ligne de partage extrêmement claire entre le monde de choses et le monde de signes, entre le réel et le langage, entre l’existence pure, radicale et nue  et l’humanité  qui ne peut manquer de nous questionner. Car après tout, cette considération de l’être humain le réduit à une espèce « protégée », sécurisée,  aseptisée, née sous péridurale dans la péridurale d’un monde humain privé de contact direct avec l’extérieur, comme si l’humanité ne pouvait se concevoir qu’au fil de ce passage d’une prison à une autre.
        Quelle serait dés lors l’expérience de l’émancipation humaine? Si nous reprenons, terme à terme, le fil de l’enchaînement qu’il évoque dans ce texte, nous devons convenir qu’il réside dans une sorte de cri vraiment premier de l’enfant, cri qui ne veut rien dire…Une oeuvre d’art, en fait.  Jamais peut-être l’oeuvre d’art ne nous a semblé si évidente dans sa manifestation: nous y retrouvons l’onde de choc de ce dehors primal, de ce souffle de l’extériorité d’un monde qui ne serait pas encore dénaturé par les processus de catégorisations et de stigmatisation linguistique, monde pur, offert, plombant et absolument terrifiant, sans mère protectrice ou castratrice, ce que nous effleurons quand, pour une raison ou une autre, notre langue maternelle « fourche » ou connaît des moments de faiblesse.
        « L’enfant pleure et crie sans vouloir d‘abord signifier »….Contrairement au sens évident que donne  Alain à ce début de phrase, envisageons que nous en restions « là », dans ce  vouloir de la « non signification », par quoi quelque chose d’un vouloir vivre, d’un désir authentique de persévérer dans son être précéderait le vouloir dire et libérerait un pur signe de vie sans "vouloir dire" « humain ».

   

Cette réponse à la question qui nous occupe dans la troisième partie, à savoir celle de savoir si l’homme peut sortir du cycle infernal du Deinos, peut sembler ici irréaliste et complètement impraticable, utopique, c’est-à-dire privé de lieu d’être, au sens littéral.
        Pourtant elle consiste purement et simplement à prendre l’expression « venir au monde » au pied de la lettre. Nous ne venons pas au monde mais toujours au signe, parce que nous nous trouvons embarqués par la mère, la mère génétique d’abord et la mère linguistique ensuite.  « Revenons au monde » serait donc plus juste même si rien n’est clair dans ce suffixe de la réitération « re », précisément parce que ce n‘est pas de réitération dont il serait ici question, mais peut-être d’un redoublement d’attention, d’intensité, celui là même que nous retrouvons dans le même suffixe au verbe re-cueillir.  Revenons à la littéralité non linguistique de ce que venir au monde « est » vraiment.
        Le détour par Henri Bergson peut ici nous faire mieux comprendre ce que ce revenir au monde recouvre comme expérience (celle de la durée évidemment). Aussi déterminés, voire prédéterminés que nous puissions être par cette langue maternelle qui nous prédispose non seulement au sens mais aussi à un pré-découpage des sensations et conséquemment des choses, des êtres, des sensations, des pensées, des concepts, etc. quelque chose en nous n’est pas entièrement dupe: ça ne peut pas être aussi simple que ça, que passer gentiment d’un sentiment à un autre, de la rencontre d’une personne à une autre, d’une qualité de matière à une autre, d’une texture à une autre, d’un genre à l’autre, d’un règne à l’autre, etc. Il y a dans cette insinuation arbitraire et autoritaire de la langue quelque chose de l’ordre de la simplification, de la caricature. La mère engage son enfant dans une voie sécurisée qui lui assurera, s’il la suit bien, la réussite sociale, une forme d’intelligence indiscutable et indiscutée, la reconnaissance voire la soumission de ses semblables, etc. Mais en même temps, tout cela repose sur un mensonge initial, humain, voire humanisant et ce mensonge est le suivant: il y a hétérogénéité de nos flux de pensées et d’affects. De cette croyance en cette hétérogénéité induite par le principe même de la langue, tout s’édifie: nos relations, nos vies, nos envies s’organisent et se classent, comme les bons petits soldats d’une armée vouée à gravir les échelons, à connaître des expériences, à reconnaître des personnes « autres », à choisir une carrière, à avoir éventuellement des enfants, etc.
           

              Pourtant quiconque fait preuve d’un minimum d’attention perçoit bien que cette affirmation de la distinction des êtres, des sentiments, des expériences, des moments est totalement fausse. Des philosophes aussi précieux que Kant évoque à cet effet la « chose en soi », le Noumène, mais il l’évoque comme une expérience impossible à faire, ce qui n’est pas entièrement faux puisque en effet, ce n’est plus vraiment de « chose » dont il est question ici, ni même de monde, ou d’extériorité, encore moins finalement d’expérience. Il y a ce qu’on peut connaître et finalement dénaturer, humaniser, rationaliser: les phénomènes et il y a ce qu’il est absolument impossible d’expérimenter, de connaître: les choses en soi qui existeront toujours en amont de notre perception « praticable », « connaissable », humaine. Ce que nous pouvons comprendre de cette sensation, c’est ce que nos catégories vont en faire en tant qu’objet perceptible. De cet affect qui existe en lui-même tel que je ne le connaîtrai jamais, je vais faire cet objet distinct, séparé, différencié et je dirai que je perçois une chaise là où quelque chose de beaucoup plus trouble, confus, indéfinissable, quelque chose que l’artiste peint, dessine ou compose se fait jour (ou nuit).
        Evidemment ce travail humanisant de classification peut sembler anodin quand il s’agit d’une chaise, mais on réalise tout ce qu’il implique de plus préoccupant dans la distinction des genres, des espèces voire des ethnies, des sexes, des animaux, etc. Le principe de classification linguistique ne peut pas ne pas devenir discriminant voire stigmatisant, violent, porteur des germes de la destruction et de la défiance.
           
     
Une situation très courante de la vie quotidienne pourrait ici être utilisée en guise d’illustration: une vieille dame traverse lentement un passage clouté devant un automobiliste pressé par un rendez vous pour lequel il est déjà en retard. Pour tout un chacun, il y a un passage piéton + Un automobiliste + de l’énervement + Une vieille dame, + de la lenteur + beaucoup d’autres choses éléments matériels (une température, une certaine lumière, d’autres voitures éventuellement, d’autres affects, etc.) Si toutes ces distinctions étaient vraies, on ne voit pas du tout pourquoi l’automobiliste s’énerverait car le passage clouté n’est pas lui, la vieille dame est une vieille dame « autre », sa lenteur à elle ne le concerne pas, lui, pas plus que son rendez vous raté, les autres automobilistes, etc. Mais précisément l’existence séparée d’une entité qui serait dotée d’une identité propre et exclusive, limitée, est, en un sens, un leurre complet. Il ne se produit jamais que des évènements à l’intérieur desquels nous ne sommes et ne serons jamais autre chose que des composantes. Tout se mêle en un seul bloc d’espace temps à l’intérieur duquel la lenteur de la vielle dame se confond avec l’énervement de l’automobiliste (évidemment l’automobiliste pourrait avoir un autre affect, il le devrait d’ailleurs, mais cela ne change en rien l’intuition profonde de la seule véritable dimension «évènementielle » dans laquelle tout se passe en réalité et c’est bien de la durée plus que de l’espace. Quand nous croyons que des instants distincts se succèdent, nous percevons dans l’espace des flux qui se libèrent dans la durée et qui ne sont pas du tout discontinus. La langue et le conditionnement maternel du premier cri signifiant nous ont embarqué dans cette représentation là. Et finalement, c’est ça: parler voire croire qu’on a des choses « à dire ».
           
C’est par rapport à cette conception, laquelle peut d’ailleurs, en l’occurrence, conduire l’automobiliste à insulter la vieille dame , qu’il nous faut « faire silence ». Comprenons nous bien tout ce que ce silence des hommes impliquent en terme d’engagement? Cela revient ni plus ni moins à se tourner vers tout ce à quoi l’écrasante majorité des humains renoncent, en se soumettant au pré-conditionnement de la langue. Evidemment une objection ne peut pas ne pas s’imposer ici à l’esprit de tout lecteur attentif de ces lignes, à savoir que le raisonnement qui précède vient bel et bien d‘être formulé par de « la langue » et donc que Roland Barthes a parfaitement raison d’affirmer que la langue est sans extérieur et qu’il n’y a pas pour l’homme de « hors langage ».  Mais peut-être pouvons nous travailler notre rapport à la langue de telle sorte qu’il s’oriente moins vers la demande de sens que vers l’exploration artistique d’un «  faire signe » beaucoup plus gratuit, beaucoup moins revendicatif voire dépourvu de la moindre velléité de pouvoir. Plutôt que de s’affirmer dans l’univers, il s’agirait ni plus ni moins que de célébrer le monde, faire « acte de présence » au monde (et c’est dans ce degré zéro de l’affirmation de son humanité que pourrait résider notre capacité à faire une oeuvre d’art)
             
Pour résumer cette perspective dont l’objectif est de briser le cycle infernal du Deinos, elle consiste donc à remonter à la source même de ce qui fait de l’être humain une créature auto-créatrice capable non seulement de faire advenir son propre monde dans le monde par la technique mais aussi de métaphoriser tous les affects premiers, toutes les excitations nerveuses, toutes les sensations pour les transformer en énoncés de sens, de communication, en « vouloir dire » humain. C’est bien, comme Nietzsche l’avait déjà remarqué à partir de cette métaphorisation que quelque chose comme un processus d’auto-création commence. De tout affect l’homme fait un prétexte à constituer un « groupe de discussion », comme s’il n’y avait là que « matière à commentaire ». Autrement dit, « que le monde soit », c’est ce que l’homme aborde comme l’occasion d’en parler plutôt qu’en tant que matière à vivre, voire à exister. Mais pour explorer cette deuxième possibilité, il faudrait précisément explorer tout ce que le texte d’Alain indique en l’excluant radicalement. Il apparait alors que nous naissons d’abord dans un monde choses avant d’apparaître dans in monde de signes et plus encore qu’un monde choses (parce que les choses portent déjà dans le principe même de leur distinction le sceau de la langue) un monde d’affects. Nous venons au monde d’une texture d’affects confuse, indéfinissable, dynamique et mouvante plutôt que dans une société de signes reconnaissables. C’est bien là que réside  le véritable dehors et l’authentique scandale: naître ce n’est pas d’abord se faire reconnaître par ses semblables, c’est faire l’expérience radicale d’un Dehors, d’être soi-même  un Dehors, de se méconnaître donc. Quiconque explore cette réalité en allant résolument en sens inverse de la voix royale et humaine désignée par Alain prend un risque donc, mais ne sommes-nous pas en train de vivre les conséquences ultimes de cette prétendue voie royale? Celle du Deinos?
                

Pour explorer, autant qu’on le peut par des mots, cette autre voie, il convient de lever un paradoxe, et personne mieux que Bergson ne sera à même de nous le faire comprendre. Chacun réalise parfaitement ce que Bergson veut dire quand il évoque l’illusion dont les mots sont les opératoires à chaque fois qu’ils segmentent la ligne continue de nos sentiments.  J’utilise des mots qui me font croire que ma joie d’hier n’est pas ma peine d’aujourd’hui alors que nécessairement il y a dans ma peine d’aujourd’hui un peu de ma joie d’hier. C’est ce nécessairement qu’il nous faut suivre mais en mesurant à quel point cette analyse Bergsonienne ne concerne pas uniquement la trame de nos états d’âme mais pareillement celle de tous nos affects, et de tout ce qui nous fait croire à des distinctions sans exception. Ce qu’il y a dans le monde c’est d’abord et finalement seulement des affects et nous, en tant que personne ne faisons que consister dans ces transitions, dans ces liens, dans ces zones de voisinage affectives, sensitives qui ne cessent de tisser laborieusement la texture même de ce qu’être-au monde désigne pour tout ce qui fait partie intégrante de ce monde (animaux, végétaux, forces physiques, planètes, etc.).
                
Peut-on vraiment réaliser tout ce que cette perspective suppose? Pour l’écrasante majorité des humains, la description de leur journée consistera dans des rencontres avec d’autres humains, dans des activités humaines ayant un sens humain et leur permettant de s’intégrer davantage dans la communauté des hommes. Prendre au pied de la lettre cette évidence au fil de laquelle nous sommes au monde avant d’être à la société humaine impose de fixer son attention sur ce fourmillement d’affects multiples et sans pause aucune au gré desquels nous traversons des voisinages d’affects avec des atmosphères, des lumières, des températures, des densités, des animaux, du soleil, de la pluie, du vent, de l’herbe, des arbres, etc. (Évidemment rien ne saurait compléter correctement cette première tentative de liste). Nous vivons toujours d’abord en contact avec du non-humain, et c’est là que nous nous constituons du moins que se tisse le fil de nos vies. C’est exactement ça que Deleuze appelle le « devenir » notion à l’intérieur de laquelle toutes les combinaisons sont, non seulement possibles, voire justement pas du tout mais possibles mais constamment et terriblement « réelles ». C’est ça «  la vie » et c’est pour cela que Cézanne dit que « c’est effrayant » pour qui sait voir. On peut ainsi parler de « devenir animaux » pour les humains (mais aussi pour les animaux eux-mêmes), de « devenir femme » pour les hommes (et pour les femmes), etc.

                 


Le fond du paradoxe qu’il faut lever ici est le suivant: on ne rencontre vraiment que du dehors, du non-humain, mais on ne le rencontre qu’en le devenant, et par « devenir », il faut entendre ce voisinage entre deux êtres ou éléments qui précisément ne sont « deux » qu’au regard de l’effet illusoire et falsificateur de la langue. Devenir et rencontrer désigne exactement la même expérience: celle du Dehors, de la non-humanité fondamentale au gré de laquelle nous nous constituons et nous nous constituons en tant que devenirs avant d’endosser le masque de l’humanité. Lever le masque c’est découvrir un fourmillement monstrueux de meutes, de noces barbares, de voisinages d’affects chaotiques et mutants proprement irreprésentables et méconnaissables.  C’est sur le fond de cette monstruosité que nous construisons l’artifice social de nos «  visages » ou de nos profils humains, mais il se pourrait que cette trame monstrueuse soit en réalité plus pacifique et inoffensive que nos visages précisément parce que ces derniers exigent de se faire reconnaître (on mesure ici à quel point la philosophie de Deleuze est à l’opposé de celle de Lévinas), alors que nos meutes silencieusement se libèrent et s’expriment toujours clandestinement dans le creuset des oeuvres.
              

Peut-être la direction qu’il nous reviendrait de suivre pour échapper à l’impasse du Deinos nous apparaît-elle plus clairement désormais.  Il n’est plus question de nous affirmer en tant qu’hommes, de remplir le silence du monde par nos bavardages incessants via le réseau, sur des épiphénomènes (épiphénomènes: phénomènes tout petits) dont, au sens propre, nous nous faisons un monde pour alimenter notre narcissisme congénital. Mais il convient plutôt de chausser des lunettes d’artistes, des yeux de peintres, de musiciens, de réalisateurs ou d’écrivains pour prêter attention à ces devenirs multiples et incessants de meutes qui sans cesse composent la trame grouillante de notre présence au monde, laquelle ne saurait en aucune façon se résorber, se limiter et encore moins se contraindre à être seulement « humains ».
Conclusion
        Nous réalisons ainsi à quel point Humanité, Violence et Histoire sont liées, si bien qu’il semble impossible d’envisager une histoire humaine sans génocide, sans démesure, sans tragique, sans absurdité, sans non-sens, ne serait-ce que parce que l’être humain s’est fait une profession de foi de donner du sens au non-sens, mais encore faut-il qu’il y ait non sens pour que cette dynamique « salvatrice » s’active. La seule possibilité de s’extraire de ce cycle si magistralement pointé par Sophocle réside non seulement dans l’art mais plus encore dans ce que Nietzsche désigne par le terme de « sur-humanité » et Deleuze « devenir ». Plutôt que de vouloir être humains, laissons nous dériver au gré de nos « devenirs-inhumains », lesquels sont légions et beaucoup plus pacifiques que toutes nos revendications et beaucoup plus silencieux que tous nos bavardages. Il est temps pour nous d’explorer attentivement et artistiquement ces zones de voisinage que nous partageons avec les animaux et ainsi d’entrer dans le silence habité des bêtes.


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