lundi 10 mai 2021

Cours Terminale 1/2/3: Science et vérité (rapport réel/raison)


 1) L’effet de contrainte (Vérité formelle/ Vérité matérielle/ Vérité intuitive)
    Quand disons-nous la vérité? Quand l’énoncé de notre affirmation correspond à son contenu réel, c’est-à-dire quand je dis effectivement « ce qui est », quand mon propos ou mon discours est quasiment dicté par une pesanteur effective que l’on pourrait qualifier de « poids du réel ». On dit la vérité quand on ne dit pas n’importe quoi mais qu’il existe un effet de contrainte soit du réel soit du raisonnement. On peut ainsi distinguer la vérité formelle et la vérité matérielle:

- La vérité formelle réside dans la validité purement logique d’un raisonnement: si a est en relation avec b et si b est en relation avec c, alors a est en relation avec c. La validité de la vérité formelle vient précisément de ceci qu’elle ne relie pas des éléments soumis aux aléas du monde ou des circonstances.

 - La vérité matérielle est, elle, au contraire, relative à des contenus, à des situations. La vérité formelle consiste donc dans une forme de cohérence propre à un type de raisonnement logique ou mathématique et dans lequel on constate sans aucun doute possible que les conclusions sont conformes aux prémices, c’est-à-dire aux principes d’une démonstration. La vérité matérielle est celle que l’on peut assigner à une proposition qui est conforme à un état de fait. Dans les deux cas on vise une transparence mais ce n’est pas la même: autant dans la première c’’est la transparence d’un raisonnement à lui-même, un principe de cohérence propre à une modalité de raisonnement pure, autant dans la seconde (matérielle) c’est la transparence d’un discours par rapport à un fait. 


    La théorie de la relativité linguistique (Sapir et Whorf)  s’insinue dans chacune de ces deux définitions: la vérité logique ne serait-elle pas en fait l’effet de cohérence à soi de la langue? N’existe-t-il pas un lien profond entre mathématique et langage, de telle sorte qu’il serait envisageable que la logique ne soit en réalité, comme le suggère Sapir et Whorf, que la consécution de l’effet de sens des structures linguistiques. Evidemment cela revient à une opposition déjà évoquée entre la thèse qui pose le primat de la langue sur la rationalité et sur son exact inverse: la rationalité primant alors sur la langue. Existe-t-il  une sorte d’innéité de l’esprit logique, ou bien faut-il concevoir que rien ne précède la culture et qu’à ce titre la langue comme fait culturel premier, principiel est la matrice de tout esprit logique?
    Concernant la vérité matérielle, la théorie de la relativité linguistique joue également « les trouble-fête » car la question se pose de savoir dans quelle mesure une personne peut s’extraire des catégories de classement imposées par sa langue maternelle pour saisir les données brutes d’une perception « réelle ».
    Nous voilà avertis, dés l’abord, de l’extrême complexité de cette question: il existe un rapport premier et fondamental entre toute proposition prétendant ou aspirant à la vérité et une « extériorité », un effet de contrainte produit par la pesanteur d’un « fait », ou d’un raisonnement indubitable, évident, posé ou imposé. En un sens, jamais nous ne sommes davantage convaincus de dire la vérité que lorsque nous ne faisons qu’exprimer une évidence, une réalité pure ou une conclusion irrécusable parce que rigoureusement déduite de principes avérés. Nous ne disons jamais ce que « nous pensons », au sens de « pensée d’opinion », d’avis personnel quand nous disons la vérité. Toute personne commençant son discours par « voilà mon opinion » ou « voilà ce que je pense » se situe d’emblée ailleurs que sur le terrain du vrai. Y-a-t-il une légitimité à donner son opinion du point de vue de la vérité? Aucune.
          

Ce point est essentiel: toute pensée entreprenant de chercher la vérité quitte le giron maternel et douillet du « personnel », de « l’affaire privée ». Si j’émets une pensée que je qualifie de « ma vérité », je ne dis rien qui présente la moindre importance, je dis « des trucs », je « blablate » et cela ne présente pas le moindre intérêt. Aucune prétention à la vérité ne peut se concevoir sans l’effet de contrainte d’une extériorité, d’un Dehors radical, pur, même s’il n’est pas du tout évidement que nous puissions jamais atteindre cette pureté.
        On pourrait résumer cette première approche en affirmant qu’on ne dit jamais la vérité quand on dit ce que l’on pense mais au contraire quand on dit « ce que l’on ne peut pas ne pas penser ». Par conséquent, jamais nous ne sommes davantage susceptibles de dire quelque chose de faux que lorsque nous cessons de nous rendre attentifs à cette « extériorité ».  On dit la vérité quand on dit ce qui s’impose de soi-même, ce qui manifeste une forme d’auto-suffisance devant laquelle nos sens ou notre faculté de raisonnement « s’inclinent ».


        Mais on parle également d’amitié « vraie » ou de sentiments « vrais » désignant alors des attitudes, des ressentis non joués, non simulés, authentiques. On mesure bien tout ce que cette conception de la vérité implique par rapport à la première. Le critère du vrai n’est plus celui de l’objectivité d’un témoignage ou d’un raisonnement, on « est » vrai quand on est intègre, quand on ne triche pas et qu’on manifeste une intégrité, une entièreté dans nos actes, nos attitudes. On est alors « tout d’une pièce ». Il existe donc bel et bien ici aussi une sorte d’évidence, d’ « effet de contrainte » même s’il porte sur une spontanéité d’attitude et non sur le ralliement de nos sens ou de notre jugement à des faits ou à une proposition. Ce n’est plus de la vérité qu’on dit mais de la vérité qu’on est dont il est ici question. On ne se sent pas pouvoir ni même devoir être autrement.
                 

Le terme de vérité n’est pas sans revêtir ici une dimension éthique qui peut d’ailleurs s’opposer à la morale. Emmanuel Kant insiste à juste raison sur le devoir moral de dire la vérité en toute circonstance parce que l’on ne peut faire du mensonge une loi morale valant universellement dans un monde qui accepterait cette maxime de la volonté (aucun monde, aucune société humaine ne peut se fonder sur le mensonge), mais nous savons bien qu’il existe des situations dans lesquelles nous pouvons « mentir honnêtement » c’est-à-dire proférer un mensonge dans l’énonciation duquel nous sommes « Un », entier, « tout d’une pièce ». Je peux être authentique dans l’acte de mentir sur la présence dans ma maison d’un immigré clandestin que la police recherche pour l’expulser. Je le peux parce que je sais que c’est LA bonne attitude à adopter. L’effet d’évidence n’est pas nécessairement moins fort que dans la défense de l’affirmation de 4 comme résultat de l’opération: 2+2, mais il n’est pas le même. Je « suis » alors la vérité d’un mensonge objectif. Je suis la vérité quand j’agis conformément à moi-même alors que ce que je dis est faux par rapport à la situation factuelle. On peut alors être la figure vraie d’un discours faux.
        Il convient de ne pas confondre cette vérité comme justesse, attitude, «  ipséïté » avec le « à chacun sa vérité » qu’on entend trop souvent et qui sonne comme une pseudo légitimité de la bêtise, du droit à proférer n’importe quoi, d’une sorte de justification à dire et à défendre n’importe quelle position. Peut-être pourrions-nous dire: « à chaque instant la vérité de cet instant! » Mais il n’est alors aucune raison de personnifier cette vérité, de l’assigner à une personne qui, de sa seule subjectivité, pourrait déduire la vérité de ce qu’elle dit ou fait de ceci que ce soit elle qui le dit ou qui le fait. Ce n’est pas du tout le fait que l’on soit cette subjectivité là qui ferait la vérité de notre acte, mais plutôt le fait que nous l’accomplirions entièrement, justement, intégralement. Peut-être pourrions nous ici évoquer une vérité de pure « intuition », une sorte d’évidence totale révélant la seule chose à faire, à dire ou plus encore « la seule personne à être » dans cette situation là « maintenant », une vérité d’accord, d’entente, d’adéquation avec ce que le monde attend que je fasse ou que je sois, dans cet instant là. L’effet de contrainte de la vérité se définirait dés lors comme cette évidence d’un moment présent vécu au présent comme requérant de moi « ça! », et rien d’autre.
        Résumons: nous avons retenu trois définitions de la vérité (en fait il en est d’autres mais on peut considérer ces trois là comme une base suffisante à l’élaboration de notre problématique quitte à spécifier et compliquer progressivement  le sens du mot vérité au fin du cours), chacune d’elle ayant avec les autres un seul point commun que l’on peut qualifier d’effet de contrainte même si cet effet ne s’effectue pas de la même façon ni par rapport aux mêmes éléments:


1) La vérité formelle que l’on utilise en mathématiques et en logique est une vérité résidant dans l’effet de contrainte d’un raisonnement pur, rigoureux, procédant par des déductions irrécusables que tout un chacun peut faire et constater dés lors qu’il ne se fie qu’à un esprit pur et universel de démonstration.
2) La vérité matérielle qui réside davantage dans la conformité entre un témoignage et un état de fait. C’est celle-là même que Saint Thomas désigne par le terme de « adequatio rei et intellectus » c’est-à-dire adéquation entre la chose (la réalité) et ce qu’en dit l’esprit humain. Je dis alors la vérité quand ce que je dis est conforme à ce qui est.
3) La vérité intuitive qui contrairement aux deux autres s’applique non pas à ce que l’on dit ou à ce que l’on pense mais à ce que l’on est, à ce que l’on se sent devoir être au coeur de ce qu’une situation exige, étant entendu que l’on sera alors « UN », c’est-à-dire dans la verticalité d’un aplomb pur, débarrassé de toute aspiration à une quelconque « fierté » ou bien à la culpabilisation d’un remords. On est alors « VRAIMENT » parce qu’à aucun moment on a pris prétexte d’une quelconque prédisposition ou d’une attente pour se défiler à ce qu’exige la situation, le monde, l’instant même.
           


                Que toute vérité implique un rapport d’une certaine pureté avec une extériorité, un « Dehors » exerçant un effet de contrainte suffisant pour que le sujet humain se doive de la « reconnaître », cela donc ne fait aucun doute et constitue en soi « une première vérité sur la vérité » dont il ne faudra jamais négliger l’apport. Toutefois, l’interrogation demeure de savoir de quel type d’extériorité il est ici question et jusqu’où il convient de porter cette exigence de « reconnaissance », d’objectivité, de dépouillement assumé devant une vérité pure, nue, crue s’imposant en elle-même et par elle-même sans effet de complaisance. Si nous suivons jusqu’au bout cette conception de la vérité, il s’en suit effectivement que moins nous nous donnons de cadres, de principes, de bases ou de modalités qui nous seraient propres, plus nous nous approchons des conditions de réalisation d’une vérité pure qui le serait en soi. C’est bien là le sens profond des trois blessures narcissiques de Sigmund Freud. C’est précisément le propre de la science que d’avoir progressivement lutté contre les présupposés de l’anthropocentrisme jusqu’à infliger à l’être humain ces trois blessures lui imposant de reconnaître la vérité dans un mouvement de désanthropocentrisme radical:
1) Qu’à l’homme le centre même de l’univers ne soit pas la planète qu’il habite, cela ne peut sembler que « déplacé » et c’est pourtant la vérité
2) Qu’à l’homme la notion même d’espèce humaine ne définisse pas une espèce « pure », radicalement et structurellement distincte de toutes les autres espèces animales, c’est ce qui ne peut manquer de lui apparaître impossible et c’est pourtant la vérité
3) Qu’à l’homme la pensée même se caractérise comme une activité échappant totalement à la maîtrise du sujet et à sa connaissance, c’est ce qu’il nous semble inconcevable de reconnaître et c’est pourtant la vérité
            
Toute vérité se définit donc comme un effet de contrainte au fil duquel il n’est pas jusqu’aux présupposés les plus enracinés de notre amour-propre mais aussi de nos aptitudes à nous « auto-portraitiser » qui ne soient mises en échec, comme si finalement les progrès de la recherche scientifique (évidemment pour admettre ce que dit Freud il faut accepter de donner à ses travaux sur l’inconscient un statut scientifique) allaient de pair avec l’acceptation par l’homme de l’indétermination de soi, en tant que genre humain, comme si l’être humain se devait de consentir à l’impossibilité de se doter de quelque primat, privilège voire caractérisation affirmée de soi pour parvenir à poser sur soi et sur le monde des « vérités ». N’existerait-il pas au sein même du souci le plus exacerbé de vérité une puissance de détachement, de découverte, de révélation de l’imposture de certaines vérités supposées qui s’établissent arbitrairement et qui trompent l’homme? Ne faudrait-il pas finalement se résoudre à concevoir la vérité comme l’instrument même grâce auquel sont inlassablement démasquées des vérités illusoires, réconfortantes humainement mais fausses radicalement?  La science est-elle la pratique poussant l’exigence de vérité jusqu’à ses conséquences les plus rigoureuses, les plus ultimes, les plus conformes à cela même qu’induit la vérité, celles d’une objectivité tellement pure que toute velléité d’anthropocentrisme s’y voit définitivement démentie, congédiée et rejetée? Si par « vérité » nous entendons cette épreuve objective et pure d’un authentique « dehors » (ce que l’on appelle à bon droit « épreuve de vérité »), la science est-elle la pratique la plus à même de nous faire atteindre la vérité?
 


2) La vérité de la vérité (Le double effet de métaphorisation de la vérité par la langue Friedrich Nietzsche)
            Avant de nous interroger sur la science et sur ce qu’elle est, il convient d’approfondir encore cette idée avec Nietzsche, précisément parce qu’il est souvent cité comme le philosophe de la critique de la notion de vérité, ce qui est « vrai » à condition que l’on prête attention au fait que le souci qui le conduit à mener cette critique est encore (évidement) celui de la « vérité ». Dans cet extrait de son oeuvre « vérité et mensonge au point de vue extra-moral », Nietzsche exprime très clairement sa critique et nous pouvons alors en saisir toute la puissance déstabilisatrice:
        « Comparées entre elles, les différentes langues montrent qu’on ne parvient jamais par les mots à la vérité, ni à une expression adéquate : sans cela, il n’y aurait pas de si nombreuses langues. La « chose en soi » (ce serait justement la pure vérité sans conséquences), même pour celui qui façonne la langue, est complètement insaisissable et ne vaut pas les efforts qu’elle exigerait. Il désigne seulement les relations des choses aux hommes et s’aide pour leur expression des métaphores les plus hardies. Transposer d’abord une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L’image à nouveau transformée en un son articulé ! Deuxième métaphore. Et chaque fois saut complet d’une sphère dans une sphère tout autre et nouvelle. On peut s’imaginer un homme qui soit totalement sourd et qui n’ait jamais eu une sensation sonore ni musicale : de même qu’il s’étonne des figures acoustiques de Chiadni dans le sable, trouve leur cause dans le tremblement des cordes et jurera ensuite là-dessus qu’il doit maintenant savoir ce que les hommes appellent le « son », ainsi en est-il pour nous tous du langage. Nous croyons savoir quelque chose des choses elles-mêmes quand nous parlons d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs, et nous ne possédons cependant rien que des métaphores des choses, qui ne correspondent pas du tout aux entités originelles. Comme le son en tant que figure de sable, l’X énigmatique de la chose en soi est prise, une fois comme excitation nerveuse, ensuite comme image, enfin comme son articulé. Ce n’est en tout cas pas logiquement que procède la naissance du langage et tout le matériel à l’intérieur duquel et avec lequel l’homme de la vérité, le savant, le philosophe, travaille et construit par la suite, s’il ne provient pas de Coucou-les-nuages, ne provient pas non plus en tout cas de l’essence des choses. »
        Ce texte est décisif, précisément parce qu’il insiste sur le fait qu’à partir du moment où l’on accepte l’idée selon laquelle un mot vaut pour une chose, une idée, un sentiment ou une perception, on se donne à soi-même un présupposé « faux » et qu’ainsi sans s’en rendre compte, nécessairement on « ment », ou si l’on préfère on métaphorise. C’est donc bien une exigence de vérité pure qui amène Nietzsche ici à pointer le fait qu’une vérité « dite » se donne quelque chose à tort, se constitue comme valant à l’in terreur d’un cadre trop intérieur et propre à l’homme pour être vrai, c’est-à-dire objectif, c’est-à-dire désanthropocentré.
        

  Quelques lignes avant ce passage, Nietzsche écrivait: « Qu’est-ce qu’un mot? La représentation sonore d’une excitation nerveuse. Mais conclure d’une excitation nerveuse à une cause extérieure à nous, c’est déjà le résultat d’une application fausse et injustifiée du principe de raison…Comment aurions-nous le droit de dire: la pierre est dure, comme si « dure » nous était connu autrement et pas seulement comme une excitation toute subjective! »
        Pour bien saisir les implications considérables de la thèse de Nietzsche, nous pouvons prendre un exemple simple: je sens une piqûre, c’est une excitation nerveuse tout simplement parce qu’elle se traduit par un mouvement de mes nerfs, de douleur. Je dis que j’ai mal parce que je me suis piqué le doigt avec cette aiguille. Je rends compte d’une excitation nerveuse par un mot: « avoir mal » et j’assigne une cause à cette douleur: celle de l’image de cette aiguille que je traduis elle aussi par le terme « aiguille ». A tout un chacun, il semble donc que je dise la vérité quand je dis que j’ai été piqué par cette aiguille. Pourtant:
- Que l’on puisse traduire une douleur physique particulière, changeante par un terme défini, invariable dans une langue donnée mais différent dans une autre langue est assez étrange arbitraire, partial, pas du tout objectif.
- Que j’institue un rapport de causalité entre cette sensation et cette image de l’aiguille est tout aussi arbitraire car ce n’est pas l’image de l’aiguille qui m’a piquée, ce n’est pas ce que je représente, c’est une excitation. Ce que nous éprouvons ce sont des sensations et nous opérons tout naturellement le rapport avec l’objet qui nous semble être la cause de la sensation. Mais ce qu’il y a vraiment et finalement seulement c’est ça: « être piqué ». D’ailleurs  l’objet piquant ne saurait être à lui tout seul la cause de la piqûre, encore faut-il que quelque chose soit piqué, un épiderme. Si l’aiguille touche avec sa pointe une pierre, personne ne dira que l’aiguille « pique » la pierre.  Il y a bel et bien un rapport entre la sensation d’être piqué et l’image de l’aiguille mais c’est un rapport métaphorique qui ne dit aucune vérité stricte objective. C’est déjà la vérité supposée d’une personne qui opère des traductions et qui donne idée d’un fait par ces traductions, lesquelles ne sont que des images du fait en question et sûrement pas sa « vérité ».

        On mesure ainsi l’importance et le nombre de présupposés que l’on se donne à soi-même, en tant qu’être humain pour affirmer que l’on dise la vérité quand on dit que la pierre est dure:
- On part du principe que le terme de « pierre » puisse valoir pour décrire cette pierre là qui a nécessairement une singularité, qui ne ressemble et n’est pas une autre pierre
- On part du principe que le terme « dure » rend compte de la sensation que j’éprouve en la touchant. On considère qu’une excitation nerveuse peut être symbolisée par un son ou par un trace graphique
- On part encore du principe que ces deux extrapolations (qu’un minéral puisse être désigné par le terme de pierre et que le mot « dure » rende compte de la rudesse de contact de cette réalité) puissent donner lieu à une proposition au sein de laquelle un sujet: « la pierre » peut être lié par « une copule »: le verbe être à « un prédicat »: la dureté.  Ce point est fondamental: l’homme se donne l’autorisation de former des propositions sur une réalité dont la structure n’est pas « propositionnelle », c’est-à-dire que le phénomène de la dureté de la pierre n’est pas du tout restitué par la relation qu’établit la copule du verbe être entre le prédicat de la dureté et le sujet qu’est la pierre. Nous imposons ainsi arbitrairement une logique prédicative dans une réalité naturelle qui n’est prédicable en rien de quoi que ce soit.
           

                    Finalement, toute la démonstration de Nietzsche repose finalement sur l’idée suivante: la vérité telle qu’on l’entend habituellement est toujours la vérité d’une « proposition », d’une thèse. Par conséquent la vérité est ce que l’on profère, ce que l’on « dit », mais dés lors qu’elle est « dite », elle est nécessairement prise dans la forme d’une langue, laquelle, en tant que langue ne peut être la vérité qu’elle prétend dire, tout simplement parce que toute langue opère une traduction du réel qui se révèle être nécessairement une trahison. Autrement dit, toute vérité ne peut être que dite mais si elle est dite, elle ne sera jamais vraiment la vérité, parce que dire revient nécessairement à « métaphoriser ».
        Mais qu’est-ce que ça veut dire: « métaphoriser »? « Meta phorà » signifie en grec « transporter ». On désigne une chose par une autre chose susceptible de valoir pour elle analogiquement: la faucille d’or dans le champs des étoiles pour dire la lune, mais il y a des métaphores plus simples et plus courantes. Métaphoriser c’est déplacer: la lune n’est pas une faucille, mais il y a une analogie entre la forme de la faucille et la forme de la lune telle qu’elle est éclairée par le soleil tout en étant ombragée par la terre. On n’en voit alors qu’un quartier. Métaphoriser c’est faire jouer la ressemblance, laquelle n’en est pas moins « semblance », c’est-à-dire simulation. Nietzsche ne cesse de pointer, dans ce texte, l’émergence de ce déplacement à la lumière duquel quoi qu’on fasse, on ne dira jamais la vérité d’un fait puisque en donnera nécessairement idée au travers d’une forme qui présuppose en son efficience même un déplacement, un décalage du réel à la fiction.
              
                Déjà, en soi, le simple fait qu’une même réalité soit dite par plusieurs termes selon la langue que l’on parle ou écrit pose question, évidemment.  S’il y avait une vérité dans le rapport entre le nom et la chose, il n’y aurait qu’un seul nom pour désigner l’unicité effective de la chose. La « chose en soi » est un terme hérité de Kant qui signifie la chose telle qu’elle est en elle-même, et non la perception que l’on en a. Quand nous percevons un objet, nous en recevons une impression qui correspond à notre sensibilité, à notre angle de vue, etc, bref qui est nécessairement subjective, et nous ne pouvons pas en déduire l’objectivité de la chose telle qu’elle serait en elle-même, tout simplement parce que pour ce faire, il faudrait percevoir « purement », objectivement cette chose, c’est-à-dire finalement qu’il faudrait percevoir sans percevoir. La chose en soi est hors de notre atteinte: cela signifie que nous n’accéderons jamais à cette vérité qui consisterait à saisir la réalité pure. Même celui qui créerait le langage ne capturerait rien de cette réalité. Il serait simplement l’ordonnateur premier de ce déplacement, de cet évitement magistralement organisé. Parler, en quelque langue que ce soit, c’est transformer en structures le ratage systématique du réel. Toute langue est un ratage du réel érigé en système. Plus nous parlons, plus nous faisons fonctionner une dynamique intérieure et fallacieuse qui s’active en circuit fermé au sujet d’une extériorité radicale dont nous nous sommes faits comme une profession de foi de la rater magnifiquement, « organisationnellement », "humainement" (Humain, trop humain).
        Celui qui façonne la langue ou simplement celui qui l’utilise travaille toujours déjà des symboles où se dit moins la présence d’une chose que le rapport qui s’institue entre une réalité et celle ou celui qui la perçoit. Tout symbole est déjà en soi métaphore, ou plutôt présupposé de l’oeuvre de métaphorisation du langage. Il faut bien comprendre l’importance décisive de la métaphorisation: ce n’est pas qu’il y ait dans le langage une figure de style parmi tant d’autres que l’on appelle « métaphore », c’est plutôt qu’il y a déjà de la métaphorisation dans le langage même. Le passage de la piqûre à l’image de l’aiguille est déjà en soi métaphorisation là même où nous aurions plutôt tendance à instituer un rapport de causalité. Ce n’est pas parce qu’il y a l’aiguille que je suis piqué, c’est la sensation de piqûre que je me re-présente en la métaphorisant et en lui assignant l’image de l’aiguille. Affirmer que j’ai été piqué par une aiguille, c’est opérer un déplacement: de la sensation à l’image d’une chose. Puis vient le second moment de métaphorisation: de l’image à la trace graphique ou sonore. D’une réalité pure au sein de laquelle se produisent des excitations nerveuses, nous sommes maintenant déplacés dans une dimension linguistique et prédicative au sein de laquelle «j’» ai été piqué par une aiguille. Il y a maintenant des sujets, des verbes, des prédicats, mais rien de tout cet attirail ne rend effectivement compte de la sensation pure de la piqûre.
           

                    Nietzsche utilise alors une comparaison géniale: Ernst Chladni est un physicien allemand qui s’est intéressé aux vibrations créées par un son d’archet sur un plateau recouvert de sable. Le son de l’archer dessine par vibration une figure correspondant à une certaine tonalité. On peut ainsi en un sens « voir un son », ou du moins voir l’effet produit par une onde sonore sur un support malléable où se dessine quelque chose qui est en rapport avec la vibration. Représentons nous un sourd qui affirmerait simplement parce qu’il voit les figures de Chladni qu’il a une juste intuition sonore. Nous serions tentés de lui répondre qu’il se trompe complètement et qu’il perçoit par la vue ce dont la réalité authentique se définit autrement par le biais d’un autre sens, celui-là même dont il est privé. Ce qu’il voit c’est l’effet visuel d’un son, mais pas le son, parce que pour cela il faudrait l’entendre. C’est exactement la même chose pour le langage: l’homme affirmant qu’il connaît la réalité de la vie, des arbres, des couleurs, bref du monde se prétend tout autant que le sourd croyant connaître le son, car en réalité nous avons substitué à la réalité des mots et faisons valoir entre ces mots certaines modalités de rapport correspondant à des opérations de langue. La vérité de nos affirmations réside purement et simplement dans l’effet de cohérence entre tous ces substituts dans la dynamique purement interne du langage.
            

            Les figures de Chladni sont des métaphores visuelles du son. De la même façon les images sont des métaphores de la sensation et les mots sont des métaphores de l’image. Plus nous croyons dire la vérité des choses réelles, plus, en fait, nous procédons à des opérations au sein d’une systématique doublement éloigné de la réalité dont à tort nous pensons parler.  Je crois dire la vérité quand j’affirme que la pierre est dure sans me rendre compte que « pierre » et « dure » sont deux symbolisations abstraites entre lesquelles je fais valoir un type de rapport (prédicat) qui vaut bien dans la langue mais pas dans le réel. Ceci dit il y a bien quelque chose de cette phrase qui fait signe d’une réalité: qu’une pierre est plus dure que l’eau par exemple, mais précisément nous progressons de cette façon, c’est-à-dire par pure analogie: en effectuant, parallèlement à une réalité que nous ne faisons que présumer, des relations  métaphoriques entre des symboles que nous construisons.
        Nous ne pouvons rien comprendre des thèses de Nietzsche sur la vérité si nous ne faisons pas valoir une sorte de ligne pure, brute et évènementielle du réel au niveau de laquelle se produisent des « chocs », des rencontres, des impacts entre des forces physiques, lesquelles donnent lieu à des mutations continuelles de température, de lumière, de gravité, de densité, etc. Il existe une autre « ligne » qui finalement se définit comme une interprétation de la première mais au sein de laquelle tout est transposé. Il y a bien quelque chose de la seconde ligne qui entre en résonance avec la première de telle sorte que nous pouvons rendre compte dans une certaine mesure de ces mutations mais exclusivement « à partir de » ce déplacement même. Les figures de Chladni disent bien quelque chose des intensités sonores mais exclusivement à partir de ce déplacement premier, fondamental qui va transposer du son en figure visuelle. Par suite, celles et ceux que nous humains allons considérer comme les spécialistes de la vérité: à savoir les scientifiques, les philosophes seront en réalité experts dans l’art et la manière d’imposer de la logique à des mots et feront croire à tout le monde qu’ils disent la vérité alors même qu’ils sont simplement les plus impliqués dans la langue, c’est-à-dire dans la transposition du réel en symbole. Une fois admis qu’ils ne disent pas la vérité puisque ils ne font que manipuler des mots ou des symboles, ils disent la vérité que l’utilisation de la langue les autorise à concevoir mais ce n’est pas LA vérité telle qu’elle se donne dans un intuition pure du vraie, c’est une vérité construite dans un système artificiel qui nous donne seulement une image approchante, une métaphore de la vérité.
              

            Pourquoi le regard de Nietzsche sur cette notion de vérité est-il si important et, en un sens, si juste? Pas du tout parce que comme cela a souvent été dit, Nietzsche serait animé d’une sorte de volonté nihiliste soucieuse de détruire le critère de vérité, mais au contraire parce qu’il lui donne une portée supérieure, cherchant bel et bien « la vérité de la vérité » et pointant précisément le problème. Nous disons ou jugeons vraies des propositions qui sont formulées dans une langue de symboles, de telle sorte que ce que nous disons n’est vrai qu’à partir du moment où nous avons accrédité le passage de la chose, du sentiment ou de la réalité symbolisée à ce qui les symbolise. Mais ce passage n’a rien d’évident. Il n’a rien de « vrai » finalement il est seulement ce à partir de quoi parler de « vérité » prend sens.  Nous ne posons la question de la vérité qu’à partir d’une procédure qui est l’analogie, c’est-à-dire exactement ce qui s’effectue dans les métaphores: personne ne dirait qu’une lune est une faucille, mais une fois qu’on a accepté l’analogie entre la forme de la faucille et celle d’un quartier de la lune, alors oui, en effet, ce rapprochement est « viable ».
        Ainsi se comprend cette citation bien connue de Nietzsche:
        «Qu’est-ce donc que la vérité? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de relations humaines qui ont été rehaussées, transposées, et ornées par la poésie et la rhétorique, et qui, après un long usage, paraissent établies, canoniques et contraignantes aux yeux d’un peuple: les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores usées qui ont perdu leur forme sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur effigie et qu’on ne considère plus désormais comme telles mais seulement comme du métal. »
              
Il faut le répéter: rien ne serait plus ruineux et plus anti-nietzschéen que de penser qu’ici le philosophe nous invite à abandonner la notion même de vérité, car précisément rien ne peut être dit, affirmée si ce n’est à partir d’une certaine conception de la vérité. Par contre, il est vrai qu’il pointe du doigt un décalage, une sorte d’imposture. Il déplace ce critère, il ne l’annule pas. Que « la pierre soit dure" est une vérité à condition que l’on accepte que la pierre soit pierre et que dure signifie dure, mais derrière ces deux tautologies se dissimulent un « passe-droit »: un certain crédit que l’on accorde à la symbolisation: qu’une réalité minérale particulière puisse être rendue par un terme général, générique (en gros c’est quand même une pierre: un spécimen n’existe que pour être rangé dans une catégorie) et cette assimilation tient de la caricature. En tout cas, elle ne saurait aller de soi. Une indiscutable VERITE s’impose alors à l’esprit de toute personne saisissant le point de vue de Nietzsche ici: soutenir que la pierre est dure est une approximation. On aurait envie de rajouter: « pour autant que l’homme puisse en savoir et en dire quelque chose ». Finalement c’est une certaine façon de minimiser les dommages d’une métaphorisation généralisante, comme si finalement l’homme ne se trouvait que devant deux alternatives: soit en effet, on s’en tient à une définition radicale de la vérité et alors nous n’avons rien à dire de rien (et alors on la ferme!), soit on consent à cette approximation qu’est la langue et alors on entend par vérité ce qui peut à bon droit s’établir à partir d’un postulat: le symbole vaut pour la réalité symbolisée, postulat dont on sait bien qu’il se condamne à n’émettre que des vérités humaines, anthropocentrées.

    



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