lundi 17 mai 2021

Cours en distanciel du 18/05/2021 Terminale HLP Groupe 1 de 10h08 à 12h00

      

  Le film de Stanley Kubrick a sans aucun doute possible des résonances avec l’oeuvre de Nietzsche et notamment la notion d’Eternel retour. L’idée défendue dans ce film a donc à voir avec la thèse selon laquelle l’extériorité la plus déstabilisante à laquelle nous sommes confrontés dans notre vie est celle de dépasser notre humanité par une épreuve sur-humaine qui consiste à répondre « Oui » à un démon qui nous demanderait si nous sommes prêts à revivre à l’infini chaque instant de notre existence, sachant que, de fait, c’est bien la réalité la plus stricte de ce qui se passe effectivement. L’infini est la structure même de chaque instant présent. Le surhumain Nietzschéen est l’homme qui accepte de voir et de vivre cet éternel retour là.    
        Le pharmakon et l’ambivalence entre le remède et le poison définissent donc seulement le premier moment d’une humanité qui n’aspire qu’à se dépasser elle-même. Il nous faut donc prendre très au sérieux cette rencontre avec le monolithe qui définit quelque chose comme une exigence constante de confrontation avec un dehors, avec l’aplomb d’une présence sidérante et verticale. Il convient d’envisager cette hypothèse très sérieusement: l’antériorité de la scène du monolithe sur celle de l’os dit quelque chose de fondamental sur le rapport à « la présence »: la confrontation avec l’œuvre précède celle de la découverte de l’outil. Ce n’est pas parce que l’homme est fondamentalement un technicien, un artisan qu’il est artiste, c’est parce qu’il est d’abord sidéré par une intuition pure, verticale et artiste de la présence qu’il devient ensuite un technicien. Le pharmakon est donc second par rapport à l’attention esthétique et gratuite portée à ce que Heidegger désigne par le terme de da-sein (être là, le simple fait de se percevoir comme étant « là »). Dans le film, l’expérience du Da-Sein précède et explique dans une certaine mesure celle de l’Homo Faber, à savoir que la conscience de l’outil est le premier moment d’un mouvement d’une amplitude inégalée au fil duquel l’espèce humaine essaie de circonvenir cette épreuve première: celle du Da-Sein, sans aucun succès évidemment.
             

                Briser le cycle du Deinos ne peut s’accomplir, si nous suivons cette interprétation du film, mais, plus encore, l’ordre des scènes telles qu’elles ont été montées par Kubrick, qu’en lui substituant finalement un autre cycle: celui de l’éternel retour Nietzschéen. Mais qu’est-ce que cela signifie concrètement? Demeurer dans l’expectative de cette rencontre avec le monolithe, dans ce suspens là, dans le fil tendu à l’extrême de cette  attention là portée à l’extériorité de ce choc avec l’existence même. Qu’on y réfléchisse un peu: à quoi peut bien passer son temps un surhomme nietzschéen conscient de l’éternel retour de chaque instant vécu, dans le moment même où il est vécu? A faire du thé selon les rites de la cérémonie du même nom, aux arts zen, dans le respect  absolu de leur méticuleuse réitération, à ne jamais se leurrer sur la structure de moment dans le flux desquelles ne s’écoule que de la durée. Etre surhumaine ou surhumain, c’est saisir et abonder dans le fil de cette continuité au gré duquel nous ne pouvons devenir qu’en disant oui à la structure réitérative et cyclique de tous les instants: cela s’appelle finalement faire de sa vie l’oeuvre d’une vie.


       c) Le silence des bêtes et le « devenir animal » de l’être humain
            Tout ce qui sera écrit dans ce cours sera un peu différent de l’état d’esprit des cours habituels, non pas que ce ne soit pas de la philosophie (à bien des titres, on peut même espérer que cela en soit plus que d’autres cours rédigés dans ce blog). Certaines perspectives seront ici poussées plus loin que la limité des cours « tronc commun ». Ce n’est pas du tout qu’ils seront rédigés dans l’idée d’une plus grande complexité, c’est simplement que les auteurs utilisés: Alain, Bergson, Elisabeth de Fontenay, Gilles Deleuze, sont intégrés à la problématique ultime de ce cours, à savoir l’exploration de la possibilité pour l’homme de faire silence, fût-ce pour devenir autre chose qu’humain, peut-être quelque chose qui aurait rapport avec le surhumain Nietzschéen, qui finalement n’est autre que l’enfant, le 3e stade de la métamorphose, un enfant qui, conformément à l’étymologie, ne parlerait pas. Il est parfaitement possible de situer les développements à venir sous l’autorité d’une sorte de duel qui n’a jamais vraiment eu lieu parce que les deux auteurs concernés n’ont jamais échangé et parce que cette opposition n’a jamais vraiment exploré: c’est celle qui oppose Ludwig Wittgenstein et Gilles Deleuze. A la lettre W de son abécédaire Deleuze a simplement dit ça: « Ça je ne veux pas parler de ça. Pour moi c'est une catastrophe philosophique, c'est le type même d'une école, c'est une régression de toute la philosophie... une régression massive de la philosophie. C'est très triste l'affaire Wittgenstein, ils ont foutu un système de terreur, où sous prétexte de faire quelque chose de nouveau... C'est, c'est la pauvreté instaurée en grandeur... il n'y a pas de mots pour décrire ce danger-là, c'est un danger qui revient, ce n'est pas la première fois, c'est grave, surtout qu'ils sont méchants les wittgensteiniens. Et puis, ils cassent tout, s'ils l'emportent, alors là il y aura un assassinat de la philosophie, c'est des assassins de la philosophie. »


 
            Probablement l’opposition entre ces deux auteurs est-elle absolument irréductible. On peut la faire porter sur l’une des citations les plus connues de Wittgenstein. Soit on est d’accord avec le philosophe autrichien et l’on considère alors que ce que l’on ne peut pas dire, il faut le taire », soit on considère, au contraire, que ce que l’on ne peut pas dire, exclusivement vaut la peine que l’on essaie de le dire, de le transcrire, mais d’une certaine façon, «  autrement ». Peut-être par l’art, justement.  
        On pourrait croire justement que Wittgenstein nous invite au silence, mais ce n’est pas le cas puisque il s’agit bien au contraire de dire tout ce qui peut être dit et de ne pas dire ce qui ne peut pas l’être, au gré d’une frontière qui semble donc bel et bien exister pour le philosophe autrichien. L’homme peut vivre dans le silence mais il n’est pas question que ce silence ne soit pas « habité » et par ce terme il s’agit bel et bien d’entendre l’exploration d’une zone de voisinage silencieuse avec tout ce qui n’est pas humain et que l’art seul explore. C’est bien là la position tenue par Deleuze et abandonnée voire critiquée par Wittgenstein.
        Pour bien la définir et la situer dans la perspective de ce silence dont il est ici question, on peut partir du sens résolument contraire à ce texte d’Alain:
         « L’homme réel est né d’une femme, vérité simple mais de grande conséquence et qui n’est jamais assez attentivement considérée. Tout homme fut enveloppé d’abord dans le tissu humain, et aussitôt après dans les bras humains ; il n’a point d’expérience qui précède cette expérience de l’humain, tel est son premier monde, non pas monde de choses, mais monde humain, monde de signes, d’où sa frêle existence dépend. Ne demandez donc point comment un homme forme ses premières idées ; il les reçoit avec les signes et le premier éveil de sa pensée est certainement, sans aucun doute, pour comprendre un signe (…) tout homme a connu des signes avant de connaître des choses. Disons même plus ; disons qu’il a usé des signes avant de les comprendre. L’enfant pleure et crie sans vouloir d’abord signifier ; mais il est aussitôt compris par sa mère.
(…) C’est en essayant les signes qu’il arrive aux idées ; et il est compris bien avant de comprendre ; c’est-à-dire qu’il parle avant de penser. »
                                                                                                                Alain

   



        Il convient de saisir la grande pertinence de ce passage, car Alain ici décrit finalement avec beaucoup de justesse la condition qui définit probablement le plus adéquatement la condition humaine et sa spécificité: le propre de l’homme, c’est de naître d’une mère qui finalement plus que tout et surtout avant tout est sa langue maternelle. « l’enfant pleure et crie sans vouloir d’abord signifier mais il est aussitôt compris par sa mère. »  L’enfant est compris dans la mesure où il ne l’est pas du tout, en fait. C’est bien ce que dit Alain. L’enfant ne crie pas volontairement mais déjà sa mère l’embarque dans la communauté des créatures signifiantes, signifiant à son insu une douleur qu’il ne veut d’abord pas nécessairement faire partager, ni vouloir dire. Ce vouloir dire de la douleur par le biais de quoi il signifie qu’il a mal, c’est ce que la mère plaque arbitrairement sur son cri. Il parle sans vouloir aucunement parler mais déjà s’insinue progressivement en lui cette dynamique là, ce germe d’une espèce universellement et structurellement signifiante.
             

Il semble aller de soi que cette prédisposition à « faire signe » est en elle-même déjà un pharmakon: elle est un remède en ceci qu’elle nous donne une intelligence, une exigence de sens à l’égard de tout ce que nous vivons, éprouvons, rencontrons, mais elle est aussi un poison (« deinique »)  parce qu’elle nous déracine de tout ancrage authentique et « donné » à cette vie dont il semble pourtant hors de doute que nous en fassions également partie intégrante.  Ce que nous appelons ici « vie » ou que nous pourrions aussi appeler « nature », nature naturante au sens spinoziste du terme, c’est ce qu’Alain dans le texte nomme « monde de choses » en le qualifiant finalement de secondaire dans la venue au monde du bébé humain. L’enfant des hommes ne vient pas d’abord au monde mais d’abord aux humains, et c’est exactement ce qui s’accomplit par la mère, c’est-à-dire avec sa compréhension avec ses bras qui encerclent le petit homme dés qu’il apparaît la langue maternelle.  Nous intégrons par les signes ce giron maternel que nous venons à peine de quitter par la chair. Un lien ombilical linguistique immédiatement prend le relais du lien ombilical organique et commence déjà à nous nourrir d’une autre façon que physiologique. Du ventre maternel au ventre « humain » nous ne faisons qu’élargir un peu le périmètre de notre prison, mais, pour autant, nous remettons à plus tard la vraie sortie, la véritable immersion dans une extériorité pure, dans un authentique DEHORS, et il se pourrait bien que cette procrastination, en fait, ne cesse jamais, qu’elle dessine une ligne tendancielle pure au fil de laquelle l’humanité frôle sans jamais la vivre l’expérience avec de la non humanité radicale.
              

Alain a complètement raison mais, en même temps, il dessine une ligne de partage extrêmement claire entre le monde de choses et le monde de signes, entre le réel et le langage, entre l’existence pure, radicale et nue  et l’humanité  qui ne peut manquer de nous questionner. Car après tout, cette considération de l’être humain le réduit à une espèce « protégée », sécurisée,  aseptisée, née sous péridurale dans la péridurale d’un monde humain privé de contact direct avec l’extérieur, comme si l’humanité ne pouvait se concevoir qu’au fil de ce passage d’une prison à une autre.
        Quelle serait dés lors l’expérience de l’émancipation humaine? Si nous reprenons, terme à terme, le fil de l’enchaînement qu’il évoque dans ce texte, nous devons convenir qu’il réside dans une sorte de cri vraiment premier de l’enfant, cri qui ne veut rien dire…Une oeuvre d’art, en fait.  Jamais peut-être l’oeuvre d’art ne nous a semblé si évidente dans sa manifestation: nous y retrouvons l’onde de choc de ce dehors primal, de ce souffle de l’extériorité d’un monde qui ne serait pas encore dénaturé par les processus de catégorisations et de stigmatisation linguistique, monde pur, offert, plombant et absolument terrifiant, sans mère protectrice ou castratrice, ce que nous effleurons quand, pour une raison ou une autre, notre langue maternelle « fourche » ou connaît des moments de faiblesse.
        « L’enfant pleure et crie sans vouloir d‘abord signifier »….Contrairement au sens évident que donne  Alain à ce début de phrase, envisageons que nous en restions « là », dans ce  vouloir de la « non signification », par quoi quelque chose d’un vouloir vivre, d’un désir authentique de persévérer dans son être précéderait le vouloir dire et libérerait un pur signe de vie sans "vouloir dire" « humain ».

   


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