mercredi 19 mai 2021

Cours en distanciel du 20/05/2021 de 10H08 à 12H00 Terminale 1: Science et Vérité

  

"L’intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient donc nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons qu’à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu’il n’existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde. Il ne s’agit plus pour nous, comme pour le sauvage qui croit à l’existence de ces puissances, de faire appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les esprits ou de les implorer mais de recourir à la technique et à la prévision"
        Ce texte affirme quasiment point par point la thèse opposée à celle de Bergson telle qu’elle est développée dans « les deux sources de la morale et de la religion » (texte du dernier DM). Non seulement Weber semble vraiment adhérer à l’idée qu’il existerait des civilisations primitives et d’autres qui seraient « civilisées » mais il définit la science comme ce postulat à partir duquel on considère que tout peut s’expliquer rationnellement dans l’univers.
             
Un idéal prédictif et scientifique s’est substitué peu à peu à une perspective eschatologique et religieuse. En d’autres termes, ce passage d’une vérité de foi à une vérité rationnelle allant de pair avec un désenchantement du monde ne semble pas compréhensible si nous ne prenons pas en compte que c’est à partir d’un monde que la technique progressivement transforme. L’idée selon laquelle nous pourrions, comme le dit Max Weber, exclure du cours de la vie, de notre existence même, tout recours au surnaturel et à l’imprévisible ne peut être conçu qu’à partir d’un monde au sein duquel, de fait, les innovations techniques sont si présentes qu’au final plus rien ne semble vraiment y échapper à des desseins, des fonctions, des activités humaines.
        C’est là une remarque dont le simple « bon sens » voisine étonnamment avec une proposition extrêmement problématique. Que cet instant présent soit bel et bien présent, c’est une évidence qu’aucune explication scientifique chronologique ne peut vraiment épuiser. Qu’on explique par exemple la naissance d’un enfant par la reproduction ne rend pas compte du fait que l’existence « soit ». Nous ne sommes pas vivants seulement parce que nous avons des parents, parce qu’il nous faudrait alors remonter le fil des générations jusqu’à devoir convenir que l’incroyable c’est que la génération « soit ». La génétique peut m’expliquer le comment, elle ne peut rendre compte du « pourquoi? » de la génération. Peut-être n’y a t-il pas de pourquoi. Mais chacun conviendra que cette question du « pourquoi? » a à voir avec la religion, la spiritualité, éventuellement en philosophie,  avec la métaphysique (recherche des premières causes). Qu’il existe dans notre rapport au monde et à l’existence une part nécessaire et irréductible de croyance, de foi, c’est ce que chacune et chacun réalise dés lors que nous revenons à cette distinction du comment et du pourquoi.     
        Mais nous pouvons tout aussi bien appliquer le même raisonnement à l’instant à venir. Il n’est absolument rien dans cet instant présent qui me garantisse de quelque façon que ce soit la certitude de l’instant prochain. A parler strict, nous ne vivons que des fins de mondes possibles. Ce n’est pas du tout ici l’idée selon laquelle « tout peut arriver », c’est plutôt l’idée que tout arrive et qu’à ce « tout » qui, en cet instant, arrive peut succéder un « non-instant »  de « non-arrivée » de quoi que ce soit. Nous vivons sur le fond métaphysique de cette extrême fragilité là, de cette contingence angoissante fondamentale et constante (et Pascal ne cesse de nous le rappeler)
       
  Et c’est finalement sur elle que Descartes fait reposer l’une de ces démonstrations de l’existence de Dieu dite de la création continuée: « Et encore que je puisse supposer que peut-être j’ai toujours été comme je suis maintenant, je ne saurais pas pour cela éviter la force de ce raisonnement et ne laisse pas de connaître qu’il est nécessaire que Dieu soit l’auteur de mon existence. Car tout le temps de ma vie peut être divisé en une infinité de parties, chacune desquelles ne dépend en aucune façon des autres ; et ainsi, de ce qu’un peu auparavant j’ai été, il ne s’ensuit pas que je doive maintenant être, si ce n’est qu’en ce moment quelque cause me produise et me crée pour ainsi dire derechef, c’est-à-dire me conserve). En effet, c’est une chose bien claire et bien évidente (à tous ceux qui considéreront avec attention la nature du temps), qu’une substance, pour être conservée dans tous les moments qu’elle dure, a besoin du même pouvoir et de la même action qui serait nécessaire pour la produire et la créer tout de nouveau si elle n’était point encore En sorte que la lumière naturelle nous fait voir clairement que la conservation et la création ne diffèrent qu’au regard de notre façon de penser et non point en effet. »

 


(Dans la série "lost "de J. J. Abrams et Damon Lindelof, on peut trouver une version intéressante et différente (voire opposée) de cette création continuée, les "disparus" sont contraints d'appuyer sur un bouton avant un laps de temps précis dont il voit s'écouler le temps sur un compteur et cela  indéfiniment. Il leur a été dit que s'abstenir d'appuyer sur le bouton entraînerait la fin du monde.  Damon Lindelof a également développé dans "The leftovers" une fiction vraiment saisissante et très philosophique sur la notion d'évènement et sur l'émergence toujours possible d'une réalité absolument irreprésentable pour tout esprit humain, en l'occurrence l'effacement littéral de deux millions de personnes de la surface de la terre)
         
La « démonstration » de Descartes consiste ici à diviser le temps et à pointer le fait qu’aucun de nous ne saurait, tout simplement par que nous ne sommes pas la cause de nous-mêmes, avoir de quoi dépasser cette division du temps en instant si ce n’est sous l’effet d’une causalité extérieure, laquelle ne saurait être autre que Dieu lui-même. A cette succession d’instants finis dans la fragmentation desquels nous existons il faut une cause infinie qui la transcende et insuffle ainsi de fait à chacune et chacun de nous sa continuité, de telle sorte que être créé et conservé ne constituent en réalité qu’une seule et même chose. C’est bien là de la métaphysique à l’état pur, mais en même temps, ce qu’il nous faut envisager c’est que cette thèse, que l’on y adhère ou pas, s’efforce de prendre à bras le corps une condition, une réalité que l’idéal prédictif de la science évacue.
        C’est sur ce point que le désenchantement du monde défini par Max Weber comme coextensif de la substitution d’un régime scientifique de vérité à un régime religieux pose réellement question car ce désenchantement en l’occurrence n’est pas assez « désenchanté » pour « encaisser » cette évidence métaphysique d’un instant présent pur, littéral n’ouvrant d’aucune façon la promesse d’un futur. C’est finalement sur ce point que l’opposition est la plus forte: la certitude selon laquelle l'instant à venir nécessairement "SERA" est une croyance, et tout le propos du critère prédictif de la science est de poser l’existence de lois en vertu desquelles certains phénomènes ne peuvent pas ne pas se produire étant entendu que d’autres faits les ont précédés (ce qui est aussi rationnellement incontestable qu’existentiellement sujet à caution)
        La science pose l’existence de lois s’effectuant dans la nature, lois dont la validité repose sur des prédictions confirmées ou infirmées par les faits. C’est en vertu de ce modèle d’intelligibilité du réel que la prévisibilité des faits apparaît comme une conséquence de la vision scientifique de l’univers. Une perception scientifique de la réalité est une vision au sein de laquelle n’importe quoi ne peut pas arriver, voire où étant entendu que telles causes ont été déclenchées il ne peut s’ensuivre que tels effets, par quoi demain est déjà en germe dans aujourd’hui. Et pourtant que demain succède à aujourd’hui demeure formellement du domaine de la croyance, puisque de fait demain est demain et donc pas encore « arrivé ». L’argument de Weber nous apparaît ici complètement inversé: c’est bel et bien la science qui enchante le monde et le rassure en lui faisant miroiter cet idéal prédictif à la lumière duquel rien ne peut advenir que sous l’effet de lois rationnelles, formulables, susceptibles d’anticiper sur ce qui va se passer.
          

Résumons: dans cet effet de désenchantement dont nous parle Max Weber pour expliquer le passage dans l’histoire d’un régime religieux de vérité à un régime scientifique (« Dieu est mort »), nous étions finalement tentés de voir une résurgence de l’effet de contrainte dont il était question au tout début du cours: dire la vérité, ce n’est pas dire la vérité qui nous plaît, ni même celle que l’on pense vraie, mais celle que l’on ne peut pas ne pas reconnaître comme vraie. La science consiste dans un mouvement de scepticisme organisé. Elle désenchante notre rapport au monde jusqu’à nous sommer de reconnaître l’efficience implacable et exhaustive de lois purement rationnelles susceptibles de tout expliquer de tout. C’est exactement là l’idéal décrit par Max Weber d’un regard scientifique sur un univers purgé de tout recours au surnaturel, au mythologique, au religieux.
               
Finalement cette conception semble reprendre l’affirmation de Galilée selon laquelle « la nature est écrite en langage mathématique. » Or deux arguments peuvent ici être invoqués pour contredire l’affirmation selon laquelle la science dirait la vérité de l’univers:
la possibilité que l’on puisse intégralement expliquer l’univers ne désigne pas du tout le mouvement de compréhension grâce auquel on rend compte que l’univers « soit ». On décrypte le « comment » de l’univers sans progresser dans son « pourquoi? »
Si la science en général et les mathématiques en particulier consiste à décrypter une réalité mathématiquement cryptée, la critique de la vérité par Nietzsche fonctionne à plein régime, rajoutant finalement un troisième niveau de métaphorisation aux deux premiers: de la sensation à l’image puis de l’image au mot, puis du mot à des symboles mathématiques entre lesquels on fait opérer la logique stricte mais propre à une pure rationalité humaine (et pas mondaine) de relations formelles.
        Le plus troublant ici est de constater que cette vision de la théorie scientifique « désenchantante » et rationnelle correspond parfaitement aux 5 critères de la scientificité sans pour autant échapper à la critique de Nietzsche. C’est comme si le scepticisme de la science n’allait pas cependant jusqu’à s’appliquer à ses trois postulats les plus fondamentaux:
- Celui de la causalité (loi)
- Celui de la prédiction
- Celui de la catégorisation linguistique ou symbolique

 


Questions (facultatives):

1) En quoi consiste le désenchantement du monde dont la science est la cause efficiente selon max Weber?

2) Pourquoi la théorie de la création continuée de Descartes remet-elle en cause la thèse Max Weber? Décrivez avec vos mots la théorie de la création continuée

3) Pourquoi peut-on dire que la causalité, la prédictivité, et la structure linguistique de la pensée sont des "impensés" de la Science (par impensés, il faut entendre des présupposés sur lesquels toute conception scientifique s'appuie sans démonstration, comme si cela "allait de soi")

           


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