lundi 30 septembre 2024

Terminales 1 / 4 / 5: utiliser l'Eternel retour de Nietzsche dans la dissertation: "suis-je ce que le passé a fait de moi?"



 Quelle utilisation pouvons nous faire de l’idée de  l’éternel retour de Nietzsche pour le sujet: « suis-je ce que le passé a fait de moi? »

Dans la version présentée (il y a plusieurs passages dans l'œuvre de Nietzsche dans lesquels il fait allusion à cette pensée), on peut dire qu’il s’agit d’une sorte de boussole grâce à laquelle un individu peut se satisfaire de soi, agir de telle sorte qu’il ne peut pas se tromper. C’est déjà énorme. Il faut savoir que Nietzsche n’est pas du tout un auteur défendant la morale. Il est totalement opposé aux philosophes de la morale comme Emmanuel Kant. Il n’est pas du tout question ici d’agir conformément à un devoir moral, ni même conformément au « bien ». 

Si une personne s’interroge et se demande, avant d’accomplir un acte ou un geste si elle peut le vouloir dans une sorte de cycle infini de réitération du même, elle disposera d’un critère indéfectible de justesse (plus que de justice) grâce auquel elle saura si la réponse est oui ou non. En même temps, il faut se méfier de cette version de l’éternel retour, car elle n’est pas totalement exacte, ce n’est pas une réitération du même qui va se produire, c’est plus le fait que ce que nous faisons, une fois fait, se diffuse dans notre vie, un peu comme les ondes à la surface de l’eau à partir d’un choc initial, des ondes circulaires. 

J’entretiens une relation depuis plusieurs années avec une personne qui fait donc partie intégrante de ma vie, mais j’envisage de quitter cette personne. Supposons que je le fasse tel jour à telle heure. Je romps dans un présent. Je réfléchis alors à cette décision et m’aperçois en  regardant mon passé  qu’il y avait déjà dans le passé de cette décision des signes annonciateurs, des « micro-ruptures », de telle sorte que j’avais déjà rompu avant, en fait (mais il faut bien prendre en compte que c’est un regard rétrospectif, c’est à partir d’une rupture effective que je m’aperçois que j’avais toujours rompu). Et puis supposons maintenant qu’à partir de ce présent de rupture, je pense à mon passé, je me rendrai compte que cette décision effective à cette instant va nécessairement se diffuser dans mon futur et que cette rupture va se répandre au delà de ce présent, si bien que je ne vais pas cesser d’avoir rompu. Les évènements qui se produisent dans le présent de notre vie débordent de toutes parts ce présent et le débordent si complètement que mon passé et mon futur loin de se déployer de façon linéaire à partir de ma décision s’incurvent et se rejoignent dans un absolu de rupture: d’avoir rompu une fois, j’ai rompu toutes les fois.



Quelque chose d’un peu terrible se fait alors jour dans mon esprit: nous avons inventé cette idée de discontinuité entre les trois axes du temps passé/présent/futur pour éviter d’avoir à nous confronter à une évidence pure et embarrassante: rien ne se produit dans nos vies sans se diffuser insensiblement au gré d’ondes de propagation concentriques et excentriques. Tout ce qui s’effectue prend place dans un devenir qui n’a jamais cessé et qui ne cessera jamais (l’aiôn). Pour reprendre les termes de Maximus dans « Gladiator »: « what we do in life echoes in eternity », mais c’est vrai pour le meilleur et pour le pire. Nous changeons de vis à vis temporel, nous cessons de croire que tout a une naissance et une fin et que donc les moments où nous nous "marchons dessus", où nous nous méprisons nous-mêmes disparaîtront. Rien ne disparaît jamais et donc rien ne devrait davantage compter à nos yeux que de vivre des kaïros, c'est-à-dire des instants verticaux dont je sais bien que je ne regretterai rien, des instants qui sont exactement et à jamais ce qu'ils doivent être. Puis-je me satisfaire de ma vie de telle sorte que je répondrai "oui" au démon?

Mais alors suis-je ce que mon passé a fait de moi? Nous sommes toutes et tous broyé.e.s dans une machine à comprimer tous les instants les uns dans les autres de telle sorte que chaque instant de ma vie est déjà et à jamais dans tous les autres mais en même temps, rien ne décide de cela excepté la logique des évènements eux-mêmes et tout se joue dans un éternel présent. Ce n'est pas la peine d'aller chercher très loin pour trouver l'éternité: elle est et sera toujours là. Nous ne vivons que des instants éternels non pas parce qu'ils sont figés mais justement parce qu'ils ne le sont pas et qu'ils se retrouvent donc tous les uns dans les autres.  L'éternel retour c'est ce qui apparaît clairement aux yeux de quiconque réalise (enfin) qu'il n'y a pas de commencements ni de fins dans notre existence et pour qui sait voir. J'avais toujours déjà rompu mais supposons que je n'ai pas rompu on pourrait dire sans se tromper ni délirer que c'est pareil: j'avais toujours décidé de ne pas rompre. Tout a déjà confirmé ou confirmera ce présent.

             J’aurais pu ne pas rompre mais ce qui se produit à partir de ma rupture c’est ce cycle infini de la rupture. Je ne suis pas ce que mon passé fait de moi mais ce que c’est que devenir toujours dans un temps sans début ni fin.



En fait, pour bien comprendre l’éternel retour, il faut considérer que cette idée selon laquelle tout revient toujours s’appuie en réalité sur le fait que tout devient toujours et que mon passé, mon présent et mon futur étant en fait inextricablement lié, rien ne se produit jamais qu’éternellement, c’est-à-dire continuellement, sur un plan continu et non discontinu. C’est pour cela que l’exemple d’une rupture amoureuse est intéressant parce que l’on pense que cette décision crée du nouveau, ce qui demande à être revisité, éclairé par le fait que cette décision que je m’apprête à prendre (ou pas) va s’insérer dans une logique des évènements continue, sans rupture. Elle va prendre corps dans de l’éternité, dans du cycle et pas dans du linéaire fragmenté ou fragmentable. 

Supposons donc que je décide de rompre. Cette idée ne m’est pas venue « comme ça » et si je fais un effort de lucidité sur la venue à mon esprit de cette idée, je vais trouver tout une suite de micro-évènements précédant dans mon passé cette rupture, laquelle rétrospectivement donne du sens et éclaire tous ces moments de mon passé dans lesquelles je me rends compte que l’idée de rompre déjà faisait son chemin. Dans  tel acte exécuté par mon amie, déjà la rupture se profilait comme un effritement qui précède l’écroulement d’un mur. Rien n’arrive brutalement donc la rupture déjà hantait mon passé et je n’ai fait qu’actualiser une rupture latente, en devenir dans mon passé. En même temps, il ne fait qu’aucun doute que je pourrai faire la même chose à partir de ma décision de ne pas rompre et voir à l’oeuvre toutes les manifestations précédentes d’un couple solide, de telle sorte que si je romps, je me rendrai compte que j’avais déjà rompu avant et que si je ne romps pas, je trouverai tous les indices de cette non rupture, je n’aurai jamais cessé de ne pas rompre.



Là où ça devient encore plus intéressant c’est si je me projette dans mon futur à partir du présent. Si je romps, les implications de cette rupture ne vont pas cesser de se reconduire dans une multitude de détails du quotidien: plus cette brosse à dent à côté de la tablette de la salle de bain, plus cette manie de l’autre de se faire un thé qu’on ne boit pas, plus de vacances à décider de concert parce que malheureusement nos congés ne coïncident pas, et ainsi de suite. Il va falloir rompre à chaque confrontation avec les souvenirs et les traces de l’ancienne présence de l’autre. Par quelque biais que ce soit, je n’aurai jamais complètement fini d’avoir à affronter les conséquences de ma décision, tant et si bien que rompre une fois, c’est rompre dans la continuité de fois que ma vie étale devant moi comme autant d’instants dont chacun aucun ne rompt vraiment d’avec le précédent mais le poursuit.  Cette rupture devient toujours. Elle change certes de formes mais elle « s’éternise ».

Rien ne serait plus stupide donc, pour  prendre ma décision de rompre que de me dire que c’est juste un mauvais moment à passer, que de prendre cela comme un moment ponctuel qui ne durera qu’un court instant parce qu’en réalité, c’est faux. La meilleure façon de prendre ma décision, c’est de situer cette rupture là où elle va s’insérer, dans une logique de pure continuité des instants d’inter-pénétration des uns dans les autres, dont je ne sortirai jamais vraiment. Est-ce que je suis à l’aise dans cette « éternisation » de la rupture ? Est-ce que la nécessité de rompre s’impose à moi comme un cycle éternel avec lequel je m’accommode, de telle sorte que oui, la disparition de l’autre brosse à dents, des tasses de thé fumante dont on sait bien qu’elles ne seront jamais bues, de vacances dont on peut décider tout seul me conviennent parfaitement, sans regret? 

La conception chronologique de la succession des évènements nous fait croire que nous vivons un événement puis un autre puis un autre alors que c’est toujours la même trame événementielle qui suit son cours et ne cesse de relier les évènements entre eux. On peut se dire que la rupture va simplement prendre son ticket dans cette file d’attente là, se produire puis disparaitre mais c’est faux. Elle ne s’insère nulle part. Elle a toujours été et ne cessera jamais d’être, et même si j’ai l’impression que c’est moi qui l’ai décidée, cette impression est fausse. C’est la loi de l’univers: cette imbrication des instants les uns dans les autres. C’est comme ça que ça marche la vie! Le vouloir-vivre, la volonté de puissance. Il ne s’agit pas de rompre dans Chronos mais de rompre dans l’Aiôn donc de n’en avoir jamais fini de rompre, de me trouver « bien » dans le cycle infernal de cette rupture là, de m’y satisfaire d’exister, d’y jouir d’une existence pleine et sans la moindre ombre au tableau. Le véritable critère de nos choix devient alors la possibilité de se supporter soi-même et de s’aimer dans ce miroir éternel de la nature cyclique des instants vécus. 

Nous disposons dans l’odyssée d’une référence explicite à ce critère Nietzschéen, c’est celui de Pénélope qui confrontée à l’absence d’Ulysse et à l’empressement des prétendants décide de tisser le jour une toile qu’elle défait chaque nuit. Puis-je ne pas en finir avec une tache « subalterne »? Puis-je me rétracter de cette habitude de ne faire une activité que pour en finir avec elle comme si je voulais la tuer, la terminer? On peut légitimement se demander où en serait l’odyssée si elle n’avait pas été dénoncée par une servante…Toujours  au tissage de cette toile, en fait!




Et cette tasse fumante? La veux tu? Pas une fois, deux fois, une éternité de fois? Parce qu’en fait, c’est ça vivre avec cette femme là, c’est supporter, accepter, vouloir que cette tasse soit là, que cette brosse à dent soit là et que tu ne puisses jamais décider de tes vacances tout seul. Mais c’est peut-être avec cette décision là, celle de ne pas rompre que tu vas te retrouver, « t’absoudre » parce que finalement , c’est ça que tu veux. Donc, ne romps pas! 

samedi 28 septembre 2024

Terminales 1 / 4 / 5: Suis-je ce que mon passé a fait de moi? - Comment rédiger un plan détaillé?

  



Vous ne disposez plus que d’une dizaine de jours pour rendre votre dissertation et l’élaboration d’un plan à ce stade est vraiment nécessaire. Nous allons partir du principe que tout le monde a à peu prés bien compris le problème, vu que nous ne cessons d’en parler depuis un mois maintenant, mais la construction d’un plan est une étape à la fois décisive, cruciale et vraiment difficile. En termes de références, nous avons largement de quoi alimenter les deux premières parties comme nous allons essayer de le prouver mais pas la troisième. C’est ce que nous ferons la semaine prochaine. En l’état, il est donc possible de construire au moins le plan des deux premières.

Comme il est ici question de rédiger votre première dissertation, cet article va développer un plan possible (entier) qui 1) utilisera les auteurs et les thèses déjà évoqués depuis le début de l’année 2) s’efforcera d’être suffisamment détaillé pour donner idée de l’importance du plan dans la rédaction proprement dite 3) pourra vous servir aussi bien d’un point de vue méthodologique que philosophique (traitement des références, transitions entre sous parties et parties, exemples, etc.). Jusqu’à quel point peut-on s’en inspirer? La ligne à ne pas franchir est le pur recopiage des termes et des formulations. Il y a forcément une dynamique dans ce plan qui est celle d’une personne convaincue par la réponse négative, mais capable de percevoir la force de la réponse positive.  Si ce mouvement épouse celui de votre réflexion, tant mieux: il vous sera ainsi plus facile de  suivre un plan qui vous apparaîtra cohérent. Si ce n'est pas le cas, tant mieux aussi, vous n'avez qu'à suivre votre conviction et à la justifier avec une autre référence finale. Une idée est comprise quand nous sentons en nous une aspiration et une compétence à la dire autrement, à l’aborder avec d’autres mots, éventuellement d’autres auteurs. C’est cela qu’il faut faire jouer dans la lecture de cet article. La reprise de son mouvement ne constitue donc pas un problème si elle ne contraint rien en vous, mais si vous avez le sentiment qu’il y a quantité de remarques ou de références que vous aviez perçues et qui ne s’y trouvent pas, il faut faire droit à VOTRE perception qui est probablement juste. La copie rendue fera mention de VOTRE nom et votre travail doit être à la hauteur de cette revendication avec tout ce qu’elle exige de vous. 

Mais le plan ici proposé est détaillé, progressif, et centré sur le problème, autant de caractéristiques qui doivent ABSOLUMENT se retrouver dans le votre.


Suis-je ce que mon passé a fait de moi?


1) Qui puis-je être dans le temps ?

a)  Etre à moi-même (Alain)

        b) Le souvenir involontaire (Proust)

        c) La vengeance 

2) Puis-je échapper à mon passé?

a) La vengeance du refoulé (Freud)

        b) The talking cure (freud)

        c) La force active de l’oubli (Nietzsche)

 3) De quel temps suis-je? (Antonin  Artaud: " je me souviens de ne pas être né")

a) Chronos / Aion / Kaïros

        b) L’éternel retour ( Nietzsche)

Conclusion

        

Problématisation: Nous ne revenons pas sur l’introduction, plusieurs articles y ont déjà été consacrés. Toutefois, nous pouvons ici essayer de dire le plus simplement possible pourquoi c’est un sujet sur la liberté, en fait plus que sur toute autre notion. Notre passé est « là ». Même si comme le disent plusieurs auteurs, il n’existe plus, il est déterminant et son contenu n’est plus modifiable. Ai-je à cet égard une vision fataliste (passéiste)? Est-ce que j’aborde cet instant en me disant à moi-même (conscience) que je ne peux emprunter que le chemin qu’il m’a tracé? Est-ce que je ne fais que ce que mon moi passé me dit de faire? En tant que moi, la réponse est probablement « oui » mais en tant que « Je », c’est très différent. Il y a dans ce « je » une ouverture à l’action et au présent qui relativise cette empreinte, cette emprise du passé. Aussi figé et déterminé soit-il, il ne nous investit pas suffisamment pour que nous soyons privé.e.s de la possibilité de développer une certaine attitude à son égard, comme le prouvent bien les sentiments de regret, de culpabilité ou eu contraire, de fierté, d’orgueil, d’auto-satisfaction. Je suis mon passé mais je ne suis pas que mon passé et la question finalement est celle de savoir si je suis libre de l’être. C’est  pour cela que ce sujet est si difficile, c’est-à-dire quand après avoir compris à quel point il est quasiment impossible de répondre « non », nous réalisons au contraire qu’il y a absolument tout ce qu’il faut dans ce présent que je vis maintenant pour approuver ce passé, pour le vider de toute honte, de tout regret et de toute culpabilité en disant « oui, c’est bien cela que je suis: cette existence passée, avec toutes ces fautes, avec toutes ces erreurs, avec tous ces actes que je regrette d’avoir fait et dont je me dis parfois que je ne les accomplirais pas du tout de la même façon, je l’accepte, je la veux et je perçois pleinement à quel point cela n’a justement pas lieu d’être de vouloir autre chose. Se libérer de son passé, dans son sens le plus fort (c’est-à-dire au sens Nietzschéen qui va probablement plus loin que Sartre), ce n’est pas du tout de lui tourner le dos, mais de lui dire « oui ». Je suis libéré de mon passé quand je lui dis « oui », quand je me reconnais dans tout ce que j’ai été et que je n'ai plus la moindre envie d’en soustraire quoi que ce fut, parce que c’est tout simplement cela que je suis. 

Il faut vraiment se confronter pleinement à la possibilité qu’il n’existe pas de pire bourreau, de pire tortionnaire de soi que soi-même et qu’en fait il ne tienne qu’à nous d’arrêter ces souffrances en nous disant « oui », en  nous approuvant, en nous voulant et surtout tel.le que nous étions dans notre passé, quelque soit l’intensité des reproches que nous sommes tenté.e.s de nous adresser à nous-mêmes. Si je ne suis que ce que mon passé a fait de moi, ce oui ne peut plus du tout se formuler à partir d’un temps divisible en passé / présent/ futur. Il est un oui inconditionnel. Cette puissance d’affirmation grâce à laquelle je peux me dire « oui » et m’absoudre de toutes ces choses que j’ai faites et dont j’ai honte c’est aussi celle qui se fait entendre dans la présence des choses, des éléments, des planètes, bref du monde, de la vie même. C’est cela que la pensée de l’éternel retour de Nietzsche nous dit. Je ne serais que ce que mon passé a fait de moi si je n’étais pas capable de dire « oui » à ce passé, de le vouloir et de l’aimer. Voici le fond absolu de « l'argumentation du non » (je ne suis pas seulement ce que mon passé a fait de moi puisque je lui dis oui et que ce temps dans lequel je lui dis oui est plutôt celui de l’aïon que celui de chronos).

Il est quand même plus facile de concevoir un plan quand on sait précisément où on veut en venir, ce qui grâce à Nietzsche, est maintenant le cas. Mais ce n’est pas seulement cela, je discerne aussi plus clairement le problème grâce à lui: suis-je assez libre à l’égard de mon passé pour le vouloir, pour l’approuver et pour l’aimer, tel qu’il fût et tel qu’il sera à jamais ? (Autant de termes que l’on retrouve aussi dans le verbe « assumer », avec une connotation plus éthique). 




Pourquoi insistons-nous autant sur ce qui finalement constituera notre dernière sous-partie? Parce qu’il est assez difficile d’orchestrer convenablement la montée en puissance d’une réflexion sans en connaitre le fond authentique de motivation. Maintenant le plan est formulable dans sa totalité:


Attention, il va de soi qu’en tant que simple plan, tout ce qui est développé ici l’est comme une suite de points de repères dans lesquels les thèses ne sont que très, très résumées, qu’esquissées, jamais intégralement rédigées, ni argumentées comme elles le seront dans la dissertation en elle-même, laquelle consistera à donner de la chair à ce squelette.


1) Qui puis-je être dans le temps ?

a)  A moi-même (Alain)

Ce que nous sommes d’abord, c’est A nous-mêmes. C’est la conscience réflexive. Avant de me demander qui je suis, je réalise QUE je suis, et cela a des implications décrites et problématisées par Alain notamment sur la division, sur la distanciation que nous instaurons entre nous et nous-mêmes (acteur / réalisateur). Le réalisateur a toujours la possibilité de changer l’acteur (le moi passé) à partir du présent de sa réalisation, donc le moi présent est, dans sa posture même, le refus de se confondre, de s’assimiler au moi passé.  Exemple Paul dans Dune court-circuite tous ses réflexes qui le pousseraient plutôt à retirer sa main de la boîte parce que l’analyse de la situation présente l’exige.


Transition: Mais Alain ici comme si l’être humain n’était que conscience, qu’être attentif à soi. Il évoque une maîtrise de soi qui certes est bien efficiente chez l’homme mais pas continuellement. Il arrive que le moi passé resurgisse sans prévenir à la surface du présent et cela n’est pas sans conséquences pour la réalisation du moi, de ce dont il est composé (sensations):

b) Le souvenir involontaire (Proust)

« J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent mortel ». Il ne faut pas lire ce passage de Marcel Proust comme une simple illustration. L’analyse est si profonde qu’elle touche des réalités universelles et décrit un processus observable en chacune et en chacun. Une résonance sensitive surgit et avec elle un mouvement à la fois difficile et presque irrésistible naît, tente de se déployer (« comme une fleur japonaise dans un bol plein d’eau » dit Marcel Proust). Pourquoi difficile? Parce que la conscience non seulement ne suffit pas, mais pire encore gêne dans cette remontée. Pourquoi irrésistible? Parce que le narrateur comprend bien que c’est vraiment de lui dont il est question, c’est-à-dire d’un moi composé exclusivement de sensations, comme si finalement un être humain n’était constitué que de l’ensemble de tout  ce qu’il senti (empirisme).


Transition: toutefois la beauté et l’authenticité de l’écriture de marcel Proust tient à son caractère artistique qui peut se maintenir dans un rapport de contemplation à l’existence. C’est comme si à partir de sa chambre d’écriture, l’auteur, ou le narrateur décrivait (magistralement) ce que c’est qu’avoir son passé. Il rentre dans la substance précieuse de ces instants passés qui vont suivre le mouvement et comme des blocs détachés par le désancrage du premier d’entre eux (la madeleine) remonter à la surface du présent. Mais ce moment de contemplation pose question parce qu’il s’effectue bel et bien dans un présent dont l’essence n’est pas que contemplative.


c) La vengeance

C’est bien ce qui se manifeste dans l’esprit de vengeance dans laquelle le souvenir du passé embarque le sujet dans une démarche autrement plus active puisque finalement il y est question d’une telle obsession sur un épisode passé que le moi s’y consacre exclusivement jusqu’à ne plus consister qu’en cela. Toute vengeance est un choix dans lequel un sujet ou un.e héros.ïne décide de sacrifier son présent à son passé, c’est-à-dire la dimension active de la temporalité à la réparation de son identité. Dans Seven, David Mills pourrait ne pas appuyer sur la gâchette mais il ne peut pas résister. Dans cet instant suspendu (c’es-à-dire avant qu’il appuie sur la détente), tout est encore possible, après c’est le NON à la question posée par notre sujet qui l’emporte. Mais ce temps suspendu est crucial.


Transition: la vengeance est donc un choix au coeur duquel on sait bien que la personne décide de ne plus être que le produit de son passé, son bras vengeur, comme si nous devions quelque chose à l’injustice subie par notre moi passé. Mais l’autre choix (de ne pas se venger) est possible et peut-être pas moins noble (au contraire: on peut ici penser à la quasi-causalité - Django Reinhardt a bien autre chose à faire que de chercher le responsable de l’incendie de sa caravane). Mais n’existerait-il pas une sorte de vengeance incroyablement plus insidieuse, irrésistible, celle dont nous n’avons pas même conscience qu’elle se déroule en nous avec un acharnement dont nous ferons VRAIMENT les frais?  Qu’on ne puisse pas échapper à son passé, c’est peut-être une vérité au sein de laquelle se révèlent les ressorts les plus secrets de la construction de notre moi (Freud)





2) Puis-je échapper à mon passé?

a) La vengeance du refoulé

Ce qu’on peut mettre à jour ici, c’est le processus inconscient de vengeance des pulsions et des souvenirs que nous refoulons et qui vont revenir à la charge. Evidemment le terme de « vengeance » est très discutable, voire faux. Les pulsions veulent simplement être reconnues. Mais en mêmes temps, elles expriment bien l’emprise du passé sur notre moi présent qui fait ce qu’il peut pour exister (les trois instances). Plusieurs extraits d’analyses de Freud peuvent ici être utilisées comme illustrations (celle de Anna O, notamment)

Transition: ici elle peut être très courte puisque, sans s’écarter des travaux de Freud, nous en venons nécessairement à la question de la cure psychanalytique. Les patient.e.s d’un.e analyste sont certes ce que le passé a fait d’elles ou d‘eux mais ils et elles sont là, dans le cabinet d’une thérapeute donc ce qui oeuvre vraiment en elles et en eux, c’est déjà le désir de libération à l’égard d’un passé dont on reconnaît l’emprise et dont on se libère en parlant (maintenant).


b) The talking cure

L’un des points cruciaux ici, c’est l’apport de la simple formulation, de l’expression. Je ne suis pas ce que le passé a fait de moi simplement par la capacité dont j’use de raconter des épisodes de mon passé, sans nécessairement en saisir la portée. Il est évident que j’interprète des faits passés en les intégrant à un récit, à une sorte de témoignage. Cela ne signifie pas du tout (comme c’est le cas dans la vengeance) que je veux changer les données de mon passé ou le réparer, mais que je mise sur l’effet de libération de la pure parole (en un autre sens que celui de la confession, mais en en reprenant finalement un peu le protocole). Quelque chose de l’ordre d’une réconciliation voit ici le jour. C’est une piste importante que nous aurons l’occasion d’explorer plus profondément.


Transition: il est possible ici d’utiliser le texte de Saint Augustin, même si cela fera une transition probablement assez longue (mais ce n’est pas du tout un problème méthodologiquement). Comme il a été dit, Saint Augustin nous fait comprendre que ni le passé, ni le futur, ni le présent n’avaient d’existence objective (cela va très loin) donc il n’y a réellement que de la mémoire, de l’attente et de l’attention. Avec beaucoup de distance dans le temps (parce que la psychanalyse voit le jour 17 siècles après l’existence de Saint Augustin) , Freud utilise finalement cette insoupçonnable puissance du temps dés qu’on comprend qu’il est subjectif (et pas objectif). Je ne peux pas changer mon passé mais mon passé n’ayant aucune existence objective, je peux travailler ma mémoire et mon attention de telle sorte que je puisse accepter mon passé. Je peux œuvrer dans le sens de cette réconciliation et cela passe par la formulation, par le récit, par la parole.  Toutefois ni Saint Augustin ni Freud ne semble prendre en compte qu’il existe une force active de l’oubli qu’il est possible de laisser œuvrer dans notre présent afin qu’elle se substitue à l’attention (laquelle revêt finalement une forte dimension morale, voire moralisatrice). Si mon passé n'a pas d'autre existence que par ma mémoire. Je n'ai plus de passé si je n'ai plus de mémoire. Notre premier mouvement par rapport à cela consiste à penser que "c'est pratique" et que je peux ainsi faire semblant d'oublier tout ce qui, de mon passé, me gêne comme si je me faisais une vie idéale dont j'ai raboté tous les mauvais aspects (comme dans le film "Final cut"). Mais peut-on aller jusqu'à affirmer que ce réflexe est encore un reste de croyance à l'existence objective du passé? Et donc en réalité, si j'oublie, je n'ai réellement plus de passé et après tout il est bon, vital, existentiel d'oublier. (oui: vous vous dites que c'est une longue transition mais tant qu'elle creuse le sillon du sujet, vous pouvez développer une transition dans autant de paragraphes que vous le souhaitez)


c) La force active de l’oubli

Nietzsche utilise la référence aux animaux qui ne semblent pas entretenir le même rapport « historique » avec leur passé. Or il existe dans la vie animale une force active que ‘l’on peut directement lier à leur capacité à oublier leur passé. « C'est là un spectacle éprouvant pour l'homme, qui regarde, lui, l'animal du haut de son humanité, mais envie néanmoins son bonheur — car il ne désire rien d'autre que cela : vivre comme un animal, sans dégoût ni souffrance, mais il le désire en vain, car il ne le désire pas comme l'animal. L'homme demanda peut-être un jour à l'animal : « Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur, pourquoi restes-tu là à me regarder ? » L'animal voulut répondre, et lui dire : « Cela vient de ce que j'oublie immé­diatement ce que je voulais dire » — mais il oublia aussi cette réponse, et resta muet — et l'homme de s’étonner. » 

Nietzsche -  Considérations inactuelles


Dans cette partie il faudra prendre soin de distinguer l’oubli dont nous parle Freud qui tient du déni traumatique et celui dont il est question avec Nietzsche qui est de l’ordre de la puissance, d’une bonne santé physique et mentale, et pas du tout du retour du refoulé.


Transition: Reprenons l’un des moments cruciaux de l’analyse de Saint Augustin: quand je pense au présent, je réalise qu’il passe parce que si ce n’était pas le cas, il serait éternel, donc puisque il ne demeure pas, il est déjà en train de passer et ne se distingue de l’éternité qu’à cause de cela, si bien que ce n’est pas en tant que présent qu’il se fait reconnaître comme présent (distinct de l’éternité) mais en tant que passé. Comment dés lors le présent pourrait-il avoir une existence objective s’il n’est ce qu’il est que parce que justement il ne l’est plus? C’est très fort, mais en même temps cela fait signe de l’obsolescence d’une certaine grille de lecture du temps. Si Saint Augustin peut pointer de telles absurdités dans le triptyque passé/ présent/ futur c’est parce ce modèle part d’un présupposé complètement faux, à savoir qu’il existerait une rupture entre les trois dimensions. Il est temps maintenant de dépasser le seul modèle chronologique du temps (pour envisager celui de l'Aiôn)




3) De quel temps suis-je? (Antonin  Artaud: « je me souviens de ne pas être né »)

Attention: toute cette partie n'utilise que des références très peu vues voire pas abordées du tout pour la plupart des classes

Ici il y plusieurs possibilités selon le temps qu’il nous reste. On peut éventuellement consacrer une sous partie à la différence entre le temps discontinu et la durée continue chez Bergson, ou bien faire référence d’emblée à la diminution grecque entre les trois temps. C’est l’option choisie ici:

a) Chronos / Aïon / Kaïros

Vous pouvez faire un petit travail de recherche sur le net: 

  • Chronos désigne le temps discontinu, divisible, social, linéaire, celui qui peut nous faire croire à un progrès. C’est le temps chronologique dans lequel nous nous sommes situés jusqu’à maintenant (Attention aucun rapport avec Cronos, le  (méchant) père de Zeus) 
  • Aïon désigne le temps continu, cyclique, cosmique  de la nature. C’est cette dynamique qui est à l’oeuvre dans de façon insensible et perpétuelle dans tout ce qui vit, dans tout ce qui bouge aussi bien dans la vie que dans le monde (finalement ce que nous sommes en trin de vivre climatiquement ce sont tous les désagréments nés de notre immersion totale dans chronos alors que nous vivons aussi dans l’aïon, évidemment)
  • Kairos est l’émergence pure du temps opportun, qui tombe à pic. C’est le moment venu, le « bon heur », c’est-à-dire la bonne occasion, l’émergence de ce qui ne pouvait pas mieux tomber. Saisir le kaïros de chaque instant, c’est le bonheur assuré (il n’est pas absurde d’envisager la possibilité que quiconque pourrait, tout en étant pris dans chronos, réaliser et appliquer que l’on est dans l’aiôn vivrait ainsi le kaïros de chaque instant) 

Transition: la pensée de l’éternel retour que l’on retrouve à divers endroits de l’œuvre de Nietzsche reprend exactement cette tripartition en nous incitant à conjuguer les instants de notre vie au temps cyclique de l’aiôn plus qu »à celui linéaire de chronos. Les premiers philosophes à avoir formulé l’idée de l'Eternel retour sont les stoïciens mais il y a plusieurs différences, notamment celle-ci: la pensée de s Stoïciens est métaphysique voire astrophysique. Ils croyaient vraiment que le monde est pris dans l’éternel retour de sa renaissance perpétuelle. Ce n’est pas du tout la protée que Nietzsche souhaite donner à cette idée. La pensée de Nietzsche est anti-métaphysique et l’éternel retour vaut plutôt d’un pont de vue éthique et pour la question du bonheur.





b) L’éternel retour pour Nietzsche

Il y avait une limite aux thèses développées par Nietzsche sur la force vitale de l’oubli, c’est que l’on ne peut pas conseiller à une personne d’oublier sans qu’elle s’en souvienne et finalement, donc, fasse exactement le contraire de ce que vous lui demandez de faire (mais justement c’est de votre faute: il ne faut pas le lui demander: « Rappelle toi, hein, Il faut toujours bien penser à oublier???? »). Ici c’est beaucoup plus et mieux étayé. Comportez vous comme un humain doté de cet « instinct » (instinct que justement les animaux n’ont pas)  morbide et historique du souvenir et voyez où cela vous mène. A bien des titres c’est le contraire de ce qui était développé dans l’oubli. Souvenez vous de tout ce que vous avez vécu et dites vous que vous allez le revivre une infinité de fois. 

L’éternel retour est toujours présenté comme une expérience de pensée, autrement dit quelque chose qui est fictif mais dont on va gagner un avantage à se l’imaginer. Cela n’est pas complètement justifié. C’est même presque le contraire: c’est très concret, matérialiste, prosaïque. Votre vie est faite de micro-évènements et chacun contient l’essence de ce que vous êtes. N’en diminuez pas la portée. Réalisez que ce que vous avez fait vous l’avez été et vous le serez toujours, à jamais. Si vous avez tué quelqu’un, vous êtes à jamais ce.tte criminel.le. Ce que dit cette infinité de fois, c’est justement l’ajustement implacable de votre identification et de votre vrai rapport à la vraie temporalité. Il n’y a pas d’échappatoire, et surtout pas de lieu ou d’occasion ou de rédemption d’où vous pourriez vous dire que vous n’êtes pas que ce.tte meurtrier.ère. C’est très grave et vous ne vous en sortirez jamais. Nous saisissons la justesse du temps quand nous réalisons qu’en réalité il n’y a jamais de brouillon ou de seconde chance et c’est cela que dit l’éternel retour: « à quel point cette pensée prendrait barre sur toi et t’écraserait comme un insecte… »

MAIS en cet instant où tu prends acte de cette pensée et où de fait, tu vis quelque chose, ne mesures tu pas l’éternité de bonheur qui t’échoie si tu te révèles capable de "hausser ton niveau de jeu" comme disent les sportifs ou plus simplement ton intensité d’existence jusqu’à cette dimension là qui est probablement la seule effective?  

Très concrètement cela revient à libérer une puissance susceptible de reprendre tous les instants de sa vie en les VOULANT, aussi bien ceux qu’on a vécus que ceux qui nous restent à vivre. Au-delà de tous les malentendus dont cette notion a été victime, c’est du « surhomme » dont il est question ici sous la plume de Nietzsche. Quand vous regardez votre passé, vous vous dites qu’il y a plein de moments que vous changeriez ou que vous aborderiez vraiment différemment si vous pouviez les revivre. Et bien arrêtez ça! Il n’existe nulle part de meilleure version de vous-même que vous-même ici et maintenant. Et si nous objectons qu’il existe des personnes qui ne pourraient pas se dire cela (comme Hitler ou Donald Trump, ou Ellon Musk), il apparaîtra assez clairement que c’est justement pour ne pas croire du tout à l’éternel retour de leurs actions qu’il se sont ainsi jetés tête baissée dans des exigences incroyablement malheureuses (et porteuses du malheur des autres)


Conclusion

  1. Reprise des moments importants du mouvement déployé dans la dissertation
  2. Je suis cette consécration par mon présent de tous ces instants qui sont mon existence. Je les accepte inconditionnellement, ce qui me met à la fois à l’abri du ressentiment et de l’action immonde parce que je ne peux pas me vouloir assez de mal pour rendre impossible cette acceptation inconditionnelle de soi et du malheur parce que cette réalisation de l’aiôn dans un temps que la société des hommes considère comme linéaire  est le secret du kairos. 

Terminales 1 / 4 / 5: Suis-je ce que mon passé a fait de moi? (Cours 3)

 


4) L’oubli

Il est assez évident que toutes les thèses de Sigmund Freud, fidèles en cela à une tradition philosophique assez longue (Platon et même encore en-deçà Homére) repose sur une vision négative de l’oubli. Il va même plus loin puisque il le considère comme une stratégie de protection du moi influencé par le sur-moi de ne pas se souvenir de la censure. Nous refoulons et nous oublions que nous refoulons.

Dans la question qui nous occupe, nous venons de mettre à jour l’importance de l’acte d’assumer. Je ne suis pas ce que mon passé a fait de moi parce qu’il m’est toujours offert de profiter de l’instant présent pour ne pas l’assumer et vivre alors dans une dénégation ou une culpabilité (dont je paierai les frais) ou bien au contraire l’assumer, ce que la psychanalyse freudienne m’aide à faire. 

Mais il y a néanmoins une contradiction dans la théorie freudienne entre l’extrême justesse de cette assomption (acte d’assumer) par le patient d’un passé qu’il n’a évidemment pas voulu et l’importance accordée à un passé « objectif ». Ne pourrions pas envisager, par exemple, une Anna O qui ne mettrait au point aucune stratégie pour oublier les habitudes douteuses de son père, mais qui tout simplement « l’oublierait », non pas parce que ça l’arrange, mais tout simplement parce qu’après tout, ce n’est pas si déterminant que ça?  Nous connaissons toutes et tous des situations embarrassantes pour une personne dont on ressort en disant, « je ferai comme si je n’avais pas vu ce que j’ai vu » ou encore « mettons que je n’ai rien dit » ou enfin « oublions ça! » Ce qui est intéressant c’est évidement qu’on le rappelle pour affirmer qu’on l'oublie, mais évidemment c’est faux: on ne pense qu’à ça! C’est un peu comme ça que ‘l’inconscient d’Anna O agit: « mettons que je n’ai pas vu le cadavre de mon père dans une maison close de Naples ». Mais en fait l’inconscient ne pense qu’à ça et torture la pauvre Anna pour que justement finalement elle ne l’oublie pas, jusqu’à ce qu’enfin elle le reconnaisse.  

Dans la perspective de Freud, Anna s’est dit qu’il lui fallait oublier et son inconscient est exactement cette part d’elle qui prend sur soi de « se souvenir de ce qu’il faut oublier »: le père mort dans les bras d’une prostituée. Le moi conscient peut ainsi vaquer à ses occupations mais c’est comme si l’inconscient avait besoin d’imposer des piqures de rappel  de ce qu'il faut oublier  pour l’oublier (ou plutôt faire semblant) et ces piqûres sont vives, insoutenables, jusqu’aux symptômes hystériques.

Mais envisageons une autre forme d’oubli: celui d’une force en pleine santé qui ne verrait pas l’intérêt d’un tel détail. Avec Friedrich Nietzsche (1844 - 1900)  nous allons même plus loin que ça en évoquant une puissance d’oubli « pure », positive, pleine

: « Observe le troupeau qui paît sous tes yeux : il ne sait ce qu'est hier ni aujourd'hui, il gambade, broute, se repose, digère, gambade à nouveau, et ainsi du matin au soir et jour après jour, étroitement attaché par son plaisir et son déplaisir au piquet de l'instant, et ne connaissant pour cette raison ni mélancolie ni dégoût. C'est là un spectacle éprouvant pour l'homme, qui regarde, lui, l'animal du haut de son humanité, mais envie néanmoins son bonheur — car il ne désire rien d'autre que cela : vivre comme un animal, sans dégoût ni souffrance, mais il le désire en vain, car il ne le désire pas comme l'animal. L'homme demanda peut-être un jour à l'animal : « Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur, pourquoi restes-tu là à me regarder ? » L'animal voulut répondre, et lui dire : « Cela vient de ce que j'oublie immé­diatement ce que je voulais dire » — mais il oublia aussi cette réponse, et resta muet — et l'homme de s’étonner. » 




Avec Freud nous n’avons de cesse qu’à traquer tout ce qu’il y a de suspect dans l’oubli, comme si c’était trop simple. Il y a toujours dans l’oubli une simulation qui en fait, comme en crue nous désigne la chose que l’on ne peut oublier. Mais avec Nietzsche ce n’est pas du tout de cela dont il est question. L’animal ne se souvient pas qu’il lui faut oublier. Il oublie et point barre! Devant le mutisme de l’animal, l’homme s’étonne. Pourquoi? Parce que c’est vraiment dans sa condition d’humain de s’étonner d’un accomplissement aussi plein aussi littéral de la vie que celui de l’oubli animal. 

Pourquoi Friedrich Nietzsche s’appuie-t-il autant sur le monde animal? Parce qu’il espère pouvoir en retirer le point de vue le plus désanthropocentré possible, le moins suspect de favoritisme à l’égard de la condition humaine. Bien qu’il soit nécessaire de faire très attention à nos  conclusions sur les comportements animaux, nous ne détectons dans leur milieu aucun présence de rétentions tertiaires, pour répondre le terme utilisé récemment par le philosophe français Bernard Stiegler. Mais de quoi s‘agit-il?

C’est un concept que Bernard Stiegler (1952 - 2020) emprunte à Edmund Husserl (1859 - 1938), lequel n’a évoqué que deux types de rétentions:

  • Les rétentions primaires désignent simplement la mémoire à très court terme, celle qui est nécessaire pour terminer une phrase (il faut évidemment se souvenir de son début) ou encore la musique. 
  • Les rétentions secondaires s’appliquent à nos souvenirs, à la mémoire à plus long terme à l’effort que nous faisons pour nous souvenir des éléments de notre passé lointain;
  • Avec la notion de rétentions tertiaires, Bernard Stiegler veut adjoindre à ce tableau de  la mémoire des personnes et des peuples, les supports artificiels, techniques de la mémoire comme l’écriture, les enregistrements, les photographies, les ordinateurs, les prothèses mémorielles grâce auxquelles nous disposons d’une trace extérieure, matérielle, concrète des évènements passés.

Nous pouvons discuter des deux premières mais il ne faut aucun doute que les animaux n’ont pas majoritairement des supports mémoriels assimilables à la rétention tertiaire. Nous n’avons pas de traces attestant du fait qu’une fourmilière cultiverait quelque part des traces de son histoire. Ce souci historique n’est même pas partagé par la totalité des cultures humaines (il suffit de voir pour s’en convaincre les différences conséquentes entre la culture juive et la culture tzigane par rapport à la référence au génocide nazi ).

Insistons néanmoins sur le fait que les thèses développées ici par Nietzsche s’appliquent sûrement à certains animaux mais probablement pas à tous. Ce que  le philosophe allemand veut soutenir, c’est qu’il existe entre le libre exercice de nos facultés vives et le souci historique de les conserver, d’en avoir conscience et souvenir une incompatibilité.  On mesure bien à quel point Freud et Nietzsche ne nous parlent pas du tout de la même chose. Le « logiciel » freudien part de la sexualité et par rapport à cette source qui sature quand même le prisme des élans vitaux freudiens, tout oubli tient nécessairement de la dénégation, du refus imposé par la morale, par la famille, la société. Pour Nietzsche, plus fidèle en cela à Schopenhauer (1788 - 1860), il y a la volonté de puissance (ce que Arthur Schopenhauer appelait lui le vouloir vivre). Vivre, c’est être animé.e du désir constant d’accroître sa puissance d’affirmation en utilisant toutes les stratégies propices. Cette notion est beaucoup plus complexe qu’il peut le sembler de prime abord. 

Le souci historique prend place selon Nietzsche dans ce mouvement observable en l’animal humain par le biais duquel en lui s’inverse la puissance d’affirmation de soi de la vie, comme nous pouvons le constater dans l’importance que cette espèce accorde à la conscience, à la morale, à tout ce qui finalement est marqué par du décalage, de la négation, de la dénaturation de la vie.  Il y a quelque chose du consentement pur à l’existence à quoi nous renonçons en croyant que nous ne sommes que ce que le passé a fait de nous. Cette soumission à notre passé est une façon de nous retenir d’exister. Ce qui se produit ici est une sorte de chiasme, de croisement entre les notions de libération et de restriction: plus nous libérons de la perspective historique, plus nous nous retenons d’exister et plus nous nous empêchons de nous souvenir plus nous existons pleinement. 






Qu’est-ce qui peut donner raison à Nietzsche ? Le bonheur  et surtout tout ce que cet état suppose en termes d’irrationalité. Quiconque réfléchit à cette question perçoit immédiatement la différence radicale avec le plaisir qui est toujours causé. Nous pouvons désigner et provoquer la cause de nos plaisirs. Le plaisir est stimulable, pas le bonheur, tout simplement parce qu’il est toute autre chose qu’une stimulation.  Toute l’ambiguïté de cette notion de bonheur tient au fait qu’il est impossible de ne pas la désirer mais qu’en même temps, il n’est pas possible de la susciter, de mettre en oeuvre des moyens quelconques pour l’obtenir. Le bonheur n’est pas une finalité, ni une conséquence, ni l’aboutissement de quelque effort que ce soit. Il « est » sans cause, ce qui impose en effet qu’il se soustrait à toute historicité, à toute chronologie (si cette idée pose problème, il suffit pour s’en convaincre de réaliser qu’il n’existe pas de mode d’emploi, de recette, des choses à faire pour devenir heureux.se. Le bonheur en fait pointe vers l’exigence d’une autre temporalité que chronologique.

Mais deux choses restent à faire ici: 1) à bien expliquer ce qu’est la chronologie et 2) à marquer cette recherche d’une nouvelle temporalité non chronologique du sceau de l’animal qui de fait vit dans un autre temps que nous (aiôn)

  1. Une chronologie reste empreinte de causalité: non seulement il s’agit de diviser le temps en segments mais surtout d’ instaurer entre ces différents segments des rapports de cause à effet. Si tel évènement s’est produit, c’est parce qu’il a été provoqué par tel autre qui l’a précédé et ainsi de suite. Le passé ne précède pas seulement le présent mais il l’explique il en rend « raison ».
  2. L’observation du monde animal semble manifester une absence de retenue et de rétention dans le présent de leur existence. Vivre est leur occupation exclusive et instante. Ils sont absorbés dans leur tâche, dans leur vie et même si nous établissons nous des relations de causalité entre leurs gestes (l’araignée tisse sa toile « pour » attraper des mouches », nous nous trompons immanquablement en projetant notre conception sur la leur. L’araignée tisse sa toile pour tisser sa toile, parce que c’est le milieu qui correspond à son être d’araignée. Le présent, le milieu et l’animal lui-même vivent de concert. Une araignée est-elle ce que son passé a fait d’elle? Non elle est ce qu’elle fait d’elle ici maintenant en étant, et en étant de fait dans sa toile.

Dans le texte extrait de ses considérations inactuelles, il est une autre argumentation que Nietzsche utilise: celle du corps. La quantité de nerfs, de fibres musculaires et neuronales mises à contribution dans un simple clignement d’oeil ou dans le déplacement d’un doigt est proprement phénoménale et nous ne pourrions pas exister ni agir dans la pleine conscience de tous ces micro-tressaillements sur le fond desquels nous nous voyons lever le bras ou cligner de l’oeil. Ce n‘est même pas qu’une certaine méconnaissance de soi soit utile pour exister, c’est plutôt qu’elle est rigoureusement incontournable et vitale.




Cette perspective ouvre réellement des horizons nouveaux dans le sujet parce que nous avons déjà évoqué l’habitude et cette sorte d’hypnose dans laquelle elle nous maintient. C’est sans nous en rendre compte que le passé, dans l’habitude, fait de nous ce que nous sommes, ou nous fait agir comme nous agissons. Mais en réalité, l’extrême finesse de tous ces agencements nerveux, cérébraux, digestifs, musculaires, etc, nous font bel et bien vivre en cet instant même dans la totale inconscience de ce que je suis en train d’être. Toute recherche entreprise en anatomie ou en physiologie révèle des protocoles extrêmement complexes, très fins dans l’étude desquels, pour peu que nous soyons capables de nous détacher du préjugé que nous serions la seule intelligence, voire les seules âmes existantes dans l’univers, nous pourrions voir à l’oeuvre ce qu’il conviendrait peut-être de nommer des âmes: « Notre corps n’est pas autre chose qu’un édifice d’âmes multiples. »

Nous sommes en train de réveiller une puissance de saisie du sujet extrêmement subversive (comme c’est souvent le cas avec ce philosophe). Si nous empruntons une perspective purement physique du moi et le réduisons à son corps, Nietzsche nous contraint ici à convenir que nous serons immédiatement débordés par une évidence: il n’y a rien, vraiment rien, qui puisse être de l’ordre d’une réduction dans cette mise en perspective. C’est même le contraire: cibler objectivement tout ce qui s’effectue dans un corps humain vivant en terme de fonctions, d’opérations, de recoupements, d’interactions c’est entreprendre de prendre une toute petite conscience de cette insoupçonnable ébullition de mouvements multiples (tous liés à la volonté de puissance) inconscients, écrasants, toujours à l’oeuvre. Nous ne sommes que pour autant que notre existence consiste aussi dans cette puissance que l’on pourrait qualifier d’ « ingénierie biotique ». En d’autres termes, nous n’avons pas vraiment idée de ce qu’exister maintenant fait de nous, et ce n’est vraiment pas la peine d’aller chercher la perspective du passé pour se poser cette question. Je suis ce que fait de moi la volonté de puissance qui oeuvre au sein des puissances de vie, mais je suis aussi « en vie » parce que j’oublie heureusement cet appareillage là. Si je ne l’oubliais pas, je serais sans aucun doute paralysé par la fulgurance horrifique et lucide d’un tel écrasement.  Je suis ce que la volonté de puissance fait de moi mais dans quel temps vit la volonté de puissance?