mercredi 4 septembre 2024

 


HLP - Cours 1: 

L’expérience est-elle partageable avec Autrui?


Introduction: la philia, le « consentement » et la condition humaine chez Aristote 

Les livres 8 et 9 de « L’éthique à Nicomaque » d’Aristote sont consacrés à l’amitié (384 - 322 avant JC). Nous y trouvons un texte qui a été particulièrement commenté dans la mesure où le philosophe y pose un lien extrêmement profond et déterminant entre l’amitié et l’humanité. Or par amitié ce qu’il faut entendre c’est l’expérience que nous faisons du ressenti commun du sentiment d’exister. Cette capacité à se rendre sensible au fait d’exister caractérise notre humanité, selon Aristote.

« Celui qui voit sent qu’il voit, celui qui écoute sent qu’il écoute, celui qui marche sent qu’il marche, et pour toutes les autres activités il y a quelque chose qui sent que nous sommes en train de les exercer (loti energoumen)  de sorte que si nous sentons, nous nous sentons sentir, et que si nous pensons nous nous sentons penser, et cela c’est la même chose que se sentir exister: exister signifie en effet sentir et penser.

Sentir que nous vivons est doux en soi , puisque la vie est par nature un bien et qu’il est doux de sentir qu’un bien nous appartient. (…) En consentant, c’est-à-dire en « sentant avec », nous éprouvons la douceur du bien en soi et ce que nous éprouvons par rapport à nous-mêmes, nous l’éprouvons aussi par rapport à notre ami. L’ami est en effet un autre soi-même. Et comme le fait d’exister est désirable en soi, il en va de même pour l’ami.  La sensation d’exister est une chose douce et agréable en elle-même. Mais alors pour l’ami aussi il faudra consentir qu’il existe c’est-à-dire vivre ce qui, de ce ressenti de l’existence, le relie à toute autre personne éprouvant ce sentiment d’exister. C’est ce qui arrive quand on partage des actions, des pensées, et des expériences. C’est là exactement ce que l’on veut dire quand on dit que les humains vivent ensemble et non pas comme le bétail qu’ils partagent le même pâturage (…) l’amitié est en effet une communauté de sentiment et il en va pour soi-même comme il en va pour l’ami. La sensation d’exister est désirable pour soi et elle l’est aussi pour l’ami c’est le ressenti de ce partage qui crée la capacité des êtres humains de constituer des cités. En ce sens le sentiment partagé d’exister , tel qu’il s’effectue dans l’amitié, est cela même qui définit l’humanité. »

Aristote -  Ethique à Nicomaque


Ce passage soutient que l’amitié en tant que ressenti partageable de l’expérience d’être est cela même qui fonde l’humanité. Cela nous donne une idée de ce qui se produirait si l’être humain perdait cette capacité à ressentir avec autrui le sentiment d’être. Mais n’est-ce pas le cas?

Avant d’explorer tout le champ problématique ouvert par cette question (question dont on peut dire qu’elle est pour le moins cruciale: si Aristote a raison, alors à chaque fois que le fil de ce ressenti partageable se rompt, à chaque fois qu’Autrui devient une sorte de présence autre et étrangère avec laquelle je ne ressens plus rien de commun, le fil de l’humanité se rompt) Il convient de bien saisir le sens de ce passage.

Finalement il serait possible de résumer son propos en affirmant que tout cet extrait redéfinit le sens d’un mot en le ramenant à son origine étymologique. Consentir dans le sens courant c’est accepter, dire «  oui ». Mais consentir vient du latin cum (avec) et sentir (sentir et penser).  Le latin retranscrit les termes grecs d’ aisthèsis (sensation) et de partage (koinönein). 




Le philosophe italien Giorgio Agamben expliquant ce texte affirme que l’on comprend en le lisant pourquoi l’amitié y est décrite comme de la proto-philosophie. Proto est une racine qui signifie « premier », ce qui veut dire qu’il ne peut exister de philosophie sans cette amitié là qui finalement consiste dans le fait que le ressenti de l’existence nous porte nécessairement et fondamentalement vers Autrui. 

C’est la raison pour laquelle il faut être particulièrement précis.e voire pointilleux.se dans la compréhension des termes. La phrase dont la compréhension est la plus délicate est celle-ci: « l’ami est en effet un autre soi-même. » Elle ne veut pas du tout dire qu’en éprouvant le sentiment d’exister nous serions amalgamés à une totalité, à une « masse », à une sorte de « blob humain » de globalité indifférenciée que l’on pourrait appeler l’humanité. L’amitié n’est pas du tout le sentiment d’une fusion mais plutôt d’un dépassement. L’ami n’est pas le même être que moi. Il est une autre façon d’être moi qui fait un moi « autre ». Si autrui était moi, il n’existerait pas cette réalité fascinante qu’est le dialogue, cette capacité d’écouter l’ami et de répondre ou d’interroger ce qu’il me dit. Si nous étions en même temps nous mêmes et un autre, nous serions télépathes. Or ce n’est pas cela qui caractérise l’amitié, la vie en cité, l’humanité. 

L’amitié est au contraire un dépassement, la nécessité ressentie qu’il faut faire droit à l’autre, lui accorder à partir de ce ressenti commun du fait d’exister qu’un lien de lui à moi peut se constituer et que dans ce lien c’est finalement tout un vivre ensemble, tout un ensemble de lois communes à partir desquelles des décisions et des actions collectives vont voir le jour. Il y a un lien entre la philia et la Polis.

On comprend mieux ainsi tout ce qui sépare aussi dans ce texte le sens de l’amitié que décrit Aristote avec celui que nous lui donnons couramment. Pour nous, un ami, c’est souvent quelqu’un avec qui on a partagé un certain type d’expérience et c’est une personne particulière. Nous l’avons « élue », choisie, souvent à cause de cette expérience précise que nous avons traversée ensemble. Mais ici l’expérience en question, c’est « exister ». Cela signifie qu’en fait, nous sommes ami.e.s avec toute personne humaine éprouvant le sentiment d’exister

                Mais en même temps, cette communauté n’est pas une totalité. Il serait plus juste de dire que nous sommes potentiellement ami.e avec chaque être humain pas avec toute l’humanité. Parce que l’humanité n’est pas un tout, ce n’est pas une masse indifférenciée du fait que précisément chaque rapport à l’existence crée une sorte d’interface. Ce qui fait UN être humain c’est ce rapport de soi à soi que crée le sentiment d’exister. Il y a là comme un être à soi, comme un rapport à soi qui pose en nous le germe d’une individualité. Une communauté politique est un ensemble d’êtres humains qui sont embarqués dans un trajet que l’on pourrait définir comme étant celui de leur individuation, c’est-à-dire de la construction de leur « je » par rapport à un nous. La base de ce « nous » c’est que nous sommes toutes et tous existants (égaux, donc). Mais cette égalité ne signifie pas identité, assimilation. Chacune et chacun de nous jouit du sentiment d’exister. Ce sentiment est partageable, mais il n’est pas et il n’a pas à être le même.

Autrui n’est pas moi, il est un autre moi (un autre « je » faudrait il plus précisément dire). Il faut faire attention: toute la distinction entre exister et vivre se situe ici, dans le fait qu’exister, c’est « sentir et penser ». Exister c’est savoir qu’on vit, revendiquer pour soi ce fait que l’on vit, y exprimer l’affirmation, le consentement à cette existence qui est à la fois partagée et individuelle. On pourrait même dire qu’elle est individuelle parce que partageable et qu’une aventure dés lors y pointe le bout de son nez. Cette aventure, on peut l’appeler l’aventure d’être humain.e, mais c’est aussi le consentement à l’aventure de l'altérité. L’amitié et l’humanité finalement c’est l’expérience que nous faisons sans cesse de l’impossibilité que nous vivons de nous refermer sur un Moi. En ce sens, c’est aussi l’expérience que nous faisons de la nécessité incontournable de devenir incessamment autre à nous-mêmes dans le temps. C’est ce que ‘on appelle le « devenir ». Je n’existe pas pour m’enfermer dans la version bonne ou mauvais d’un « moi » mais pour devenir un autre.

C’est exactement le sens de ce passage extrait de l’amitié de Giorgio Agamben (né en 1942 et toujours en vie): « L’ami n’est pas un autre moi mais une altérité immanente dans la mêmeté, un devenir autre du même. Au point où je perçois mon existence comme douce, ma sensation est traversée par un con-sentir qui la disloque et la déporte vers l’ami, vers l’autre même. L’amitié est cette désubjectivation au coeur même de la sensation la plus intime de soi. » 

Ce passage est assez délicat. Il est peut-être plus facile de la comprendre en commençant par cette dislocation, par cette déportation vers l’autre. L’idée d’Aristote implique qu’en fait quand nous éprouvons l’expérience d’exister, nous ne pouvons pas ne pas éprouver aussi que cette expérience nous dépasse, excède la capacité à revendiquer exclusivement pour nous-mêmes, pour notre moi, le fait d’exister. Exister, cela implique de « l’autre », tout simplement parce que ce ressenti qui est « bon » en soi n’est pas compréhensible, explicable, conceptualisable. Cela pose un « ailleurs ». Il n’est rien de moi seul qui puisse en revendiquer la totalisation pas davantage par l’esprit que par la sensation. Que j’existe, c’est un fait, mais ce n’est pas une « explication ». Ce n’est pas compréhensible. C’est étonnant, et c’est pour cela qu’Aristote insiste également sur le fait que l’étonnement est l’origine de la philosophie et de la science. Que le monde soit, et que j’y existe, je ne peux en rendre raison mais en même temps, c’est cela qui éveille ma raison qui la maintient ouverte, aux aguets, c’est cela qui fait des humain.e.s des êtres curieux. L’existence commence par une énigme.  Or ce dépassement de tout être humain par l’existence est précisément ce qui entretient l’absolue certitude que l’autre être humain éprouve aussi ce sentiment d’exister. Nous sommes ouverts à l’autre humain dés le départ parce que nous vivons ensemble cette expérience commune de ne pas pouvoir nous refermer sur nous mêmes comme dans une coquille. 

Je ne peux absolument pas dire « je suis moi », ne serait-ce que par ce fait d’exister à partir duquel je parle quand je le dis induit la possibilité imminente de ma disparition, de ma contingence, de mon devenir autre. L’instant présent, l’existence d’autrui sont précisément tout ce qui s’insinue en « moi » par cette « brèche » et cette faille est une opportunité, une richesse, la manifestation pure et indépassable de notre devenir humain, de notre citoyenneté, de nos amitiés. Plus que la famille, plus que la nation (et ne parlons pas de la « race »), plus et mieux que toute volonté identitariste, c’est l’amitié qui constitue le ciment des cités, des états et de l’humanité.


Résumons: l’humanité se fonde sur la capacité à se réunir au sein d’une cité. Cette capacité s’appuie sur la philia et la philia (l’amitié) repose elle-même sur le fait que l’expérience d’exister est partageable. Dés lors, il semble clair que l’amitié n’est pas seulement l’origine mais la condition même d’existence de l’humanité. Or nous avons toutes et tous déjà vécu ce sentiment de se heurter à Autrui comme à un mur soit par l’intention avérée de nous nuire, soit par son insensibilité ou son incompréhension, ou encore sa fermeture à tout partage de ce ressenti même. Avec le développement des réseaux sociaux et un certain usage qui en est fait nous assistons à l’amplification d’une forme de narcissisme prenant qui envahit quasiment la totalité des registres de l’existence (consommation, protectionnisme, nationalisme, rétractation dans le chez soi, Hikikomori au Japon, etc.). La facilité avec laquelle certaines populations se sont adaptées au récent confinement pose vraiment problème en ceci qu’elle constitue une expérience a-politique. Nous mesurons ainsi pleinement l’enjeu de ce qui est train de se passer. De fait si l’expérience n’est plus partageable, alors l’humanité perd son fondement même, ce à partir de quoi, selon Aristote elle existe, dans tous les sens du terme. 




  1. Existence, intériorité et moi

(Contrairement aux autres cours, cette introduction n’a pas vraiment formulé le problème, elle a plutôt essayé de donner une petite idée de l’enjeu de ce chapitre qui finalement est vraiment conséquent.  Aristote définit la philia, c’est-à-dire l’amitié non seulement par cette capacité de tout être humain à sentir qu’il existe, mais par le fait qu’un consentement s’effectuait par et dans ce ressenti. Exister constitue le fond de cette expérience commune à tous les humains par le biais duquel il crée les cités, lesquelles sont les matrices mêmes de l’humanité, puisque l’homme est un animal naturellement politique.  Ce qui est en jeu dans le oui et le non à cette question, selon Aristote c’est finalement la question de savoir si quelque chose comme l’humanité peut voir le jour, et la réponse d’Aristote est « oui » évidemment.)

En existant et en sentant que nous existons nous vivons toutes et tous une expérience paradoxale parce que:

  1. Nous nous « approprions » bel et bien une sensation, nous la vivons comme étant la notre. Elle m’affecte « moi ». Je sais que j’existe parce que ce sentiment d’exister est « mien »
  2. En même temps, je perçois que cet acte: « exister » ne m’est aucunement « propre », ni « personnel », ni « mien » au sens d’une propriété dont je serai le seul à détenir la possession, contrairement aux choses dites « miennes » qui, parce qu’elles sont miennes ne sont pas aux autres.

Cela pose vraiment la question de la propriété, exister me touche « moi » mais sans être à moi. Je n’ai pas le sentiment d’exister comme j’ai ce stylo. Mais alors est-ce que l’existence serait une sorte de co-propriété du stylo? Non, pas du tout parce que pendant que j’utilise ce stylo, même s’il est aussi à quelqu’un d’autre, il ne peut pas l’utiliser, alors qu’autrui existe en même temps que j’existe. Il faudrait se représenter une sorte de stylo magique qui pourrait être utilisé en même temps par de multiples personnes. C’est impossible pour le stylo, mais pas pour l’existence et c’est cela qui fait "le consentement ». Ce terme ne revêt pas ici son sens usuel d’acceptation, il veut dire « sentir ensemble ». Les êtres humains consentent qu’ils existent. Ce consentement, c’est ce qui fait l’amitié. 

Selon Aristote, il n’y a pas d’amitié animale parce que les vaches qui paissent ensemble ne se sentent pas paître ensemble. Elles vivent chacune en elle-même pour elle-même. Est-ce la vérité? 

 



Ici, nous pouvons faire une parenthèse et répondre que nous n’en savons rien et que la thèse d’Aristote peut être discutée, voire contrariée. Il faut se retenir d’appliquer aux animaux des sentiments humains mais il faut peut-être aussi s’interdire de les priver de la possibilité d’un ressenti commun. Ce n’est pas parce qu’il nous est impossible de savoir ce que les animaux ressentent que nous pouvons affirmer qu’ils ne ressentent rien.  Si vraiment nous souhaitons approfondir cet aspect, nous pouvons peut-être évoquer un philosophe contemporain: Baptiste Morizot qui donne au fait que certains animaux regardent les êtres humains dans les yeux une importance particulière, notamment les loups. Il décrit l’expérience qu’il a faite d’un face à face avec un loup dans le massif du Mercantour:

 « Mais il me regarde, non, il regarde mon visage, non : il me regarde dans les yeux. Ce souvenir joue un rôle particulier dans ce sentiment consistant de l’avoir rencontré. Eye-contact : énigme philosophique. Pourquoi certains animaux nous regardent-ils spontanément dans les yeux ? S’ils pensaient que nous sommes des corps mus par des forces, des pierres chutant, des arbres ; ou bien s’ils ne pensaient pas, ils poseraient leur regard indépendamment sur toute la surface du corps, sans trouver nos regards. Ici, le fait qu’ils nous regardent dans les yeux indique qu’ils savent quelque chose : il y a une intentionnalité cachée derrière nos yeux, comme s’il y avait quelque chose à voir, comme si nous avions vraiment une âme, trahie dans ces miroirs. Je ne sais pas le dire. Le eye-contact révèle ce que ces animaux comprennent de ce que nous sommes. Ils nous attribuent une intériorité, nous qui peinons tant à leur rendre cette politesse, que leur geste pourtant appelle : il n’y a qu’une intériorité pour en reconnaître une autre, parmi les rochers, les forêts, les nuages. »

      Sur la piste animale - Baptiste Morizot

Si nous, nous regardons le visage et souvent les yeux de quelqu’un c’est que nous posons dans cette partie du corps un sens. Nous partons du principe que les yeux et plus largement le visage « veut dire », exprime quelque chose en plus de la parole.  Baptiste Morizot reprend cet usage pour poser l’existence par ce regard échangé d’une reconnaissance d’intériorité à intériorité. Il est clair qu’Aristote n’adhérerait pas du tout à cette analyse (l’écart entre les deux époques de ces deux auteurs est ici significatif: Morizot est né en 1983)

                  Par "intériorité", il ne faut pas du tout entendre for intérieur. Le loup n'entre pas dans les sentiments éprouvés, ni dans l'âme de Baptiste Morizot, mais il reconnaît qu'il y a en lui un rapport à soi, un "se sentir exister" et nous faisons la même chose en le regardant dans les yeux.

Ce regard est un peu comme une façon de s’adresser à l’humain de la part du loup pour lui dire « je sais que tu te rapportes à toi-même le fait d’exister, ce qui fait de toi un être à soi, un intérieur et en me regardant tu me dis que tu sais qu’il en va de même pour moi. » Il y a de l’intérieur à soi dans le fait de se savoir existant. Ceci remet en cause le présupposé d’Aristote sur la différence entre les pâturages et les cités. Mais  ce qui nous intéresse ici est plutôt la question de savoir s’il est vrai que les humains « consentent » ou bien si au contraire nous ne vivons ce que nous vivons dans la solitude d’un ressenti qui n’est que le notre en tant que moi.

L’équivalent grec de consentement est un terme que nous utilisons sans nécessairement percevoir son étymologie. La sympathie vient du préfixe syn qui signifie avec et pathein qui signifie souffrir, subir,  ressentir, perte affecté.e par…Ce qu’affirme Aristote c’est une sympathie principielle, première, une sympathie existentielle qui met toutes et tous les humain.e.s sur un même « plan ». Nous ne sommes pas sympathiques de temps en temps, nous sommes voué.e.s à la sympathie originellement, existentiellement. C’est en tant que nous existons que nous sommes amis et finalement nous le sommes potentiellement avec le genre humain. Ce qui a de quoi nous surprendre ici c’est que nous avons pris l’habitude de « choisir nos ami.e.s », de penser, comme en amour, que l'amitié est un sentiment d’élection par le biais duquel nous faisons à telle ou telle personne, comme le dit Montaigne (parce que c’était lui, parce que c’était moi ») notre ami. 




Mais ce n’est pas du tout ce que soutient Aristote ici et c’est justement ce qui fait la force de ce passage. La densité philosophique de cet extrait est vraiment exceptionnelle de telle sorte que l’on ne perçoit pas nécessairement l’importance cruciale de certains termes comme cette phrase: « comme le fait d’exister est désirable en soi, il en va de même pour l’ami ». Le ressenti de l’existence n’est pas du tout une sensation que tel ou tel pourrait trouver agréable au contraire d’une autre personne. Elle est désirable EN SOI. Personne ne peut se rétracter de cette nature désirable de l’existence.

Ici aussi une objection nous vient immédiatement à l’esprit: le suicide, mais elle ne serait d’aucune portée pour Aristote, parce qu’il répondrait qu’on évoque alors le contenu d’une existence en particulier et pas sa forme, alors que c’est justement de cela qu’il parle ici. Exister est bien « en soi ». La nature des expériences que nous vivons est autre chose. Qu’il m’arrive des malheurs dans « ma vie » n’est pas du tout réductible au fait de l’existence. Il y a CE QUE je vis et il y a le fait que je vive, que je sois venu au monde. Cela n’a rien à voir. Je ne peux pas ne pas vouloir être tout simplement parce que pour ne pas le vouloir, il faut d’abord être. Il n’y a rien à vouloir dans du néant. Personne ne peut vouloir le rien. Le nihilisme est un non sens absolu qui n’a jamais intéressé les penseurs grecs à très juste raison. On ne peut pas pas ne pas trouver bien  d’exister tout simplement parce que l’on ne peut pas ne pas se satisfaire d’être. Ce n'est pas que ma vie sera forcément bonne ou agréable. C'est plutôt qu'il est "bon" que ma vie soit. Si exister est un bien, c'est parce que "ne pas exister" n'est absolument rien et qu'il n'y a rien à en dire, ni à en faire. Tout jugement négatif à l’égard de l’existence s’effectue à partir de l’existence. C’est comme si vous vous contredisiez, comme si vous disiez Non à partir d’un Oui que vous n’avez jamais prononcé, mais vous n’avez pas à le faire parce que le simple concept de « vous » induit, déjà EN soi cette acceptation. Ce n’est pas vous qui avez accepté mais pour qu’il y ait « vous » il faut que cette acceptation soit « en soi » pas par vous. C’est finalement ce même « en soi » auquel Aristote fait référence quand il dit que le fait d’exister est désirable en soi. Qu’il y ait quelque chose à désirer du fait d’exister est une évidence parce qu’il n’y a rien à désirer de rien; donc le fait qu'il y ait quelque chose est désirable en soi.

Le désir d’exister est donc quelque chose qui dépasse complètement notre « moi », qui l’empêche de se refermer sur lui-même. Que « je » sois, c’est justement ce qui fait que je pourrai jamais être définitivement « moi », clôturer la détermination de mon identité. Nous venons au monde sans l’avoir voulu, ni réalisé, ni compris, ni assimilé. Une telle assimilation est impossible. Personne ne peut faire sien un tel évènement qui excède de toute part les capacités de compréhension, de réalisation, d’appropriation humaines. L’ami, c’est exactement ce qu’il faut situer là, dans cette impossible clôture de l'existence par  un moi. Que le sentiment d’exister soit désirable en soi impose logiquement que tout autre être humain le désire aussi et que par conséquent nous partagions ensemble ce ressenti agréable de l’épreuve d’exister.  Voici l’origine de la philia telle qu’elle constitue le ciment de la polis et embarque ainsi les êtres humains dans l’aventure politique de l’existence collective, c’est-à-dire d’un nous:

« Au point où je perçois mon existence comme douce, ma sensation est traversée par un con-sentir qui la disloque et la déporte vers l’ami, vers l’autre même. L’amitié est cette désubjectivation au cœur même de la sensation la plus intime de soi. »

L’amitié - Giorgio Agamben (sur Aristote)



2) L’écoute et la question de la transmission

C’est un bien joli mot que l’on banalise à tour de bras: faire preuve d’écoute de son prochain, créer des lignes d’écoute pour tel type de problème, etc. Grâce à Aristote peut-être comprenons nous mieux le fondement sur lequel l’écoute est moins une sorte de devoir ou de résolution que nous devrions adopter mais une réalité toujours déjà donnée, effective. L’écoute de l’autre ce n’est pas une politesse ou une gentillesse que je lui ferai, c’est tout simplement le retour à quelque chose de premier, à la proto-humanité qu’est l’amitié. L’écoute de l’autre c’est ce qui s‘impose quand on se révèle capable de se rendre disponible à l’écoute de soi, de sa condition d’existant.

Mais de fait nous vivons souvent et peut-être de plus en plus cette incapacité de l’autre à se mettre à l’écoute.


Il est arrivé à chacun de nous de se rendre auprès d’un « parent » ou d’un « ami » compatissant pour lui faire part d’un grave souci dont on est accablé, et de voir le parent ou l’ami en question, au lieu de chercher à entrer dans notre état d’âme, prendre prétexte de notre récit pour nous raconter, à son tour, une foule de belles histoires, se rapportant à sa propre vie, d’innombrables épisodes dans lesquels il lui est arrivé quelque chose de « tout à fait analogue » à ce qui vous est arrivé à vous et d’exposer avec force détails la manière dont il s’est comporté dans chacune de ces occasions. Décontenancé, on cherche alors à détourner l’« ami » de ces histoires et épisodes, pour l’intéresser à la situation qu’on est venu lui exposer, en lui montrant qu’elle « diffère quelque peu » de celle qu’il raconte lui-même. Mais rien n’y fait, et « l’ami » continue, imperturbable et inflexible. Et chacun de nous a certainement rencontré des gens qui n’accordent aux autres leur compassion ou leur sympathie qu’en proportion des joies ou des tristesses qu’ils ont eux-mêmes éprouvées dans leur vie. Cette intervention des expériences personnelles, alors même qu’elle s’effectue d’une façon purement automatique dans la reproduction, sans l’aide de souvenirs proprement dits, est-elle de nature (…) à donner lieu à une fausse sympathie, à détourner l’attention des états psychiques ou affectifs d’autrui pour la concentrer sur la personne même de celui dont on attend une participation sympathique ? Mais certainement. Cette théorie génétique n’explique pas la sympathie positive et pure, qui consiste à s’abstraire de soi-même, à se dépasser, pour se mettre résolument en présence d’un autre et de son état psychique individuel. 

Nature et formes de la sympathie (1923) - Max Scheller (1874 - 1928)

  1. Reproduction: ici c’est la capacité à revivre les sentiments (plutôt qu’à les partager)
  2. Théorie génétique:  c’est l’idée selon laquelle il y aurait une forme d’hérédité génétique dans la communauté de ressentis vécus par plusieurs personnes. 

Cet extrait du livre de Max Scheller nous place exactement en face d’une thèse opposée à celle d’Aristote, mais il n’est pas du tout évident qu’ils évoquent exactement la même chose. La pensée d’Aristote se situe à une dimension métaphysique, presque existentielle alors que Scheller ici décrit une situation qui présuppose l’intervention d’un élément fondamental qui est le discours, la parole et la langue. 

Il est, en effet, absolument impossible de comprendre Aristote sans évoquer le ressenti pur du fait d’exister. Un humain existe et sent qu’il existe et ne peut pas ne pas éprouver le bien qu’il y a dans le fait d’exister. Pourquoi? Parce qu’il y a dans le fait d’exister quelque chose qui est comme le caractère donné d’une perfection. Il m’est absolument impossible de ne pas vouloir exister, pour la bonne et simple raison que je ne peux pas ne pas vouloir « être ». Pour refuser quelque chose, encore faut-il que j’ai idée de cette chose, que je me la représente. Or il se trouve que « moi » est une chose dont l’idée et le fait qu’elle soit sont « corrélés ». 

C’est un peu ce que Sartre voudra exprimer quand il affirmera que "l’existence précède l’essence". Un objet technique, une maison, une machine sont dessinés, réfléchis, conçus d’abord comme une possibilité, comme un projet, un plan puis après on décide de leur donner une matérialité, une réalité en les construisant. Mais pour nous, êtres vivants et humains, ce n’est évidemment pas pareil. Il n’ y a pas de « possible ». 

On pourrait dire qu’en un sens une maison est ce qu’elle est avant d’être vraiment « là », construite. Son essence, c’est-à-dire, ce qu’elle est, advient avant qu’elle soit, son existence. Nous ce n’est pas le cas: notre existence est avant ou en même temps que notre essence. Ce que nous sommes, c’est exactement le fait de l’être. Je ne peux pas ne pas vouloir exister tout simplement parce qu’il n’existe pas de « je » qui puisse se refuser avant que d’être. Ce n’est pas possible. Ce refus est sans espace, ni lieu possible. Pour se refuser à soi-même d’exister, il faut toujours exister avant. Bien sûr le suicide existe. De fait certaines personnes franchissent le seuil de cet acte. Pourtant si on y réfléchit un peu, c’est qu’il y a quelque chose qu’ils n’ont pas compris. Ils ne veulent pas être cette personne là qui vit telle ou telle chose qui ne leur semble pas admissible. Ils ne veulent pas de cette essence là, mais il n’est écrit nulle part qu’une essence doive correspondre à telle ou telle critère. Il n’est mentionné nulle part qu’il y ait des essences souhaitables et d’autres pas. Exister cela s’invente au fur et à mesure que l’on existe. Je n’ai pas vraiment à vouloir telle ou telle existence, je ne peux vouloir qu’à partir de l’existence. La perfection n’est pas un horizon, elle est plutôt le point de départ. 

Une fois la perfection de ce donné qu’est l’existence bien comprise, bien réalisée, l’amitié s’impose à Aristote en ce sens que je peux pas ne pas éprouver cette joie d’exister comme un bien commun à toutes celles et ceux qui existent, lesquelles, selon lui, sont des humain.e.s, et pas des animaux.

Nous pouvons peut-être discuter certains aspects de cette thèse mais nous saisissons bien la hauteur de vue qu’elle suppose, son rapport à la politique, sa puissance, à la métaphysique.

Max Scheller nous parle d’autre chose: il se trouve qu’un jour, j’ai envie de me confier à quelqu’un, de lui faire part d’un souci, d'un drame personnel. Cela va passer par des mots. Je lui raconte donc la situation qui m’accable. Mais voilà qu’au lieu d’écouter, de faire accueil à ces paroles, la personne confidente prend appui sur « mon » récit pour lui substituer le sien face à ce qu’elle estime être la même expérience.

Ce « droit » qu’elle se donne de se substituer totalement à moi pour finalement me voler la vedette et détourner une conversation dont je pensai être l’objet à son profit repose sur le sentiment d’une communauté sauf qu’il ne s’agit pas du tout de la même communauté de partage qu’évoque Aristote. Ici l’impression du partage repose sur une communauté de mots, exactement ceux que l’on dit à bon droit « communs ». Il y a des noms communs: « amour », « mort » « deuil », « chagrin » , etc. Si je dis par exemple : » j’ai du mal à faire le deuil de mon père » ou « j’éprouve du chagrin parce que ma copine est partie », j’utilise des mots qui sont censés faire comprendre à l’autre le drame que je traverse. Comme ce sont des noms communs, ils raniment en l’autre l’éventuel souvenir d’un autre deuil ou d’un autre chagrin amoureux et évidemment elle va répondre:

  • C’est comme moi, quand mon père est mort…..


De mon point de vue, l’utilisation du mot « mort ou chagrin ou deuil » n’avait comme finalité que d’exprimer le trouble dans lequel je me trouvai mais je m’aperçois qu’il agit étrangement comme une sorte de « relais » dont l’autre bien à tort s’imagine que je suis en train de le lui transmettre. C’est comme si selon elle, je lui disais, « tiens parlons « deuil »,  parlons « mort », parlons « souffrance »"  alors que j’essaie de lui faire signe que j’ai besoin d’écoute, de compréhension. J’ai finalement seulement besoin que quelqu’un m’écoute sans parler, dans l’installation d’une sympathie bien particulière. J’ai besoin de me confier à une personne qui m’entende et c’est peut-être tout. Cette chose que j’ai vécue seul.e, je souhaite lui donner la forme physique d’un récit « audible », d’une histoire lisible par un entendement humain, de telle sorte que cette expérience sorte un peu de sa brutalité factuelle pour se convertir dans un récit transcriptible, dans une narration « sensée ». Peut-être ne souhaitai-je que cela en fin de compte: que cette souffrance gagne dans sa formulation « un sens » et se détache radicalement de la possibilité de n’être « que ça », que cette mort ou cette mésaventure amoureuse pure, réelle, insensée, absurde. 

Or voilà que l’autre agit comme si je n’avais fait que lui tendre la perche d’un autre récit: le sien qu’elle m’assène alors même que je suis ici pour exprimer mon ressenti. Max Scheller évoque ici le terme de « fausse sympathie », et nous pourrions reprendre son propos en le structurant finalement au fil de trois moments: a) la banalisation b) la substitution c) le narcissisme:


a) Ce qui se produit d’abord, en effet, c’est une banalisation de mon expérience, rendue possible par le fait que nous utilisons forcément des noms communs pour évoquer pourtant des ressentis qui nous sont propres et qui sont irréductibles à la version que ‘l’autre en donne en l’assimilant à la sienne. Mon ressenti est unique par son intensité, par son contexte, par le simple fait que c’était comme ça, à tel moment , à tel lieu. Pour prendre un terme philosophique, ce que je décris est une héccéïté, ce moment là, rigoureusement identique à aucun autre et vécu d’une façon unique par une personne qui est moi et moi seul. Lorsque ‘l’autre personne me dit:

  • C’est comme moi

Je serais en droit de répondre:

  • Non justement, c’est pas comme toi


Pourtant en même temps, je n’ai à m’en prendre qu’à moi-même parce que ‘j’ai utilisé des mots, que ces mots sont communs et qu’ils créent nécessairement l’illusion d’une identité, d’une généralité d’expérience possible. Dans son livre « vérité et mensonge au sens extra-moral », Friedrich Nietzsche (1844 - 1900) exprime précisément ce qu’il appelle « cette identification du non-identique »:


Tout mot devient immédiatement concept par le fait qu'il ne doit pas servir justement pour l'expérience originale, unique, absolument individualisée, à laquelle il doit sa naissance, c'est-à-dire comme souvenir, mais qu'il doit servir en même temps pour des expériences innombrables, plus ou moins analogues, c'est-à-dire, à strictement parler, jamais identiques, et ne doit donc convenir qu'à des cas différents. Tout concept naît de l'identification du non-identique. Aussi certainement qu'une feuille n'est jamais tout à fait identique à une autre, aussi certainement le concept feuille a été formé grâce à l'abandon délibéré de ces différences individuelles, grâce à un oubli des caractéristiques, et il éveille alors la représentation, comme s'il y avait dans la nature, en dehors des feuilles, quelque chose qui serait "la feuille", une sorte de forme originelle selon laquelle toutes les feuilles seraient plissées, dessinées, cernées, colorées, crêpées, peintes, mais par des mains malhabiles au point qu'aucun exemplaire n'aurait été réussi correctement et sûrement comme la copie fidèle de la forme originelle. »


Un concept est une idée générale. Pour bien comprendre ce passage, il faut, en un sens remonter très loin ou souligner totalement à l’opposé du sens du texte, l’extrême importance du langage. Il revêt en effet une dimension magique, thaumaturgique: je dis un mot et la totalité des personnes présentes dans la salle et parlant la même langue se représente mentalement la chose dont pourtant je ne fais que parler. Je n’ai fait que lancer une séquence sonore et chacune et chacun sait de quoi je parle.  Supposons donc que j’évoque le concept de feuille. Nous partageons la vision mentale de la feuille. Mais si je demande ensuite à chacun et chacune de dessiner la feuille à laquelle ils et elles pensent, j’aurai autant de dessins différents que de personnes. Le mot « feuille » a suscité des visions ressemblantes mais néanmoins différentes. D’ailleurs, dans la vie réelle, « LA » feuille existe-t-elle? Non, il n’y a que des feuilles distinctes.

Si nous revenons au texte tout s’explique ainsi le mot ne doit pas servir pour l’expérience unique d’où il vient. J’ai vu une feuille. Elle est unique et plus tard j’évoque l’expérience d’avoir vu une feuille. Il n’est pas question de faire signe de cette feuille là que j’ai vu sur telle branche de telle arbre à telle heure et tel lieu. Je parle d’une feuille EN GENERAL. Et du coup, l’autre personne peut me dire qu’elle aussi elle a vu une feuille. Ce ne sera pas la même mais ce sera "une" feuille. Mais alors pourquoi je parle puisque je n’évoque pas mon expérience? Je crée l’illusion d’une expérience commune à partir de laquelle peut naître l’impression partagée d’un même monde, d’un même lieu. Nous ne vivons pas les mêmes choses mais nous pouvons adopter une même grille de classification, de catégorisation grâce à laquelle nous verrons des feuilles, des arbres, des personnes, des humains, etc. 

De quoi pourrions nous parler sans cela? Vivrions nous dans un monde commun si nous ne nous étions pas entendus sur un concept général qui agit communément dans nos esprits, parce qu’ils sont structurés par la même langue, et grâce à laquelle nous mettons de côté les détails qui rendent toute chose, tout moment, toute réalité unique et non répétable pour nous entendre autour de « la » feuille », de L’homme, de « l’amour », etc? Le problème c’est qu’aucune de ces généralités n’existe

« Tout concept naît de l’identification du non identique », dit Nietzsche. C’est exactement comme si en nommant, en utilisant un mot, j’ouvrai le champ d’une discussion possible sur la base même de ce qui en réalité devrait la rendre impossible. 

  • J’ai vécu le deuil d’un ami proche
  • Moi aussi


Nous allons pouvoir évoquer un ressenti « pseudo-commun » sur la base de ce qui pourtant nous sépare peut-être de façon irréductible l’un de l’autre.  Utiliser des mots c’est gommer les différences et rendre opérationnels des recoupements, des « à peu prés » sur la base desquels nous allons sans cesse nous extraire davantage de la spécificité pure de nos ressentis pour nous concentrer sur des ressemblances approximatives, conceptuelles. Nous distinguons les règnes végétaux, animaux, humains puis à l’intérieur de ces catégories, nous créons d’autre catégories et ainsi de suite. Nous progressons ainsi sans cesse dans la classification des espèces vivantes, des impressions, des couleurs etc. Il y a quelque chose de l’ordre de la connaissance dans cette classification, mais en même temps, aussi loin que l’on aille en elle et par elle, nous ne progresserons que négativement par la différenciation. Ce que je sais d’une chose ou d’un être c’est qu’il n’est pas tel autre type d’être ou de chose. 

« Dans la langue, dit Ferdinand de Saussure, il n’y a que des différences ». Les concepts, c’est-à-dire les termes généraux sont aussi utiles que dommageables selon la perspective que l’on adopte. Si nous voulons nous repérer et créer une sorte d’étiquetage commun de cette expérience globale que nous pourrions baptiser comme « être au monde », alors  les concepts sont absolument incontournables et précieux. Mais si par contre nous préférons éprouver les expériences dans leur justesse et leur authenticité pures, alors les mots sont des obstacles qui condamnent d’emblée toute exactitude à l’échec. Grâce aux mots nous pouvons évoquer et en un sens partager la mention à une expérience commune mais à cause d'eux, ce n'est justement pas exactement de CETTE expérience là dont il sera question. Ce ne sera pas cette heccéité là.

De fait aucune feuille n’est exactement la même qu’une autre. Mais par ailleurs comment pourrais-je approcher une feuille si je ne dispose pas d’un moyen de classification grâce auquel je pourrai distinguer la feuille de  la branche, la branche de l’arbre, l’arbre de la plaine, la plaine de la montagne, etc. Sans les mots, pas de possibilité de distinction des choses et des êtres. Tout ne serait qu’une sorte de flux continuel et confus, mais en même temps à cause des mots, nous ne jouissons d’aucune appréhension pure de l’unicité des choses, des êtres et des sentiments.

Si nous appliquons cette considération de la langue à la question du partage d’expérience, tout ce que dit Scheller est plus clair. « L’ami » (en un sens qui n’est pas celui d’Aristote, ici il serait plus juste de parler de pseudo-ami) peut facilement banaliser ma confidence en ramenant ma parole à son expérience puisque de fait, il n’est aucun des termes que j’utilise qui soit autre chose qu’un concept golbal.  Il n’est rien de ce que je dis qui puisse s’écouter tout en m’étant propre, tout en m’étant spécifique, tout simplement parce qu’en le disant je le « traduis », je transcris ce qui m’est arrivé en termes appropriables, offerts à l’installation de toute autre personne. C’est exactement comme si un endroit dans lequel j’aurais installé ma chambre devant subitement un hall de gare. 

Le paradoxe ici est vraiment total et il est déterminant pour saisir la communication des êtres humains par la langue: le nom évoque bel et bien ce qu’il désigne mais il le banalise en l’étiquetant de telle sorte que plus je nomme une chose, un être ou un sentiment, plus je m’en fais une idée mais plus cette idée est générale, et donc ne désigne qu’approximativement la stricte réalité. Lorsque nous nommons ce qui nous arrive, ce que nous éprouvons à telle heure en telle lieu, en telle situation, nous exprimons de fait ce que l’on appelle une heccéité, c’est-à-dire une pure unicité, un instant inimitable, insubstituable, irremplaçable. Mais précisément parce que nous la nommons, nous en faisons autre chose que ce qu’elle est, à savoir une généralité, quelque chose de banal dans quoi l’autre peut croire se retrouver.  Donc sans les mots, il est bien difficile pour « l’ami » d’avoir la moindre idée de ce dont je parle, mais à cause d’eux, il peut penser que cette expérience est globalement (et ce globalement est vraiment d’importance) la même que la sienne et dire alors: «  c’est comme moi », alors que c’est complètement faux.

Dans « Roméo et Juliette », l’héroïne réalisant que le nom (mais il s’agit ici du nom propre de Montaigu) est tout ce qui rend son union impossible avec Roméo, critique l’acte même de la nomination. On la comprend sans peine mais, dans sa diatribe, elle omet quelque chose de fondamental:

« La fleur que nous nommons la rose, sentirait tout aussi bon sous un autre nom ; ainsi Roméo, quand bien même il ne serait pas appelé Roméo, n’en garderait pas moins la précieuse perfection : qu’il possède. Renonce à ton nom Roméo, et en place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, prends-moi toute entière. »
Qu’avons nous besoin des noms, demande-t-elle, puisque la vie, les corps, les forces physiques, les sensations, les sentiments, les êtres « sont » ?  Qu’est-ce que le nom rajoute à la chose ou à l’être en fin de compte?  Ce qu’elle revendique ici n’est rien moins qu’une sorte de révolution qui verrait l’amour triompher et dépasser les codes, les traditions, les usages et les noms. Pourtant Roméo serait-il Roméo sans son nom? De cette perfection qu’elle lui reconnaît, qu’est-ce qui tient au fait que les Montaigu sont l’une des plus anciennes et des plus RENOMMEES familles de Vérone? L’aurait-elle croisé sans cela? Aurait-elle vraiment fait attention à lui s’il avait été palefrenier ou paysan?




La langue est irremplaçable mais en même temps ce qu’elle instaure entre les humain.e.s c’est précisément le régime de la remplaçabilité et de l’approximation. Nous n’échangeons que des généralités.

b) la substitution: dés lors la substitution devient possible. L’ami se met au premier plan et dans ma confidence s’insinue de telle sorte que l’aide que j’espérais est littéralement éjectée du propos. Peut-être cette substitution n’est-elle pas entièrement dépourvue d’intention charitable. Il pourrait s’agir de dire que l’on est d’autant plus compris que l’on est écouté.e par un e personne qui « sait ce que c’est ». 

Pourtant cela ne suffit pas à justifier vraiment cette substitution, du point de vue de la personne à laquelle « on a volé la vedette ». Mais nous nous exprimons bel et bien nous passons par ce médiateur qu’est la langue et dés lors transcrivons consciemment ou pas des moments uniques en généralités communes et partageables. Qu’espérions-nous et qu’attendons nous de cette démarche?

Rien de moins que « du sens ».  Ce que la formulation ajoute à l’expérience est une forme de lisibilité, d’inscription dans une langue à partir de laquelle les mots ayant un sens, notre existence aussi, et cela est particulièrement nécessaire lorsque ce que nous avons vécu est absurde, insensé, inepte. En racontant mes mésaventures, nous en faisons un récit qui acquiert une extériorité, une cohérence, une lisibilité. Nous les arrachons à la dimension contingente dans laquelle elles se sont effectuées et les investissons d’une forme d’unité. Nous étions en proie à l’éventualité de ne vivre qu’une existence en morceaux mais voilà qu’en les racontant ils s’insèrent dans UNE trame décrivant UNE histoire qui est celle d’UN personnage. Oui, c’est bien ça que le récepteur me vole en prenant la place de protagoniste. 

 Pourquoi la personne qui était censée faire accueil au récit est-elle si soucieuse d’en détourner le cours, de se substituer à celle ou celui qui souhaitait raconter son expérience? « C’est comme moi ». Il s’agit bel et bien, en un sens de s’inscrire dans la légende, c’est-à-dire dans ce qui peut se revendiquer comme lisible, dans ce qui acquiert cette dimension de pouvoir faire l'objet d’un récit et donc de soustraire notre existence à la contingence dans laquelle de fait elle baigne.  C’est comme si ce « moi » dont nous savons bien qu’il est offert à la mort à la vieillesse, à la multiplicité, au changement, à l’éparpillement, voire à la dissolution devenait quelque chose voire quelqu’un. On ne raconte pas l’histoire même anodine de rien. Autant nous faisons l’expérience d’une multiplicité de comportements possible dans l’existence brute, autant tout converge vers le personnage principal d’un récit raconté. Par la narration, les anti héros que nous sommes deviennent des héros. Toute tentative de compte rendu ou de récit de sa propre expérience a pour finalité de donner du sens à ce qui peut-être n’en a aucun, ou s’effectue de façon trop dispersée pour en assumer un. Il n’y a rien d’illégitime dans cette attente, dans ce désir (même s’il faut en réaliser le processus) d’héroïsation par le discours, mais en même temps, cela crée un enjeu, une sorte de compétition puisque de fait, c’est un peu comme si « une scène » se concrétisait dans le récit et qu’il importait d’en conquérir le rôle principal, fût-ce celui de la victime…Surtout si c’est celui de la victime.

Il est difficile ici de ne pas évoquer en tant que victimes d’une expérience limite, les rescapés des camps de la mort du 3e Reich, parce que les ressorts de cette banalisation et de cette substitution au sein de laquelle les mots jouent un rôle essentiel se révèlent en ce cas dans toute leur perversité. Peut-on partager cette expérience là? Celle de la déshumanisation entreprise par des bourreaux à l’égard de leurs victimes? Il FAUT témoigner. Rien ne semble précisément plus nécessaire que d’exprimer ce moment de l’histoire  et en même temps rien ne serait plus grave et plus dommageable que de banaliser des faits dont la nature dépasse les limites de l’humanité. On sait à quel point la finalité des traitements infligés aux prisonniers était de leur refuser le statut d’humains. 

Il s’agit de faire vivre à des personnes humaines des ressentis impartageables, de telle sorte que leur existence ne puisse plus se constituer ni se vivre comme humaine, au sens aristotélicien du terme. Les camps de la morts sont fondamentalement des camps au sein desquels c’est surtout la réclusion qui prévaut. Nous allons vous mettre à part et vous faire subir un traitement qui par l’intensité de la déshumanisation ne rendra plus possible le partage du ressenti de l’existence par le biais duquel c’est l’humanité qui se cimente, Ce qu’il est question de faire, c’est finalement des camps apolitiques (en un sens vraiment horrifique), l’absolu contraire de la cité en tant que la cité c’est justement la matrice de l’humain (c’est bien là quelque chose à quoi nous devons penser quand nous acceptons que se mettent en place des « camps » de migrants - C’est la notion même de camps dans lesquels sont parqués des êtres humains dont les états ne savent pas quoi faire qui doit être posée, VRAIMENT posée)


Questions pour l'oral HLP groupe 1 (17/09)

 

1) Pourquoi l'existence est-elle désirable en soi?

2) Pourquoi la pensée du suicide est-elle contradictoire?

3) Qu'est ce qui distingue les religions transcendantes et les religions Immanentes? 

4) Quelle est la conception de l'amitié selon Aristote? Pourquoi est-elle si puissante?

5) Que peut-on comprendre du fait que certains animaux nous regardent dans les yeux? 

 
Questions pour l'oral HLP groupe 2 (19/09)

1) Pourquoi le fait d'exister est-il désirable en soi? Que peut-on en déduire par rapport au suicide?
2)  Pourquoi Aristote nous parle-t-il de l'existence et non de la vie?
3) Qu'est ce qui différencie l'amitié au sens courant et la philia selon Aristote?
Pourquoi peut-on dire que le sentiment d'exister nous déporte fondamentalement vers l'ami, selon Aristote?
4) Que peut-on déduire du regard dans les yeux que certains animaux nous adressent selon Baptiste Morizot? Mais alors qu'est-ce que l'ami?



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