mercredi 4 septembre 2024

 


HLP - Cours 1: 

L’expérience est-elle partageable avec Autrui?


Introduction: la philia, le « consentement » et la condition humaine chez Aristote 

Les livres 8 et 9 de « L’éthique à Nicomaque » d’Aristote sont consacrés à l’amitié (384 - 322 avant JC). Nous y trouvons un texte qui a été particulièrement commenté dans la mesure où le philosophe y pose un lien extrêmement profond et déterminant entre l’amitié et l’humanité. Or par amitié ce qu’il faut entendre c’est l’expérience que nous faisons du ressenti commun du sentiment d’exister. Cette capacité à se rendre sensible au fait d’exister caractérise notre humanité, selon Aristote.

« Celui qui voit sent qu’il voit, celui qui écoute sent qu’il écoute, celui qui marche sent qu’il marche, et pour toutes les autres activités il y a quelque chose qui sent que nous sommes en train de les exercer (loti energoumen)  de sorte que si nous sentons, nous nous sentons sentir, et que si nous pensons nous nous sentons penser, et cela c’est la même chose que se sentir exister: exister signifie en effet sentir et penser.

Sentir que nous vivons est doux en soi , puisque la vie est par nature un bien et qu’il est doux de sentir qu’un bien nous appartient. (…) En consentant, c’est-à-dire en « sentant avec », nous éprouvons la douceur du bien en soi et ce que nous éprouvons par rapport à nous-mêmes, nous l’éprouvons aussi par rapport à notre ami. L’ami est en effet un autre soi-même. Et comme le fait d’exister est désirable en soi, il en va de même pour l’ami.  La sensation d’exister est une chose douce et agréable en elle-même. Mais alors pour l’ami aussi il faudra consentir qu’il existe c’est-à-dire vivre ce qui, de ce ressenti de l’existence, le relie à toute autre personne éprouvant ce sentiment d’exister. C’est ce qui arrive quand on partage des actions, des pensées, et des expériences. C’est là exactement ce que l’on veut dire quand on dit que les humains vivent ensemble et non pas comme le bétail qu’ils partagent le même pâturage (…) l’amitié est en effet une communauté de sentiment et il en va pour soi-même comme il en va pour l’ami. La sensation d’exister est désirable pour soi et elle l’est aussi pour l’ami c’est le ressenti de ce partage qui crée la capacité des êtres humains de constituer des cités. En ce sens le sentiment partagé d’exister , tel qu’il s’effectue dans l’amitié, est cela même qui définit l’humanité. »

Aristote -  Ethique à Nicomaque


Ce passage soutient que l’amitié en tant que ressenti partageable de l’expérience d’être est cela même qui fonde l’humanité. Cela nous donne une idée de ce qui se produirait si l’être humain perdait cette capacité à ressentir avec autrui le sentiment d’être. Mais n’est-ce pas le cas?

Avant d’explorer tout le champ problématique ouvert par cette question (question dont on peut dire qu’elle est pour le moins cruciale: si Aristote a raison, alors à chaque fois que le fil de ce ressenti partageable se rompt, à chaque fois qu’Autrui devient une sorte de présence autre et étrangère avec laquelle je ne ressens plus rien de commun, le fil de l’humanité se rompt) Il convient de bien saisir le sens de ce passage.

Finalement il serait possible de résumer son propos en affirmant que tout cet extrait redéfinit le sens d’un mot en le ramenant à son origine étymologique. Consentir dans le sens courant c’est accepter, dire «  oui ». Mais consentir vient du latin cum (avec) et sentir (sentir et penser).  Le latin retranscrit les termes grecs d’ aisthèsis (sensation) et de partage (koinönein). 




Le philosophe italien Giorgio Agamben expliquant ce texte affirme que l’on comprend en le lisant pourquoi l’amitié y est décrite comme de la proto-philosophie. Proto est une racine qui signifie « premier », ce qui veut dire qu’il ne peut exister de philosophie sans cette amitié là qui finalement consiste dans le fait que le ressenti de l’existence nous porte nécessairement et fondamentalement vers Autrui. 

C’est la raison pour laquelle il faut être particulièrement précis.e voire pointilleux.se dans la compréhension des termes. La phrase dont la compréhension est la plus délicate est celle-ci: « l’ami est en effet un autre soi-même. » Elle ne veut pas du tout dire qu’en éprouvant le sentiment d’exister nous serions amalgamés à une totalité, à une « masse », à une sorte de « blob humain » de globalité indifférenciée que l’on pourrait appeler l’humanité. L’amitié n’est pas du tout le sentiment d’une fusion mais plutôt d’un dépassement. L’ami n’est pas le même être que moi. Il est une autre façon d’être moi qui fait un moi « autre ». Si autrui était moi, il n’existerait pas cette réalité fascinante qu’est le dialogue, cette capacité d’écouter l’ami et de répondre ou d’interroger ce qu’il me dit. Si nous étions en même temps nous mêmes et un autre, nous serions télépathes. Or ce n’est pas cela qui caractérise l’amitié, la vie en cité, l’humanité. 

L’amitié est au contraire un dépassement, la nécessité ressentie qu’il faut faire droit à l’autre, lui accorder à partir de ce ressenti commun du fait d’exister qu’un lien de lui à moi peut se constituer et que dans ce lien c’est finalement tout un vivre ensemble, tout un ensemble de lois communes à partir desquelles des décisions et des actions collectives vont voir le jour. Il y a un lien entre la philia et la Polis.

On comprend mieux ainsi tout ce qui sépare aussi dans ce texte le sens de l’amitié que décrit Aristote avec celui que nous lui donnons couramment. Pour nous, un ami, c’est souvent quelqu’un avec qui on a partagé un certain type d’expérience et c’est une personne particulière. Nous l’avons « élue », choisie, souvent à cause de cette expérience précise que nous avons traversée ensemble. Mais ici l’expérience en question, c’est « exister ». Cela signifie qu’en fait, nous sommes ami.e.s avec toute personne humaine éprouvant le sentiment d’exister

                Mais en même temps, cette communauté n’est pas une totalité. Il serait plus juste de dire que nous sommes potentiellement ami.e avec chaque être humain pas avec toute l’humanité. Parce que l’humanité n’est pas un tout, ce n’est pas une masse indifférenciée du fait que précisément chaque rapport à l’existence crée une sorte d’interface. Ce qui fait UN être humain c’est ce rapport de soi à soi que crée le sentiment d’exister. Il y a là comme un être à soi, comme un rapport à soi qui pose en nous le germe d’une individualité. Une communauté politique est un ensemble d’êtres humains qui sont embarqués dans un trajet que l’on pourrait définir comme étant celui de leur individuation, c’est-à-dire de la construction de leur « je » par rapport à un nous. La base de ce « nous » c’est que nous sommes toutes et tous existants (égaux, donc). Mais cette égalité ne signifie pas identité, assimilation. Chacune et chacun de nous jouit du sentiment d’exister. Ce sentiment est partageable, mais il n’est pas et il n’a pas à être le même.

Autrui n’est pas moi, il est un autre moi (un autre « je » faudrait il plus précisément dire). Il faut faire attention: toute la distinction entre exister et vivre se situe ici, dans le fait qu’exister, c’est « sentir et penser ». Exister c’est savoir qu’on vit, revendiquer pour soi ce fait que l’on vit, y exprimer l’affirmation, le consentement à cette existence qui est à la fois partagée et individuelle. On pourrait même dire qu’elle est individuelle parce que partageable et qu’une aventure dés lors y pointe le bout de son nez. Cette aventure, on peut l’appeler l’aventure d’être humain.e, mais c’est aussi le consentement à l’aventure de l'altérité. L’amitié et l’humanité finalement c’est l’expérience que nous faisons sans cesse de l’impossibilité que nous vivons de nous refermer sur un Moi. En ce sens, c’est aussi l’expérience que nous faisons de la nécessité incontournable de devenir incessamment autre à nous-mêmes dans le temps. C’est ce que ‘on appelle le « devenir ». Je n’existe pas pour m’enfermer dans la version bonne ou mauvais d’un « moi » mais pour devenir un autre.

C’est exactement le sens de ce passage extrait de l’amitié de Giorgio Agamben (né en 1942 et toujours en vie): « L’ami n’est pas un autre moi mais une altérité immanente dans la mêmeté, un devenir autre du même. Au point où je perçois mon existence comme douce, ma sensation est traversée par un con-sentir qui la disloque et la déporte vers l’ami, vers l’autre même. L’amitié est cette désubjectivation au coeur même de la sensation la plus intime de soi. » 

Ce passage est assez délicat. Il est peut-être plus facile de la comprendre en commençant par cette dislocation, par cette déportation vers l’autre. L’idée d’Aristote implique qu’en fait quand nous éprouvons l’expérience d’exister, nous ne pouvons pas ne pas éprouver aussi que cette expérience nous dépasse, excède la capacité à revendiquer exclusivement pour nous-mêmes, pour notre moi, le fait d’exister. Exister, cela implique de « l’autre », tout simplement parce que ce ressenti qui est « bon » en soi n’est pas compréhensible, explicable, conceptualisable. Cela pose un « ailleurs ». Il n’est rien de moi seul qui puisse en revendiquer la totalisation pas davantage par l’esprit que par la sensation. Que j’existe, c’est un fait, mais ce n’est pas une « explication ». Ce n’est pas compréhensible. C’est étonnant, et c’est pour cela qu’Aristote insiste également sur le fait que l’étonnement est l’origine de la philosophie et de la science. Que le monde soit, et que j’y existe, je ne peux en rendre raison mais en même temps, c’est cela qui éveille ma raison qui la maintient ouverte, aux aguets, c’est cela qui fait des humain.e.s des êtres curieux. L’existence commence par une énigme.  Or ce dépassement de tout être humain par l’existence est précisément ce qui entretient l’absolue certitude que l’autre être humain éprouve aussi ce sentiment d’exister. Nous sommes ouverts à l’autre humain dés le départ parce que nous vivons ensemble cette expérience commune de ne pas pouvoir nous refermer sur nous mêmes comme dans une coquille. 

Je ne peux absolument pas dire « je suis moi », ne serait-ce que par ce fait d’exister à partir duquel je parle quand je le dis induit la possibilité imminente de ma disparition, de ma contingence, de mon devenir autre. L’instant présent, l’existence d’autrui sont précisément tout ce qui s’insinue en « moi » par cette « brèche » et cette faille est une opportunité, une richesse, la manifestation pure et indépassable de notre devenir humain, de notre citoyenneté, de nos amitiés. Plus que la famille, plus que la nation (et ne parlons pas de la « race »), plus et mieux que toute volonté identitariste, c’est l’amitié qui constitue le ciment des cités, des états et de l’humanité.


Résumons: l’humanité se fonde sur la capacité à se réunir au sein d’une cité. Cette capacité s’appuie sur la philia et la philia (l’amitié) repose elle-même sur le fait que l’expérience d’exister est partageable. Dés lors, il semble clair que l’amitié n’est pas seulement l’origine mais la condition même d’existence de l’humanité. Or nous avons toutes et tous déjà vécu ce sentiment de se heurter à Autrui comme à un mur soit par l’intention avérée de nous nuire, soit par son insensibilité ou son incompréhension, ou encore sa fermeture à tout partage de ce ressenti même. Avec le développement des réseaux sociaux et un certain usage qui en est fait nous assistons à l’amplification d’une forme de narcissisme prenant qui envahit quasiment la totalité des registres de l’existence (consommation, protectionnisme, nationalisme, rétractation dans le chez soi, Hikikomori au Japon, etc.). La facilité avec laquelle certaines populations se sont adaptées au récent confinement pose vraiment problème en ceci qu’elle constitue une expérience a-politique. Nous mesurons ainsi pleinement l’enjeu de ce qui est train de se passer. De fait si l’expérience n’est plus partageable, alors l’humanité perd son fondement même, ce à partir de quoi, selon Aristote elle existe, dans tous les sens du terme. 




  1. Existence, intériorité et moi

(Contrairement aux autres cours, cette introduction n’a pas vraiment formulé le problème, elle a plutôt essayé de donner une petite idée de l’enjeu de ce chapitre qui finalement est vraiment conséquent.  Aristote définit la philia, c’est-à-dire l’amitié non seulement par cette capacité de tout être humain à sentir qu’il existe, mais par le fait qu’un consentement s’effectuait par et dans ce ressenti. Exister constitue le fond de cette expérience commune à tous les humains par le biais duquel il crée les cités, lesquelles sont les matrices mêmes de l’humanité, puisque l’homme est un animal naturellement politique.  Ce qui est en jeu dans le oui et le non à cette question, selon Aristote c’est finalement la question de savoir si quelque chose comme l’humanité peut voir le jour, et la réponse d’Aristote est « oui » évidemment.)

En existant et en sentant que nous existons nous vivons toutes et tous une expérience paradoxale parce que:

  1. Nous nous « approprions » bel et bien une sensation, nous la vivons comme étant la notre. Elle m’affecte « moi ». Je sais que j’existe parce que ce sentiment d’exister est « mien »
  2. En même temps, je perçois que cet acte: « exister » ne m’est aucunement « propre », ni « personnel », ni « mien » au sens d’une propriété dont je serai le seul à détenir la possession, contrairement aux choses dites « miennes » qui, parce qu’elles sont miennes ne sont pas aux autres.

Cela pose vraiment la question de la propriété, exister me touche « moi » mais sans être à moi. Je n’ai pas le sentiment d’exister comme j’ai ce stylo. Mais alors est-ce que l’existence serait une sorte de co-propriété du stylo? Non, pas du tout parce que pendant que j’utilise ce stylo, même s’il est aussi à quelqu’un d’autre, il ne peut pas l’utiliser, alors qu’autrui existe en même temps que j’existe. Il faudrait se représenter une sorte de stylo magique qui pourrait être utilisé en même temps par de multiples personnes. C’est impossible pour le stylo, mais pas pour l’existence et c’est cela qui fait "le consentement ». Ce terme ne revêt pas ici son sens usuel d’acceptation, il veut dire « sentir ensemble ». Les êtres humains consentent qu’ils existent. Ce consentement, c’est ce qui fait l’amitié. 

Selon Aristote, il n’y a pas d’amitié animale parce que les vaches qui paissent ensemble ne se sentent pas paître ensemble. Elles vivent chacune en elle-même pour elle-même. Est-ce la vérité? 

 



Ici, nous pouvons faire une parenthèse et répondre que nous n’en savons rien et que la thèse d’Aristote peut être discutée, voire contrariée. Il faut se retenir d’appliquer aux animaux des sentiments humains mais il faut peut-être aussi s’interdire de les priver de la possibilité d’un ressenti commun. Ce n’est pas parce qu’il nous est impossible de savoir ce que les animaux ressentent que nous pouvons affirmer qu’ils ne ressentent rien.  Si vraiment nous souhaitons approfondir cet aspect, nous pouvons peut-être évoquer un philosophe contemporain: Baptiste Morizot qui donne au fait que certains animaux regardent les êtres humains dans les yeux une importance particulière, notamment les loups. Il décrit l’expérience qu’il a faite d’un face à face avec un loup dans le massif du Mercantour:

 « Mais il me regarde, non, il regarde mon visage, non : il me regarde dans les yeux. Ce souvenir joue un rôle particulier dans ce sentiment consistant de l’avoir rencontré. Eye-contact : énigme philosophique. Pourquoi certains animaux nous regardent-ils spontanément dans les yeux ? S’ils pensaient que nous sommes des corps mus par des forces, des pierres chutant, des arbres ; ou bien s’ils ne pensaient pas, ils poseraient leur regard indépendamment sur toute la surface du corps, sans trouver nos regards. Ici, le fait qu’ils nous regardent dans les yeux indique qu’ils savent quelque chose : il y a une intentionnalité cachée derrière nos yeux, comme s’il y avait quelque chose à voir, comme si nous avions vraiment une âme, trahie dans ces miroirs. Je ne sais pas le dire. Le eye-contact révèle ce que ces animaux comprennent de ce que nous sommes. Ils nous attribuent une intériorité, nous qui peinons tant à leur rendre cette politesse, que leur geste pourtant appelle : il n’y a qu’une intériorité pour en reconnaître une autre, parmi les rochers, les forêts, les nuages. »

      Sur la piste animale - Baptiste Morizot

Si nous, nous regardons le visage et souvent les yeux de quelqu’un c’est que nous posons dans cette partie du corps un sens. Nous partons du principe que les yeux et plus largement le visage « veut dire », exprime quelque chose en plus de la parole.  Baptiste Morizot reprend cet usage pour poser l’existence par ce regard échangé d’une reconnaissance d’intériorité à intériorité. Il est clair qu’Aristote n’adhérerait pas du tout à cette analyse (l’écart entre les deux époques de ces deux auteurs est ici significatif: Morizot est né en 1983)

                  Par "intériorité", il ne faut pas du tout entendre for intérieur. Le loup n'entre pas dans les sentiments éprouvés, ni dans l'âme de Baptiste Morizot, mais il reconnaît qu'il y a en lui un rapport à soi, un "se sentir exister" et nous faisons la même chose en le regardant dans les yeux.

Ce regard est un peu comme une façon de s’adresser à l’humain de la part du loup pour lui dire « je sais que tu te rapportes à toi-même le fait d’exister, ce qui fait de toi un être à soi, un intérieur et en me regardant tu me dis que tu sais qu’il en va de même pour moi. » Il y a de l’intérieur à soi dans le fait de se savoir existant. Ceci remet en cause le présupposé d’Aristote sur la différence entre les pâturages et les cités. Mais  ce qui nous intéresse ici est plutôt la question de savoir s’il est vrai que les humains « consentent » ou bien si au contraire nous ne vivons ce que nous vivons dans la solitude d’un ressenti qui n’est que le notre en tant que moi.

L’équivalent grec de consentement est un terme que nous utilisons sans nécessairement percevoir son étymologie. La sympathie vient du préfixe syn qui signifie avec et pathein qui signifie souffrir, subir,  ressentir, perte affecté.e par…Ce qu’affirme Aristote c’est une sympathie principielle, première, une sympathie existentielle qui met toutes et tous les humain.e.s sur un même « plan ». Nous ne sommes pas sympathiques de temps en temps, nous sommes voué.e.s à la sympathie originellement, existentiellement. C’est en tant que nous existons que nous sommes amis et finalement nous le sommes potentiellement avec le genre humain. Ce qui a de quoi nous surprendre ici c’est que nous avons pris l’habitude de « choisir nos ami.e.s », de penser, comme en amour, que l'amitié est un sentiment d’élection par le biais duquel nous faisons à telle ou telle personne, comme le dit Montaigne (parce que c’était lui, parce que c’était moi ») notre ami. 




Mais ce n’est pas du tout ce que soutient Aristote ici et c’est justement ce qui fait la force de ce passage. La densité philosophique de cet extrait est vraiment exceptionnelle de telle sorte que l’on ne perçoit pas nécessairement l’importance cruciale de certains termes comme cette phrase: « comme le fait d’exister est désirable en soi, il en va de même pour l’ami ». Le ressenti de l’existence n’est pas du tout une sensation que tel ou tel pourrait trouver agréable au contraire d’une autre personne. Elle est désirable EN SOI. Personne ne peut se rétracter de cette nature désirable de l’existence.

Ici aussi une objection nous vient immédiatement à l’esprit: le suicide, mais elle ne serait d’aucune portée pour Aristote, parce qu’il répondrait qu’on évoque alors le contenu d’une existence en particulier et pas sa forme, alors que c’est justement de cela qu’il parle ici. Exister est bien « en soi ». La nature des expériences que nous vivons est autre chose. Qu’il m’arrive des malheurs dans « ma vie » n’est pas du tout réductible au fait de l’existence. Il y a CE QUE je vis et il y a le fait que je vive, que je sois venu au monde. Cela n’a rien à voir. Je ne peux pas ne pas vouloir être tout simplement parce que pour ne pas le vouloir, il faut d’abord être. Il n’y a rien à vouloir dans du néant. Personne ne peut vouloir le rien. Le nihilisme est un non sens absolu qui n’a jamais intéressé les penseurs grecs à très juste raison. On ne peut pas pas ne pas trouver bien  d’exister tout simplement parce que l’on ne peut pas ne pas se satisfaire d’être. Ce n'est pas que ma vie sera forcément bonne ou agréable. C'est plutôt qu'il est "bon" que ma vie soit. Si exister est un bien, c'est parce que "ne pas exister" n'est absolument rien et qu'il n'y a rien à en dire, ni à en faire. Tout jugement négatif à l’égard de l’existence s’effectue à partir de l’existence. C’est comme si vous vous contredisiez, comme si vous disiez Non à partir d’un Oui que vous n’avez jamais prononcé, mais vous n’avez pas à le faire parce que le simple concept de « vous » induit, déjà EN soi cette acceptation. Ce n’est pas vous qui avez accepté mais pour qu’il y ait « vous » il faut que cette acceptation soit « en soi » pas par vous. C’est finalement ce même « en soi » auquel Aristote fait référence quand il dit que le fait d’exister est désirable en soi. Qu’il y ait quelque chose à désirer du fait d’exister est une évidence parce qu’il n’y a rien à désirer de rien; donc le fait qu'il y ait quelque chose est désirable en soi.

Le désir d’exister est donc quelque chose qui dépasse complètement notre « moi », qui l’empêche de se refermer sur lui-même. Que « je » sois, c’est justement ce qui fait que je pourrai jamais être définitivement « moi », clôturer la détermination de mon identité. Nous venons au monde sans l’avoir voulu, ni réalisé, ni compris, ni assimilé. Une telle assimilation est impossible. Personne ne peut faire sien un tel évènement qui excède de toute part les capacités de compréhension, de réalisation, d’appropriation humaines. L’ami, c’est exactement ce qu’il faut situer là, dans cette impossible clôture de l'existence par  un moi. Que le sentiment d’exister soit désirable en soi impose logiquement que tout autre être humain le désire aussi et que par conséquent nous partagions ensemble ce ressenti agréable de l’épreuve d’exister.  Voici l’origine de la philia telle qu’elle constitue le ciment de la polis et embarque ainsi les êtres humains dans l’aventure politique de l’existence collective, c’est-à-dire d’un nous:

« Au point où je perçois mon existence comme douce, ma sensation est traversée par un con-sentir qui la disloque et la déporte vers l’ami, vers l’autre même. L’amitié est cette désubjectivation au cœur même de la sensation la plus intime de soi. »

L’amitié - Giorgio Agamben (sur Aristote)



2) Les mots de notre langue nous permettent-ils de partager l'expérience avec autrui?

C’est un bien joli mot que l’on banalise à tour de bras: faire preuve d’écoute de son prochain, créer des lignes d’écoute pour tel type de problème, etc. Grâce à Aristote peut-être comprenons nous mieux le fondement sur lequel l’écoute est moins une sorte de devoir ou de résolution que nous devrions adopter mais une réalité toujours déjà donnée, effective. L’écoute de l’autre ce n’est pas une politesse ou une gentillesse que je lui ferai, c’est tout simplement le retour à quelque chose de premier, à la proto-humanité qu’est l’amitié. L’écoute de l’autre c’est ce qui s‘impose quand on se révèle capable de se rendre disponible à l’écoute de soi, de sa condition d’existant.

Mais de fait nous vivons souvent et peut-être de plus en plus cette incapacité de l’autre à se mettre à l’écoute.


Il est arrivé à chacun de nous de se rendre auprès d’un « parent » ou d’un « ami » compatissant pour lui faire part d’un grave souci dont on est accablé, et de voir le parent ou l’ami en question, au lieu de chercher à entrer dans notre état d’âme, prendre prétexte de notre récit pour nous raconter, à son tour, une foule de belles histoires, se rapportant à sa propre vie, d’innombrables épisodes dans lesquels il lui est arrivé quelque chose de « tout à fait analogue » à ce qui vous est arrivé à vous et d’exposer avec force détails la manière dont il s’est comporté dans chacune de ces occasions. Décontenancé, on cherche alors à détourner l’« ami » de ces histoires et épisodes, pour l’intéresser à la situation qu’on est venu lui exposer, en lui montrant qu’elle « diffère quelque peu » de celle qu’il raconte lui-même. Mais rien n’y fait, et « l’ami » continue, imperturbable et inflexible. Et chacun de nous a certainement rencontré des gens qui n’accordent aux autres leur compassion ou leur sympathie qu’en proportion des joies ou des tristesses qu’ils ont eux-mêmes éprouvées dans leur vie. Cette intervention des expériences personnelles, alors même qu’elle s’effectue d’une façon purement automatique dans la reproduction, sans l’aide de souvenirs proprement dits, est-elle de nature (…) à donner lieu à une fausse sympathie, à détourner l’attention des états psychiques ou affectifs d’autrui pour la concentrer sur la personne même de celui dont on attend une participation sympathique ? Mais certainement. Cette théorie génétique n’explique pas la sympathie positive et pure, qui consiste à s’abstraire de soi-même, à se dépasser, pour se mettre résolument en présence d’un autre et de son état psychique individuel. 

Nature et formes de la sympathie (1923) - Max Scheller (1874 - 1928)

  1. Reproduction: ici c’est la capacité à revivre les sentiments (plutôt qu’à les partager)
  2. Théorie génétique:  c’est l’idée selon laquelle il y aurait une forme d’hérédité génétique dans la communauté de ressentis vécus par plusieurs personnes. 

Cet extrait du livre de Max Scheller nous place exactement en face d’une thèse opposée à celle d’Aristote, mais il n’est pas du tout évident qu’ils évoquent exactement la même chose. La pensée d’Aristote se situe à une dimension métaphysique, presque existentielle alors que Scheller ici décrit une situation qui présuppose l’intervention d’un élément fondamental qui est le discours, la parole et la langue. 

Il est, en effet, absolument impossible de comprendre Aristote sans évoquer le ressenti pur du fait d’exister. Un humain existe et sent qu’il existe et ne peut pas ne pas éprouver le bien qu’il y a dans le fait d’exister. Pourquoi? Parce qu’il y a dans le fait d’exister quelque chose qui est comme le caractère donné d’une perfection. Il m’est absolument impossible de ne pas vouloir exister, pour la bonne et simple raison que je ne peux pas ne pas vouloir « être ». Pour refuser quelque chose, encore faut-il que j’ai idée de cette chose, que je me la représente. Or il se trouve que « moi » est une chose dont l’idée et le fait qu’elle soit sont « corrélés ». 

C’est un peu ce que Sartre voudra exprimer quand il affirmera que "l’existence précède l’essence". Un objet technique, une maison, une machine sont dessinés, réfléchis, conçus d’abord comme une possibilité, comme un projet, un plan puis après on décide de leur donner une matérialité, une réalité en les construisant. Mais pour nous, êtres vivants et humains, ce n’est évidemment pas pareil. Il n’ y a pas de « possible ». 

On pourrait dire qu’en un sens une maison est ce qu’elle est avant d’être vraiment « là », construite. Son essence, c’est-à-dire, ce qu’elle est, advient avant qu’elle soit, son existence. Nous ce n’est pas le cas: notre existence est avant ou en même temps que notre essence. Ce que nous sommes, c’est exactement le fait de l’être. Je ne peux pas ne pas vouloir exister tout simplement parce qu’il n’existe pas de « je » qui puisse se refuser avant que d’être. Ce n’est pas possible. Ce refus est sans espace, ni lieu possible. Pour se refuser à soi-même d’exister, il faut toujours exister avant. Bien sûr le suicide existe. De fait certaines personnes franchissent le seuil de cet acte. Pourtant si on y réfléchit un peu, c’est qu’il y a quelque chose qu’ils n’ont pas compris. Ils ne veulent pas être cette personne là qui vit telle ou telle chose qui ne leur semble pas admissible. Ils ne veulent pas de cette essence là, mais il n’est écrit nulle part qu’une essence doive correspondre à telle ou telle critère. Il n’est mentionné nulle part qu’il y ait des essences souhaitables et d’autres pas. Exister cela s’invente au fur et à mesure que l’on existe. Je n’ai pas vraiment à vouloir telle ou telle existence, je ne peux vouloir qu’à partir de l’existence. La perfection n’est pas un horizon, elle est plutôt le point de départ. 

Une fois la perfection de ce donné qu’est l’existence bien comprise, bien réalisée, l’amitié s’impose à Aristote en ce sens que je peux pas ne pas éprouver cette joie d’exister comme un bien commun à toutes celles et ceux qui existent, lesquelles, selon lui, sont des humain.e.s, et pas des animaux.

Nous pouvons peut-être discuter certains aspects de cette thèse mais nous saisissons bien la hauteur de vue qu’elle suppose, son rapport à la politique, sa puissance, à la métaphysique.

Max Scheller nous parle d’autre chose: il se trouve qu’un jour, j’ai envie de me confier à quelqu’un, de lui faire part d’un souci, d'un drame personnel. Cela va passer par des mots. Je lui raconte donc la situation qui m’accable. Mais voilà qu’au lieu d’écouter, de faire accueil à ces paroles, la personne confidente prend appui sur « mon » récit pour lui substituer le sien face à ce qu’elle estime être la même expérience.

Ce « droit » qu’elle se donne de se substituer totalement à moi pour finalement me voler la vedette et détourner une conversation dont je pensai être l’objet à son profit repose sur le sentiment d’une communauté sauf qu’il ne s’agit pas du tout de la même communauté de partage qu’évoque Aristote. Ici l’impression du partage repose sur une communauté de mots, exactement ceux que l’on dit à bon droit « communs ». Il y a des noms communs: « amour », « mort » « deuil », « chagrin » , etc. Si je dis par exemple : » j’ai du mal à faire le deuil de mon père » ou « j’éprouve du chagrin parce que ma copine est partie », j’utilise des mots qui sont censés faire comprendre à l’autre le drame que je traverse. Comme ce sont des noms communs, ils raniment en l’autre l’éventuel souvenir d’un autre deuil ou d’un autre chagrin amoureux et évidemment elle va répondre:

  • C’est comme moi, quand mon père est mort…..


De mon point de vue, l’utilisation du mot « mort ou chagrin ou deuil » n’avait comme finalité que d’exprimer le trouble dans lequel je me trouvai mais je m’aperçois qu’il agit étrangement comme une sorte de « relais » dont l’autre bien à tort s’imagine que je suis en train de le lui transmettre. C’est comme si selon elle, je lui disais, « tiens parlons « deuil »,  parlons « mort », parlons « souffrance »"  alors que j’essaie de lui faire signe que j’ai besoin d’écoute, de compréhension. J’ai finalement seulement besoin que quelqu’un m’écoute sans parler, dans l’installation d’une sympathie bien particulière. J’ai besoin de me confier à une personne qui m’entende et c’est peut-être tout. Cette chose que j’ai vécue seul.e, je souhaite lui donner la forme physique d’un récit « audible », d’une histoire lisible par un entendement humain, de telle sorte que cette expérience sorte un peu de sa brutalité factuelle pour se convertir dans un récit transcriptible, dans une narration « sensée ». Peut-être ne souhaitai-je que cela en fin de compte: que cette souffrance gagne dans sa formulation « un sens » et se détache radicalement de la possibilité de n’être « que ça », que cette mort ou cette mésaventure amoureuse pure, réelle, insensée, absurde. 

Récapitulation et remise en perspective de toutes les références traités jusqu’à maintenant:


Comme dans tout traitement philosophique d’un problème, il nous semble nécessaire au vu des derniers cours, de reprendre le plus clairement possible le plan du cours afin que chacun.e puisse mesurer les progrès effectués et la direction suivie:

Peut-on partager l’expérience sensible avec autrui? (Nous avons légèrement modifié l’intitulé afin de rappeler que le chapitre abordé ici est celui de la sensibilité).  Il existe différents types d’expériences mais celle qui nous intéresse ici est l’expérience sensible.

Le texte d’Aristote dans « l’Ethique à Nicomaque » est vraiment fondateur et absolument déterminant pour quiconque  répondrait « oui » à cette question. Pourquoi? Parce que non seulement le ressenti propre à tous les êtres qui se sentent exister définit et constitue notre condition humaine mais aussi parce que l’amitié, en un sens qu’il n’est pas évident pour nous d’appréhender, est située par Aristote dans cette double caractéristique de l’existence à être  d’une part donnée de façon inconditionnelle et indiscutable et d’autre part inappropriable pour tout existant.  Exister c’est se retrouver tout à la fois étonné et surpris de cette réalité qui s’effectue « de fait » et « ouvert » à l’autre existant, conscient.e de partager avec cette personne « autre » une communauté de condition qui ne signifie pas du tout que j’éprouve la même chose que ce qu’elle éprouve mais qu’il se manifeste en elle et en nous un ressenti d’existence. 

On parle de co-propriété lorsque plusieurs personnes possèdent un appartement dans le même immeuble, mais ici, il faudrait utiliser un terme très étrange: nous sommes « co-non propriétaires » de l’existence. Nous nous sentons ensemble affectés d’une réalité dont il nous est absolument impossible de nous approprier quoi que ce soit.  C’est sur ce point qu’il est impératif de fair le sens de cette citation de Giorgio Agamben:  « L’ami n’est pas un autre moi mais une altérité immanente dans la mêmeté, un devenir autre du même. Au point où je perçois mon existence comme douce, ma sensation est traversée par un con-sentir qui la disloque et la déporte vers l’ami, vers l’autre même. L’amitié est cette désubjectivation au coeur même de la sensation la plus intime de soi. » 

C’est surtout le terme « altérité immanente dans la mêmeté » qui n’est pas évident. Par immanent il faut entendre: « ce qui est propre à… ». Le problème ici vient donc de ce que la qualité d’être autre serait le propre du même. Cela semble complètement contradictoire. Mais il ne s’agit pas de n’importe quel objet, il s’agit de l’être de l’existence. Selon Agamben Aristote affirme que la façon pour l’existence et son sentiment d’être même c’est justement d’être autre, de se multiplier, de se disperser dans tous les êtres animés par ce même ressenti de l’existence. Nous sommes toutes et tous « mêmes » par ce ressenti de l’existence, par cet étonnement de nous sentir exister mais il se trouve aussi que c’est justement ce sentiment qui fait que nous sommes nous et pas l’autre existant. Ce qui nous relie est précisément cette capacité à cultiver le fait d’être au travers d’un ressenti qui définit une sorte d’être à soi, par quoi JE suis distinct des autres. 




Nous comprenons bien alors pourquoi la référence à Aristote est aussi centrale, c’est parce qu’elle est aussi problématique. Peut-on partager le fait d’être sensible à l’expérience avec autrui? Si par cette question nous désignons l’empathie, la réponse d’Aristote serait plutôt « non », je n’éprouve pas la même chose que les autres au même moment. Je ne peux pas dire que je sens la joie ou la douleur d’autrui quand il est joyeux ou quand il a mal. Mais si l’on désigne la sympathie (avec), alors la réponse est oui, je partage avec autrui le fait d’être sensible à la joie à la douleur à l’existence. Je sais ce que c’est qu’être sensible et je sais que l’autre l’est aussi mais je ne peux pas me substituer à lui dans sa peine sa joie ou son existence.

Nous pourrions représenter chaque être humain existant par une flèche qui partirait de l’efficience brute de cette exister (sortir de…un peu comme une explosion). Chacun de ces êtres se témoigne à lui-même par son ressenti qu’il existe. Le trait de la flèche se dédouble et s’atteste continument à lui-même qu’il existe. Mais si ce trajet essaie de faire retour à ce point d’origine qu’est l’existence pour le comprendre se l’approprier, il est alors nécessairement déporté vers l’autre existant. Il n’y a pas de noyau central de l’existence. Il n’y a pas  d’unité.  Tous les êtres humains existent, se font sensibles à cette existence mais aucun.e d’eux ne dispose de la possibilité de totaliser cette existence, d’en faire un tout, tout simplement parce qu’il n’y en a pas.  L’existence est « pas-toute ». Je n’ai rien à saisir de l’unité de l’existence si ce n’est qu’elle se la rend impossible à elle-même en ce moment même en se dispersant, ce qui fait de tout être humain « mon ami ». L’amitié est par Aristote chargée d’une dimension ontologique (ontos: l’être), métaphysique absolument fondamentale et indépassable. 

Je suis nécessairement intéressé à la vie de tout être humain, pas parce que je suis gentil, compatissant, aimable, de « bonne composition », je le suis vraiment nécessairement parce qu’être, c’est être porté.e par le flux dispersant (on pourrait presque dire l’éclatement) de toutes les façons explorées par ce même qu’est l’existence de se faire autre. Il est inhérent à l’identité même de l’existence de se faire autre par tous les flux de vies possibles, mais parmi ces flux il en est qui se font écho par leur capacité à se sentir, ce sont les humains et ce qui relie ces flux d’existence qui se sentent exister c’est l’amitié. 

Un mot est ici fondamental par son étymologie c’est l’intéressement. « Inter esse »: être entre. L’être humain c’est précisément un être qui ne fait pas qu’être, il « inter-est » et c’est probablement le sens le plus juste et le plus approfondi de cette célèbre phrase d’Aristote: « l’homme est un animal naturellement politique », c’est-à-dire voué à s’associer dans une cité. L’homme est un animal naturellement citoyen. Nous inter-sommes et cela s’appelle une cité, une nation, une société. Il n’y a rien de sanguin, de génétique, ni même de natal dans tout cela. Dés que des dirigeants politiques essaient de fonder le lien de la nation sur quelque chose de naturel ou de prétendu tel, il commet une très grave erreur de lecture de la phrase d’Aristote. 


Si nous en restions là, la question serait réglée (et ce serait peut-être mieux en fait) mais nous faisons toutes et tous l’expérience exactement contraire à tout ce que pose et développe Aristote. Nous nous sommes retrouvé.e.s exclu.e.s d’un groupe d’amis.e.s, renommé.e.s à l’impossibilité de sympathiser avec telle ou telle personne, ou pire encore victime d’apartheid, de racisme, de sexisme, de harcèlement, etc. 

Par conséquent, il faut essayer de saisir ce qui peut sembler rendre les thèses d’Aristote, aussi profondes soient-elles (et elles le sont) inapplicables, impraticables, ou, pour le moins peu visibles.

Max Scheller a consacré la quasi totalité de son œuvre à comprendre la sympathie et les différentes formes qu’elle peut revêtir. Mais il évoque aussi ce qu’il appelle la fausse sympathie, à savoir ce processus par le biais duquel un pseudo-ami auquel j’aurai souhaité exprimer un sentiment , un état d’âme ou une situation particulièrement intense, dramatique, « polarisant », prend prétexte de mon récit pour lui substituer le sien. Si Aristote a raison (et…euh…C’est bien le cas) comment une telle attitude peut-elle se produire et qui plus est relativement souvent (que chacun.e passe en revue les différentes occasions où il s’est ainsi confié et il est toujours possible que nous soyons obligé.e.s de reconnaître le bien fondé de tout ce  qu’avance Max Scheller.




Or il est une considération sur laquelle Scheller n’insiste pas vraiment dans ce passage, parce qu’elle va de soi mais qui suffit à nous faire comprendre le décalage entre l’expérience décrite par Aristote et celle de Max Scheller, c’est la langue. Le sociologue ne se demande pas tant si nous pouvons partager une expérience avec autrui que si nous avons la possibilité de la transmettre à une autre personne grâce aux mots. Évidemment quoi d’autre? Avant de développer cette référence au langage, il convient de rappeler qu’Aristote ne parle ni d’empathie, ni de télépathie évidemment mais de "consentir", d’intéressement, d’un « se sentir avec ». Celui-ci est efficient entre les humains fondamentalement , nous pourrions dire « naturellement » si justement il ne résidait pas dans un lien politique (Aristote dit en fait que l’homme est naturellement autre chose que naturel puisque il est politique, et c’est là que se situe ce lien - Il y a bien un rapport avec un usage politique de la parole et c’est cela que nous avons perdu)

Il importe de mesurer à quel point finalement les deux textes (celui d’Aristote et celui de Scheller) ne parlent pas de la même chose. Le philosophe grec développe et pose un sens ontologique de l’amitié, c’est-à-dire qu’il en situe l’existence au niveau de l’existence même, de l’être, du rapport entre l’humanité et l’être. Ce que les êtres humains partagent nécessairement, ontologiquement, c’est le ressenti d’une existence qui les touche absolument tous et qui, en même temps, les met en présence les uns avec les autres comme autant de manifestations diverses d’un fait qu’il est impossible de définir comme totalité. Le même de ce que c’est qu’exister, c’est la dispersion de tous les êtres existants, et même de tous les êtres vivants, mais selon Aristote quelque chose relie entre eux les êtres vivants qui se sentent exister et c’est la philia. C’est de la métaphysique.

Le texte de Max Scheller est sociologique (le contraire de la métaphysique) de telle sorte que la confrontation des deux est peut-être de nature à nous faire comprendre pourquoi et comment la situation première et fondatrice de l’être humain par rapport à l’être aboutit à des sociétés au sein desquelles se déploient des comportements et se développent des discours de rejet, de discrimination, de stigmatisation de certaines populations. Évidemment il est absolument impossible de se contenter ici d’évoquer une sorte de nature humaine malveillante ou méchante, comme on l’entend parfois dans la bouche  de celles et ceux qui n’ont pas trop envie de se poser de questions. 

Ce qui se passe dans la situation décrite par Max Scheller c’est le glissement vers une sympathie fausse à tous points de vue et il ne fait aucun doute que cette falsification est rendue possible par un certain usage de la langue.

Avant d’approfondir ce rôle joué par la langue dans le glissement d’une sympathie vraie (Aristote) à une sympathie fausse, il faut décrire l’une des thèses essentielles de Max Scheller selon laquelle il existe globalement quatre formes de sympathie (plus ou moins authentiques selon les cas):

  1. Le partage immédiat, direct de la souffrance de quelqu’un
  2. Prendre part à l’état d’âme d’une autre personne
  3. La contagion affective
  4. La fusion affective


Max Scheller évoque la perte d’un être cher, d’un enfant par des parents. Le père et la mère sont confrontés à la même situation et ils la vivent ensemble. Une même réaction émotionnelle est appréhendée par deux personnes que leur situation unit. Il n’y a pas d’effort d’une personne « autre » à se mêler au sentiment éprouvé parce que de fait, la vie frappe communément l’un et l’autre. La situation les relie de telle sorte que même si l’on ne peut pas parler d’empathie, c’est un sentiment même qui relie entre elles deux personnes. C’est la sympathie de type 1.

La Sympathie de type 2 est beaucoup plus volontaire et connue, claire. On prend part au deuil d’une personne par exemple, ce qui ne signifie pas du tout qu’on le comprend ou qu’on l’éprouve aussi. On n’est pas touché par le même malheur que l’autre, on est malheureux qu’il ou elle soit malheureux.se. On dit à quelqu’un qu’on est là, c’est tout et qu’on est affecté qu’il ou elle soit affecté.e.

La sympathie de type trois revêt quelque chose de plus physique, de plus entrainant. On est pris dans un mouvement déclenché par une autre personne. Consciemment ou pas (et finalement plutôt « pas ») des attitudes physiques, des expressions, des paroles créent une certaine disposition de corps et d’âme que l’on suit, que l’on subit, par laquelle on se laisse contaminer, un peu comme un mouvement de foule

La sympathie 4 est l’aboutissement du processus de la 3 jusqu’à la fusion complète et on perçoit bien à quel point ici cette sympathie peut avoir des conséquences toxiques. Aucune de ces sympathies n’est comparable au processus décrit par Max Scheller dans ce texte, tout simplement parce que chacune d’elle est bien une forme de sympathie alors que la substitution de ses états d’âme à ceux exprimés par une autre personne décrit de la sympathie fausse, dans laquelle il n’y a ni partage ni participation, ni fusion.

Ce qui est absolument désastreux dans cette falsification,  ce n’est pas tant que le ou la confident.e pense aider quand en réalité elle aggrave la solitude de la personne qui se confie, c’est surtout qu’elle nous laisse à peu prés exactement dans cette position terrible décrite ici par Samuel Beckett dans son livre « l’innommable »


“moi qui parle, inutile de se raconter des histoires, dans la soif, dans la faim, dans la glace, dans la fournaise, on ne sent rien, que c’est curieux, on ne se sent pas une bouche, on ne sent plus la bouche, pas besoin d’une bouche, les mots sont partout, dans moi, hors moi, ça alors, tout à l’heure je n’avais pas d’épaisseur, je les entends, pas besoin de les entendre, pas besoin d’une tête, impossible de les arrêter, impossible de s’arrêter, je suis en mots, je suis fait de mots, des mots des autres, quels autres, l’endroit aussi, l’air aussi, les murs, le sol, le plafond, des mots, tout l’univers est ici, avec moi, je suis l’air, les murs, l’emmuré, tout cède, s’ouvre, dérive, reflue, des flocons, je suis tous ces flocons, se croisant, s’unissant, se séparant, où que j’aille je me retrouve, m’abandonne, vais vers moi, viens de moi, jamais que moi, qu’une parcelle de moi, reprise, perdue, manquée, des mots, je suis tous ces mots, tous ces étrangers, cette poussière de verbe, sans fond où se poser, sans ciel où se dissiper, se rencontrant pour dire, se fuyant pour dire, que je les suis tous, ceux qui s’unissent, ceux qui se quittent, ceux qui s’ignorent, et pas autre chose, si, tout autre chose, que je suis tout autre chose, une chose muette, dans un endroit dur, vide, clos, sec, net, noir, où rien ne bouge, rien ne parle, et que j’écoute, et que j’entends, et que je cherche, comme une bête née en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées et mortes en cage de bêtes nées et mortes en cage de”
Samuel Beckett, L’Innommable, p. 166




  Dans la soif, dans la faim, dans la fournaise, on ne sent rien parce que le mot nous met à distance de l’expérience qu’il nomme. Les mots circulent entre nous comme dans une immense salle où nous sommes enfermé.e.s dans des cages en nous adressant de vagues signes de tête pour exprimer que « nous aussi on a connu ça », sauf que c’est faux et que ce qui s’effectue ici, c’est exactement ce que décrit Max Scheller au terme de quoi nous nous sentons encore plus solitaires qu’avant dans l’impossibilité radicale à partager une expérience avec autrui. Et nous mourrons comme ça! 

« je suis en mots, je suis faits de mots, les mots des autres. » et Beckett évoque alors cette espèce d’état cotonneux dans lequel on ne vit à proprement parler rien (quelle justesse ici dans ce « proprement parler! »). On croirait voir se développer exactement la situation du Hikikomori.  Mais comment en arrive-t-on là? La description de Samuel Beckett ne fait finalement que pousser un peu plus  à ses conséquences ultimes, un processus qui est exactement celui que Max Scheller développe (beaucoup plus sobrement).



                           Tout mot est un substitut de l’expérience qu’il nomme, qu’il désigne, pour laquelle il vaut. J’éprouve un sentiment et  je dis que c’est de « l’amour »: à partir de là deux opérations s’effectuent:

  1. Je peux en parler, je peux échanger, exprimer, et peut-être me retrouver moi-même « mieux » parce que ce sentiment qui dans sa manifestation purement affective était confus, pris dans une trame d’autres affects à tel point que je ne savais pas vraiment ce qui le séparait de l’amitié, de l’admiration, de l’intérêt, de la renommée acquise par la personne aimée aux yeux des autres, etc. Maintenant je sais, et le terme se distingue clairement de tous ces autres affects avec lequel sans mots je l’aurais mêlé. Avant je ne le savais même pas, maintenant je le sais parce que je dispose de la bonne étiquette et que je peux classer. Je me sens plus en règle, plus en maîtrise, éventuellement je vais faire ma déclaration et la personne aimée me dira qu’elle aussi elle éprouve de l’amour pour moi et ce sera super.
  2. Mais voilà qu’une intensité d’attention supérieure m’avertit d’un léger détail. En discutant avec une autre personne qui me dit qu’elle aussi elle est amoureuse, je m’aperçois que ce n’est pas la même chose et que ce qu’elle dit ne correspond pas du tout à mon ressenti. Une discussion complètement stérile s’engage à grands coups de « moi aussi…c’est comme moi…. Ce qui m’est arrivé…."l’amour rend aveugle » et autres débilités du même acabit…Comme on ne veut pas déranger et que l’autre est tout content de parler de lui, on laisse faire mais en fait on a envie de se lancer dans un processus d’affinement, de recherche de l’expression adéquate. Peut-être même que l’on n’a qu’une envie en fait, rentrer chez soi au plus vite (dans sa cage?) ….Et écrire, écrire encore jusqu’à ce que les mots, les images, les métaphores et les comparaisons nous semblent avoir exprimer l’amour ressenti. Sauf que non, ce n’est jamais exactement cela, je viens peut-être de faire une très belle page d’écriture, dans laquelle d’autres personnes se retrouveront et à ce moment là, je serai peut-être romancier, poète. J’aurai bel et bien fait quelque chose d’intéressant mais parce que ce sont des mots que ‘j’aurai utiliser et parce que ces mots sont nécessairement communs ou généraux, je n’aurai pas exprimé l’essence du sentiment tel qu’il est dans mes affects, et cela pour une raison simple c’est qu’en réalité il n’est pas vraiment séparable de tous les autres. Ce que j’éprouve « vraiment » se déploie dans un mouvement, dans un devenir, dans une espèce de flux au sein duquel rien n’est isolable de rien. Cette confusion que je prenais en mauvaise part toute à l’heure, c’est aussi de l’authenticité. Le philosophe Henri Bergson insiste ainsi sur la dénaturation que les mots font subir à nos sentiments:

« Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces; et fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. »

Avant d’aller plus loin il importe vraiment de saisir à quels point la langue est un pharmakon, c’est-à-dire un instrument, un outil dont l’usage est en même temps aliénant et libérateur, extrêmement négatif et très positif. Il n’est l’un que parce qu’il est l’autre. Il est non seulement poison et remède mais surtout seul capable en tant que remède de soigner ce qu’il est en tant que poison (dans la Grèce archaïque, pharmakon voulait dire bouc émissaire, poison et remède). C’est très précisément ce que nous allons voir maintenant. Devant l’influence extrêmement toxique de la langue sur la sympathie telle que nous allons la pointer ici, il faut se se retenir absolument d’aspirer à une humanité aphasique (sans parole). Rien ne serait plus dommageable. Nous sommes des êtres de langage, c’est un fait et probablement ne réalisons nous jamais suffisamment à quel point cette vérité est déterminante.


La première chose à faire est peut-être d’abord de réaliser le lien entre la perception et la langue. Dans la nature, il y a, par exemple, des vallées, des montagnes, des fleuves. Ces éléments du paysage sont liés entre eux chronologiquement si le fleuve n’avait pas tracé son chemin dans la montagne il n’y aurait pas de vallée. Après tout, tout ceci n’est qu’un seul processus et cette montagne elle-même est reliée à la plaine, à l’herbe ou à la pierre, etc. Il n’existe pas de pointillés dans la nature qui nous invite à distinguer ces différents éléments. 




Mais alors une question se pose, qu’est-ce qui nous a rendu capables de dissocier différents éléments et de les appliquer à d’autres configurations de paysages ailleurs? La réponse est simple, ce sont les mots de notre langue, et cela est si évident que nous réalisons aussi que si l’esprit de notre langue n’avait pas dissocié la montagne de la vallée, nous appellerions cela d’un seul nom et le percevrions comme une seule chose. Ce n’est donc pas parce qu’il y a des « choses » qu’il y a des mots, mais parce qu’il y a des mots qu’il y a des choses (par conséquent nous ne percevons pas le même monde selon la langue que nous parlons - Si les animaux découpent leur biotope en fonction de leurs affects, les peuples découpent leur monde selon leur langue)

Nous pouvons appliquer la même logique à nos sentiments. Dans leur réalité « pure » ils sont tous confondus, méconnaissables, continus, indissociables, pris dans un flux qui est celui de la durée, du devenir. Nous découpons grâce à ce principe de classement qu’est une langue des « morceaux », des segments que nous baptisons ensuite « amour, tristesse, joie, amour ». Nous bâtissons ainsi des états d’âme partageables, généraux  mais artificiels qui reposent quand même sur des approximations.




« Tout mot devient immédiatement concept par le fait qu'il ne doit pas servir justement pour l'expérience originale, unique, absolument individualisée, à laquelle il doit sa naissance, c'est-à-dire comme souvenir, mais qu'il doit servir en même temps pour des expériences innombrables, plus ou moins analogues, c'est-à-dire, à strictement parler, jamais identiques, et ne doit donc convenir qu'à des cas différents. Tout concept naît de l'identification du non-identique. Aussi certainement qu'une feuille n'est jamais tout à fait identique à une autre, aussi certainement le concept feuille a été formé grâce à l'abandon délibéré de ces différences individuelles, grâce à un oubli des caractéristiques, et il éveille alors la représentation, comme s'il y avait dans la nature, en dehors des feuilles, quelque chose qui serait "la feuille", une sorte de forme originelle selon laquelle toutes les feuilles seraient plissées, dessinées, cernées, colorées, crêpées, peintes, mais par des mains malhabiles au point qu'aucun exemplaire n'aurait été réussi correctement et sûrement comme la copie fidèle de la forme originelle. »

Vérité et mensonge au sens extra-moral  - Nietzsche

Dans la vie, dans notre âme, il n’y a que des eccéités uniques, indicibles, innommables,, mais tant qu’elles demeurent dans cette position là, il n’y a rien à en dire parce que dire suppose « baptiser », étiqueter, ranger. Aucun amour ressenti,  pas plus que la moindre feuille d’arbre n’est vraiment identique à une autre, mais il faut bine que l’on parle de feuille surtout si l’on veut les distinguer des branches, des arbres, de la terre, etc. Donc nous constituons des troupeaux d’animaux tristes, joyeux, amoureux, etc.  En même temps, nous pouvons peut-être nous détacher un peu du troupeau pour approfondir par les mots ce que les mots ont eux-mêmes continue à dénaturer.

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