lundi 2 septembre 2024

Terminales 1 / 4 / 5: Cours d'introduction

 

Tout enseignant.e de philosophie est obligé.e de faire un certain nombre de remarques préliminaires à la pratique de cette discipline, contrairement à la plupart de celles qui vous sont enseignées. Pourquoi? Premièrement parce que vous ne la connaissez pas, deuxièmement parce qu’il y a une épreuve à la fin (et pas un contrôle continu) troisièmement parce que vous en avez peut-être entendu dire du mal. Avant de revenir plus particulièrement sur ce « troisièmement », on peut insister sur le fait que de toute façon, c’est comme ça: vous et moi sommes devant l’enseignement de la philosophie comme devant une réalité effective et non négociable. « C’est » et c’est ce qu’on appelle une héccéïté (nous reviendrons sur ce terme). Il n’est pas question de faire la promotion de la philosophie. Vous avez une épreuve, vous avez un baccalauréat et il y a une méthodologie, des connaissances, un savoir faire. Point.

En même temps les raisons pour lesquelles la philosophie malgré tout demeure et celles pour lesquelles elle est parfois détestée d’emblée par quelques élèves sont intéressantes. Comme les secrets de famille, il vaut mieux les révéler que de vivre dans la gangrène de tout ce que peut engendrer un silence embarrassé là-dessus. 

Il existe pour le moins deux causes à la crainte suscitée par cette matière, en plus de son strict impact scolaire sur l’obtention de votre bac. 


1) Humanité et étonnement

1) La première cause vient de ce que l’on ne distingue pas aussi clairement l’objectif, l’utilité de cette pratique autant que celle du français, des maths ou de l’économie. Il y a des disciplines que l’on vous enseigne parce qu’elles vous concerneront en tant que travailleur.se, d’autres en tant que citoyen.ne.s, et la philosophie a plutôt rapport à celle ou celui que vous êtes en tant qu’être humain. La philosophie est une discipline mais elle est aussi un positionnement qui n’est pas du tout abstrait, ou fumeux, ou théorique. Simplement l’évolution des sociétés occidentales et la nécessité de se trouver une place en tant que travailleur.s.e fait perdre de vue quelque chose qui en fait est premier, concret, simple, évident mais tellement évident qu’on ne le voit pas. Friedrich Hegel (1770 - 1831) a écrit: « ce qui est bien connu, parce qu’il est bien connu, ne peut être connu. » Ce qui signifie que rien n’est plus difficile que de réfléchir à ce que l’on est directement, nécessairement, de plain pied, à savoir la condition d’humains et plus encore d’existants.  Je ne peux pas me tromper en affirmant que vous existez et je ne peux pas me tromper non plus en affirmant que vous ne savez pas pourquoi. Vous pouvez croire que vous le savez, vous pouvez avoir fait le choix de la croyance en une raison supérieure et cela s’appelle la religion. Mais personne ne dispose d’un « savoir » sur ce point. Vivre,  être là, être né.e, c’est une réalité indiscutable dont vous pouvez me donner la chronologie mais pas la raison. Et cela signifie qu’avant d’être des travailleur.se.s, des citoyen.ne.s, vous êtes caractérisé.e par un état ou une situation dont les raisons nécessairement vous échappent. C’est l’expérience philosophique fondamentale. C’est le début de tout, c’est que qu’Aristote appelle « l’étonnement »: 

« C’est, en effet, l’étonnement qui poussa comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux réflexions philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l’esprit ; puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des étoiles, enfin la genèse de l’Univers. Or apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance (c’est pourquoi même l’amour des mythes est, en quelque manière, amour de la sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c’est qu’évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. »  - Aristote « Métaphysique »

Il y a une chose très importante dans ce passage qu’il faut noter, c’est qu’en fait Aristote identifie complètement les philosophes aux scientifiques et plus particulièrement aux physiciens.  Que le monde soit, qu’il s’y exerce des forces, il y a là de quoi s’étonner, et surtout de quoi motiver une discipline qui s’interroge sur ce déchaînement perpétuel de forces que la nature finalement « est », et dans lequel nous humains devons prendre place. Faire de la philosophie comme faire de la science, c’est d’abord essayer de penser la présence du monde et tenter de penser sa présence à soi dans le monde (attention: penser ne veut pas dire "résoudre"). Aristote (384-322 avant JC) fait remarquer un point vraiment essentiel à la fin: les premiers penseurs et scientifiques poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. En d’autres termes, on ne pratique ni la science ni la philosophie dans un autre but que celui de faire de la science et de la philo. Ce sont des connaissances qui se suffisent à elles-mêmes. Il y quelque chose de notre condition humaine qui s‘accomplit dans ces recherches là, dans cette gratuité là, comme dans l’art et tant que nous demeurons dans l’exercice de cette recherche nous n’avons pas à craindre pour notre humanité. Cet étonnement et cette curiosité sont « natifs » liés à notre condition d’êtres humains. 

Toutes les pratiques humaines se limitent en fait à quatre verbes: Savoir, croire, pouvoir et créer. Le savoir a d’abord donné lieu à la philosophie et à la science, croire à la religion et à la mythologie, pouvoir à la technologie et à la politique, créer à l’art. Si nous comparons ce que dit Aristote à ce qui se passe aujourd’hui, nous constatons qu’en fait la science est passée, sous l’influence de certains courants de pensée et de mentalités (comme le transhumanisme) du savoir de la curiosité à la technologie et à la consommation.  Ce que nous sommes en train de vivre, nous aujourd’hui, c’est justement ce moment d’un possible basculement de notre condition humaine à « autre chose » du fait de ce basculement de la science à une technologie utilitariste et hyper-consumériste (si l’on devait cristalliser cette dernière attitude sur une personne ce serait Ellon Musk)



De toutes les questions qu’il est utile de se poser aujourd’hui, celle ci est peut-être l’une des plus importantes: "jusqu’à quel point le désir d’utiliser, et de consommer nous empêche-t-il de comprendre?"  Jusqu’où peut-on pousser les limites du bien être humain de telle sorte qu’il n’existe plus la moindre curiosité et le moindre étonnement à l’égard du monde, de l’univers, de la nature, de l’existence humaine? » Cela signifie que c’est donc justement quand vous pratiquez une discipline pour elle-même que vous vous situez le plus intensément dans un questionnement et une curiosité humaine. C’est ce qu’Aristote appelle la praxis. La philosophie , comme la science  a partie liée avec l’étonnement et cet étonnement n’a pas à avoir d’autre source et d’autre motivation que soi-même. Par conséquent c’est justement parce qu’elle nous interpelle et nous positionne en tant qu’être humain qu’elle mérite et légitime toute notre attention. 

Cette nécessité de maintenir constamment cette curiosité native et gratuite pour l’existence du monde, la votre, celle de la nature doit et peut se manifester dans votre façon d’aborder votre scolarité et votre vie. Vous n’avez pas à chercher le but d’une pratique ailleurs que dans cette pratique elle-même. Si nous y réfléchissons, nous voyons la plupart de nos contemporains instrumentaliser leur temps, leur activités de telle sorte que tout pour eux est le moyen d’une finalité  qu’ils se condamnent à ne jamais atteindre. C’est ce que l’on pourrait appeler « la logique absurde des moyens. » On passe son temps à gagner les moyens de ce dont finalement on oublie la finalité de telle sorte que l'on reste nécessairement au seuil du bonheur, si par bonheur, on entend l'accomplissement de soi.

Toute activité est le moyen pour une finalité qui est autre, qui est au-delà. J’aime plus que tout la recherche, l’astronomie, l’art, mais on me dit qu’il faut faire telle ou telle filière pour avoir les moyens, donc je fais ce qu’on me dit de faire pour… telle ou telle finalité. Une fois que j’y suis, on me conseille de viser plus « haut » mais ce n’est toujours pas ce que j’aime faire. Je dois manager une équipe, ou faire quelque chose que je déteste mais c’est pour arriver à telle niveau et ainsi de suite. Je remets toujours à plus tard le moment de satisfaire ma curiosité et mon questionnement authentique jusqu’à ce que j’ai 65 ans ou plus et que la retraite pointe comme le moment rêvé d’être enfin celle ou celui que je me suis toujours senti être sauf que je  n’aurai plus la même force à y consacrer et que toute ma vie, j’aurai finalement tout sacrifier à une logique des moyens qui aura finalement fait de moi aussi un moyen pour des finalités qui m’échappent totalement. 

La philosophie, comme la science, comme l’art, comme la sociologie sont des disciplines qui vous mettent en face de la seule vraie question qu’une bonne part de la population élude de peur d’avoir à assumer vraiment quelque chose de leur être de leur personne, de leur désir authentique. Si la philosophie n’a rien à répondre à la question de savoir à quoi elle sert, c’est justement parce qu’elle nous place en face de la seule question qui vaille et qui consiste à se demander quand vous allez vraiment assumer le fait que vous êtes là, existant.e et que vous avez nécessairement une praxis à exercer, une activité à pratiquer pour elle-même. A quoi ça sert la philo? A vous mettre en face de cette évidence pour laquelle vous n’avez pas à soumettre votre existence, votre être à une autre finalité qu’elle-même. Que vous vivez, que vous soyez là, c’est une réalité riche, féconde, porteuse qui se justifie par soi et qui n’attend que cela: que vous vous y mettiez pour se vivre pleinement. Vivez pleinement ce que vous vivez, à l’instant même et pour ce qu’il est. C’est là l’un des conseils les plus profonds et la plus avisés de toute la philosophie antique, de Montaigne, du bouddhisme, etc.





2) Le déni de l’anthropocentrisme

2) En fait cela va nous rapprocher de la seconde raison pour laquelle la philosophie n’est pas forcément appréciée. Le souci de la philosophie est apparue dans l’humanité comme l’attention portée à la vérité plutôt qu’à l’oubli volontaire où à la dénégation.  Jusqu’où peut-on aller dans un processus qui vise à démasquer et à détruire le déni?

Pour bien faire comprendre cet aspect qui est vraiment fondamental et justifie à lui seul la pratique de la philosophie, il faut prendre l’exemple de la famille. Dans toutes les familles, il y a des choses dont on ne parle pas, des choses que tout le monde sait ou vit secrètement mais dont personne ne parle soit parce que ce n’est pas dans les usages de cette famille, dans ses habitudes,  soit parce que cette famille s’est justement structurée autour d’un mensonge, d’un secret, d’un non-dit (nous verrons avec Freud que, selon lui, il y a dans toute famille un secret fondamental).  Nous savons toutes et tous que nous avons été éduqué.e.s dans un milieu dans lequel certaines choses ont été évitées, et nous savons aussi que ces choses sont cruciales précisément à cause de cet évitement. Qu’est ce qu’une famille? C’est un lieu dans lequel des fonctions sont assignées génétiquement ou traditionnellement. A ces fonctions sont attachées des images et rien n’échappe complètement à ces images. Cela signifie qu’au-delà de ce que vivent ensemble les membres de cette famille, il y a aussi les images auxquelles nous voulons ou devons être recouvert.e.s pour vivre en son sein. De toute façon ces images prévalent et souvent se mettent entre les personnes intégrées à cette famille. Quoi que vous dise votre père ou votre mère, vous ne pouvez pas détacher complètement l’énoncé de leur propos du fait que c’est votre père ou votre mère qui parle et il faut très longtemps à un fils ou une fille pour se dire: « mais en fait mes parents sont des êtres humains » Ils ont forcément été d’abord des modèles, des normes de comportement, puis éventuellement des repoussoirs ou des obstacles, etc. Rien peut-être ne serait plus souhaitable qu’une famille qui parvienne à dépasser ce jeu d’images mais c’est quasiment impossible. Cela signifie que toute famille est quand même une machine à créer du déni, de l’évitement, du silence, de l’étouffement de vérités au profit de mensonges ou d’apparences plus commodes à gérer. 

Or il en va de même pour toute société humaine. Il y a dans l’institution de lois au sein du vivre ensemble de la société une sorte d’évitement, d’édulcoration d’une réalité première incontournable que pourtant nous nous efforçons d’éviter, c’est que nous n’avons aucune idée de ce que nous faisons là et que nous devons exister dans cette non-connaissance et dans la curiosité suscitée par cette ignorance incontournable. Ce que Aristote définit comme étonnement, Heidegger le qualifie d’angoisse, Pascal le spécifie comme une sorte de misère de l'homme sans Dieu, Albert Camus le considère comme une absurdité fondamentale mais en fait il s’agit d’une seule et même chose: nous "existons" sans savoir pourquoi. Exister c'est être jeté.e dans l'inconnu d'une situation donnée et incompréhensible. 

Tout ceci peut s’expliquer de la façon suivante: c’est la différence entre SA vie et LA vie. Nous libérons un maximum d’énergie pour nous faire une place dans la société, pour être reconnu.e.s en son sein, pour avoir des amis, de l’argent, des charges et des honneurs. En d’autres termes, nous essayons de nous construire une vie: la notre. Mais, en même temps, nous savons bien que nous sommes vivants, que nous existons, que nous sommes venus au monde et cela, ce n’est pas NOTRE vie, c’est LA vie. Ce n’est pas abstrait, compliqué, intellectuel. C’est un fait mais c’est un fait inexplicable. Chacune et chacun de nous est de fait jeté.e dans un état, une situation, une condition qu’on appelle l’existence, et nous savons bien qu’au-delà ou en-deçà de ce que nous allons en faire, de notre réussite et de nos échecs dans la société, cette situation nous affecte et nous ne savons pas pourquoi ni en vue de quoi cette existence nous est donnée.

Evidemment, on peut m’objecter qu’il est possible d’ignorer cette condition, de ne s’occuper que de sa vie, de ne vouloir en aucun cas s’intéresser à LA vie, mais c’est exactement cela le déni. Il se trouve, en plus, que l’époque à laquelle nous vivons nous est précisément celle où cette conduite qui consiste à ignorer cette condition commune à tous les existants humains montre clairement sa faillite, sa faiblesse, l’impasse dans laquelle elle amène l’humanité. Il n’est pas possible qu’un existant humain ignore cette expérience première de l’étonnement et de l’angoisse devant La vie parce que s’il ne s’intéresse qu’à SA vie, il multipliera nécessairement des attitudes que l’on pourrait qualifier de « bio-incompatibles ». Il est un fait sur lequel personne ne peut discuter, et dont personne ne peut relativiser l’impact, c’est que de tous les animaux présents sur la planète, l’être humain est celui dont le développement crée le plus de dysfonctionnements dans la faune, la flore et tous les écosystèmes existants.  Aucun être humain ne peut seulement s’intéresser à faire sa vie dans une société humaine individualiste (c'est bel et bien pourtant ce qui semble se passer)




Pour bien faire comprendre cette donnée philosophique première, le philosophe allemand Friedrich Nietzsche (1844 - 1900) invente la fable des puces sur le dos d’un tigre. Nous sommes des puces qui à force de concevoir une sorte de société de puces en circuit fermé ne réalisent pas qu’elles sont toujours sur le dos d’un tigre et celles qui rappellent qu’elles sont d’abord sur le dos de cet animal dangereux se voit finalement rabroué.e.s, stigmatisées, comme le sont aujourd’hui certains scientifiques et philosophes par une bonne part de la population. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est que les démangeaisons que nous infligeons au tigre commence vraiment à lui entamer la peau et qu’il le montre. L’humanité est aujourd’hui mise en demeure de quitter toute attitude individualiste exclusivement fondée sur le bien être consumériste de soi ou de sa famille pour faire advenir une société de puces conscientes du dos du tigre. Même si la prise de conscience de la gravité de la situation progresse, les humains se comportent globalement de façon anthropocentrée, "nationalo-centrée", voire tout simplement égocentrée. C'est comme si à mesure que progressait la nécessité d'une conscience terrienne en chaque être humain, croissait précisément le contraire exact de cette attitude, comme si la peur dépassait la raison et les affects prenaient le pas sur la réflexion. Ce n'est pas seulement que ce comportement soit ruineux, c'est aussi qu'il déporte l'humanité de sa condition authentique, laquelle consiste précisément dans ce que décrit Aristote soit l'étonnement devant le fait d'exister.


3) Le « chez soi » de l’oïkos et le Nous de la « Polis"

Nous nous rapprochons ici très prés de la raison essentielle pour laquelle la philosophie est « mal vue » et c’est extrêmement lié à notre époque, au contexte politique et social dans lequel nous vivons, c’est que la philosophie est une discipline finalement et fondamentalement « publique » c’est-à-dire qui a à voir avec l’autre, qui requiert que l’on se mette à la place de l’autre et surtout que l’on réalise qu’il n’est rien de notre petite vie personnelle, privée qui puisse valoir à quelque titre que ce soit. En d’autres termes, en philosophie, il est question du JE, du sujet, et pas du tout du MOI, encore moins du "moi, je", à une époque où chacune et chacun limite la portée de ses actes à celle du cercle de ses amis Facebook, évidemment cela pose problème. Nous vivons une époque dans laquelle les intérêts privés écrasent et discréditent l’idée même d’un intérêt public. Or l’expérience même de la philosophie et finalement de  la politique sont précisément nées de l’exact contraire, à savoir de la conscience des citoyens grecs qu’il existait un intérêt de la cité qui devait primer sur l’intérêt privé de chacun d’entre eux (c'est ainsi que sont nées probablement dans l'actuelle Asie Mineure, les premières cités, vers le 12e siècle avant JC)

Plutôt que de parler d’une époque actuelle individualiste, ce qui est un peu un lieu commun, nous pouvons réfléchir à partir des trois thèmes sur lesquels ont été finalement fondées les élections récentes européennes et législatives. Or ces thèmes sont le pouvoir d’achat, la sécurité et l’immigration. Quel est le point commun de ces trois thèmes? La sauvegarde d’un chez soi et les scrutins de la plupart des élections récentes confirment ce diagnostic à la lumière duquel l’occident ne semble penser qu’à la défense de ses intérêts privés. La défense du « chez soi »: telle semble être le leitmotiv de beaucoup d’électrices et d’électeurs. Or la philosophie se conçoit dans une dimension universelle au sein de laquelle toute notion de « chez soi » est à relativiser voire à éradiquer ou en tout cas à remettre en cause. Pourquoi? Tout simplement parce que cette expérience d’être jeté.e dans une existence factuelle, brute, donnée, inexplicable et incompréhensible est indiscutablement identique pour tous les humains, mâles et femelles, orientaux et occidentaux, musulmans, chrétiens, bouddhistes. Le propre de la philosophie c'est qu'il n'est rien de l'humain qui soit étranger à un être humain.

La philosophie ne se conçoit que dans l’espace du dialogue alors que l’époque ne voit se déployer que des monologues superposés qui finalement ne font fonctionner que des ressorts narcissiques et égotistes. Qu’est-ce qu’un dialogue ? C’est une pensée sans auteurs au sein de laquelle chaque participant dit ce que l’autre peut comprendre parce que le je qui est utilisé est bien celui de tel ou tel mais qu’en même temps l’expérience décrite est partageable. L’angoisse de l’existant est partageable comme le sont l’expérience de la mort, de l’amour, de la vie mais à condition que je ne sombre jamais dans la mythologie du « moi-je », du « chez moi ».  Il n’est jamais question en philosophie de raconter SA vie, mais de se situer à une dimension commune qui est celle de LA vie

La pratique de la philosophie n’est pas appréciée parce qu’elle rompt avec une habitude qui revient à faire constamment primer ses intérêts propres sur ceux d’un universel humain, voire d’un universel terrien ou vivant. Aristote insiste sur la distinction entre l’Oïkos, c’est-à-dire le foyer, la maison, la dimension privée de chaque personne et la Polis, l’espace public, la cité. Ce qui fait advenir la politique, c’est que justement le citoyen sorte de son oïkos, que brutalement apparaisse aux humains la nécessité d’un collectif, d’une échelle publique à laquelle les décisions et les actions doivent s’effectuer. Les individus doivent réaliser qu’ils sont citoyens avant d’être eux-mêmes, et même qu’ils sont humains avant d’être citoyens. Il y a des actions et des évènements qui nous imposent un agir commun, voire un agir de plus en plus commun. La politique désigne cette sortie du citoyen grec hors de l’oïkos pour rentrer dans la polis par la délibération, par la concertation et par l’action.  Dans un monde où les forces physiques se libèrent, où les catastrophes naturelles se produisent,  il faut que des actions humaines prennent place dans le monde et la politique c’est l’instance dans laquelle ces décisions se prennent. Plus on pense au niveau de son oïkos et moins on est dans la politique. Ce que cela nous fait comprendre, c’est que toute idéologie du « chez soi », n’est pas politique. Partout où des intérêts privés triomphent, la politique disparaît. 


"Je suis "chez moi". Je fais ce que je veux"

Ce que nous appelons à tort politique aujourd’hui, c’est de l’économie (éco vient de oïkos) et de l'idéologie. Nous pouvons ici prendre acte de la désaffection commune du politique et de la philosophie, laquelle va de pair avec la désagrégation de l’idée même de collectif humain, de condition partagée, avec le primat désastreux de SA vie sur LA vie. Tout analyste des divers courants politiques qui parcourt le monde aujourd’hui ne peut que remarquer ces deux mouvements:

  1. La disparition du politique au profit de l’économique
  2. Le triomphe des idéologies porteuses de l’idée selon laquelle il faut sécuriser un « chez soi »

Or ces deux tendances vont de pair avec l’absolue nécessité écologique pour l’humanité de promouvoir une politique concertée à l’échelle mondiale, au-delà des intérêts privés de chaque état. A l’heure où le sort de l’humanité se joue, jamais l’idéologie la plus contraire à cette préoccupation universelle n’a été aussi puissante.  Il faut saisir la philosophie dans cette perspective là, à savoir que ce qui compte est moins son objet, ce dont elle s’occupe que son positionnement, lequel est toujours celui du je et du nous mais jamais celui du moi. Encore faut il bien saisir cette différence.


4) La distinction entre le « moi » et le « je »

Tout ce qui concerne le moi manifeste le désir de s’auto-portraiturer, c’est-à-dire de se concevoir comme un profil, un être ayant des caractéristiques posées, immuables et évidemment si possible gratifiantes. Le moi est absolument indissociable de l’image du moi, c’est-à-dire que dés qu’une personne se pose la question de son moi, elle fait deux choses sans s’en rendre compte 1) elle se trompe parce que l’objectivité est absolument impossible et surtout 2) elle se fige dans une considération posée, fixe, celle d’une posture, d’une image d’un selfie ou d’un jugement si possible favorable de telle ou telle personne de son entourage. Le moi, c’est l’illusion qu’il y a une personne définie à connaître. C’est un fantasme. Le je c’est la réalisation qu’il n’y a rien en  moi qui puisse faire autre chose que devenir. C’est une réalité et précisément ce n’est pas une chose, ni un être mais un mouvement. Les selfies, une certaine utilisation des réseaux sociaux qui ne vise qu’à promouvoir l’image de son moi auprès d’un cercle de relations dont on ne sort jamais vraiment, le désir incessant de commenter ce qu’on fait, d’envoyer l’image de ce que l’on fait aux autres, etc. Toutes ces attitudes qui sont aujourd’hui celles de la majorité de la population sont donc marquées par le fantasme du moi. Il convient de renoncer au fantasme d’avoir un moi pour s’orienter sur l’efficacité d’avoir constamment à devenir un je, et plus encore un je en inter-relation avec un « Nous ». La philosophie est précisément ce mode de pensée qui nous met en situation de ne jamais faire de quoi que ce soit sa petite affaire privée. Aucun philosophe ne raconte Sa vie mais tous nous invitent à réfléchir sur ce qui de LA vie nous engage NOUS, dessine une attitude que l’on pourrait qualifier d’humaine, ou plus encore de « devenir humain ».

C’est l’une des raisons pour lesquelles dans tout travail écrit de philosophie, il n’est pas conseillé de dire « moi » ou « je » (parce qu’il y a des chances que ce je soit en fait un « moi, je »). Cette opposition entre le moi et le je et le primat qu’il nous faut accorder au je, nous la retrouvons parfaitement dans l’histoire comparée de deux héros de la mythologie grecque: Narcisse et Oedipe. Narcisse tombe amoureux de son moi et reste figé sur la contemplation de sa propre image. Refusant toute aventure et toute liaison, il finit par se laisser mourir de langueur en se regardant dans le reflet de la surface de l’eau. Une fleur naitra d’ailleurs sur l’eau à cet endroit tandis que la nymphe Echo, amoureuse de lui répétera sans fin son dernier mot: Hélas! Hélas!



Oedipe lui tombe d’abord dans le piège de l’identité du moi, piège d’autant plus menaçant que son moi est presque d’emblée marqué par deux actions: une relation amoureuse avec sa mère et la mort de son père. C’est à cette malédiction qu’il est voué dès le départ. Son père fait tout pour le tuer puisque il est son meurtrier présumé mais il échappe à la mort et part en quête de son vrai moi. Or c’est justement en faisant cela qu’il le retrouve, qu’il l’accomplit la malédiction. Le je, c’est tout ce qui e passe après la révélation de la vérité, révélation qui lui fera se crever les yeux. Il erre alors avec sa fille Antigone comme un mendiant mais toute cette partie de sa vie échappe à la fatalité. Il effectue quelque chose comme un trajet nouveau et c’est justement cette réalisation du je qui éduquera Antigone et la mènera au troisième moment de la trilogie de Sophocle. Antigone est certes un personnage de la mythologie et du Théâtre mais, plus que Socrate, plus que Platon, elle est la première héroïne porteuse de la vérité philosophique qui est celle d’un je répudiant tout moi, tout ancrage dans une détermination identitaire figée. Elle est porteuse d’une parole universelle. Comme le dit la philosophe Judith Butler, "elle est la soeur du genre humain".

Une fois que l’on comprend parfaitement cela, on saisit pourquoi l’opinion et ce que l'on pourrait appeler la pensée majoritaire rejette le discours philosophique, c’est qu’il ne vise pas à  imposer l’image de son moi aux autres mais à explorer, comme la science, la possibilité d’une pensée universelle, d’un dépassement perpétuel de la petite vie privée, de l’oïkos au profit de vérités valant pour tout humain en tout lieu et en tout temps. Le paradoxe, c’est que c’est justement en explorant cette réflexion là que l’on parvient à se rapprocher d’une authenticité sur ce que l’on est, ou sur ce que l’on est en train d’être. Quiconque réfléchit un peu réalise la nature fantasmatique du moi parce que l’identité en tant que recherche avéré d’un moi suppose le bouclage de cette quête. On pourrait traduire ce mouvement de fermeture par la formule: « je suis moi ». Mais justement, il est absolument impossible que nous le soyons. Pourquoi? Parce que cette microseconde pendant laquelle je dis que je suis moi est déjà un échappement, une ouverture, une brèche dans l’acte de forclusion identitaire. Ce temps qui passe et dans lequel je suis pris est déjà en train de me faire devenir quelqu’un d’autre, un « je » qui suit son cours. Aucun de nous jamais ne sera un moi. Il faut se faire une raison et cette raison en l’occurrence s’appelle l’aventure de devenir un autre.




5) Individualisme et individuation

Pour vraiment comprendre l’importance de cette implication, le fait que la philosophie est une pratique visant à déjouer le fantasme du moi et du narcissisme, chose qu’il est vraiment difficile d’accomplir aujourd’hui, il faut évoquer la distinction que fait le philosophe français Bernard Stiegler entre l’individualisme et l’individuation.  Mais avant de le faire, on peut vous inviter à reconsidérer toutes les démarches visant à vous définir comme un « profil » et chacun.e devrait se rendre compte que ce sont des protocoles d’utilisation de sites à visée commerciale. Il s’agit de vous mettre en posture d’usager, de consommateur pour accéder à votre carte bleue. Ce n’est certes pas en croyant à votre moi que vous allez en apprendre sur vous, vous allez plutôt en apprendre sur vos penchants de consommateurs, lesquels finalement sont communs, normés, et aucunement singuliers.




L’individualisme, c’est tout ce qui relèvent de nos intérêts privés, tout ce qui tend en nous à faire primer nos appétits et nos avantages personnels sur la collectivité. L’individuation, au contraire, c’est tout ce qui, de nous, tend à devenir un style propre, un trajet singulier au sein d’un collectif. Il ne peut exister de Je que dans le rapport à un Nous: c’est ça l’individuation, et c’est un processus qui n’est JAMAIS achevé, à cause du temps. Accepter qu’il y ait du temps (et nous n’avons pas d’autre choix) c’est consentir et jouir d’avoir sans cesse à devenir quelqu’un d’autre. L’individualisme est un enfermement, l’individuation est une aventure. Le piège dans lequel nous tombons, c’est quand nous croyons que l’individualisme nous permet d’avoir une personnalité, alors que c’est exactement le contraire qui se passe. L’individualisme c’est l’enfermement du chez soi, l’individuation c’est l’aventure de l’autre, une aventure sans équivalent grâce à laquelle le trajet de notre individuation est exclusivement singulier. Avoir du style, c’est exactement le contraire de l’enfermement dans sa vie privée. C’est exactement ce que veut dire le philosophe Alain quand il écrit: « Pour devenir soi-même, il faut sortir de soi-même. »  La philosophie, comme la politique commence par la sortie du « chez soi », la sortie de l’oïkos des grecs, l’aventure que l’on tente de la vie collective, du je qui se construit sans cesse dans son rapport au Nous. Or la famille n’est pas un Nous parce qu’elle est une cellule, une unité génétique ratifiée par le nom de famille, un ensemble auquel on est assimilé.e d’emblée sans accord, ni liberté, ni forcément reconnaissance. Nous savons ce que cela veut dire que de nous soumettre à un nom quand nous entendons dans la bouche de nos parents des formules comme: « pas de ça chez nous! » Ou encore. Tu ne feras pas ça tant que tu seras sous ma responsabilité. » La famille n’est pas un Nous, c’est un Tout

Le lycée n’a en fait aucun autre rôle que celui-là: vous mettre en relation avec un collectif, qui n’ait plus aucun rapport avec l’assimilation à un Tout,  avec un nous qui n’est plus celui de la fratrie, de la patrie familiale, de l’autorité patriarcale. C’est un peu le paradoxe du lycée, ou du collège ou de l’école que d’avoir la réputation d’être des organes de répression ou d’autoritarisme alors qu’ils aspirent justement à rendre effectif la libération politique du citoyen qui se détache d’une structure totalitaire, aussi bienveillante que puisse être cette structure. Il faut sortir de la famille pour devenir un je, mais si l’on reste dans le foyer de l’oïkos, on demeurera le moi idéalisé ou fantasmé par la totalité patriarcale. 

« Vivre une vie entièrement privée et exclusivement familiale, c’est avant tout être privé de choses essentielles à une vie véritablement humaine : être privé de la réalité qui provient de ce que l’on est vu et entendu par autrui, être privé d’une relation “objective” avec les autres, qui provient de ce que l’on est relié aux autres. »  - Hannah Arendt




Ce qui se produit aujourd’hui c’est un affaiblissement du Nous au sein même de la cité au profit d’un mode d’assimilation qui est davantage celui de la globalisation, de l’assimilation à un tout plutôt que celui de l’individuation et de l’aventure de l’altérité. Plus on travaille l’acceptation d’être autre à soi, plus on progresse dans l’aventure de devenir vraiment « je ».

C’est exactement ici que trouvent leur origine trois notions grecques fondamentales et menacées, trois notions qui sont corrélatives de l’exercice de la philosophie parce qu’elles sont nées en même temps qu’elle: dans la Grèce archaïque et antique, trois notions dont le rappel est non seulement nécessaire pour nous qui allons pratiquer cette matière pendant une année scolaire mais aussi parce que leur fragilisation a à voir avec la situation compliquée dans laquelle se trouve l’humanité. Pour le dire autrement il n’est pas totalement absurde de mettre en rapport la désaffection de ces notions par notre modernité et la menace que le changement climatique mais aussi les égarements du politique font peser sur l’humanité aujourd’hui.


6)  La Skholé, la Polis et la Philia

Ces trois notions sont la skholé, la Polis et la philia. Evidemment ces notions ne sont peut-être pas actualisables telles qu’elles étaient à l’époque mais en même temps, c’est sur cette base là que c’est constituée notre civilisation et le fait que nous soyons en train de les perdre de vue éclaire vraiment d’un jour nouveau les problèmes que nous traversons.

a) La skholé, c’est ce qui a donné le terme d’école, à savoir l’éducation telle qu’elle était pratiquée par les jeunes grecs. Or il faut avoir que ce terme signifie en grec « loisir studieux ». L’école: cela fut d’abord présenté et vécu comme un loisir. Pour le dire autrement, les athéniens n’allaient au lycée que pour y apprendre quelque chose. Il nous faut envisager la possibilité que vous puissiez vous dire à vous même que vous venez au lycée pour satisfaire votre curiosité, et c’est tout. Est-il impossible de faire revivre dans le lycée d’aujourd’hui la skholé d’hier? Nous allons partir du principe que « non », et tout faire pour que cette origine revienne à la surface de notre présent. C’est l’un des enjeux primordiaux de notre rencontre, de notre pratique de la philosophie.

b) Le second terme est celui de « polis » qui a donné la politique. Il en a déjà été question mais nous pouvons la relier à cette citation très célèbre d’Aristote: « l’homme est un animal naturellement politique. » C’est une citation dont le sens n’est pas du tout facile ou évident. Aristote veut ici pour le moins signifier deux choses: 1) la cité c’est la matrice par laquelle s’acquiert l’humanité des citoyens. L’homme n’est pas « naturellement naturel », il est naturellement « pas naturel », c’est-à-dire politique. 2) La cité n’est pas la famille, pour être humain, il faut qu'un rapport  s’instaure entre les citoyens, c’est cela qui nous rend humains, et pas le lien de filiation, de paternité ou de fraternité.  Si le politique disparaît, l’humanité aussi disparaît. Or le rapport public que crée la cité est en train de disparaître sous la pression des affaires privées, par conséquent l’humanité est en train de disparaître, parce que l'esprit public de la cité disparaît.



c) Le troisième terme est celui de philia qui veut dire amitié, et qui est précisément très lié aussi bien à la polis qu’à la philosophie. La philia c’est le type de rapport par lequel les citoyens créent un collectif, un nous qui est celui de la cité. Et c’est aussi ce qui est présent dans le terme Philo Sophia: Philein Sophia. Or il y a un malentendu sur ce point: la philosophie ne désigne pas l’amour de la sagesse mais l’affection qui relie celle et ceux qui cultivent ensemble la sagesse, c’est-à-dire le souci de l’existence. Voilà ce que dit Aristote de la philia: « celui qui voit sent qu’il voit, celui qui écoute sent qu’il écoute, celui qui marche sent qu’il marche et pour toutes les autres activités, il y a quelque chose qui sent que nous sommes en train de les exercer, de sorte que si nous sentons, nous nous sentons exister. Le sentiment d’exister est désirable aussi bien pour soi que pour l’autre être humain. Nous éprouvons de la philia quand la douceur de ce sentiment d’exister que nous éprouvons pour soi, nous le ressentons aussi pour l’ami. Nous sentons qu’il est bon d’exister aussi bien pour soi que pour l’ami. L’amitié est donc le ressenti de cette évidence qu’est la nature partageable du souci d’exister.  Les hommes ne vivent pas ensemble parce qu’ils partagent le même pâturage comme le bétail, mais parce qu’ils cultivent ensemble le souci ressenti de l’existence. » 

Peut-être que telle ou telle de mes connaissances traverse un moment difficile, mais en tant qu’ami, je partage avec cet ami non pas son problème dont je ne connais pas les tenants et les aboutissants, et de toute façon c’est son affaire privée, mais une sorte de ressenti public de ce que c’est qu’éprouver humainement le fait d’exister. C’est ça l’amitié, c’est la jouissance d’un sentiment d’exister qui ne peut pas ne pas nous rassembler nous les humains

D’une certaine façon, nous retrouvons ici l’étonnement. Que nous existions, cela suscite en nous une agréable surprise. Pour Heidegger, Pascal, Schopenhauer, ce ressenti est plutôt angoissant mais Aristote s’intéresse à ce qui se joue de partageable dans cet affect là. L’amitié c’est quand je me rends compte que ce sentiment d’exister que j’ai, l’autre ne peut pas ne pas le ressentir aussi.  Nous sommes quasiment un Nous avant d’être un « Je » et l’aventure humaine est finalement l’aventure de ce passage du Nous créé par ce ressenti au Nous crée par la polis, par la cité, par la vie sociale et politique. Cela ne signifie pas du tout que nous avons à nous agglomérer à une totalité "Même", c’est même exactement le contraire. Dans ce passage du nous ressenti au nous politique, nous avons à nous construire différemment les un.e.s des autres. Un ami, ce n’est pas quelqu’un à qui vous raconter vos petites histories privées, c’est quelqu’un avec qui, vous cultivez un ressenti proprement humain, ce souci de l’existence. 




On comprend bien dés lors d’où vient la réputation d’abstraction de la philosophie. Un ami, en ce sens là, c’est tout simplement quelqu’un qui au lieu de m’encourager dans mon inclination à parler de ma vie privée me ramènerait constamment à ce souci commun que nous ne pouvons pas partager lui et moi de l’existence. En fait, ce n’est pas du tout abstrait, c’est au contraire très, très concret. Un philosophe, de la même façon c’est une personne qui voit la plupart des humains s’exciter, s’énerver dans tous les sens pour acquérir de la reconnaissance, du pouvoir, des honneurs, des charges, et qui a envie de les ramener un peu au « début », c’est-à-dire à cette énigme de l’origine, de cette existence qui ne s’explique pas et qui pourtant nous touche nous toutes et tous qui existons, à ce Nous là. C’est ça un philosophe et ça suppose un type de rapport. Dans la cadre scolaire (au sens de skholé) qui nous est donné, nous allons tout faire pour le ressusciter, précisément parce qu’il n’a rien à voir avec l’amitié un peu narcissique des toutes nos affaires privées. Il importe de créer un nous et pas du tout un conglomérat de « moi, je », une masse indistincte.


Ce qui se dessine au fil de ces trois notions, c’est finalement une sorte d’atmosphère que nous allons installer et dans laquelle nous allons travailler, quelque chose qui sera propre à nos heures de cours et à tous les moments où vous travaillerez la philosophie avec moi, parce qu’il se trouve que ces notions de la Grèce antique et archaïque, un peu comme Hannah Arendt, je suis convaincu qu’elle participe de cette nécessité pour l’humain d’être humain et de faire de la philosophie pour le demeurer, le cultiver.

Je vous demande donc d’avoir la curiosité, l’intensité d’engagement et la décence de chercher ici ce que vous ne trouverez pas dans vos familles ni avec la plupart de vos copains ou copines, à savoir tout ce qui de votre je se sépare de votre moi. Osez l’aventure de confronter votre je à un « Nous », celui d’une trentaine d’individus qui cherchent davantage l’individuation qu’ils n’aspirent à satisfaire leur individualisme. Ce que signifie le oui que vous répondrez à l’appel de votre nom, ce n’est pas seulement un oui qui dit: « ne me marquez pas absent » c’est un « oui qui dit que vous êtes VRAIMENT là et pas ailleurs. Cela suppose une exigence constante de clarté à l’égard de la personne qui parle. Ce point est fondamental et fera l’objet d’une évaluation constante par des interrogations orales permanentes au début de chaque cours. Vous vous manifestez quand la formulation d’une idée vous échappe. Appliquez vous à être là, non pas à faire acte de présence mais à faire de votre présence un véritable ACTE.




Deuxièmement le cours se nourrit aussi des interventions des élèves. Une fois que l’on a bien compris toute la différence entre le je et le moi, on a saisi d’où peut partir une question, une objection, une remarque qui prolonge une référence évoquée en cours. La prise de parole en cours est donc attendue, incitée, plébiscitée. Le recours au blog facilite cette participation. 

Troisième et dernier point par lequel se définit une attitude, la philosophie a un statut un peu  à part, non seulement parce qu’elle apparaît sur le tard dans votre scolarité, mais aussi parce qu’elle échappe par son contenu à toute scolarité en ceci qu’elle se caractérise par un souci de soi, par un souci de se positionner par rapport à sa situation d’existant qui évidemment dépasse toute évaluation, toute note, tout examen. Mais en même temps elle fait l’objet d’un examen. Il y a une part émergée, visible qui sera les travaux, les dissertations, les exercices d’entrainement et la préparation à l’épreuve et il y aura une face immergée , cachée qui sera l’impact que la discipline aura dans votre existence si vous avez la présence d’esprit de vous dire que telle question ou tel auteur ne s’adresse jamais à qui que ce soit d’autre que vous en tant que « je ». Cet impact, il peut ne pas vous apparaître tout de suite, il peut aussi ne pas vous affecter du tout si vous faites d’emblée le choix de ne pas accorder à cette discipline la plus infime participation. Mais je me permets de vous conseiller d’y réfléchir, non seulement, la part immergée est évidement la plus importante, non seulement elle est la garantie d’une réussite effective, d’une facilité, d’un engagement, mais plus précisément, il se trouve que l’institution scolaire vous donne la possibilité de pratiquer une discipline complètement à contre courant de certaines dérives propres à cette époque, une discipline qui vous permettra peut-être de renouer certains fils brouillés par des habitus déboussolés, par la confusion entre l’individualisme et l’individuation, par une forme de déshérence de la croyance en l’humanité, à un sens de l’histoire, par l’écroulement de toutes les idéologies. 


 Conclusion

L’histoire et la philosophie ont ce point commun de suivre la voie ouverte par les civilisations et la notre trouve son origine en Grèce. Les personnages de la mythologie et de la tragédie grecque décrivent parfois avec une acuité sidérante les problèmes auxquels nous sommes confrontés notamment en pointant le risque de la démesure de la créature humaine, l’ambiguïté de son "deinos" (l’être humain est une créature merveilleuse et terrifiante - Sophocle). Le rapport au collectif que l’on retrouve dans l’invention de la cité grecque est exactement la solution qu’il nous appartient à nous de reformuler en fonction des données écologiques qui sont les nôtres maintenant.  Il m’est impossible de vous garantir que l’enseignement de la philosophie vous plaira. Il n’a pas forcément à le faire de toute façon, l’essentiel est qu’il soit alimenté par votre curiosité par le souci que vous avez de votre individuation, de votre situation d’existant et du ressenti commun qu’il induit avec tou.te.s vos ami.e.s. Toutefois, je peux vous assurer que les cours que je concevrai avec vous seront des cours qui ne seront jamais détachés de notre modernité, je ne parle pas de l’actualité journalistique qui est dans une bonne part totalement déboussolée mais de la situation critique que traverse l’humanité. Cette crise est grave mais elle est aussi intéressante que terrible. Nous vivons une époque qui pose la question humaine avec une acuité inégalée. De fait l’humanité est en question et c’est cette question qui depuis sa naissance a toujours nourri la philosophie. 



Questions pour l'oral - terminale 5
1) Comment Aristote définit-il la naissance de la philosophie? Avec quelle autre discipline peut-on relier la philosophie du point de vue de cette origine? Pourquoi?
2) Quelles sont les quatre verbes autour desquels nous pouvons définir toutes les activités humaines? Pourquoi les activités d'Ellon Musk posent-elle un vrai problème humain?
3) Qu'est ce que le transhumanisme?
4) Distinguez le moi et le Je

Questions pour l'oral (05/09) Terminale 1
1) Quelle est l'origine de la philosophie selon Aristote?
2) Qu'est-ce qu'un biotope? (attention, il a été question de cette notion en cours, mais elle n'est évoquée pas dans l'article)
3) Pourquoi la philosophie n'est-elle pas appréciée en général (raison 1)?
4) qu'est-ce qui différencie le moi et le Je?

Questions pour l'oral - Terminale HLP groupe 2 (09/09)
1) Qu'est-ce qui caractérise l'Humanité selon Aristote? Pourquoi peut-on dire que Heidegger développe une conception plus négative de la même intuition?
2) La pratique de la philosophie a-t-elle de quoi nous rendre désespéré.e.s?
3) Quelle est la théorie de Jacob Von Uexkhull concernant le rapport des animaux à la nature?
4) Pourquoi le transhumanisme (incarné par Ellon Musk) dessine-t-il la pire trajectoire possible de l'humanité?

Questions pour l'oral - Terminale 4 (09/09) 
1) Quelle est l'origine de la philosophie selon Aristote? Pourquoi cette origine a-t-elle rapport à ce que c'est qu'être "humain.e"?
2) Quelles sont les quatre verbes autour desquelles s'articulent toutes les activités humaines? En quoi le transhumanisme est-il une confusion ou une erreur, voire une faute? (Distinction science / technologie)
3) Que désigne "la logique absurde des moyens"?
4) Distinguez le moi et le je. Pourquoi peut-on dire que notre époque actuelle est fasciné par le moi au détriment du je?
 
Questions pour l'oral - Terminale 4 (10/09)
1) Qui a dit: "science sans conscience n'est que ruine de l'âme"? Quel rapport avec le transhumanisme?
2) Distinguez vivre et exister. Situez la question de l'euthanasie par rapport à cette distinction
3) Pourquoi peut-on dire de la mort qu'elle donne une raison d'exister?
4) Pourquoi peut-on dire de notre époque actuelle qu'elle est hantée par la fantasme du moi?
 
Questions pour l'oral - Terminale 5 (10/09)
1) Qu'est-ce qu'une action politique, au temps de la cité grecque? (Aristote)
2) Pourquoi ne peut-on pas dire de la famille qu'elle est un Nous?
3 )Peut-on être heureux.se dans l'illusion?
4) Pourquoi est-il impossible d'être un moi? 

Questions pour l'oral - Terminale 1 (11/09)
1) Situez les récits mythologiques autour de Narcisse et d’œdipe par rapport à l'opposition du moi et du Je
2) Pourquoi ne suis-je pas humble quand je dis que le suis? Qu'est-ce que cela me fait comprendre sur le présent?
3) Sommes nous selon Nietzsche des puces sur le dos d'un tigre? Qu'est ce que cela veut dire?
4) Qu'est ce que la skholè pour les grecs de l'antiquité? Faut-il renoncer à cette idée aujourd'hui? Pourquoi? Quel rapport existe-t-il entre la skholé et la polis?

Questions pour l'oral - Terminale 5 (11/09)
 1) Quelles sont les racines étymologiques des termes de "politique" et d'"économie". Qu'est ce que cela nous fait comprendre par rapport au constat du sociologue Karl Polanyi selon lequel aujourd'hui l'économie a totalement battu en brèche la politique des états?
2) Qu'est ce que le tableau de Michel Ange représentant Marie, Joseph et l'enfant jésus  nous fait comprendre de la notion de famille?
3) L'idéal de la skholè vous semble-t-il praticable aujourd'hui? Quel est-il?
4) Distinguez les notions de faute, d'erreur et d'illusion.


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