mardi 24 septembre 2024

Terminale 1 / 4 / 5: suis-je ce que mon passé a fait de moi? - Cours (1)


 

« La mémoire dans la peau «  est un film de Doug Liman sorti en 2002 avec Matt Damon dans le rôle de Jason Bourne. L’action commence avec la découverte d’un homme blessé et amnésique dans les eaux de la Méditerranée. La seule indication dont on dispose le concernant c’est une petite capsule implantée dans sa hanche et qui contient le numéro d’un compte en banque dans une banque de Zurich. Il se rend dans cette ville et à partir de là, nous allons suivre en même temps que lui un synopsis qui finalement consiste dans la reconquête d’une identité qui va de pair avec le souvenir retrouvé de son passé.

Au tout début du film, l’amnésie est totale et le personnage joué par Matt Damon n’a aucune idée de son nom, de son métier, de sa situation familiale. L’une des scènes essentielles  est celle qui le voit aisément venir à bout de deux policiers suisses qui essaient de l’arrêter parce qu’il a passé la nuit sur un banc public. Nous pourrions dire que le corps reprend « la main » et qu’il renoue avec des réflexes travaillés de close-combat à partir desquels son ancienne profession d’agent secret va peu à peu se révéler à lui. De fait il va manifester une incroyable aptitude au combat rapproché et au maniement des armes dans la totalité du film.

Il existe d’autres films qui suivent plus ou moins la direction empruntée par celui-ci. Il y a bien un progrès dans une action qui suit son cours mais en même temps ce progrès est aussi une forme de régression ou de retour vers le passé que le personnage découvre au fil de moments qui lui donnent de façon assez brutale et impromptu l’occasion de se connaître. 

                Mais précisément ces aléas sont parfaitement involontaires. C’est presque à son insu que les détours de l’action le confrontent à un passé qu’il est par ailleurs parfaitement désireux de connaître, mais ce n’est jamais vraiment conformément à sa volonté que son ancienne vie se révèle. Disons que cette plongée dans un passé dont il veut prendre conscience affleure de façon plus vive quand l’urgence d’une situation dangereuse le met en demeure de laisser affleurer à ses gestes le conditionnement qu’il a subi dans son passé. Le passé vient (on pourrait dire "sous-vient") à la surface du présent et, en même temps, le protagoniste assiste sans en être l’initiateur à la réalité physique, incarnée de son identité. C’est comme s’il se voyait surgir lui-même  de lui-même au fil de situations qu’il a certes « cherchées » mais pas avec la violence et les complications auxquelles elles sont liées. 



Cette nuance est vraiment cruciale dans ce type de films (la mémoire dans la peau - Total Recall, etc,) Pourquoi? Parce que cela fait apparaître crûment une réalité que l’on aurait du mal à admettre autrement: Nous ne décidons aucunement de la personne que nous sommes. Les amnésiques veulent probablement retrouver leur identité, mais celle-ci réapparait involontairement, au fil de ce que l’on pourrait appelle un choc mémoriel séparant le héros en deux parties: a)le moi passé qui revient activement au présent et b) le moi présent qui assiste passivement à ce retour brutal au foyer de ce moi qui s’est absenté. Il faut bien que je sois là pour me retrouver dans ce moi passé mais en même temps, je ne sais pas trop en tant que quoi je suis « là », puisque justement ce qui prend les rênes de mes gestes et de mon corps c’est celui que je fus et pas celui que je suis maintenant. 

Dans le film Total Recall inspiré de la nouvelle de Philippe K Dick « souvenirs à vendre », c’est encore plus net, car le héros va finir par réaliser à l’occasion de l’implantation de souvenirs inventés pour se divertir qu’en réalité un faux passé lui a été réellement imposé, inséré par un processus d'insémination neuronale. Ce qu’il va à avoir à redécouvrir c’est le vrai passé derrière le faux et tout cela à l’occasion de l’implantation ludique d’un passé scénarisé à des fins de loisir (comme un jeu vidéo).



Il n’est pas forcément nécessaire d’aller chercher des exemples aussi « fictifs » dans le cinéma ou dans la littérature de SF, car en fait, comme toujours, ces histoires ne font que nous mettre en face d’une possibilité bien réelle voire effective à chaque heure: dans la façon dont nous réagissons aux évènements du quotidien, ce sont quasiment toujours des réflexes acquis dans le passé qui nous animent et déterminent nos actions, lesquelles donc ne sont que des pseudo-actions puisque en fait nous ne faisons que suivre des conditionnements acquis dans le passé. C’est comme si mon « moi présent » n’était que le robot d’un « moi passé » tirant toutes les manettes. Quiconque contrôlerait donc les souvenirs d’une personne contrôlerait le moi de cette personne.

Mais alors si je ne suis que ce que mon passé a déjà fait de moi, qui suis-je? Que s’effectue-t-il maintenant? En quoi consiste, le « plus » de cet instant présent pendant lequel je suis bel et bien en train d’exister? Soyons plus clair: cet instant présent « est », sans quoi je ne  serais pas en train d’écrire ces lignes que vous lisez dans le présent de votre lecture. Quelque chose de « moi » se produit donc bel et bien « maintenant ». Si cela n’était que le produit de mon passé, alors il ne serait rien de mon moi présent qui n’ait été prévisible. Je serais le résultat entièrement programmable de mon passé. Pas une virgule, pas une proposition, pas une lettre écrite qui ne serait en droit que l’aboutissement « logique » de mon passé. 

MAIS justement ce n’est pas ce que je vis du tout. Le clavier s’ouvre à moi en cet instant avec toutes ces possibilités de mots et de phrases possibles. Je peux même me tromper, faire des fautes de frappe, causées par mon inattention ou ma fatigue. Ce que je vis donc, bien au contraire, c’est la contingence de l’action d’écrire, c'est-à-dire  le fait que je pourrais écrire autre chose (la contingence s’oppose à la nécessité). En fait je vis précisément le contraire de la nécessité, j’écris sur le fil de cette contingence (et c’est d’ailleurs pour cela que c’est un effort pas forcément évident, mais c'est aussi pour cela que j'en suis l'auteur). 

Allons plus loin: le « fond d’écran » à partir duquel j’écris, ce n’est pas du tout la continuité de mon passé. Je ne rédige pas ces phrases sous la dictée d’un passé qui me commanderait ces mots. J’écris plutôt dans la difficulté et l’indécision de l’éventualité des autres mots possibles. La version effective se constitue en ce moment sur le fond des versions potentielles que l’écriture présente finalement rejette.  Ce n’est pas mon passé qui décide, c’est bien mon présent et j’en suis certain parce que j’ai bien conscience que d’autres mots auraient été possibles mais de fait, ce que je fais advenir c’est la seule version réelle. Le réel présent ne s’effectue pas sur le fond d’un réel passé mais sur le fond d’autres versions de réalités « possibles » et finalement rejetées dans le néant. 





C’est finalement la question de la programmation, de l’anticipation qui pose vraiment problème à l’idée que je ne serai que ce que mon passé a fait de moi car en effet qu’y aurait-il à « faire » si je n’étais que la succession logique, évidente de ce que j’ai été? Le mouvement du temps serait nié. Le temps passe. Il y a donc un « ajout » du présent par rapport au passé. Mais quelle est la nature exacte de cet ajout? Qu’est-ce que le présent rajoute au passé?

Il est absolument impossible de répondre « rien » à cette question. Il faut bien que la vie, le réel, le monde, l’être aient changé et moi aussi dans cette réalité. Mais à quoi pourrait-on voir que cela a changé?  Tout simplement parce que ce n’est pas la même chose, ce n’est pas le même moi. Il faut donc que ce soit un autre moi.  Or ce moi-autre ne peut se détacher de ce moi-même qu’à la condition de détruire toute continuation nécessaire d’un même moi. Je ne peux absolument pas me prolonger tel que j’étais dans ce présent que je suis en ce moment. 

Et même Jason Bourne dans la mémoire dans la peau agit d’une façon conforme à son passé mais aux yeux d’une part de lui qui n’est plus celle de son passé. S’il se surprend lui-même à posséder un entraînement de close combat c’est parce qu’il y a en lui, un moi présent qui ne le sait pas mais qui est quand même « lui » aussi. Si je me demande maintenant qui je suis au présent, c’est-à-dire qui je suis en train d’être, c’est que forcément je ne suis déjà plus celui que j’étais. Je suis ce que c’est que de n’être plus ce moi que mon passé a fait. C’est comme si la conjugaison des verbes à des temps différents démentait la possibilité d’un prolongement du même.




Une schizophrénie latente agit souterrainement dans ce sujet dans la mesure où il est présupposé que je vois ce que le passé a fait de moi pour m’interroger sur l’identification totale à ce moi, mais il faut bien que quelque chose le voit et d’où le pourrait-il si ce n’est d’un présent « AUTRE »? Sous cet angle, on pourrait presque dire que la question dans sa forme, dans le simple fait qu’elle soit posée induit la réponse négative. Je ne suis pas ce que mon passé a fait de moi parce que si je me pose la question, c’est que je me la pose à partir d’un autre temps que celui de mon passé.  Jason Bourne fait bien l’épreuve d’un incroyable conditionnement de son passé  dans sa façon d’aborder le présent mais il s’en rend compte d’ailleurs que de son passé. Il prend conscience d’un inconscient, et cet inconscient c’est que le passé détermine le présent, mais il en prend conscience au présent, donc en n'étant plus ce passé.




1) Que faire de cette entrée en matière cinématographique?

Même si nous avons abordé la question par des films, plusieurs points vraiment cruciaux ont été révélé:

  1. Ce qu’il peut exister de physique ou de purement sensible dans la détermination du présent par le passé. Si le passé n’était présent que par nos souvenirs mentaux, nous aurions toujours pu penser qu’il suffirait de se raisonner pour ne pas être ce que notre passé fait de nous. Ce qui est juste dans ces fictions et justement pas du tout fictif, c’est que nos capacités de réaction face aux situations présentes sont le plus souvent , pour ne pas dire toujours un héritage de notre passé.
  2. Il y a une forme de passivité du héros devant la résurrection d’un passé qui est bel et bien le sien et qui affleure à sa gestuelle présente. Cette passivité peut être considérée à la fois du côté du oui à la question posée et du côté du non: oui, parce que le moi ne peut rien contre la résurgence de son moi passé qui a donc clairement l’avantage, mais non parce que ce moi présent est bien « là »
  3. En fait si cette question peut être posée, il faut se demander d’où elle le peut. Si je peux m’interroger sur le rôle de mon passé, c’est bien que tout en moi n’est pas pris dans mon passé. C’est comme si cette interrogation pointait nécessairement vers une sorte de bordure temporelle qu’il faut bel et bien situer comme présente.  Peut-être ne pouvons nous pas dire grand chose de notre passé voire rien excepté qu’il est ce à partir de quoi je perçois clairement mon passé, en tant que ce qui vient de se passé, ce dont je prends conscience. Quelque chose naît ici, c’est le soupçon à la lumière duquel passé présent et futur sont finalement des dimensions qui n’existent que pour une conscience. Etre conscient: est-ice autre chose que cette mémoire d’un passé très récent? J’existe, je sais que j’existe mais plus précisément je sais que j’ai existé.
  4. Enfin il y a cette référence au possible et au réel. Si je n’étais que ce que mon passé a fait de moi, alors je ne serai aujourd’hui que la suite de mon passé, la version dernière de mon passé, étant entendu que ce présent ne pourrait être rien d’autre. Or il est vrai que nous faisons beaucoup d ‘analyse en ce sens. Si je regarde dans mon passé en essayant d’y trouver ce qui explique que je sois ici maintenant, il est vraiment évident que je vais la trouver. Mais si mon présent était autre si j’étais ailleurs à un autre moment, je la trouverai pareillement. Ce n’est pas que mon passé détermine mon présent, c’est plutôt qu’à partir du présent, on ne peut voir à l’œuvre que le passé de ce présent à partir de lui. C’est finalement plutôt mon présent qui détermine mon passé. Mon présent aurait pu être autre alors que si je crois à un passé déterminant, il ne l’aurait pas pu mais c’est une erreur de perspective comme le dit bien Henri Bergson  (1859 - 1941) avec ce qu’il appelle « l’illusion rétrospective du vrai. » dans son livre « la pensée et le mouvant ». Mon passé va se déployer comme une fatalité à partir de mon présent: là je suis en cours parce que juste avant j’ai marché dans le couloir et avant j’étais en Cours d’anglais et encore avant j’étais en première et avant j’étais à tel collège, etc. Tout s’enchaîne finalement de notre naissance à notre présent mais ce n’est pas du tout de la fatalité, c’est ce qui s‘est passé. Rien n’était écrit, c’est ce qui s‘est passé. Ce n’est pas le passé qui fait le présent c’est le présent qui fait le passé.




Ce dernier point est vraiment intéressant, il recèle largement à lui tout seul de quoi faire une introduction, parce que la possibilité du oui ET du non y apparaissent ensemble (même si sur le fond cela penche finalement en faveur du non). Pour faire une introduction il faut être certain.e que ‘son voit bien le problème que l’on a compris ce qui fait de cette question une interrogation vraiment difficile, peut-être insoluble. Quand on parvient à se situer dans un rapport très ambigu à la question de telle sorte que l’on ne sait plus quoi répondre, c’est bien! C’est exactement ce que nous venons de faire. Il ne fait aucun doute que je suis ce que mon passé a fait de moi, tout simplement parce que mon présent est le dernier moment de on passé, c’est presque une évidence chronologique. Si vous êtes là, c’est parce que votre passé vous a placé ici et c’est tout. Comment remettre ça en cause? En réalisant que ce présent en même temps aurait pu être autre et qu’alors je dirai de cet autre passé qu’il a déterminé mon (autre) présent. Je ne suis donc pas ce que mon passé a fait de moi, je suis ce que mon présent est en train de faire de moi sachant que du coup, à partir de ce présent, je m’estimerai tout autant déterminé par ce passé qu’un autre, par n’importe quel passé. Donc ce n’est pas déterminant du tout. Si je suis ce que mon présent est en train de faire de moi, cela signifie que rien n’est figé, tout est dynamique et qu’il y a donc de la place pour que j’agisse dans ce présent en train de se faire. 


Méthodologie:  Une introduction se construit autour de trois étapes:

  1. il faut partir d’une situation ou d’une remarque assez simple qui amorce le sujet à partir de la vie courante. L’essentiel est d’être sûr.e que cela va amener le problème et en même temps que nous ne sommes pas encore dans la philosophie proprement dite. Mais qu’est ce que ça veut dire? En philosophie on analyse de façon vraiment ciblée les termes, en montrant qu’il n’y a pas vraiment de synonyme, en utilisant des auteurs. Pour cette première étape, il faut se situer au niveau de ce que tout le monde vie éprouve ou constate mais en même temps, nous savons très bien que l’opinion courante ne se pose pas de question et vit dans le déni des vrais paradoxes. Toute notre introduction va consister à montrer qu’il y a en fait un très gros problème et que nous vivons à côté de paradoxes vraiment profonds et fascinants. Mais ce sera la 3e étape. Ce qu’il faut décrire ici, c’est juste l’amorce du problème, la face « dormante » de la question vive.
  2. Le travail philosophique commence vraiment ici: à partir de cette entrée en matière qui révèle de façon une sorte de « distorsion », de grain de sable dans la routine du quotidien, il va falloir très précisément et intensément manifester qu’il y a vraiment une contradiction, un paradoxe. L’intention problématique doit apparaître. Cela peut se traduire par des connecteurs logiques marquant une rupture avec le (a) comme (« Or » - « mais » - « Pourtant » - « Mais alors » - voire « ce qui pose problème, c’est que….. » 
  3. Pratiquer la philosophie c’est être en proie à ce que le philosophe Sébastien charbonnier appelle « l’ érotisme du problème » avec une formulation un peu aguicheuse. Mais ce qu’il veut signifier, c’est qu’il y a en effet quelque chose d’attirant dans cette recherche précise, fine de la meilleure formulation possible de ce qui pose vraiment problème. Etre amoureux;se c’est ressentir un trouble, percevoir une personne comme différente, énigmatique, intrigante et se sentir embarqué par ce charme là. Cette vie que la plupart de mes contemporains s’épuise à normaliser, à banaliser, voilà que j’en perçois soudainement la problématique beauté, comme un visage séduisant parce que « pas courant », étrange, profond. Ce n’est pas normal que la plupart des gens passent à côté de cette énigme là. Je vais la formuler de la façon la plus intraitable, la moins évitable possible. Ici, les termes peuvent et doivent réfléchis, adéquats. Il y avait un sujet mais dans ce sujet il y a un problème et je l’ai trouvé. Ce moment est vraiment décisif. Le sujet utilise des termes clairs mais il y a ici un problème qui a à voir avec la conscience, le temps, l’identité, la liberté, la contingence, le hasard, la nécessité, le possible, l’actuel, etc. Il serait vraiment maladroit de vouloir caser tous ces termes là mais l’exerciez de l’introduction consiste à cibler le plus efficacement possible le fond du problème, avec des termes philosophiques (mais pas pour intimider).  A la fin de l’introduction il faudra formuler la problématique, c’est-à-dire le problème qui selon vous est présent dans le sujet.



2) "Le moi est un refus d'être moi" - Alain

(Tout ce que est développé dans cette partie pourra probablement vous aider dans la dissertation mais c’est aussi et surtout un travail de cours qui vise à éclairer des notions du programme de terminale)

Les notions qui sont présentes ici sont: la conscience, l’inconscient, le temps, la liberté, l’existence, la mort. Nous n’allons pas nécessairement les passer toutes en revue mais il faut les connaître, ne serait-ce que parce qu’il n’est pas exclu qu’elle figure dans votre problématique. Concernant la conscience, ce qui est intéressant, c’est que sa présence est finalement présupposée. Comment pourrai-je en effet m’interroger sur la possibilité que je sois mon passé sans la faculté de discerner ce passé et finalement de le percevoir en tant que passé, donc par rapport à un présent? Ce que je suis, c’est justement un processus capable, parce qu’il vit le présent de fermer la porte de son passé. Ce que j’ai été, c’est ce dont je prends conscience en ne l’étant plus. L’extrait du texte que nous allons voir est du philosophe Alain (1858 - 1951) et in décrit précisément cette action de la conscience grâce à laquelle j’ai un passé mais je ne le suis plus (il est donc totalement du côté du « non »):


« Dans le sommeil, je suis tout ; mais je n’en sais rien. La conscience suppose réflexion, division. La conscience n’est pas immédiate. Je pense, et puis je pense que je pense, par quoi je distingue Sujet et Objet, Moi et le monde. Moi et ma sensation. Moi et mon sentiment. Moi et mon idée. C’est bien le pouvoir de douter qui est la vie du moi. Par ce mouvement, tous les instants tombent au passé. Si l’on se retrouvait tout entier, c’est alors qu’on ne se reconnaîtrait pas. Le passé est insuffisant, dépassé. Je ne suis plus cet enfant, cet ignorant, ce naïf. Ce moment-là même j’étais autre chose en espérance, en avenir. La conscience de soi est la conscience d’un devenir et d’une formation de soi irréversible, irréparable. Ce que je voulais, je le suis devenu. Voilà le lien entre le passé et le présent, pour le mal comme pour le bien.
Ainsi le moi est un refus d’être moi, qui en même temps conserve les moments dépassés. Se souvenir, c’est sauver ses souvenirs, c’est se témoigner qu’on les a dépassés. C’est les juger. Le passé, ce sont des expériences que je ne ferai plus. Un artiste reconnaît dans ses œuvres qu’il ne s’était pas encore trouvé lui-même, qu’il ne s’était pas encore délivré ; mais il y retrouve un pressentiment de ce qui a suivi. C’est cet élan qui ordonne les souvenirs selon le temps. »                                               ALAIN, Manuscrits inédits


Que signifie ce « je suis tout »? Je suis « tout d’une pièce », totalement embarqué dans le fait de dormir et comme il n’est pas ici question du sommeil paradoxal, du rêve (et que de toute façon même dans le rêve je suis inconscient) , cela ne change rien. On peut évoquer les cas de lucidité onirique mais ils sont quand même réservés à des personnes très particulières et rares). Pour l’écrasante majorité des personnes, nous ne savons pas que nous rêvons quand nous rêvons et encore moins quand nous dormons. Nous ne nous rendons compte de rien et, à cause de cela, nous sommes entièrement pris immergés dans le sommeil. Par conséquent nous sommes entiers. 




Mais dés que nous sommes éveillés ce n’est plus le cas. Je « réfléchis », dit Alain, la conscience suppose réflexion. Il existe en effet trois types de conscience:

  1. la conscience immédiate, par exemple: « il fait beau » (ce qui veut dire que je me rends compte qu’il fait beau). C’est la conscience du monde
  2. La conscience réfléchie: je réalise que je suis dans un lieu où il fait beau. La conscience réfléchie est toujours conscience de soi. C’est la conscience d’être soi dans le monde
  3. La conscience morale - je juge la portée morale de mes actions ou d’une autre personne. Avoir une conscience morale c’est s’interroger sur le bien ou le mal que l’on commet

Dans tous les cas de figure, il se produit ici une division: je ne suis plus tout d’une pièce: je me rends compte de ce qui est autour de moi et aussi de moi. Je ne suis plus seulement vivant j’existe, ce qui implique que je m’aperçoive en train de vivre. Tout change alors. L’écrivain argentin José Luis Borges dit: « il n’y a que les hommes et les miroirs qui réfléchissent ». Ce n’est pas vraiment un jeu de mot parce qu’en effet, être conscient c’est un peu comme se présupposer soi-même constamment dans ses perceptions. Quoi que je vive consciemment, je suis toujours dans mon viseur, dans l’objectif d’une sorte de caméra sensible intérieure par le bais de laquelle je suis étrangement le réalisateur d’un film dont je suis aussi l’acteur principal. Mais suis-je aussi l’auteur de ce film, le scénariste? Les actions filmées sont-elles celles que j’ai décidées? Cela, c’est la question de la liberté.

Mais cette image n’en est pas moins très éclairante pour notre question: si je réponds oui au sujet posé, je m’oublie en tant que réalisateur et ne me situe qu’en tant qu’acteur. C’est comme si la caméra entérinait le fait que ce qu’elle filme est filmé et se situe dont dans le passé. Ce fait rejoint une évidence de la physique et de la vitesse de la lumière. Le soleil que je vois est celui qui existait il y a environ 8 minutes, mais même dans ce que nous voyons il y a une infime fraction de temps entre le temps réel dans lequel vit ce que je vois et justement ce que j’en vois. Toutes nos visions sont décalées et ce que nous voyons, du fait même que nous le voyons est déjà du passé.




                    C'est une réalité physique assez sidérante dés lors que nous l'appliquons à la moindre de nos perceptions quotidiennes.  Nous sommes dans un espace que nous voyons grâce au mouvement de la lumière qui est de 300 000 k/s. Cela implique que je vois n'est jamais vraiment en train d'être vu, ou plus exactement qu'il n'est déjà plus tel que je le vois. Ce n'est pas la version présente. Si le soleil disparaissait, il nous faudrait 8 minutes pour nous en apercevoir. Nous savons cela mais évidemment nous ne l'appliquons pas à notre vie dans le cours de notre vie sans quoi, il faudrait nous interroger continuellement sur cette part invisible de l'objet ou du visage de la personne que je regarde actuellement. Nous sommes en contact visuel avec le sillage, avec la trace visible laissé par une réalité qui est déjà en train de muer. Ce que ce visage que je vois est en train de devenir, je n'en ai pas la moindre idée. C'est un peu comme si involontairement la personne ne faisait que m'envoyer la photo la plus récente de ce qu'elle vient juste cesser d'être parce que la nouvelle est, si l'on peut dire, "en cours de développement".
                        (Il y a là largement de quoi nous faire réfléchir sur certaines toiles notamment celle de Francis Bacon, peintre du 20e siècle qui représente des visages tordus que l'on croirait pétris dans une matière meuble comme de la terre humide ou de l'argile sur le tour du potier. Ces toiles qui nous fascinent par l'horreur qu'elles nous inspirent pourraient finalement faire signe de cet impossible présent comme si Bacon tentait de rendre la vérité du visage tel qu'il est pris par le devenir de sa mutation)
                            Ces observations que l'on pourraient considérer comme de la pure physique et de l'optique ont un certain impact sur le sujet. Je ne suis pas ce que le passé a fait de moi mais je n'ai pas vraiment d'autre possibilité, si je veux m'identifier, que de me rabattre sur ce portrait légèrement décalé et forcément dépassé de "moi". La distinction entre le je et le moi est extrêmement nette ici. Ce que le je est en train de devenir cela n'est déjà "plus moi".



                Alain, lui, se concentre sur la conscience. Je vis puis je me rends compte que je vis (par quoi en fait j'existe). Là où, inconscient,  je n'étais qu'un, me voilà deux: celui qui vit et celui qui se sait vivre et, qui dés lors, ne vit pas complètement, pas immédiatement en tout cas. la conscience nous fait vivre "médiatement" dans la médiation d'un rapport et cela dans les deux sens de ce terme:
1)  celui de la relation
2) celui du rapport que l'on fait d'un évènement à quelqu'un. Je me rapporte à moi-même que j'existe 
                        Je pense et puis je pense que je pense: je deviens l'objet d'une réflexion dont je suis aussi le sujet. Je me pense moi-même pensant. Par conséquent il n'est pas vraiment possible que ces deux moi soient en même temps. La conscience suppose de la non simultanéité, de la désynchronisation, de la différence, mais peut-être faudrait-il orthographier différemment ce terme parce que ce n'est pas seulement le fait d'être différent mais de différer. On pourrait parler de "différance". Être conscient, c'est avoir de soi une vision différée et vivre dans ce différé, faire de ce différé un mode d'existence qui nous est peut-être propre à nous humains (ce point est très problématique: nous ne savons pas ce qu'il en est des animaux- Pour Alain, il va de soi que les animaux ne sont pas comme nous de ce point de vue).

Etre conscient , c’est nécessairement avoir à exister dans ce différé, c’est-à-dire dans ce constant décalage entre ce que je vis et ce que je me sais vivre. Ce décalage entre l’acteur et le spectateur est ce qui nous permet de nous étonner comme le soulignait déjà à sa façon Aristote et aussi ce qui nous permet de douter. Suis je bien en train de vivre ce que je pense être en vivre? C’est une question humaine pour Alain, parce que c’est une question qui présuppose la puissance de distanciation de la conscience, de la pensée. Commet se fait-il que nous disposions de cette capacité à nous interroger y compris sur le plus évident, sur le plus proche, sur ce qui, en apparence est le plus irréfutable? C’es la conscience.

Mais ces deux sujets qu’en moi la conscience dissocie: l’acteur et le réalisateur (derrière la caméra) ne peuvent pas vivre dans le même temps. C’est ce qui apparaît dans le texte quand Alain fait référence au passé: « par ce mouvement tous les instants tombent au passé. » Toute prise de conscience est à la fois une « captation » et un « dépassement », une reconnaissance assumable, assumée et en même temps l’affirmation que cette reconnaissance est un peu falsifiée parce que je suis déjà en partance vers « autre chose ». C’est exactement comme ce que nous venons de rappeler concernant la vitesse de la lumière: ce que je vois, du fait même que je le vois n’est plus d’actualité. Je peux toujours me dire qu’il est certain que le soleil brille, le fait même que je le vois briller devrait en toute rigueur ranimer en moi la possibilité qu’il ne brille peut-être plus. Ce que je vois être en cet instant, c’est littéralement un « peut-être » parce que cela peut être un « peut-être plus » (puisque cette lumière est forcément vieille de 8 minutes). Nous  existons dans le « peut-être ».

Quelle est la conséquence la plus directe concernant le moi de ce peut-être? Qu’il est clair, figé, identifiable comme un portrait figuratif peint dans le passé, mais qu’en même temps, puisque il est passé, qu’il n’est pas «  ce que je suis », c’est-à-dire ce que je suis en train d’être et, pour reprendre la référence au portrait, nous nous trouverions ici plutôt face à un visage de Bacon, c’est-à-dire à un non portrait absolu, une face méconnaissable, plutôt horrible, exactement comme dans ces films fantastiques (Lost highway de David Lynch)  dans lesquels on voit parfois le visage d’un personnage se muer en un autre. Il y a une phase de transformation durant laquelle les lignes du visage sont brouillées. Ce qui est irréversible c’est cette phase là, ce devenir là. Nous qui sommes en train de vivre l’impossible reconnaissance, nous n’avons de cesse qu’à être identifié, donc dans le passé. 



Mais le moi présent est « un refus d’être moi »: ce que j’ai été », je ne le suis plus. Je suis en train d’être ce que c’est que de n’être plus ce passé dont je me souviens. Nous pouvons ici penser au sens du mot « expérience » dans l’expression « être une femme ou un homme d’expérience ». On entend que cette personne a vécu. Sa compétence lui vient d’avoir réellement vécu des évènements qui la prépareront très efficacement à se confronter à celle qu’elle va avoir à gérer. Cela ne veut pas dire du tout qu’elle va répéter ce qu’elle a fait avant mais au contraire que le fait d’avoir vécu des situations proches l’a formée, construite et de façon très efficace peut-être d’ailleurs encore plus si cela n’a pas été facile. Une personne d’expérience c’est quelqu’un qui s’est confrontée au fait que la vraie formation, c’est justement celle qui s’effectue dans le réel et pas dans les livres. On peut s’être préparé par les études à affronter n’importe quelle situation et puis on peut avoir fait l’expérience de ceci qu’une situation, c’est justement ce au fil de quoi on se forme, qu’on le veuille ou pas. Si je suis là, c’est que j’ai vécu et survécu à la mutation imposée par  cette expérience là, je l’ai traversée et je suis là. Je suis passée par là et nécessairement ce que j‘ai vécu a laissé en moi quelque chose de cette « traversée ». Une personne d’expérience est une personne qui sait qu’il y a toujours dans le présent d’une situation quelque chose de non prévisible, quelque chose que la meilleure préparation ne peut envisager, gérer convenablement. C’est cette part là de non programmable que son expérience va appréhender mieux que la personne savante qui a potassé tous les livres. Etre efficace, c’est justement consentir à cette dimension aléatoire du présent, à ce fond d’indétermination et de contingence de tout évènement présent. Rien ne remplace l’expérience parce que l’expérience est formatrice et elle ne saurait l’être qu’en tant qu’elle est dynamique, mobile, indiscernable, imprévisible.

Alain prend l’exemple de l’oeuvre d’art pour illustrer son propos. Pourquoi? Parce que toute oeuvre est à la fois achevée et inachevée. Elle est achevée parce qu’elle est exactement ce qu’elle doit être. Lorsqu’un artisan ou un technicien dit qu’il est dans la finition de son ouvrage, cela signifie qu’il apporte les derniers éléments grâce auquel l’objet sera exactement ce qu’il devait être sur le plan prévu. Mais dans une oeuvre, il n’y a pas de plan prévu, ou pas vraiment (même si l’écrivain a une idée préalable de la fin de son roman, il n’a pas exactement les dernières phrases avant de les avoir écrites). C’est un processus de création qui touche à sa fin avec le dernier mot. Si c’est bien une « oeuvre », cela veut dire que rien, mais vraiment rien ne pouvait laisser présager  que l’on pût écrire une telle phrase. Prenons par exemple ce Haïku de l’auteur japonais contemporain Maruyama Kaidô:


« Dans le volcan éteint

Au fond du lac

Le long baiser des truites »


Personne ne pouvait deviner, anticiper, l’ultime référence aux truites. Et pourtant elle est « juste » mais elle n’est pas juste en tant que « résultat ». Elle est juste parce qu’elle est juste là et que dans sa simplicité, elle ne prête finalement à aucun commentaire. Elle est ce qu’il fallait qu’il soit:juste, compacte; effective, ici maintenant.



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