L’être humain a une façon d’être dans le temps qui se traduit par trois facultés: la mémoire, l’attention et l’anticipation ou l’attente. Ces trois capacités sont dans l’esprit de l’être humain et c’est à partir d’elle que l’on peut parler de passé, de présent et de futur. En toute rigueur, il n’y a ni passé, ni présent, ni futur. Tout ce qu’il y a objectivement dans le monde c’est un mouvement sous la dynamique duquel tout devient toujours sans être jamais. Cela veut dire qu’indépendamment de toute façon de parler humaine, il faudrait seulement nous interroger sur ce que nous sommes en train de devenir, parce que sous cet angle, ce qu’ IL Y A, c’est ça et juste ça.
C’est bien ce que suggère saint Augustin à la fin de son texte. Il ne parle pas de la question de l’identification mais, rien ne nous empêche, nous, de la poser à partir de ce qu’il établit. Je ne peux pas vraiment être ce que le passé « pur » a fait de moi parce que ce passé « pur » n’existe pas ou plutôt il n’existe plus. Il a disparu. Si je conserve la trace de mon passé, c’est grâce à ma conscience, à ma mémoire, à ma sensibilité. Il est possible que je conserve un souvenir traumatique de tel ou tel épisode de mon passé. Quelque chose se fait jour ici, c’est qu’en fait il est possible que ce soit ça: la formation de soi, à savoir une façon propre aux hommes de se constituer quelque chose comme un être ou une identité à partir d’évènements qui ne sont plus mais autour desquels, un peu comme l’huître qui secrète de la nacre autour d’un grain de sable qui s’est immiscé dans la coquille, nous cristallisons de l’identité, le désir d’être quelqu’un ou quelque chose. Serions nous autre chose que cette sorte d’écho conscientisé (ou pas) qui se sédimente, se concrétise autour d’un évènement disparu? Un moi, est-ce que c’est autre chose que de la pensée qui se secrète autour d’une situation qui n’existe plus? (Notons ici que si la réponse à cette question est OUI, je ne suis pas ce que le passé a fait de moi, je suis ce que c’est que de se définir soi autour de tel ou tel évènement passé, je suis ce que c’est que de ne pas pouvoir se décoller d’un passé qui pourtant a disparu. Je suis l’impossibilité de faire son deuil d’un passé mort)
Nous pouvons ici penser à la vengeance tant elle réside précisément dans une configuration mentale qui s’inscrit entièrement dans le « oui » à la question du sujet. Dans certaines versions de Batman, on voit ainsi se développer une espèce de processus (un peu absurde) d’auto-engendrement réciproque. Le Joker accuse Batman de l’avoir « fait », de lui avoir donné naissance, en le balançant dans une cuve d’acide sulfurique et inversement Batman accuse le Joker de l’avoir fait naître en ayant tué ses parents. Nous nous définissons comme des trajets de billes de flipper renvoyés par des bumpers qui désigneraient les évènements, et ce jusqu’à la mort. La vengeance, c’est ce mouvement très caractéristique par le biais duquel une personne décide de faire d’une agression, d’un drame, d’une blessure affective très forte qu’il a subi à cause de la malveillance d’une autre une « cause » ou plus simplement une direction existentielle un choix de vie auquel il soumet toute ses autres préoccupations. Le comte de Monte-Cristo, Beatrix Kiddo, Batman sont, en un sens (mais vraiment en un sens, il faut relativiser) ce que le passé a fait d’elle ou d’eux.
Il n’est pas du tout indifférent ici de penser que ce sont des personnages de fiction qui suscite en nous un « intérêt » pour le moins, voire de l’admiration. Beatrix Kiddo, dans le film de Quentin Tarantino veut tuer Bill et cela donne lieu non seulement à des scènes de combat au sabre hallucinantes mais plus philosophiquement à une espèce de fatalité, à la vie d’un personnage qui certes connaîtra des ratés, des problèmes mais, en même temps se déploiera exactement comme la détente d’un ressort que l’on aurait préalablement comprimé. En un sens le scénario entier de ces deux films tient dans ces deux mots: « Kill Bill ».
Ce n’est pas seulement que ces héroïnes et ces héros décident de plus laisser quelque chose qu’on leur a fait mais c’est surtout que dans l’ouvrage de cette « réparation » qui n’en est pas une, ils semblent se conquérir un nom, une identité, un style de vie, une compétence, une violence, un « mode d’emploi » de la vie, tout simplement parce qu’ils savent quoi en faire: kill Bill (il se trouve en plus que Bill veut dire facture en anglais).
Mais pourquoi nous laissons nous favorablement impressionner par ce comportement là, par cette démarche qui consiste à se faire un nom dans une sorte « d’arrêt sur image », de pause, de fixation sur un instant de malheur auquel on va répondre par du malheur? Comment pouvons nous concevoir comme des modèles, comme des attitudes parfaites irréprochables voire imitables des personnages masqués qui prennent prétexte d’un malheur arrivé dans leur vie pour se fermer à toute nouveauté, à toute nouvelle relation, à toute acceptation du caractère aléatoire et finalement aventureux du présent.
Cela pose une vraie question: où est l’aventure en fait? Dans notre capacité à nous fixer sur une identité close, gainée dans son armure anti-balles, dans ses repères identitaires légendaires: le S de superman ou le logo de la Chauve Souris ou bien au contraire dans notre aptitude à dépasser le passé et à s’ouvrir aux aléas du présent à sa contingence, à la nécessité d’y devenir cet autre que celui que l’on vient juste de cesser d’être?
Il existe pour le moins deux films dont l’intelligence de scénario creuse beaucoup plus que la plupart des autres traitant de la vengeance le rapport au temps, à l’identité, à la liberté.
Il s’agit de Seven de David Fincher et de Memento de Christopher Nolan.
Attention SPOILER - Dans « Seven » la scène la plus caractéristique de cette réflexion sur la liberté est la dernière: David Mills tient en joug le criminel en série baptisé « John Doe » (mais son vrai nom reste inconnu) alors que celui-ci s’est débrouillé pour que lui parvienne un paquet dans lequel se trouve la tête de la femme du détective. L’intégralité de ce film consiste dans le développement parfait et finalement sans accrocs du tueur qui, aussi bien dans ses crimes que dans ses prévisions, ne laisse pas la moindre prise aux aléas, au hasard. La dernière pièce de son puzzle est celle-ci: l’orchestration de sa propre mort par un policier qui cède à une colère, laquelle peut être considérée comme légitime mais certainement pas légale. Jusqu’où peut-on aller dans l’affirmation de ce que l’état de droit prévaut sur le sentiment?
Peut-on programmer un être humain comme un réveil dont on fixe l’heure à laquelle il sonnera? Pour John Doe, on le peut de telle sorte qu’il est possible d’attester de l’incapacité des êtres humains à résister à la tentation des 7 péchés capitaux. John Doe a un plan et ce projet vraiment implacable repose sur l’incapacité des humains à résister aux tentations des péchés. L’espèce humaine sera mûre pour la religion lorsque elle pourra manifester sa liberté à l’égard de pulsions qui l’enracinent dans des comportements vils et surtout prévisibles.
Evidemment nous imaginons mal David Mills joué par Brad Pitt ranger son arme après avoir découvert ce que le criminel a fait à sa femme, ou encore Beatrix Kiddo enterrer son projet de tuer Bill après tout ce qu’il lui a fait. Toutefois David Fincher filme avec beaucoup d’intelligence le visage de Brad Pitt en intercalant des clichés rapides des moments heureux passés avec sa femme. De fait la décision ne se produit pas immédiatement, non seulement parce que l’autre détective qui comprend ce qui se passe lui hurle à distance qu’il lui faut ranger son arme, mais aussi parce qu’il est policier, ou peut-être plus encore parce que cet instant est « présent ». Nous qui assistons à cette scène comprenons à quel point la défaite de John Doe aurait précisément consisté à voir David Mills renoncer à la vengeance, à la colère et ranger son arme. Ce « choix » aussi improbable soit-il était « possible ». Il figurait parmi les lignes de suites envisageables à ce face à face.
Le génie de ce film réside précisément dans le fait de ne pas se tromper sur ce que l’on pourrait fallacieusement appeler le triomphe de la vengeance. Tuer John Doe comme il le souhaite lui-même ardemment et comme cela va effectivement se produire, c’est non seulement se laisser glisser sur la pente de la programmabilité de l’être humain, de son téléguidage, tout comme un rat sur le système de récompense duquel on aurait branché des électrodes, mais c’est aussi choisir de ne pas voir ce fond de possibilités sur la base duquel s’effectuent tous nos choix, la contingence de tous les moments de notre existence.
David Mills a été ce que le passé a fait de lui, c’est-à-dire qu’il a agi comme il était prévisible qu’il agisse, qu’il a laissé le passé de tous les moments d’amour et de bonheur vécus avec sa femme décider de son geste présent et confirmer en tous points la démonstration du criminel. Mais contrairement au Comte de Monte-Christo ou à Kill Bill cette vengeance n’est absolument pas filmée ni célébrée comme héroïque. David Mills n’a pas seulement perdu sa femme enceinte, mais aussi sa liberté (dans tous les sens du terme), probablement sa plaque et un certain type de rapport à l’existence.
Une personne habitée par la vengeance choisit de s’enfermer dans un épisode du passé, de n’être que ce que le passé a fait d’elle. Nous pouvons juger que cette vengeance est légitime, mais elle ne peut s’inscrire dans la trame d’un droit légal et plus que cela encore elle suppose nécessairement une forme d’aveuglement, de névrose obsessionnelle, de fixation.
Cet instant est là maintenant: faut-il l’aborder comme l’occasion qui nous est donnée de nous enfermer dans une « réaction » ou de nous ouvrir à l’indétermination d’une « action »? Il est possible que la première option soit pour nous la possibilité de nous faire un. « nom », de trouver une forme de réparation physique dans la douleur ou la mort que l’on inflige à la personne qui nous a blessé, offensé, agressé mais c’est également une occasion d’être libre que nous avons raté « librement », une forme pathologique de déni de l’ouverture de tout instant présent vers un futur improgrammable et inédit.
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