« Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne
ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande, je
ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je
sais que si rien ne passait, il n’y aurait pas de temps
passé ; que si rien n’arrivait, il n’y
aurait pas de temps à venir ; que si rien
n’était, il n’y aurait pas de temps
présent.
Comment donc, ces deux temps, le passé et l’avenir,
sont-ils, puisque le passé n’est plus et que
l’avenir n’est pas encore ? Quant au
présent, s’il était toujours présent,
s’il n’allait pas rejoindre le passé, il ne
serait pas du temps, il serait l’éternité.
Donc, si le présent, pour être du temps, doit
rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer
qu’il est aussi, lui qui ne peut être qu’en
cessant d’être ? Si bien que ce qui nous
autorise à affirmer que le temps est, c’est
qu’il tend à n’être plus. »
(chap. XIV)
« Si le futur et le passé existent, je veux
savoir où ils sont. Si je n’en suis pas encore
capable, je sais du moins que, où qu’ils soient, ils
n’y sont ni en tant que futur, ni en tant que passé,
mais en tant que présents. Car si le futur y est en tant
que futur, il n’y est pas encore ; si le passé
y est en tant que passé, il n’y est plus. Où
donc qu’ils soient, quels qu’ils soient, ils ne sont
qu’en tant que présents. Lorsque nous faisons du
passé des récits véritables, ce qui vient de
notre mémoire, ce ne sont pas les choses
elles-mêmes, qui ont cessé d’être, mais
des termes conçus à partir des images des choses,
lesquelles en traversant nos sens ont gravé dans notre
esprit des sortes d’empreintes. » (chap.
XVIII)
« Ce qui m’apparaît maintenant avec la
clarté de l’évidence, c’est que ni
l’avenir, ni le passé n’existent. Ce
n’est pas user de termes propres que de dire :
« Il y a trois temps, le passé, le
présent et l’avenir ». Peut-être
dirait-on plus justement : « Il y a trois
temps : le présent du passé, le présent
du présent, le présent du futur. » Car
ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les
vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est
la mémoire ; le présent du présent,
c’est l’intuition directe ; le présent de
l’avenir, c’est l’attente. » (chap.
XX)
Saint Augustin (354 - 430)
Dans cet extrait des Confessions, Saint Augustin ne cesse de pointer les paradoxes du temps. On ne peut pas échapper à ces contradictions parce que nous sommes bien confronté.e.s dans le réel de nos vies à des évènements qui sont passés, qui se passeront ou qui sont en train de se passer. Rien n'est plus effectif, concret que le temps en ce sens.
Et pourtant le passé n'est plus et le futur n'est pas encore. Évoquer ces deux temps, c'est le faire au présent. Donc seul le présent existe. Mais ce qui est troublant c'est qu'en fait le présent que je peux mentionner est en fait déjà du passé, certes récent mais passé quand même. Résumons cette contradiction entre passé et présent. Le passé n'est pas puisque il n'est plus par rapport au présent qui déjà est en train de le dépasser mais ce présent lui-même puisque il passe est passé. Je ne peux en parler qu'en tant qu'il est solidifié dans un passé. C'est quoi ce présent que je ne peux identifier qu'en tant qu'il n'est plus ce qu'il est???
Saint Augustin n'a pas la prétention de résoudre ce paradoxe mais de l'élucider un peu. Une chose est sûre dit-il c'est qu'objectivement (on pourrait dire "extérieurement") il n'y a pas de passé, ni de présent ni de futur. Par contre, l'esprit humain utilise cette distinction: de fait nous avons des facultés de mémoire (passé) d'attention (présent) et d'anticipation (futur). Par conséquent, dés que nous parlons de passé, de présent ou de futur, nous ne sommes pas du tout dans le monde, dans l'univers, dans le cosmos "brut" mais nous sommes dans un rapport qui relie l'être humain et sa pensée d'une part avec le monde, la vie, l'être d'autre part.
En quoi cela nous aide pour ce sujet là? En ceci que la question ne peut se comprendre qu'en tant qu'elle nous met en face de notre esprit. En d'autres termes, ce texte fait naître un soupçon qui est bel et bien une forme de réponse au sujet. Ce soupçon c'est qu'en fait tout cela se passe en moi dans la pensée humaine et donc que si je ne suis que ce que mon passé a fait de moi, c'est davantage une affaire de configuration mentale qu'une fatalité qui me frapperait de l'extérieur. Qu'il y ait dans la vie un mouvement qui m'impose de devenir (autre), c'est un fait indiscutable. Que mon présent pour être identifié comme présent est paradoxalement déjà posé comme passé, c'est indiscutable aussi. Le problème donc tient à moi et surtout au degré d’intensité auquel je vais décider de porter la question "qui suis-je?" Si ce que je veux c'est une identité, savoir qui je suis, je vais nécessairement me tourner vers mon passé....Sauf qu'en fait, c'est plutôt celui que j'étais et donc si mon souci est celui de l'exactitude, du moment pile, de ce que je suis en train d'être, je serai bien dans mon présent sauf que la réponse à la question qui suis-je va nécessairement demeurer en suspens, faute de portrait identifiable. Le présent pur fait perdre tout caractère opérationnel à la question qui suis-je? On pourrait dire qu'elle est en train de faire ce qu'elle peut pour maintenir le suspens de la question suis-je? C'est exactement comme si le passé répondait à une question que le présent re-pose à chaque instant comme une blessure ouverte (le roi pêcheur dans la quête du Graal). "Oui, tu étais cela, mais maintenant? Et maintenant? Et maintenant?" Nous ne pouvons que répondre par un balbutiement à la question "qui suis-je?", si nous la posons dans la rigueur de son instantanéité la plus stricte.
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