2 ) Le souvenir involontaire
Tout ce que soutient Alain est indiscutablement fondé et argumenté. Il n’y a à cela aucun doute. Toutefois tout repose sur sur la faculté de l’être humain de prendre conscience de soi. Je réalise que je vis et dés lors se produit la dissociation entre ce que je viens juste de cesser d’être et ce que je suis en train d’être, le passé qui n’attend que d’être dépassé et le présent qui s’y emploie. Or ce moment durant lequel je me rends compte de mon existence n’est pas continuel. Je pense que je suis et dés lors je perçois que j’ai été j’entérine la rupture avec un passé que je ne serai jamais plus. Mais cette rupture revêt quelque chose d’illusoire, comme l’illustre bien les films dont il a été question. Ce dont Jason Bourne prend conscience, c’est qu’inconsciemment son corps présent est toujours imprégné du conditionnement de son moi passé. Si ma conscience rompt les ponts avec ce que j’ai été, c’est aussi pour réaliser à quel point cette rupture n’est justement pas opérationnelle, en tout cas, pas complètement.
Essayons d’être clair: si ma conscience réalise l’action d’un inconscient, c’est bien parce que justement la ligne de frontière entre mon passé et mon présent est poreuse, trouée. Ce que Jason Bourne est physiquement, cela reste bel et bien tout ce que son passé a fait de lui: un maître des techniques du combat rapproché.
Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint- Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse: ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait- elle? Que signifiait-elle? Où l'appréhender? (…) Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. II est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n'apportait aucune preuve logique, mais l'évidence, de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s'évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle.
Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s'enfuit. Et, pour que rien ne brise l'élan dont il va tâcher de la ressaisir, j'écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j'abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever, quelque chose qu'on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c'est, mais cela monte lentement ; j'éprouve la résistance et j'entends la rumeur des distances traversées. Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu'à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l'insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m'apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s'agit. Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute oeuvre importante, m'a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.
Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé; les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot - s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.
PROUST Marcel, Du côté de chez Swann, GF Flammarion, Paris, 1987, p. 140-145
Le passage dans son entier tient dans la description d’une sensation gustative. Le narrateur vit ce que l’on pourrait appeler une réminiscence sensitive. Le simple fait d’avoir porté le morceau de madeleine dans sa bouche procure un plaisir qui précisément ne peut pas être exclusivement qualifié de « physique ». « Sans la notion de cause »: cette mention est vraiment essentielle. La révélation a bien un certain rapport avec le gâteau, mais en même temps, la satisfaction que la bouchée procure n’est pas objectivement en elle. C’est une jouissance qui ne tient pas à la composition d’ingrédients de la madeleine. Il n’est pas en train de se réjouir qu’elle soit sucrée, qu’elle soit moelleuse, qu’elle soit savoureuse. Il se satisfait d’être lui, d’être lui-même, à l’occasion d’une espèce de fulgurance que la madeleine a provoqué, mais presque « accidentellement ». Il y a dans ce goût une raison de se satisfaire d’être soi, mais ce n’est pas du tout une raison objective, c’est plutôt une coïncidence, sauf que dans cette coïncidence, une révélation extrêmement puissante et déterminante se manifeste.
« J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. » Il n’est vraiment rien (mais vraiment rien) de cet extrait dont on puisse sous-estimer la portée philosophique en se disant que Marcel Proust « fait du style ». Indépendamment du fait qu’une telle expression est vraiment stupide, ce passage est célèbre parce qu’il est décisif dans l’oeuvre mais aussi parce que L’écrivain s’y implique de façon vraiment détaillée, juste, précise et pas pour faire joli mais parce que ce sont les mots et les images qui conviennent. Il y a quelque chose d’éternel dans cette sensation.
C’est exactement la même chose que lorsque l’on est amoureuse.x et qu’on ne saurait dire pourquoi. En fait, évidemment il n’y a pas de pourquoi, ou plutôt si l’on en trouve un , c’est que ce n’est pas de l’amour. L’amour est sans cause identifiable. Ce n’est pas un état provoqué, et pourtant il y a un début et éventuellement une fin. Mais l’amour est indissociable du fait que l’on soit cette personne et que ‘l’autre soit cette autre personne. Aucune raison ne saurait se détacher en particulier. Si vous vous rendez compte que votre amour est motivé par une raison, alors cela signifie que vous êtes est train d’utiliser la personne dite aimé.e (mais c’est un mensonge). C’est la même chose ici, ce qui est en train de se passer n’a rien à voir avec une cause, avec la vie présente dans laquelle le narrateur est fatigué, un peu déprimé, offert à la possibilité de sa mort (comme à chaque instant de notre vie effective). Mais ici justement ce n’est pas de la vie « effective ». Le narrateur fait l’expérience d’un incroyable retranchement, d’une sorte de rétractation par rapport à la vie brute. Il se sent éternel, il perçoit que quelque chose en lui qui a rapport à cette saveur fait de lui ce qu’il est.
C’est très important: si l’on nous demandait de nous définir, nous reprendrions par une liste de qualités et de défauts plus ou moins justes, objectifs (mais plutôt moins que plus). Ici ce qui est sidérant c’est que c’est juste le goût d’une madeleine, mais qu’elle porte en elle la capacité à procurer le sentiment que quelque chose d’éternel est en nous, est « nous ».
Le narrateur perçoit donc qu’il y a quelque chose dans cette saveur qui est autre chose que de la farine, du beurre, des oeufs, etc; mis dans un four. Il faut que nous nous détachions d’une dimension prosaïque. Vous pouvez passer votre vie à croire que la réalité est strictement du déterminisme physique, ici il faut vous arrêter: cette madeleine n’est pas qu’une madeleine. Elle revêt une dimension mentale, imaginative. Elle charrie avec elle ce qu’il faut bel et bien appeler de la pensée. C’est la raison pour laquelle le narrateur parle d’un effort de pensée plus que d’une obstination gustative. Il ne sert à rien de goûter et regoûter. Il faut faire le vide. A cet instant l’écriture de Marcel Proust franchit le cap d’une dimension supplémentaire, et dans la justesse quasi miraculeuse des termes choisis, nous reconnaissons des expériences que nous avons faites: celle de la puissance d’un parfum, d’une saveur, d’une chanson bref d’un affect sensoriel de nous faire réellement et irrésistiblement revenir au souvenir d’un moment vécu, sans qu’on l’ait voulu. Le terme irrésistiblement est à relativiser: ce souvenir est en nous sans aucun doute. Il a été touché par ce rappel parfaitement hasardeux, comme si à l’occasion d’une sensation contingente, quelque chose de pas contingent du tout s’imposait à vous et vous mettait en face de celle ou celui que vous êtes, d’un moi.
ici encore il faut insister: nous vivons constamment dans le souci de savoir ou de dire qui nous sommes. Nous cherchons sans cesse dans nos relations à savoir ce qu’elles pensent de nous, comment elles nous voient, si elles nous acceptent et jusqu’à quel point. Nous voulons renvoyer aux autres l’image la plus gratifiante de nous mêmes. Mais tout cela reste évidemment sujet à caution et sur le fond excessivement dangereux (manipulation, dépendance, harcèlement, etc.). Nous vivons dans l’esclavage de l’image du moi. Mais ici justement ce n’est pas du tout de cela dont il est question: ce « moi » est vrai, il est pur, et d’ailleurs il apparaît sans avoir été invité. Des morceaux de mon passé jonchent le fond marin de ma mémoire et voilà qu’accidentellement une sorte de grappin les déplacent, les allègent, les libèrent des algues qui les maintenaient prisonniers de la profondeur et qu’on perçoit qu’ils n’aspirent qu’à se laisser porter par l’eau pour revenir à la surface. Mais il faut encore sonder un peu, déplacer le grappin: « Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute oeuvre importante, m'a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine. »
Nous ne cessons de dire que nous voulons savoir qui nous sommes et voilà que lorsque enfin, un élément ne demande qu’à répondre posément, indiscutablement à la question, nous nous détournerions pour revenir aux affaires courantes de notre présent d’aujourd’hui ? Le narrateur s’y refuse avec calme, sans entêtement car ce serait anti-productif mais il faut persévérer. Il sait que c’est un souvenir ressurgi d’un passé oublié. Dans le travail difficile qui consiste à faire remonter lentement et volontairement un souvenir involontaire, à rendre conscient ce que st inconscient, il faut beaucoup de délicatesse, de finesse parce que justement vouloir ne suffit pas. Le fameux leitmotiv : « Si tu veux tu peux » ne marche pas du tout (marche-t-il jamais vraiment d’ailleurs?). Cela fait complètement obstacle à Alain (qui est un philosophe de la volonté). En un sens, justement, il ne faut trop le vouloir, il faut ruser, comme le fait le narrateur, laisser le souvenir revenir de lui-même. C’est très paradoxal mais finalement tout aussi indiscutable, en même temps: pour que ce souvenir revienne il faut qu’il sous-vienne. La force de mon « je » ici est impuissante. Il faut même qu’il s’efface. Il convient que le moi présent se taise pour que le moi passé revienne mais c’est plus que cela encore car le moi qui revient ici est un moi authentique qui ne réapparaît pas parce que ça m’arrange mais parce que c’est bel et bien quelque chose que j'ai vécu.
Le souvenir apparaît enfin et le narrateur réalise que ce goût est celui de la madeleine trempée dans une infusion que sa grand tante Léonie lui donnait quand il était enfant. Avec ce rappel ce sont des blocs d’enfance qui vont se désancrer de la mémoire involontaire et finalement constituer la matière même de l’oeuvre de Marcel Proust. Il y a comme un constat d’humilité qui est indissociable de toute cette expérience, c’est que l’on est « ça », en deçà de tous les qualificatifs que nous souhaiterions donner à notre être, les plus vrais, les plus justes sont aussi les plus bruts, ce sont ces morceaux de passé qui reviennent avec des sensations, sans prévenir, sans avoir été vraiment souhaités. Mon moi est tissé dans la matière sensitive de ces affects, ce qui signifie que mon moi n’est pas fait de grandes qualités, de qualificatifs mais de sensations.
Il est impossible de distinguer ce passage et les multiples références qui y sont présentes à une forme de joie, à cette volupté impliquée dans la résurgence de la question du moi passé puisque de fait c’est ça qui se produit, à savoir du pur souvenir. Nous qui sommes fondamentalement offert à l’indétermination active du présent, à la contingence d’un instant où tout peut arriver, y compris la mort, éprouvons en un instant le sentiment de jouir d’une éternité, tout simplement parce que ce souvenir est celui d’un moi passé bouclé. Je ne suis pas ce que je pense être je suis ce dont mes souvenirs se rappellent. Je ne suis pas ce dont je veux me souvenir mais ce qui du passé souvient dans le présent. C’est une pensée qui vient elle veut et pas quand je veux, donc elle est vraie, et d’ailleurs c n’est pas qu’une pensée, c’est surtout la pensée d’un affect, d’une sensation. Il y a là un rapport au corps. Ce point est vraiment fondamental en ceci qu’il prouve à quel point ma pensée est liée à mon corps. Je fais certes l’expérience qu’une saveur de madeleine charrie avec elle de la pensée mais aussi de ceci que cette pensée est entièrement prise dans une sensation. Dans une saveur de madeleine se trouve contenue des blocs de passé purs bruts, des pensées. On peut juger l’écriture de Proust, abstraite, difficile, compliquée, stylisée (et cela en effet elle l'est) mais ce n’est pas du tout abstrait. Nous avons toutes et tous vécu ce qu’il décrit ici magnifiquement avec un sens travaillé de l’expression juste. Il y a une éternité sensitive du souvenir et c’est en ce sens que nous avons un moi, c’est en ce sens que nous pouvons nous identifier avec un moi, mais seulement ce moi là, ce moi tissé dans nos affects.
Cela signifie que la dissociation entre le moi passé et le moi présent orchestré par la conscience ici n’a plus cours parce que le fond de la démarche est corrélé à de l’inconscient et c’est exactement la raison pour laquelle ce passage est aussi long: il décrit bien un effort mais ce n’est pas un effort de conscience, c’est plutôt un processus extrêmement difficile d’oubli, de mise sous l’éteignoir de sa conscience.
3) La question du moi
Quelque chose ici doit retenir notre attention, c’est que pour Jason Bourne comme pour le narrateur de la recherche il y a une forme d’amnésie qui semble précisément rendre possible l’émergence pure , brute du souvenir. Il y a bien un moi passé qui se manifeste dans la prise de conscience mais c’est juste ce moi d’un passé récent. Pour que le moi d’un passé plus profond surgisse, il faut qu’il y ait de l’oubli, soit celui de l’amnésie de Jason Bourne soit celui de la pure chronologie pour le narrateur de Marcel Proust. C’est exactement comme si notre passé avait semé exprès des affects au long d’un certain chemin, comme des bombes à effet rétroactif et qu’il revenait aux hasards de notre vie effective présente de nous mettre en face de ces pièges. La plupart du temps, nous cheminons dans l’ignorance de ces niches mémorielles cachées dans des saveurs, des objets, des paysages, des odeurs, etc. Nous sommes ce que le passé a fait de nous mais nous vivons le plus clair de notre temps dans l’ignorance de ces moments du passé qui nous ont fait. Nous vivons dans le déni de cette formation de notre moi par le passé. Le narrateur peut bien faire le décompte de son existence en nombres d’années, la vérité c’est que sont les affects vécus durant ces années qui l’ont fait, qui ont tissé son moi et s’il veut se connaître, il lui faut descendre dans ces souterrains que sont les affects ressentis, autant de sensations non voulues, liées le plus souvent à notre enfance.
Dans l’intitulé du sujet, il convient d’accorder une grande importance à l’expression « a fait de moi » parce que justement la détermination passive du sujet y est littérale. Notre être est-il le produit de notre volonté, ou bien au contraire le résultat de cette machine à imprimer des affects dans une ligne d’existence donnée? Peut-on se construire soi-même? Ou bien sommes nous entièrement déterminés par un passé que nous n’avons pas voulu? Le moi est il un produit du passé?
Peut-être atteignons ici le paroxysme même du « oui »: si c’est bien s’identifier que nous voulons, on ne voit pas bien où ni comment nous pourrions trouver en nous un moi ailleurs que dans le passé. Le narrateur de la recherche va plonger dans le passé à partir de cette madeleine de telle sorte que toute lectrice.teur doit bien comprendre que c’est cela qu’il lit, ce désancrage par le biais duquel, à partir de cette simple saveur, de véritables blocs de passé vont peu à peu se laisser porter par l’élément liquide la mémoire pour venir à la surface de la page d’écriture. Toute la recherche est un peu comme une étrange (et longue) carte d’identité sensitive où l’écriture se met au service de cette pure remontée d’affects dans laquelle un moi se dit, se présente, revient à la surface de soi.
Dans la perspective de la recherche, il n’y a rien de douloureux ni de problématique dans cet ancrage du présent au passé et de d’ancrage par le biais duquel le passé revient à la surface du passé. Mais ce n’est pas forcément toujours le cas. Nous sommes sujets à un fort désir d’identification et tant qu’il sera volontaire, il sera falsifié, voire manipulé. Mais dans ce déni de notre passé par notre présent, il est peut-être autre chose qui oeuvre souterrainement.
Nous vivons dans le déni de notre passé parce qu’il est infâme, inavouable, indicible, honteux. C’est finalement un peu ce que Sigmund Freud soutient grâce à tout ce qu’il a mis à jour concernant l’existence d’un inconscient très différent de tout ce que Marcel Proust a révélé même s’il s’agit aussi de souvenirs involontaires, mais ce sont plutôt des souvenirs « interdits », « dissimulés ». L’existence humaine, en tant qu’elle est socialisée, organisée, « légalisée » est une existence sommée, contrainte de se mentir à elle-même, de se refuser elle-même. Le « moi » au sens freudien du terme naît de cette dissimulation de soi à soi.
Toutes les thèses freudiennes sont nées de ces premières observations sur l’hystérie. Ce trouble de comportement se manifeste par des symptômes ambigus comme la paralysie ou la cécité (devenir aveugle) sauf que ces pathologies sont « jouées ». Les analyses anatomiques ne révèlent aucune lésion. En toute rigueur, le corps des hystériques paralysé.e.s ou aveugles se porte très bien, de telle sorte que les médecins n’y prêtaient aucune attention, pensant avoir à faire à des simulatrices (ou à des sorcières).
Freud (1856 - 1939) est l’un des premiers médecins avec Charcot à ne pas adhérer à cette analyse. Que l’hystérique « ment », c’est en un sens indiscutable mais ce n’est pas pour autant qu’elle peut marcher ou qu’elle peut voir. Elle se ment à elle-même mais elle ne ment pas quand elle dit qu’elle ne voit pas. Quelque chose en elle de son passé qui n’a pas été accepté utilise des troubles, des pathologies pour se faire signe étrangement à elle-même. En fait pour Freud, les symptômes hystériques sont les manifestations de ceci qu’il y a des dysfonctionnements qui sont une façon pour notre pensée d’instrumentaliser notre corps et de dire quelque chose de soi par le problème en question. Le passé torture le corps pour être accepté ou au moins formulé dans le présent. C’est cela l’inconscient, ou plutôt l’inconscient est constitué par tous les éléments refusés par une censure inconsciente grâce à laquelle notre conscient n’accepte pas ce qui lui semble dégoûtant, honteux, inavouable parce que sexuellement repoussant.
Nous sommes toutes et tous des sexualités refoulées tout simplement parce que le mode de vie réglé des humains ne peut pas faire droit aux exigences des pulsions. Nous le voyons bien chez les enfants qui ne sont justement que ça, des appétits s’exprimant violemment, sans contrôle, sans retenue et sans modération. Notre « éducation » consiste justement à réprimer la plupart de nos pulsions sexuelles, à les canaliser, à les entourer d’usages et de formalités.
Pour cela il a fallu prouver qu’il existait une sexualité infantile (ce qui est aujourd’hui parfaitement admis mais ce n’était pas le cas à l’époque). Ce que cela signifie, pour Freud, entre aitres choses, c’est que l’on ne peut jamais totalement dissocier un plaisir quelqu’un soit d’une charge érotique, sexuelle plus ou moins forte. La sexualité n’est pas une pulsion comme les autres, elle est celle qui alimentent souterrainement toutes les autres: plaisir gustatif, satisfaction narcissique, etc.
C’est cela qui a donné naissance à la théorie dite des trois instances: ça, moi et sur-moi.
- Le « ça » c’est cette antériorité des pulsions dans la généalogie de tout être humain qui après tout est un être vivant. Nous sommes porté.e.s à désirer d’abord et sans modération ni raison ni mesure. Nous exigeons la satisfaction de nos pulsions et c’est ce que fait le nouveau-né.
- Au fil de notre éducation qui sera donc assimilable à un dressage du ça, une instance va se constituer en nous qui est le produit de l’intériorisation de l’autorité de la société par l’intermédiaire de l’autorité parentale et plutôt paternelle (si elle est là, mais cela se déportera vers celle ou celui qui porte en soi la tache éducative de dressage). Cette instance c’est le sur-moi. Nous créons en nous une partie de nous qui est la voix du « tu dois ou du tu ne dois pas ». C’est la voix de la répression des pulsions.
- Ce qui va naître au fil de cette opposition constante entre le ça et le sur-moi, c’est le « moi » qui est coincé entre les deux et qui va faire ce qu’il peut pour tenir à bout de bras ce constant écartèlement.
On pourrait dire que personne ne sort indemne de cette configuration mais c’est bien ça qu’il faut saisir c’est qu’ « indemne » ici n’a pas grand sens: on ne peut pas dire qu’on serait mieux en n’étant que le « ça » (parce qu’on serait une espèce de brute) et qu’on ne peut pas dire que le sur moi est la perfection, parce que se réduire à son sur-moi, c’est consister à se dire tout le temps « non ».
Avec Sigmund Freud, la réponse à la question « qui suis-je? » devient « généalogique » c’est-à-dire qu’elle exclue toute référence à la nature et à la génétique, non pas qu’il nie totalement cette dernière. Il existe bel et bien des caractéristiques que nous héritons de nos parents génétiquement. Il est impossible de nier cela. Mais ce n’est pas cela qui constitue le moi au sein de l’appareil de ces trois instances. Tout être humain vivant en société a à composer entre les exigences de ses pulsions (le ça) et la répression des limites nécessaires à la vie en communauté (le sur-moi). Il faut noter deux traits importants du « Sur-moi », c’est une « voix » ou une influence de l’autorité parentale que l’enfant fait sienne, c’est-à-dire que même si elle naît de la pression d’une présence extérieure, elle est assez vite assimilée par l’enfant de façon intérieure. Notre « sur-moi" est en nous. Le deuxième point concerne tout ce dont le sur-moi est comme la pointe avancée, la première ligne, à savoir les traditions, la religion, la morale, les lois, les habitus, les mentalités, etc. Nous sommes éduqué.e.s par nos parents mais ce qui s’insinue en nous par leur intermédiaire, ce sont finalement les interdits autour desquels se structurent dans une civilisation un type de comportement normé. Cela se fait donc en fonction de l’histoire des peuples, des nations et des civilisations. Il faut reconnaître aux parents la fonction déterminante à tous points de vue d’intermédiaires entre ces interdits et l’enfant selon que le mode d’éducation est sévère ou pas, selon que la famille se fait la garante d’un ordre moral ou des valeurs d’une société donnée à un moment donné.
Des trois instances, le moi est donc la plus fragile, la plus déterminante aussi. Tout être humain fait ce qu’il peut, trace un chemin dans cette lutte entre ses pulsions et son « dressage » et nous mesurons bien tout ce qui fait du moi une réalité certes dynamique mais très influencée par un passé, celui de sa religion, de sa tradition, de sa nation et du foyer parental.
Les thèses avancées par Sigmund Freud sur ce qu’il a appelé l’Oedipe sont vraiment représentatives de cette détermination. Il est évidemment possible de rejeter totalement ses thèses notamment par ce qu’elles induisent de scandaleux, de choquant. En même temps, bien les comprendre, c’est envisager la possibilité que cette détestation quasi horrifique (et en un sens espérons le!) Vient précisément de tout ce qu’elles recèlent de vérité pure. Comme le révèle assez bien le mythe décrit par Sophocle, peu de tabou nous semble aussi fort, voire universel (Claude Lévi-Strauss) que l’inceste, la pratique de relations sexuelles au sein d’une famille. Selon l’ethnologue français, toute société est précisément fondée sur l’exogamie, la nécessité d’avoir un.e partenaire sexuelle qui est en dehors de la famille. Il y a société quand on sort de la famille et la sexualité pose cette nécessité de sortir de la famille. C’est quasiment une donnée universelle sociale.
Mais Freud soutient qu’en réalité la pulsion érotique s’est d’abord portée sur nos parents. Si cela nous révolte et nous dégoute c’est justement parce la société a bien fait son travail. Freud fait remarquer deux faits:
- il y a des pulsions sexuelles chez l’enfant et tout de suite
- Celles ci sont aveugles et se tournent donc de façon assez évidente en fait vers les premières personnes à s’occuper de nous et à nous aimer. Ce qui donne raison à Freud c’est qu’en effet, on ne voit pas bien comment un petit enfant s’il est admis que les pulsions sexuelles sont déjà efficientes en lui, pourrait maîtriser tous les sens de ce terme, toutes ses variables sémantiques. On aime son chien, ses parents, son copain, la pizza, ses amis, etc. La compréhension et la maîtrise des registres d’attitudes multiples de ce mot suppose une éducation. Faire son oedipe, en langage psy, c’est passer par ce moment d’engouement érotique à l’égard de l’un des deux parents (l’autre étant perçu comme un gêneur qu’il faudrait faire disparaître comme Oedipe) et le dépasser. Mais précisément dans ce dépassement, quelque chose de vraiment déterminant se décide qui aura des implications futures absolument essentielles.
Pourquoi? La thèse de Freud, c’est que nos attirances sexuelles et peut-être plus que cela: nos affinités, nos choix sentimentaux, etc, seront impactés par le fait que nous avons commencé par un refus. Faire ‘l’expérience de l’oedipe et la dépasser, c’est avoir imprimé que le premier homme ou la première femme que ‘son a désiré nous a été interdit.e. Le lien entre le désir et l’interdit se trouve finalement ici. Le désir est toujours déjà là, en fait (Freud a lu Schopenhauer). Le désir est « brut », il est un ça impersonnel qui nous anime et qui donc se porte sans nuance ni pudeur sur les premières personnes qui s’occupent de nous. Mais très vite, la mère et le père vont interdire tout caractère érotique de la pulsion, de telle sorte que finalement les personnes que nous aimerons par la suite seront des substituts de cet amour originel premier et surtout interdit. Nous déporterons nos pulsions amoureuses vers celles et ceux qui nous ont « autorisé.e.s » à partir de cet interdit fondateur. Aimer, au sens romantique, érotique ou sexuel du terme, ce sera nécessairement compenser la première perte, prendre acte d’un interdit. Si c’est bien parce que nous désirons pas la « bonne « personne qu’on nous l'interdit (et ce « on » c’est le surmoi), ce sera aussi parce qu’on nous l’a interdit que notre désir suivra des voies particulières, exclusives, celle de notre moi.
On mesure bien ici à quel point nous sommes, dans ce domaine si intime qu’est celui de notre vie amoureuse, celle ou celui que notre passé a fait (puisque l’Oedipe est une étape si cruciale aux yeux de Freud) mais nous comprenons tout aussi bien que ce qui va décider de ce « chemin » si aventureux, ce n’est pas exclusivement ce passé, c’est justement ce mixte fait d’une part par la fatalité de l’oedipe mais d’autre part du hasard des rencontres, de la capacité du moi à n’être ni le ça, ni entièrement réprimé par le sur-moi, bref quelque « chose » de parfaitement imprévisible, précaire, contingent, hasardeux. Dans cette extrême difficulté qu’éprouve le moi à se creuser un chemin entre le ça et le sur-moi se dessine tout aussi bien un style, une spécificité, une ligne un peu brisée qui relie des points épars comme un moi qui ne se constituerait de façon toujours provisoire que d’heccéités, c’est-à-dire de moments exclusifs, uniques, remarquables (pas forcément au sens de géniaux mais seulement d’absolument spécifiques (une héccéïté c’est le contraire d’une généralité: cette chaise là, ici et maintenant, est une héccéïté, « la » chaise est une idée générale).
En fait, si dans cette perspective, je ne suis pas seulement ce que le passé a fait de moi, je ne suis pas non plus celle ou celui que je veux être. La question qui nous est posée n’est pas celle de savoir si nous sommes bel et bien la personne que nous souhaitons être mais uniquement celle de savoir si l’expérience d’être la personne que je suis maintenant, si l’acte d’exister effectivement en cet instant se résorbe, se limite, s’explique exclusivement par mon passé. Et la réponse est bel et bien non.
Si, en plus, je suis une analyse au sens freudien du terme, il est clair que la réponse est encore plus négative. Pourquoi? Les pulsions et les souvenirs animés par le principe de plaisir (c’est-à-dire le « ça ») sont donc censurées par le sur-moi et refoulées dans un inconscient dont il s’agit évidemment de sortir par tous les moyens: les rêves, les lapsus, les troubles de comportement, les pathologies psychiques décrivent autant de stratégies de contournement utilisées par ce que l’on pourrait appeler le refoulé afin de se manifester, de faire signe de vie au moi conscient de la personne. Si je décide de suivre une cure psychanalytique, cela signifie 1) que ‘j’ai admis qu’il y avait en moi de l’inconscient 2) que j’accepte de me faire aider pour saisir la nature exacte de ces éléments que j’ai inconsciemment refoulés une première fois 3) que j’aspire à une forme de libération de mon moi passé par mon moi présent. Il y a bel et bien la manifestation d’un désir de libération. Il est extrêmement gratifiant pour le moi de clarifier ces ressorts par lesquels le passé plombaient son présent mais ce n’est pas seulement un effort de lucidité, de mise à jour d’une réalité qui, d’obscure, devient visible et désamorcée, c’est aussi une joie émancipatrice sans égal, un peu comme l’élévation d’une montgolfière qui, petit à petit, romprait tous les filins qui la maintiennent au sol. Toutefois, Freud a plusieurs fois insisté sur l’incroyable quantité de « filins ». Il n’est du tout évident que l’élévation soit possible. Considérons plutôt que le travail du moi est laborieux et qu’on n’en finisse jamais de mettre à jour de nouveaux filins, une multitude d’éléments inconscients qui nous rattachent à notre passé. Ce n’est pas pour autant que je ne serai que ce que le passé a fait de moi, je suis ce que c’est qu’oeuvrer au présent pour se détacher du passé. On pourrait presque dire que ce que je texte dans toute cure psychanalytique , c’est la liberté d’être son passé, d’assumer ce que par ailleurs je ne peux pas changer. Assumer son passé, sans regret, ni reproche envers quiconque ni culpabilité envers moi: ne serait-ce pas ça finalement le secret véritable d’une vie réussie?
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