samedi 28 septembre 2024

Terminales 1 / 4 / 5: Suis-je ce que mon passé a fait de moi? (Cours 3)

 


4) L’oubli

Il est assez évident que toutes les thèses de Sigmund Freud, fidèles en cela à une tradition philosophique assez longue (Platon et même encore en-deçà Homére) repose sur une vision négative de l’oubli. Il va même plus loin puisque il le considère comme une stratégie de protection du moi influencé par le sur-moi de ne pas se souvenir de la censure. Nous refoulons et nous oublions que nous refoulons.

Dans la question qui nous occupe, nous venons de mettre à jour l’importance de l’acte d’assumer. Je ne suis pas ce que mon passé a fait de moi parce qu’il m’est toujours offert de profiter de l’instant présent pour ne pas l’assumer et vivre alors dans une dénégation ou une culpabilité (dont je paierai les frais) ou bien au contraire l’assumer, ce que la psychanalyse freudienne m’aide à faire. 

Mais il y a néanmoins une contradiction dans la théorie freudienne entre l’extrême justesse de cette assomption (acte d’assumer) par le patient d’un passé qu’il n’a évidemment pas voulu et l’importance accordée à un passé « objectif ». Ne pourrions pas envisager, par exemple, une Anna O qui ne mettrait au point aucune stratégie pour oublier les habitudes douteuses de son père, mais qui tout simplement « l’oublierait », non pas parce que ça l’arrange, mais tout simplement parce qu’après tout, ce n’est pas si déterminant que ça?  Nous connaissons toutes et tous des situations embarrassantes pour une personne dont on ressort en disant, « je ferai comme si je n’avais pas vu ce que j’ai vu » ou encore « mettons que je n’ai rien dit » ou enfin « oublions ça! » Ce qui est intéressant c’est évidement qu’on le rappelle pour affirmer qu’on l'oublie, mais évidemment c’est faux: on ne pense qu’à ça! C’est un peu comme ça que ‘l’inconscient d’Anna O agit: « mettons que je n’ai pas vu le cadavre de mon père dans une maison close de Naples ». Mais en fait l’inconscient ne pense qu’à ça et torture la pauvre Anna pour que justement finalement elle ne l’oublie pas, jusqu’à ce qu’enfin elle le reconnaisse.  

Dans la perspective de Freud, Anna s’est dit qu’il lui fallait oublier et son inconscient est exactement cette part d’elle qui prend sur soi de « se souvenir de ce qu’il faut oublier »: le père mort dans les bras d’une prostituée. Le moi conscient peut ainsi vaquer à ses occupations mais c’est comme si l’inconscient avait besoin d’imposer des piqures de rappel  de ce qu'il faut oublier  pour l’oublier (ou plutôt faire semblant) et ces piqûres sont vives, insoutenables, jusqu’aux symptômes hystériques.

Mais envisageons une autre forme d’oubli: celui d’une force en pleine santé qui ne verrait pas l’intérêt d’un tel détail. Avec Friedrich Nietzsche (1844 - 1900)  nous allons même plus loin que ça en évoquant une puissance d’oubli « pure », positive, pleine

: « Observe le troupeau qui paît sous tes yeux : il ne sait ce qu'est hier ni aujourd'hui, il gambade, broute, se repose, digère, gambade à nouveau, et ainsi du matin au soir et jour après jour, étroitement attaché par son plaisir et son déplaisir au piquet de l'instant, et ne connaissant pour cette raison ni mélancolie ni dégoût. C'est là un spectacle éprouvant pour l'homme, qui regarde, lui, l'animal du haut de son humanité, mais envie néanmoins son bonheur — car il ne désire rien d'autre que cela : vivre comme un animal, sans dégoût ni souffrance, mais il le désire en vain, car il ne le désire pas comme l'animal. L'homme demanda peut-être un jour à l'animal : « Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur, pourquoi restes-tu là à me regarder ? » L'animal voulut répondre, et lui dire : « Cela vient de ce que j'oublie immé­diatement ce que je voulais dire » — mais il oublia aussi cette réponse, et resta muet — et l'homme de s’étonner. » 




Avec Freud nous n’avons de cesse qu’à traquer tout ce qu’il y a de suspect dans l’oubli, comme si c’était trop simple. Il y a toujours dans l’oubli une simulation qui en fait, comme en crue nous désigne la chose que l’on ne peut oublier. Mais avec Nietzsche ce n’est pas du tout de cela dont il est question. L’animal ne se souvient pas qu’il lui faut oublier. Il oublie et point barre! Devant le mutisme de l’animal, l’homme s’étonne. Pourquoi? Parce que c’est vraiment dans sa condition d’humain de s’étonner d’un accomplissement aussi plein aussi littéral de la vie que celui de l’oubli animal. 

Pourquoi Friedrich Nietzsche s’appuie-t-il autant sur le monde animal? Parce qu’il espère pouvoir en retirer le point de vue le plus désanthropocentré possible, le moins suspect de favoritisme à l’égard de la condition humaine. Bien qu’il soit nécessaire de faire très attention à nos  conclusions sur les comportements animaux, nous ne détectons dans leur milieu aucun présence de rétentions tertiaires, pour répondre le terme utilisé récemment par le philosophe français Bernard Stiegler. Mais de quoi s‘agit-il?

C’est un concept que Bernard Stiegler (1952 - 2020) emprunte à Edmund Husserl (1859 - 1938), lequel n’a évoqué que deux types de rétentions:

  • Les rétentions primaires désignent simplement la mémoire à très court terme, celle qui est nécessaire pour terminer une phrase (il faut évidemment se souvenir de son début) ou encore la musique. 
  • Les rétentions secondaires s’appliquent à nos souvenirs, à la mémoire à plus long terme à l’effort que nous faisons pour nous souvenir des éléments de notre passé lointain;
  • Avec la notion de rétentions tertiaires, Bernard Stiegler veut adjoindre à ce tableau de  la mémoire des personnes et des peuples, les supports artificiels, techniques de la mémoire comme l’écriture, les enregistrements, les photographies, les ordinateurs, les prothèses mémorielles grâce auxquelles nous disposons d’une trace extérieure, matérielle, concrète des évènements passés.

Nous pouvons discuter des deux premières mais il ne faut aucun doute que les animaux n’ont pas majoritairement des supports mémoriels assimilables à la rétention tertiaire. Nous n’avons pas de traces attestant du fait qu’une fourmilière cultiverait quelque part des traces de son histoire. Ce souci historique n’est même pas partagé par la totalité des cultures humaines (il suffit de voir pour s’en convaincre les différences conséquentes entre la culture juive et la culture tzigane par rapport à la référence au génocide nazi ).

Insistons néanmoins sur le fait que les thèses développées ici par Nietzsche s’appliquent sûrement à certains animaux mais probablement pas à tous. Ce que  le philosophe allemand veut soutenir, c’est qu’il existe entre le libre exercice de nos facultés vives et le souci historique de les conserver, d’en avoir conscience et souvenir une incompatibilité.  On mesure bien à quel point Freud et Nietzsche ne nous parlent pas du tout de la même chose. Le « logiciel » freudien part de la sexualité et par rapport à cette source qui sature quand même le prisme des élans vitaux freudiens, tout oubli tient nécessairement de la dénégation, du refus imposé par la morale, par la famille, la société. Pour Nietzsche, plus fidèle en cela à Schopenhauer (1788 - 1860), il y a la volonté de puissance (ce que Arthur Schopenhauer appelait lui le vouloir vivre). Vivre, c’est être animé.e du désir constant d’accroître sa puissance d’affirmation en utilisant toutes les stratégies propices. Cette notion est beaucoup plus complexe qu’il peut le sembler de prime abord. 

Le souci historique prend place selon Nietzsche dans ce mouvement observable en l’animal humain par le biais duquel en lui s’inverse la puissance d’affirmation de soi de la vie, comme nous pouvons le constater dans l’importance que cette espèce accorde à la conscience, à la morale, à tout ce qui finalement est marqué par du décalage, de la négation, de la dénaturation de la vie.  Il y a quelque chose du consentement pur à l’existence à quoi nous renonçons en croyant que nous ne sommes que ce que le passé a fait de nous. Cette soumission à notre passé est une façon de nous retenir d’exister. Ce qui se produit ici est une sorte de chiasme, de croisement entre les notions de libération et de restriction: plus nous libérons de la perspective historique, plus nous nous retenons d’exister et plus nous nous empêchons de nous souvenir plus nous existons pleinement. 






Qu’est-ce qui peut donner raison à Nietzsche ? Le bonheur  et surtout tout ce que cet état suppose en termes d’irrationalité. Quiconque réfléchit à cette question perçoit immédiatement la différence radicale avec le plaisir qui est toujours causé. Nous pouvons désigner et provoquer la cause de nos plaisirs. Le plaisir est stimulable, pas le bonheur, tout simplement parce qu’il est toute autre chose qu’une stimulation.  Toute l’ambiguïté de cette notion de bonheur tient au fait qu’il est impossible de ne pas la désirer mais qu’en même temps, il n’est pas possible de la susciter, de mettre en oeuvre des moyens quelconques pour l’obtenir. Le bonheur n’est pas une finalité, ni une conséquence, ni l’aboutissement de quelque effort que ce soit. Il « est » sans cause, ce qui impose en effet qu’il se soustrait à toute historicité, à toute chronologie (si cette idée pose problème, il suffit pour s’en convaincre de réaliser qu’il n’existe pas de mode d’emploi, de recette, des choses à faire pour devenir heureux.se. Le bonheur en fait pointe vers l’exigence d’une autre temporalité que chronologique.

Mais deux choses restent à faire ici: 1) à bien expliquer ce qu’est la chronologie et 2) à marquer cette recherche d’une nouvelle temporalité non chronologique du sceau de l’animal qui de fait vit dans un autre temps que nous (aiôn)

  1. Une chronologie reste empreinte de causalité: non seulement il s’agit de diviser le temps en segments mais surtout d’ instaurer entre ces différents segments des rapports de cause à effet. Si tel évènement s’est produit, c’est parce qu’il a été provoqué par tel autre qui l’a précédé et ainsi de suite. Le passé ne précède pas seulement le présent mais il l’explique il en rend « raison ».
  2. L’observation du monde animal semble manifester une absence de retenue et de rétention dans le présent de leur existence. Vivre est leur occupation exclusive et instante. Ils sont absorbés dans leur tâche, dans leur vie et même si nous établissons nous des relations de causalité entre leurs gestes (l’araignée tisse sa toile « pour » attraper des mouches », nous nous trompons immanquablement en projetant notre conception sur la leur. L’araignée tisse sa toile pour tisser sa toile, parce que c’est le milieu qui correspond à son être d’araignée. Le présent, le milieu et l’animal lui-même vivent de concert. Une araignée est-elle ce que son passé a fait d’elle? Non elle est ce qu’elle fait d’elle ici maintenant en étant, et en étant de fait dans sa toile.

Dans le texte extrait de ses considérations inactuelles, il est une autre argumentation que Nietzsche utilise: celle du corps. La quantité de nerfs, de fibres musculaires et neuronales mises à contribution dans un simple clignement d’oeil ou dans le déplacement d’un doigt est proprement phénoménale et nous ne pourrions pas exister ni agir dans la pleine conscience de tous ces micro-tressaillements sur le fond desquels nous nous voyons lever le bras ou cligner de l’oeil. Ce n‘est même pas qu’une certaine méconnaissance de soi soit utile pour exister, c’est plutôt qu’elle est rigoureusement incontournable et vitale.




Cette perspective ouvre réellement des horizons nouveaux dans le sujet parce que nous avons déjà évoqué l’habitude et cette sorte d’hypnose dans laquelle elle nous maintient. C’est sans nous en rendre compte que le passé, dans l’habitude, fait de nous ce que nous sommes, ou nous fait agir comme nous agissons. Mais en réalité, l’extrême finesse de tous ces agencements nerveux, cérébraux, digestifs, musculaires, etc, nous font bel et bien vivre en cet instant même dans la totale inconscience de ce que je suis en train d’être. Toute recherche entreprise en anatomie ou en physiologie révèle des protocoles extrêmement complexes, très fins dans l’étude desquels, pour peu que nous soyons capables de nous détacher du préjugé que nous serions la seule intelligence, voire les seules âmes existantes dans l’univers, nous pourrions voir à l’oeuvre ce qu’il conviendrait peut-être de nommer des âmes: « Notre corps n’est pas autre chose qu’un édifice d’âmes multiples. »

Nous sommes en train de réveiller une puissance de saisie du sujet extrêmement subversive (comme c’est souvent le cas avec ce philosophe). Si nous empruntons une perspective purement physique du moi et le réduisons à son corps, Nietzsche nous contraint ici à convenir que nous serons immédiatement débordés par une évidence: il n’y a rien, vraiment rien, qui puisse être de l’ordre d’une réduction dans cette mise en perspective. C’est même le contraire: cibler objectivement tout ce qui s’effectue dans un corps humain vivant en terme de fonctions, d’opérations, de recoupements, d’interactions c’est entreprendre de prendre une toute petite conscience de cette insoupçonnable ébullition de mouvements multiples (tous liés à la volonté de puissance) inconscients, écrasants, toujours à l’oeuvre. Nous ne sommes que pour autant que notre existence consiste aussi dans cette puissance que l’on pourrait qualifier d’ « ingénierie biotique ». En d’autres termes, nous n’avons pas vraiment idée de ce qu’exister maintenant fait de nous, et ce n’est vraiment pas la peine d’aller chercher la perspective du passé pour se poser cette question. Je suis ce que fait de moi la volonté de puissance qui oeuvre au sein des puissances de vie, mais je suis aussi « en vie » parce que j’oublie heureusement cet appareillage là. Si je ne l’oubliais pas, je serais sans aucun doute paralysé par la fulgurance horrifique et lucide d’un tel écrasement.  Je suis ce que la volonté de puissance fait de moi mais dans quel temps vit la volonté de puissance?




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