Quelle utilisation pouvons nous faire de l’idée de l’éternel retour de Nietzsche pour le sujet: « suis-je ce que le passé a fait de moi? »
Dans la version présentée (il y a plusieurs passages dans l'œuvre de Nietzsche dans lesquels il fait allusion à cette pensée), on peut dire qu’il s’agit d’une sorte de boussole grâce à laquelle un individu peut se satisfaire de soi, agir de telle sorte qu’il ne peut pas se tromper. C’est déjà énorme. Il faut savoir que Nietzsche n’est pas du tout un auteur défendant la morale. Il est totalement opposé aux philosophes de la morale comme Emmanuel Kant. Il n’est pas du tout question ici d’agir conformément à un devoir moral, ni même conformément au « bien ».
Si une personne s’interroge et se demande, avant d’accomplir un acte ou un geste si elle peut le vouloir dans une sorte de cycle infini de réitération du même, elle disposera d’un critère indéfectible de justesse (plus que de justice) grâce auquel elle saura si la réponse est oui ou non. En même temps, il faut se méfier de cette version de l’éternel retour, car elle n’est pas totalement exacte, ce n’est pas une réitération du même qui va se produire, c’est plus le fait que ce que nous faisons, une fois fait, se diffuse dans notre vie, un peu comme les ondes à la surface de l’eau à partir d’un choc initial, des ondes circulaires.
J’entretiens une relation depuis plusieurs années avec une personne qui fait donc partie intégrante de ma vie, mais j’envisage de quitter cette personne. Supposons que je le fasse tel jour à telle heure. Je romps dans un présent. Je réfléchis alors à cette décision et m’aperçois en regardant mon passé qu’il y avait déjà dans le passé de cette décision des signes annonciateurs, des « micro-ruptures », de telle sorte que j’avais déjà rompu avant, en fait (mais il faut bien prendre en compte que c’est un regard rétrospectif, c’est à partir d’une rupture effective que je m’aperçois que j’avais toujours rompu). Et puis supposons maintenant qu’à partir de ce présent de rupture, je pense à mon passé, je me rendrai compte que cette décision effective à cette instant va nécessairement se diffuser dans mon futur et que cette rupture va se répandre au delà de ce présent, si bien que je ne vais pas cesser d’avoir rompu. Les évènements qui se produisent dans le présent de notre vie débordent de toutes parts ce présent et le débordent si complètement que mon passé et mon futur loin de se déployer de façon linéaire à partir de ma décision s’incurvent et se rejoignent dans un absolu de rupture: d’avoir rompu une fois, j’ai rompu toutes les fois.
Quelque chose d’un peu terrible se fait alors jour dans mon esprit: nous avons inventé cette idée de discontinuité entre les trois axes du temps passé/présent/futur pour éviter d’avoir à nous confronter à une évidence pure et embarrassante: rien ne se produit dans nos vies sans se diffuser insensiblement au gré d’ondes de propagation concentriques et excentriques. Tout ce qui s’effectue prend place dans un devenir qui n’a jamais cessé et qui ne cessera jamais (l’aiôn). Pour reprendre les termes de Maximus dans « Gladiator »: « what we do in life echoes in eternity », mais c’est vrai pour le meilleur et pour le pire. Nous changeons de vis à vis temporel, nous cessons de croire que tout a une naissance et une fin et que donc les moments où nous nous "marchons dessus", où nous nous méprisons nous-mêmes disparaîtront. Rien ne disparaît jamais et donc rien ne devrait davantage compter à nos yeux que de vivre des kaïros, c'est-à-dire des instants verticaux dont je sais bien que je ne regretterai rien, des instants qui sont exactement et à jamais ce qu'ils doivent être. Puis-je me satisfaire de ma vie de telle sorte que je répondrai "oui" au démon?
Mais alors suis-je ce que mon passé a fait de moi? Nous sommes toutes et tous broyé.e.s dans une machine à comprimer tous les instants les uns dans les autres de telle sorte que chaque instant de ma vie est déjà et à jamais dans tous les autres mais en même temps, rien ne décide de cela excepté la logique des évènements eux-mêmes et tout se joue dans un éternel présent. Ce n'est pas la peine d'aller chercher très loin pour trouver l'éternité: elle est et sera toujours là. Nous ne vivons que des instants éternels non pas parce qu'ils sont figés mais justement parce qu'ils ne le sont pas et qu'ils se retrouvent donc tous les uns dans les autres. L'éternel retour c'est ce qui apparaît clairement aux yeux de quiconque réalise (enfin) qu'il n'y a pas de commencements ni de fins dans notre existence et pour qui sait voir. J'avais toujours déjà rompu mais supposons que je n'ai pas rompu on pourrait dire sans se tromper ni délirer que c'est pareil: j'avais toujours décidé de ne pas rompre. Tout a déjà confirmé ou confirmera ce présent.
J’aurais pu ne pas rompre mais ce qui se produit à partir de ma rupture c’est ce cycle infini de la rupture. Je ne suis pas ce que mon passé fait de moi mais ce que c’est que devenir toujours dans un temps sans début ni fin.
En fait, pour bien comprendre l’éternel retour, il faut considérer que cette idée selon laquelle tout revient toujours s’appuie en réalité sur le fait que tout devient toujours et que mon passé, mon présent et mon futur étant en fait inextricablement lié, rien ne se produit jamais qu’éternellement, c’est-à-dire continuellement, sur un plan continu et non discontinu. C’est pour cela que l’exemple d’une rupture amoureuse est intéressant parce que l’on pense que cette décision crée du nouveau, ce qui demande à être revisité, éclairé par le fait que cette décision que je m’apprête à prendre (ou pas) va s’insérer dans une logique des évènements continue, sans rupture. Elle va prendre corps dans de l’éternité, dans du cycle et pas dans du linéaire fragmenté ou fragmentable.
Supposons donc que je décide de rompre. Cette idée ne m’est pas venue « comme ça » et si je fais un effort de lucidité sur la venue à mon esprit de cette idée, je vais trouver tout une suite de micro-évènements précédant dans mon passé cette rupture, laquelle rétrospectivement donne du sens et éclaire tous ces moments de mon passé dans lesquelles je me rends compte que l’idée de rompre déjà faisait son chemin. Dans tel acte exécuté par mon amie, déjà la rupture se profilait comme un effritement qui précède l’écroulement d’un mur. Rien n’arrive brutalement donc la rupture déjà hantait mon passé et je n’ai fait qu’actualiser une rupture latente, en devenir dans mon passé. En même temps, il ne fait qu’aucun doute que je pourrai faire la même chose à partir de ma décision de ne pas rompre et voir à l’oeuvre toutes les manifestations précédentes d’un couple solide, de telle sorte que si je romps, je me rendrai compte que j’avais déjà rompu avant et que si je ne romps pas, je trouverai tous les indices de cette non rupture, je n’aurai jamais cessé de ne pas rompre.
Là où ça devient encore plus intéressant c’est si je me projette dans mon futur à partir du présent. Si je romps, les implications de cette rupture ne vont pas cesser de se reconduire dans une multitude de détails du quotidien: plus cette brosse à dent à côté de la tablette de la salle de bain, plus cette manie de l’autre de se faire un thé qu’on ne boit pas, plus de vacances à décider de concert parce que malheureusement nos congés ne coïncident pas, et ainsi de suite. Il va falloir rompre à chaque confrontation avec les souvenirs et les traces de l’ancienne présence de l’autre. Par quelque biais que ce soit, je n’aurai jamais complètement fini d’avoir à affronter les conséquences de ma décision, tant et si bien que rompre une fois, c’est rompre dans la continuité de fois que ma vie étale devant moi comme autant d’instants dont chacun aucun ne rompt vraiment d’avec le précédent mais le poursuit. Cette rupture devient toujours. Elle change certes de formes mais elle « s’éternise ».
Rien ne serait plus stupide donc, pour prendre ma décision de rompre que de me dire que c’est juste un mauvais moment à passer, que de prendre cela comme un moment ponctuel qui ne durera qu’un court instant parce qu’en réalité, c’est faux. La meilleure façon de prendre ma décision, c’est de situer cette rupture là où elle va s’insérer, dans une logique de pure continuité des instants d’inter-pénétration des uns dans les autres, dont je ne sortirai jamais vraiment. Est-ce que je suis à l’aise dans cette « éternisation » de la rupture ? Est-ce que la nécessité de rompre s’impose à moi comme un cycle éternel avec lequel je m’accommode, de telle sorte que oui, la disparition de l’autre brosse à dents, des tasses de thé fumante dont on sait bien qu’elles ne seront jamais bues, de vacances dont on peut décider tout seul me conviennent parfaitement, sans regret?
La conception chronologique de la succession des évènements nous fait croire que nous vivons un événement puis un autre puis un autre alors que c’est toujours la même trame événementielle qui suit son cours et ne cesse de relier les évènements entre eux. On peut se dire que la rupture va simplement prendre son ticket dans cette file d’attente là, se produire puis disparaitre mais c’est faux. Elle ne s’insère nulle part. Elle a toujours été et ne cessera jamais d’être, et même si j’ai l’impression que c’est moi qui l’ai décidée, cette impression est fausse. C’est la loi de l’univers: cette imbrication des instants les uns dans les autres. C’est comme ça que ça marche la vie! Le vouloir-vivre, la volonté de puissance. Il ne s’agit pas de rompre dans Chronos mais de rompre dans l’Aiôn donc de n’en avoir jamais fini de rompre, de me trouver « bien » dans le cycle infernal de cette rupture là, de m’y satisfaire d’exister, d’y jouir d’une existence pleine et sans la moindre ombre au tableau. Le véritable critère de nos choix devient alors la possibilité de se supporter soi-même et de s’aimer dans ce miroir éternel de la nature cyclique des instants vécus.
Nous disposons dans l’odyssée d’une référence explicite à ce critère Nietzschéen, c’est celui de Pénélope qui confrontée à l’absence d’Ulysse et à l’empressement des prétendants décide de tisser le jour une toile qu’elle défait chaque nuit. Puis-je ne pas en finir avec une tache « subalterne »? Puis-je me rétracter de cette habitude de ne faire une activité que pour en finir avec elle comme si je voulais la tuer, la terminer? On peut légitimement se demander où en serait l’odyssée si elle n’avait pas été dénoncée par une servante…Toujours au tissage de cette toile, en fait!
Et cette tasse fumante? La veux tu? Pas une fois, deux fois, une éternité de fois? Parce qu’en fait, c’est ça vivre avec cette femme là, c’est supporter, accepter, vouloir que cette tasse soit là, que cette brosse à dent soit là et que tu ne puisses jamais décider de tes vacances tout seul. Mais c’est peut-être avec cette décision là, celle de ne pas rompre que tu vas te retrouver, « t’absoudre » parce que finalement , c’est ça que tu veux. Donc, ne romps pas!
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