lundi 16 janvier 2023

Terminale 3/5/7: 3e sujet du bac - Explication du texte de Jean Baudrillard (2)


3)  Interroger les présupposés d’un texte


(Il est difficile de situer cette étape dans une « méthodologie ». Tout texte suppose compris de son lecteur certaines données plus ou moins difficiles. C’est vraiment le cas dans celui-ci au sein duquel, comme il a été dit, Baudrillard mélange plusieurs domaines comme la linguistique et la psychiatrie, la psychanalyse. Ce qui se  trouve concentré dans les développements suivants, c’est finalement le fond de compréhension du texte à partir duquel seulement sa dynamique peut être vraiment suivie. Il n’est pas dit qu’il faille le produire de façon aussi continue et explicite, mais en même temps, le texte ne peut pas être expliqué sans cette élucidation).

Tout ce texte repose donc sur l’idée selon laquelle le fait d’être un acheteur dans une société de consommation revient terme à terme à s’inscrire dans le cadre d’une pathologie mentale que l’on appelle l’hystérie. La consommation n’est pas ce qui traite ce trouble, en tant que trouble mais ce qui le cause et nous pouvons appliquer sans exagération ni crainte de nous tromper les termes et les catégories de cette caractérisation clinique pour saisir les ressorts de cet acte que pourtant nous accomplissement « normalement » chaque jour. Cela signifie qu’on n’est jamais plus malade que lorsqu’on est normal et qu’un mal-être est inhérent à la consommation telle qu’elle est organisée dans nos sociétés, c’est-à-dire telle qu’elle que s’y trouve systématisé un marché fondé sur la loi de l’offre et de la demande.

Or si mal-être il y a, c’est que justement l’offre est conçue pour ne jamais satisfaire la demande, mais au contraire la relancer constamment. Si l’on s’interroge donc sur la nature même de cette pathologie dont la consommation est tout à la fois le moteur et l’issue, l’objectif unique et la finalité « pure » (en ce sens que l’on consomme pour consommer), on réalise qu’il consiste dans une profonde et radicale inappétence orchestrée au bonheur, ou pour le dire en d’autres termes, à l’idée que ce que l’on achète, c’est finalement la garantie d’un malheur programmé.

Il est absolument indiscutable que c’est bien cela qui est dit dans ce texte et qu’en même temps, cela suppose connus du lecteur deux présupposés, deux connaissances dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne vont pas de soi: a) La distinction radicale du besoin et du désir b) la compréhension de ce qu’est un système de signes, une langue, en fait.

Il faut donc évoquer ces deux points dont le texte en lui-même ne parle pas directement mais, en même temps, sans lesquels, nous laisserions échapper le fond de son explication. 




a) L’obscur objet du désir

a1) Dans l’amour, le désir est compris mais dans l’hystérie, non!

Autant le besoin est facile à définir parce qu’il s’inscrit dans le rapport d’un corps au vital, qu’il est possible de le satisfaire, parce qu’il ne laisse aucun doute sur son objet, sur ce dont il manque en tant que besoin (nourriture, sommeil, santé, etc.), autant le désir est trouble. Quelque soit la chose ou le projet que je désire ou que je pense désirer (et c’est plutôt la seconde formulation qui est exacte), je ne pose pas à cette visée le même rapport qu’avec le besoin. Ce trouble est celui du fantasme. On a envie de rêver à l’occasion de l’objet que l’on prétend désirer, et cela ne signifie pas seulement qu’en fait on n’a pas du tout envie de « l’avoir » cet objet mais aussi qu’en fait on ne sait pas bien en quoi il consiste. Il est trouble y compris dans sa détermination. Il y a dans cet objet du désir quelque chose qui par son évanescence, par le sillage vague et confus que crée son évocation, plonge le désirant dans une sorte de suspension, voire d’impasse puisque en fait, on ne désire pas pour jouir de ce qu’on désire mais pour désirer encore.  Ce que l’on désire c’est désirer, de telle sorte que l’objet prétendument désiré est en fait un pur prétexte, mais prétexte à quoi? A la rêverie, à l’illusion, au fantasme.

Les publicitaires l’ont bien compris jusqu’à faire finalement de tout supermarché une sorte de Zombiland dans lequel les consommateurs errent, un peu comme des somnambules, de produits en produits en s’achetant ainsi, de loin en loin, des objets qui sont comme autant de pôles magnétiques délimitant le champ fantasmatique de leur déambulation hallucinée.  Regarde le chariot de tel ou tel client et tu connaîtras son trip! Tu sauras ce qui le « fait kiffer », c’est-à-dire que tu disposeras des symptômes manifestes dans lesquels il va inscrire son délire latent de vivre en tant que quelqu’un qu’il n’est pas. Comment décaler sa jouissance de telle sorte que le produit ne satisfera rien mais alimentera le fantasme d’être quelqu’un qu’on n’est pas? Telle est le cahier de charges de tout hypermarché. Telle est la pétition de principes que nous signons en y faisant notre entrée.




Toutefois l’hystérie n’est pas le désir, elle est au contraire la pathologie du désir, ce qui le transforme en souffrance, en mal-être. Cela signifie, si l‘on suit Jean Baudrillard que la consommation n’est pas tant le lieu où le désir supplante le besoin (mais cela ne fait quand même aucun doute) que le lieu où le désir est perverti, corrompu, voire dénaturé, hystérisé. 

Mais qu’est-ce que cela veut dire concernant le désir lui-même. Est-ce le désir qui, en soi, nous rend malheureux? (Ici nous croisons de nombreux sujets du bac traitant de la question de l’assimilation du désir à la souffrance au manque, à la misère, au malheur). Non, bien au contraire, il se pourrait même, que le désir soit la condition même du bonheur, voire d‘un bonheur authentique dans la mesure où il peut se définir comme le seul rapport authentique que nous soyons capables d’entretenir avec le monde, avec les objets, avec le autres, avec la réalité. 

Mais c’est très paradoxal puisque justement nous venons de dire le contraire et que tout désir fantasme son objet. N’est-ce pas complètement contradictoire? 

Avant de répondre et d’essayer de clarifier cette ambiguïté fondamentale à propos du désir, il faut d’emblée préciser son enjeu par rapport au texte de Baudrillard et il est de taille. La plupart des hommes ne comprennent pas ce que désirer est, de telle sorte qu’ils en sont soit les esclaves, soit les opposants radicaux (comme Alain pour qui « le désir ne fait rien »). Peu de philosophes sont allés aussi loin que Spinoza et de nos jours Gilles Deleuze dans l’effort de compréhension de ce que le désir est. Or un désir bien compris et bien accepté de la personne désirante désigne finalement l’amour. Aimer, c’est finalement saisir et accepter la sagesse d’un désir qui soudainement nous apparaît comme une puissance de vérité. Le désir mal compris, c’st exactement ce qui est utilisé dans la consommation. L’hystérie est donc le contraire de l’amour, en cela qu’elle consiste en fait dans la non-réalisation de ce que le désir « est ».  Voilà pourquoi il convient de prêter vraiment une grande attention à ce qui va suivre parce qu’en fait le fond de la question sur l’hystérie porteuse du malheur et conséquemment sur le rapport entre consommation et misère s’y trouve expliqué dans toute sa clarté. Ce que nous nous proposons de faire donc, c’est de développer la ligne argumentative, principalement en nous appuyant sur le livre Dialogues de Gilles Deleuze pour expliquer ce que le désir est, et notamment le lien qui unit le désir et la réalité. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les développements qui suivent tentent de rendre accessible une clé de compréhension susceptible d’ouvrir toutes les portes qui nous séparent de cette sagesse du désir à partir de laquelle nous le saisissons, non pas comme un manipulateur qui ne ferait que nous induire en faute, mais comme une puissance de vérité. Que faut-il que soit le désir pour être vécu, accepté, ressenti comme la condition sine qua non de l’expérience du bonheur?




a2) L’ob/jet et la connaissance diagnostique

Pour répondre à cette question, il faut se rendre attentif à la notion d’ « objet », de propriété, de bien au sens avoir des biens, les posséder. Le principal motif d’accusation du désir, c’est qu’il fantasme l’objet, qu’il ne met en place aucun moyen, aucune stratégie concrète (contrairement au besoin qui lui est impulsé par la nécessité vitale) pour conquérir l’objet de son désir. Je désire cette femme, donc j’échafaude, non pas un plan de conquête ou une tactique de séduction quelconque pour me rapprocher d’elle réellement et éventuellement la convaincre mais, au contraire, je rêve, et me dis « comme ce serait bien si… », je crée des situations illusoires, j’imagine une vie commune ou du moins ce que serait une aventure avec elle mais tout cela de moi à moi, sans jamais franchir le seuil qui sépare le fantasme du réel. C’est ça le désir et c’est cela qui justifie, comme le dit Alain dans l’un de ses textes que le désir ne fait rien, Il n’agit pas, il songe, et en tant que tel ne nous fait jamais avancer dans la vraie vie. Bien au contraire, il crée une sorte d’espace imaginaire suspendu, évanescent, abstrait, qui n’est même pas le prélude à l’action, l’antichambre dans laquelle nous pourrions forger des projets mais au contraire une sorte de cinéma intime dans la salle obscure duquel il n’est question de rien d’autre que de rêvasser, de ruminer, et finalement de délirer.

Mais qu’est-ce qui peut maintenir en place une dimension aussi vaine, aussi clairement ruineuse de nos progrès dans la vraie vie? Le manque. Le désir apparaît alors comme une demande qui se satisfait de ne pas être satisfaite et qui, en fin de compte mise entièrement sur cette non-satisfaction de façon à s’installer dans l’absence, à créer ce lieu abstrait dans l’absence et à continuer absurdement de fantasmer sur ce que l’on travaille à rendre sans cesse plus inaccessible en « se faisant son film », en se rendant sans cesse plus « en demande » et sans cesse plus déçu(e), ce qui relance interminable la demande. Le désir, c’est ce qui travaille  la quête pour qu’elle devienne infinie et que l’objet demeure inaccessible (on voit bien ici ce qui fait du désir une puissance fantasmatique sur laquelle des intérêts financiers, des industries, du commerce fondent leur empire). Par conséquent la critique du désir en tant que fantasme, en tant que dimension suspensive à l’intérieur de laquelle le réel est ignoré, éradiqué s’appuie sur une définition du désir comme manque, demande. Désirer, sous cet angle, c’est manquer la vie. 

Or Gilles Deleuze affirme: « le désir ne manque de rien » parce qu’il est producteur de réalité, de la réalité. Avant d’expliquer cette affirmation, il convient de s’interroger sur l’objet. Un objet étymologiquement c’est ce qui est ob/jeté, c’est-dire ce qui est devant nous, distinct de nous, distinct des autres objets. Cette tasse est un objet, ce stylo, cette chaise, mais aussi ce paysage, cette montagne, cette mer, cet élément, cet amour, ce ressenti, cette haine, etc.. Tout ceci peut être objet de perception, de pensée, de connaissance, d’étude. Quand nous évoquons un objet, ce que nous désignons, que ce soit une chose matérielle, un ustensile, une oeuvre d’art ou un sentiment, un concept, une idée, un élément, une force naturelle, quelque chose est évident, c’est que nous entendons par là une unité, un ensemble fermé, un « UN ». 

Mais si nous prenons l’exemple d’un élément de la nature ou d’un paysage, nous réalisons très vite que cette détermination de la montagne, de la rivière, ou de l’arbre en tant qu’objet de ma vision est fausse, ou du moins, qu’elle vient de l’impossibilité de ma pensée et de ma perception, de saisir l’objet sans l’isoler. Je dis que je vois cet arbre parce que finalement mentalement je le distingue de son sol, je le déracine en partant du principe que l’arbre et le terreau dans lequel il est enraciné ne sont pas la même chose. On peut répondre qu’ils ne le sont pas en effet, puisque je peux matériellement déraciner cet arbre et manifester la différence entre les racines et le sol. Mais je peux aussi séparer la branche du fruit ou de la feuille. Je peux même à l’intérieur de l’arbre trouver sa sève, distinguer l’écorce, les vaisseaux qui traversent la chair du bois, etc. Tout ceci est séparable de l’arbre. Nous pouvons aller très loin dans la dissection de tous les éléments qui font qu’il y a là un arbre, des feuilles, de fruits, nous ne pourrons jamais dépasser cette évidence au gré de laquelle cet arbre n’aurait jamais existé sans sol, sans pluie, sans minéraux, etc. Autrement dit qu’il y ait l’arbre, c’est ce qui fait qu’il est impossible de distinguer cet arbre de ce qui le nourrit, du terreau, de la composition et décomposition des sols, de la pluie, bref de la nature en tant que Tout, en tant que milieu où tout est mélangé. Si cet arbre est là, et si je peux en faire l’objet de ma perception, de mon étude, de ma pensée, c’est paradoxalement parce qu’à un certain niveau, tout est mélangé, tout est confondu. 

Les conséquences de cette observation sont énormes (et finalement elles ont à voir avec cette distinction que nous avons faite récemment entre la vérité de l’être et la vérité du connaître) et elles sont les suivantes: commencer par isoler l’objet de sa perception pour en faire un objet d’étude ou de pensée, c’est d’emblée partir d’une base fausse puisque, de fait, ce qui fait que l’arbre « est », c’est que justement il est confondu avec son milieu, avec le monde, avec la nature (et d’ailleurs, ne serait-il pas confondu avec moi, en tant qu’être vivant, en tant que je suis nécessairement en lien avec lui, ne serait-ce que parce qu’entre l’arbre et moi s’effectue un échange oxygène / gaz carbonique (c’est la photosynthèse)?). Toute description de la réalité en tant qu’objet est « dia/gnostique », c’est-à-dire qu’elle connaît en divisant (dia: diviser / gnose: connaissance), mais le problème c’est que les choses, elles, ne sont qu’en tant qu’elles ne se divisent pas, qu’elles participent les unes des autres, de telle sorte que toute perception qui s’obstine à voir des objets partout falsifie ce qu’elle voit


Il est difficile ici d’aller plus loin dans l’opposition que nous avons déjà soulignée entre la vérité du connaître et la vérité de l’être. Ce qui s’effectue vraiment, c’est un flux au sein duquel tout est mêlé, tout est en correspondances avec tout à quelque niveau. Une connaissance scientifique de la diagnose nous permet d’explorer et de mettre à jour, dans une certaine mesure, ces processus, mais en même temps, elle n’ira jamais jusqu’à cette vérité de l’être à la lumière de laquelle les « ob/jets » sont des hallucinations ou des parti-pris de lecture, des postulats de la connaissance humaine grâce auxquels certaines strates de la nature sont éclairées, comprises, mais certainement pas «  le fond de l’histoire », c’est-à-dire la vérité pure d’une nature qui « est », qui existe, en tant que justement elle n’est pas discontinue, divisible, conceptualisable.

(A cela on peut évidemment objecter que cette chaise là est bien ici en tant qu’objet, comme cette table ou cet ordinateur, mais évidemment ils sont le fruit de l’intelligence qui les a conçus, intelligence de la diagnose qui ne s’est pas contentée de distinguer l’arbre, la rivière, le sable, la force magnétique, les différentes ressources et énergies effectives dans la nature ainsi que celles que l’on peut composer à partir d’elles mais qui les a utilisées, à partir de ces postulats de perception et de ces catégories de pensée, de telle sorte qu’en effet, c’est bel et bien un objet qui est « là ». Ces objets ne sont pas naturels, pour la bonne raison qu’aucun objet n’existe dans la nature, ni dans la vie, ni dans l’univers (ni dans les univers peut-être)). 

Par conséquent, les objets ne sont qu’une certaine façon d’halluciner notre rapport à une nature qui en réalité est un flux continu, et c’est bien là exactement ce qui parfois se manifeste à nous quand nous faisons preuve d’un peu plus d’attention que d’habitude à nos états d’âme et réalisons, comme le souligne Bergson, qu’il y a toujours un peu de haine dans mon amour, un peu de désespoir dans mon espoir et ainsi de suite, bref, que notre vie affective est infiniment plus complexe que nos mots nous le donnent à penser. Ce que nous comprenons maintenant c’est que ce que nous pressentions de nos affects est tout aussi valide pour la nature qui nous entoure, pour le monde: il n’y a pas plus de ressentis distincts des autres que d’objets découpables, séparables des autres. De la même façon que les mots « amour, joie, peine, nostalgie » m’ont fait croire à l’existence séparée de sentiments dans mes affects, les mots « vallée montagne, ciel, terre, pluie, etc » me font croire à l’existence séparée des forces et des éléments naturels. 


a3) Le désir, la puissance et la grâce

Mais alors tout s’inverse dans cette critique du désir qui consistait à condamner son inaptitude profonde et finalement souhaitée, désirée par lui, à accomplir son projet, à atteindre son objectif, à s’approprier son objet. La vérité, c’est qu’il n’y a pas d’objet et que le désir est la seule puissance dont je dispose pour le voir, pour le constater. Ce n’est pas le désir qui fantasme, c’est la croyance à l’objet, c’est ce présupposé selon lequel toute vie a des « objectifs », des objets à faire sien, des partenaires amoureux ciblés à convaincre et à « consommer ». Avant d’aller plus loin, nous pouvons ici pointer la justesse de l’expression « sagesse du désir », dans tout ce qu’elle revêt de vérité.

On peut reprendre la fameuse histoire du dignitaire chinois dans « Fragments du discours amoureux » de Roland Barthes. Epris d’une courtisane, il accepte le défi qu’elle lui lance de rester 99 nuits à sa fenêtre et de profiter seulement la dernière, la 100e du fruit de  patience, mais étrangement ,à la fin de 99e il part, sans réclamer son « dû ». Il faut vraiment saisir cette histoire dans sa vraie dimension: ce n’est pas que la nuit d’amour charnel ne serait pas à la hauteur de tout ce qu’il a passé 99 nuits à imaginer. Il n’a rien imaginé, en fait, il a, pour répondre les termes de Gilles Deleuze, « machiné » ou pour le dire autrement, il s’est impliqué dans le flux du devenir, il s’est absorbé dans la vérité pure de ce flux d’éléments, de sentiments, de passions, d’impressions diverses que la réalité « est ». Il n’est pas du tout question pour lui de se retirer dans une tour d’ivoire fantasmé où il pourrait se mettre à l’écart du réel, il s’agit au contraire de réaliser à quel point la perspective de la courtisane en tant qu’objet, voire en tant que «  récompense » est vraiment fausse, hallucinatoire, comme est illusoire toute idée selon laquelle une relation amoureuse serait consommée, accomplie, atteinte avec un acte de possession ultime et orgasmique. Ce qui se prédit alors ,c’est une confusion très dommageable entre plaisir et désir, alors qu’il se pourrait bien que rien ne soit plus ascétique que le désir:

« Certainement, dit Gilles Deleuze, le plaisir est agréable et nous y tendons de toutes nos forces. Mais, sous la forme la plus aimable ou la plus indispensable, il vient plutôt interrompre le processus du désir (…) Il y a beaucoup de haine, ou de peur à l’égard du désir dans le culte du plaisir. Le plaisir est l’assignation de l’affect, l’affection d’une personne ou d’un sujet, il est le seul moyen pour une personne de s’y retrouver, dans le processus de désir qui la déborde ».

Il faut retenir notre revendication au plaisir pour libérer le désir dans toute son authenticité. C’est le sens profond d’un passage de Bashung « Osez Joséphine »: « laisse donc hennir les chevaux du plaisir ». Il faut les laisser hennir mais sûrement pas leur donner de l’avoine. Libérer les chevaux du désir c’est retenir ceux du plaisir, et c’est ce que fait le dignitaire, qui n’est pas du tout est train de rêver, de fantasmer sa nuit d’amour, mais, à l’occasion de son amour de la courtisane, de se plonger dans ce flux de vérité pure qu’est la réalité d’une vie continue, indécomposable en « objets », en « personnes », en concepts c’est-à-dire finalement en « mots ».


Mais que fait-il vraiment alors pendant ces 99 nuits? Deleuze répondrait: « il « machine » au sens de machiner, d’agencer des éléments, de les combiner différemment pour créer dans une nature qui n’est constituée que de flux, de nouveaux flux, de nouvelles combinaisons fécondes, riches, inattendues, mais surtout efficientes et réelles. On doit réfléchir ici au sens du terme « infini ». Critiquer le désir, c’est lui reprocher de rendre infinie une quête qui devrait se satisfaire de l’obtention de son objet, étant entendu que cette obtention est possible, effective. De fait le dignitaire peut jouir physiquement d’une relation sexuelle avec la courtisane, la 100e nuit, sauf que la vérité, c’est qu’il n’a jamais simplement aimé cette courtisane mais qu’un flux de désir, d’attraction l’a envahi et l’a situé dans une configuration, dans un agencement où la courtisane d’une part, mais aussi telle robe qu’elle portait tel jour, telle lumière rayonnant à tel instant, tel geste qu’elle a pu faire pour rajuster sa parure, telle nouvelle qu’il a reçue alors qu’il la regardait, etc, tout ceci a circulé, a charrié une multitude d’éléments, comme autant de poussières évènementielles qui ont fait advenir de l’amour et ici il faut bien se retenir de parler de l’amour de quelque chose ou quelqu’un …. ou de l’amour pour….quelque chose ou quelqu’un…..


A partir du moment où l’on est parvenu à cette réalisation qu’il n’y a pas d’objet dans le réel (les objets sont dans un monde fantasmé par les hommes), on comprend que ce qu’il y a dans la nature, ce sont des forces mais plus encore que cela « UNE » force, une puissance qui n’exerce finalement qu’une action: « persévérer dans son être », « devenir », croître, pousser, tout cela désigne le même effort qui s’effectue dans la nature, qui EST la nature, et cet effort tel qu’on le voit à l’oeuvre dans la totalité de ce qui vit, c’est le désir, mais dans un sens que l’on ne retrouve que chez certains auteurs comme Spinoza (il appelle ça le conatus, mais en un sens c’est aussi Dieu, un Dieu immanent) ou Schopenhauer (le vouloir vivre) où Nietzsche (la volonté de puissance) ou Bergson (la durée) ou Deleuze (qui parle parfois de machine désirante, de plan d’immanence ou de « corps sans organe »).  

On pourrait dire du désir que c’est finalement ce qu’ « IL Y A » en un sens vraiment pur, brut, donné. De ce que l’on pensait être le désir à ce dont on se rend compte maintenant qu’il est en réalité, il y a toute la différence entre un désir dont on pourrait être l’auteur, la causalité efficiente et une force, pour ne pas dire LA puissance même dans laquelle il est absolument impossible de ne pas être pris, en tant tout simplement que l’on existe. Exister, désirer, devenir, tout cela ne désigne alors qu’un seul et même mouvement et l’on comprend que c’est cela qui anime le dignitaire chinois: intensifier le flux d’existence dans lequel il existe, mais aussi dans lequel il consiste.

En fait, à l’illusoire satisfaction de son attente, le dignitaire préfère s’immerger dans un processus inouï qui est finalement celui-là même par quoi de la réalité se produit, c’est-à-dire que ce désir du dignitaire pour la courtisane dissimule en fait ce que l’on pourrait appeler une machination, mais dans un sens complètement débarrassé de la connotation sombre et complotiste de ce terme. Cette machination n’est rien de moins que celle baptisée par Spinoza de l’expression « nature naturante ». Si nous nous révélons capable au coeur même de ces instants au sein desquels nous croyons désirer quelque chose ou quelqu’un de nous détacher de ce quelque chose ou de ce quelqu’un, de nous détacher également de l’idée que c’est « nous » qui désirons, alors se révèle dans toute son évidence ce que nous pourrions appeler « la chaîne de montage de la réalité », cette liaison au fil de laquelle cette micro-seconde se tisse de la conjonction de toutes ces infimes multiplicités événementielles, de ces petits riens: tel rayon, sur telle feuille jouant sur tel angle de tel visage sur le fond de telle couleur, etc. Ce que nous appelons « amour » ou tomber amoureux désigne en réalité des moments de grâce au fil desquels c’est l’usine de montage des moments qui brutalement se manifeste à nous dans toute sa nudité.  Nous ne tombons jamais amoureux des personnes en fait, mais seulement de la réalisation de la réalité par la réalité, et ce secret (au sens le plus vrai de ce terme: « là où se secrète…) est vraiment d’une autre amplitude, d’une autre profondeur de révélation que la jouissance sexuelle d’une relation fût-ce avec une courtisane experte. Nous avons déjà évoqué la croyance religieuse dans un Dieu transcendant. Mais qu’en est-il du sens inverse tel que Spinoza en a décrit le mouvement par son expression: « Deus sive natura »? 

Elle signifie en fait qu’il n’est pas un instant durant lequel la nature (ou si l’on préfère, ce que c’est qu’être)  fasse autre chose que de se faire exister. Aller jusqu’au bout du processus de production l’imminence c’est comprendre que ce n’est pas parce qu’il y a du temps qu’il y a la nature mais parce qu’il y a la nature qu’il y a des instants et par instants, tout ce qu’il faut comprendre, c’est instantanéité, synthèse…mais synthèse de quoi? De ce silence, de cette teinte de jour, de telle étincelle de regard bienveillant ou mal intentionné de tel visage, de telle température, etc. La nature naturante, c’est une machine machinante, et la dynamique d’agencement de cette machine, c’est cela que nous vivons et que nous appelons le désir. En fait soit on croit en Dieu en tant qu’instance supérieure et écrasante, soit on relève en tout instant la dynamique agençante du désir de la nature naturante. Désirer c’est tout simplement réaliser que nous consistons dans cette trame au fil de laquelle Tout se réalise, et c’est aussi abonder dans ce sens, y consentir et jouir d’être. Le Dignitaire, en s’interdisant de consommer la relation avec la courtisane n’a pas lâché la proie pour l’ombre. C’est exactement tout le contraire: il a laissé l’ombre et s’est concentré sur la proie, sur cette chaîne de montage au fil de laquelle c’est la réalité même qui se réalise. 



            Le désir décrit bel et bien un mouvement, mais ce n’est pas celui par lequel un sujet tend vers un objet. C’est le flux d’une dynamique autrement plus étrange, mais en même  temps, miraculeusement évidente. On veut dire par là que rien finalement ne saurait être plus évident, plus « là » que « ça ». Il est vraiment difficile de donner idée de ce désir qui n’est d’autre que celui du désir d’être de tout ce qui est, de la vie ou de la nature (sens étymologique). En fait, ce que nous devons concéder, nous, humains, c’est que cette impression d’aimer des personnes de notre entourage est fausse. L’amour de telle ou telle, c’est comme une externalité positive (ou pas) d’un mouvement de cohésion, de cristallisation dans le feu duquel les conditions d’éclosion de venue au monde d’un nouveau monde se réunissent et s’effectuent. 

Il est ici une expression qui peut sembler un peu « gentille », au très mauvais sens du terme, et qui pourtant revêt un SENS extrêmement juste et profond, si on l’interprète autrement, c’est celle d’ « amour de la vie ». Généralement on désigne par cette association des termes « amour » et « vie », le fait pour une personne d’être optimiste, de voir le bon côté des choses, comme si finalement il existait en elle une véritable positivité dont elle serait la cause efficiente. « Toi tu es positive, c’est bien, etc. » En d’autres termes, telle personne est capable de générer de l’amour pour cette puissance un peu vague que l’on appelle « la vie ». Pourquoi le serait-elle plus que telle autre? D’où viendrait chez la personne cette capacité à aimer? Comment aimer une puissance aussi totale? Toutes ces questions restent sans réponse. 


Mais considérons maintenant cette expression avec un autre sens: non plus l’amour  que l’on aurait pour la vie, mais l’amour dont la vie serait le sujet. On ne désigne plus l’amour qu’une personne donne pour la vie, mais celui que la vie donne pour…elle-même, finalement le fait que la vie aime être ce qu’elle est et, comme elle est une puissance, l’amour qu’elle éprouve et donne pour cette aptitude à croître en puissance, à devenir, à persévérer en laquelle elle consiste. On saisit alors le sens spinoziste et immanent du désir qui ne peut pas avoir de sujet au sens de personne humaine.  Tout s’éclaire alors: si le désir est une dynamique dans laquelle nous sommes pris sans être capable de la déterminer, de la soumettre à notre volonté,  de l’assujettir, c’est tout simplement parce qu’il n’est absolument rien de la totalité des êtres, des choses et des forces qui « sont » qui puisse s’extraire, se détacher de ce mouvement « globalisant » par lequel la nature et la seule substance qui puisse être cause de soi. 

Cette dernière phrase peut sembler très abstraite. Elle traite d’une question métaphysique, de telle sorte que nous nous sentons spontanément repoussés par cette phrase, comme si elle signifiait quelque chose de très « philosophique,  de très élevé, réservé à des intellectuels, à des enseignants de philosophie, ou à des étudiants qui connaissent Spinoza , mais certainement pas à des personnes qui ne sont pas spécialistes de métaphysique. Mais c’est justement là que nous trompons car rien ne saurait être plus réel, plus effectif ni plus concret que ce mouvement là par lequel Dieu, c’est-à-dire la nature, c’est-à-dire la substance est cause d’elle-même, mouvement sous la force duquel elle se donne naissance et se désire, et s’aime elle-même.

De quelle réalité est-il question ici? En reprenant des éléments déjà évoqués dans le cours précédents, nous pourrions parler de la vérité de l’être (par opposition à la vérité du connaître). Il n’est pas du tout absurde de penser que l’une des causes du malheur de l’homme vient du caractère dia/gnostique de notre connaissance. Quelque soit le sujet que nous nous efforçons de connaître, c’est en divisant ce qui ne s’effectue qu’en se rassemblant que nous essayons de le « comprendre », de telle sorte que nous ne le saisirons jamais tel qu’il est, mais seulement telle que nous nous le rendons « connaissable ». La « vérité » exige donc que nous rendions sensible, ouvert à une évidence aussi indiscutablement « là » qu’elle est finalement soigneusement évitée par notre volonté de connaître. Quelle est cette vérité? Qu’il existe à l’oeuvre dans cet instant que nous vivons en tant qu’il est présent (et seulement présent: kaïros) une puissance de cohésion qui relie non pas des êtres, des qualités, des forces, des genres et encore moins des noms, mais ce que le philosophe et théologien irlandais Jean Scot Erigène a appelé des « héccéïtés ».


On comprend ce que sont des héccéïtés en  opposant ce terme à celui de « quiddité » . Le mot quiddité désigne l’essence d’une chose, ce qu’elle est (le concept de ciel, par exemple) alors que l’héccéïté signifie ce ciel « là », tel qu’il est maintenant, à savoir d’une différence subtile mais réelle avec tel ciel qui était là il y a une heure (il convient même de comprendre que c’est en tant qu’il diffère qu’il est - les choses ne sont pas différentes quand à leur quiddité, mais elle ne cessent de différer d’une héccéïté à l’autre).  

Quelque chose ici mérite vraiment d’être soulignée, c’est que nous avons tendance à dire que nous aimons d’une personne sa singularité, mais c’est très compliqué et dés qu’il faut nous expliquer, nous invoquons ce je-ne-sais-quoi, ce « charme » indicible, cette façon « magique » qu’elle a de faire ceci ou d’être cela. En réalité, ce que nous aimons n’est pas du tout « dans » cette personne, ni « le propre » de cette personne, mais tout simplement dans l’effectuation de cette cohésion sous l’effet de laquelle des héccéïtés se conjuguent dans l’émergence de cette micro-seconde dans laquelle la nature (c’est-à-dire Dieu) se donne naissance à elle-même. Il n’est pas exclu que telle ou telle personne nous séduise ou nous charme parce que par sa simplicité, par une forme de justesse de sagesse ou d’attention, de « tact », elle parvient à coïncider avec la cohésion de ce flux d’héccéïtés dans lequel telle microseconde de vie vient à la vie, telle microseconde de monde « vient au monde », mais ce n’est pas du tout pour elle-même que nous l’aimons, c’est justement pour cette aptitude dont elle fait preuve à se mettre en retrait par rapport à cette effectuation. En d’autres termes on ne peut pas aimer une personne pour ce qu’elle est en elle-même, on ne peut aimer que le mouvement par lequel l’être ou la nature se donne naissance, mouvement à l’égard duquel certaines personnes manifestent plus d’intelligence que d’autres, plus d’acceptation, plus d’humilité et de « tact » que d’autres (ces « autres, ce sont toutes celles et tous ceux pour qui l’amour ou la séduction se susciteraient, se provoqueraient, s’extorqueraient finalement, un peu comme le Vicomte de Valmont et la Marquise de Merteuil dans « les liaisons dangereuses » et l’on comprend bien maintenant pourquoi il faut vraiment être inaptes au bonheur pour s’embarquer dans de telles manipulations)


Ce qu’ « il y a », ce sont des héccéïtés, des flux d’héccéïtés sous le mouvement desquels jamais une microseconde ne peut ressembler à une autre. Tout alors prend sens et cohésion. On ne peut aimer de l'autre personne que l’effort qu’elle produit pour aimer l’amour de soi généré par la nature pour elle-même. Ce que l’on aime, c’est que la nature s’aime suffisamment elle-même pour se donner naissance. On aime ce que c’est que s’aimer pour l’Etre (ou la nature), ce que c’est qu’Etre (Dieu ou la nature) en s’aimant. Mais pour cela il faut se rendre sensible, attentif et attentive aux héccéïtés. C’est le secret, et c’est justement ce secret là que le dignitaire chinois, dans l’anecdote de Roland Barthes, préfère explorer plutôt que le plaisir qui en l’occurrence ne serait qu’un (petit) avantage, c’est-à-dire qu’une petite retombée de la puissance du désir telle qu’elle s’est libérée et se libère encore dans cette attention, dans cette puissance stimulante qui, 99 nuits durant s’est réalisée devant la fenêtre de la courtisane. Son désir ne s’est pas du tout illusionné, égaré, fantasmé pendant cette durée là. C’est réellement le contraire, il s’est  « compris », assagi. Il a fait retour sur soi et sur l’agencement des multiples héccéïtés s’étant cristallisé (illusoirement cette fois) sur « la personne » de la courtisane, laquelle prend place dans un flux, dans un « maintenant »  qui s’est révélé être un moment de grâce. Mais la vérité c’est qu’il n’y a que des instants de grâce pour qui sait percevoir les héccéïtés et leur cohésion dans ce moment dans lequel un monde se donne naissance.

Tous les plaisirs sont nécessairement faibles, atténués, petit par rapport à la puissance de ce désir là.




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