lundi 2 janvier 2023

Terminale HLP: Violence et Histoire (1)


 Introduction: le déni (texte 4 de Annie Ernaux p 262 extrait de son livre: « Les années » (2008))

« Après les commentaires sur les plats en train d’être dégustés, qui appelaient les souvenirs des mêmes mangés en d’autres circonstances, les conseils sur la meilleure façon de les préparer, les convives discutaient de la réalité des soucoupes volantes, du spoutnik (premier satellite mis en orbite par l’Union Soviétique) et de qui des américains ou des russes, irait le premier sur la lune, des cités d’urgence de l’Abbé Pierre, de la vie chère. La guerre finissait par revenir sur le tapis. Ils rappelaient l’exode, les bombardements, les restrictions de l’après guerre, les zazous, les pantalons de golf. C’était le roman de notre enfance et de notre petite enfance qu’on écoutait dans une nostalgie indéfinissable la même qu’on ressentait en récitant avec ferveur Souviens-toi Barbara, recopié dans un cahier personnel de poèmes. Mais dans le ton des voix il y avait de l’éloignement. Quelque chose s’en était allé avec des grands parents décédés qui avaient connu les deux guerres, les enfants qui poussent, la reconstruction achevée des villes, les progrès et les meubles à tempérament. Les souvenirs des privations de l’Occupation et des enfances paysannes se rejoignaient dans un passé révolu. Les gens avaient tellement la conviction de vivre mieux.

Il n’était déjà plus question de l’Indochine, si lointaine, si exotique  (..) perdue sans excès de regrets à Dien Bien Phu où n’avaient combattu que des têtes brûlées, des engagés volontaires qui n’avaient pas de métier dans les mains. C’était un conflit qui n’avaient jamais été dans le présent des gens. Ils n’avaient pas non plus envie d’assombrir l’atmosphère avec les troubles en Algérie, dont personne au juste ne savait comment ils avaient commencé. Mais ils étaient tous d’accord, et nous aussi qui l’avions au programme de BEPC, l’Algérie avec ses trois départements était la France, comme une grande partie de l’Afrique où nos possessions couvraient sur l’Atlas la moitié du continent. Il fallait bien que la rébellion soit matée, nettoyés les nids de fellaghas, ces égorgeurs rapides dont on voyait l’ombre traîtresse sur la figure basanée du pourtant gentil Sidi-Mon-z’ami colportant des descentes de lit sur son dos. A la dérision dont les arabes et leurs mots étaient rituellement l’objet, Habana la moukère mets ton nez dans la cafetière tu verras si c’est chaud, s’ajoutait la certitude de leur sauvagerie. Normal donc que les soldats du contingent et des rappelés soient envoyés pour maintenir l’ordre, même si, de l’avis général c’était malheureux pour les parents de perdre un garçon de vingt ans, qui devait se marier, dont la photo figurait  dans le journal régional sous la mention « tombé dans une embuscade ». C’était des tragédies individuelles, des morts au coup par coup. Il n’y avait ni ennemi, ni combattant, ni bataille. On n’avait pas un sentiment de guerre. La prochaine viendrait de l’Est, avec des chars russes comme à Budapest pour détruire le monde libre et il était inutile de partir sur les routes comme en 40, la bombe atomique ne laisserait aucune chance (…)

Personne ne parlait des camps de concentration, sinon incidemment, à propos de tel ou telle ayant perdu ses parents à Buchenwald, un silence contristé suivait. C’était devenu un malheur privé. »


Quelle place sommes nous prêts à accorder à la guerre dans nos conversations quotidiennes, dans ces repas de famille au sein desquels s’activent toujours des dynamiques de simulation fondées sur des images, sur des traditions, sur le fond d’une ambiance consensuelle qui, par elle-même, ne prédispose aucunement à l’approfondissement, aux nuances, à un esprit authentique de compréhension des évènements. 

Ce type de réunion, dans sa forme même, impose, comme un devoir, une entente familiale en vue de laquelle il ne s’agit que de trouver des sujets de conversation suffisamment graves ou actuels pour intéresser tout le monde, mais aussi suffisamment commentés préalablement pour que chacune et chacun puisse avoir quelque chose à en dire, sans trop risquer d’être mis au ban par le « clan ».

Tous les participants sont unis par un lien de parenté et c’est ce qui motive leur présence, de telle sorte qu’étant « là », il n’est absolument pas possible qu’ils puissent être perçus par les autres autrement que comme fils d’un tel, père d’un tel, mari ou femme, etc. Autrement dit, toutes les conversations d’un repas de famille sont comme sous-titrées par un étiquetage à la lumière duquel, c’est nécessairement en tant que fils, femme, mère ou grand-mère que l’on prend la parole. Aucune opinion n’est émise sans être, de ce point de vue, essentialisée, c’est-à-dire ramenée à celle ou à celui qui la soutient. Peut-être a-t-on envie de répondre que « c’est évident et normal », mais il suffit de réfléchir un peu pour saisir tout ce que cette notion d’essentialisation sous-tend en terme d’aliénation, de présupposé et d’arbitraire. Essentialiser revient à partir du principe que c’est d’abord en tant que l’on est tel ou tel que l’on dit telle ou telle chose. Quoi qu’on dise, on nous retire toute aptitude à pouvoir émettre une pensée, une idée ou un avis qui reflète autre chose qu’un trait de notre personnalité que  « l’on » choisi de considérer comme prégnant, déterminant. « Etant entendu que tu es une femme, tu ne peux que défendre tel point de vue! » En tant que médecin, tu penses nécessairement cela ».  Quoi que tu dises, ce n’est pas pour le dire que tu le dis mais pour correspondre à l’image que je me suis fait de toi en décidant qu’en toi le fait d’être femme ou médecin, ou issue de telle ou telle classe sociale prévalait.  Essentialiser revient donc à confisquer, à nier la possibilité même de la résonance « publique », « pure », objective d’un propos en le ramenant à des questions personnelles, privées, mais plus que tout intéressées. Etant entendu que tu es celle ou celui que tu es, tu ne peux que dire ce que tu dis, de telle sorte que rien ne sortira jamais de ta bouche qui puisse dépasser du cadre prédéterminé de ta « définition ».

Deux points sautent donc immédiatement aux yeux lorsqu’on mesure ce fond d’essentialisation qui s’active finalement souterrainement dans tout entretien qui ne met pas face à face des inconnus, et donc a fortiori dans des repas de famille:

  1. C’est cette notion de « définition » qui finalement contient tout le problème. Nous sommes « définis », c’est-à-dire que nous faisons l’objet d’un travail d’identification visant à limiter notre moi à un ensemble fini de caractéristiques données du style: « tu es comme ça (c’est la mêmeté) ». En d’autres termes l’idée selon laquelle chacune et chacun est pris dans un processus inachevé d’individuation  (idée que l’on retrouve chez Gilbert Simondon) est absolument inconcevable (alors qu’en fait elle est indubitable)
  2. Malheureusement cette inclination à l’essentialisation n’est pas toujours démentie. Elle peut même ne rencontrer que des confirmations tant il est vrai que c’est quasiment toujours à partir de notre situation, de notre socialisation primaire et secondaire, bref des habitus (manière d’être d’un individu liée au groupe social dans lequel il a été élevé)  de notre classe, de notre famille, de notre milieu que nous jugeons, évaluons, tranchons, émettons des avis.


L’essentialisation nous place donc d’emblée dans un embarras extrêmement vif, envahissant dont il n’est pas bien sûr, en fait, que l’on puisse jamais s’en dégager. Peut-on se dire autre chose que du déjà dit, du « bien entendu » ? Puis-je vraiment me faire entendre de telle sorte que mes paroles prévaudront sur l’idée que l’on se fait de moi et surtout sur l’idée qu’elles puissent revêtir un sens dépassant du fait que c’est tant que je suis moi que je le dis? Quoi de plus légitime que cette attente? Quoi de plus impossible?

On peut évidemment ergoter sur les différentes sortes de familles, affirmer qu’on est dans une famille où on peut « tout dire », on sait bien que c’est faux en fin de compte, qu’elle est structurellement un « creuset », le cadre à l’intérieur duquel se constituent des déterminations, des sceaux qui vont de toute façon se graver au fer rouge sur la chair mentale des futurs adolescents et adultes que nous sommes. Personne ne peut vivre dans une société sans avoir été passé(e) à la moulinette de ce modelage là, de cette intériorisation des postulats à partir desquels les personnes influentes de la matrice familiale ont prédéfini des cadres de pensée, des habitus dont il n’est pas exclu que l’on puisse les contester, voire les rejeter, mais dont la trace suivie ou déviée n’en sera pas moins présente à jamais dans notre existence.

On mesure ainsi le principal obstacle à la compréhension de l’Histoire, du mode de discours historique qui ne peut se concevoir adéquatement que s’il parvient à brouiller les codes de cette essentialisation insidieuse, continuelle et larvée. C’est justement tout l’apport de ce passage du livre de Annie Ernaux que de manifester cette difficulté, ce recouvrement par la nature même de l’ambiance installée dans les repas de famille à faire droit à la dimension historique de la guerre. Tout l’intérêt de notre lecture consiste donc à démasquer la violence souterraine familiale qui consiste justement à dissimuler la violence historique. Annie Ernaux pointe toutes les stratégies plutôt inconscientes grâce auxquelles une réalité qui pourtant fut vécue par plusieurs personnes présentes est occultée, évitée, banalisée. Nous pourrions nous interroger sur la question de savoir si finalement la violence du déni ne serait pas supérieure, incroyablement plus grave, dommageable et destructrice que la violence factuelle.

Mais il est impossible de bien comprendre ce texte si on ne le situe pas historiquement. Nous sommes en 1955, Annie Ernaux a 15 ans et elle décrit un repas de famille. Les années cinquante se trouve au croisement de plusieurs conflits et plus encore de plusieurs type de conflits différents:

  1. Le souvenir de la guerre 39/45
  2. La guerre coloniale de l’Indochine qui vient à peine de se terminer par la défaite française de Dien Bien Phu
  3. La guerre coloniale en Algérie qui elle, au contraire, commence à peine.
  4. La  guerre froide et la menace de la bombe nucléaire
  5. Les camps de la mort nazis et le génocide des peuples juif, tzigane (ce n’est pas à proprement parler la guerre, mais la conséquence de l’occupation allemande de l’Europe)


C’est le fil de cette succession qui donne ici la structure du texte. Nous passons de l’un à l’autre de ces conflits sans qu’à aucun moment finalement l‘évidence incontestée de leur différences ne rende néanmoins possible que l’un plus que l’autre serait vraiment reconnu, appréhendé comme réel. Bien au contraire, ils sont évoqués, recouverts de mots et en fin de compte révoqués, ou plutôt comme on le ferait d’affixes courantes qui ne méritent pas qu’on leur accorde plus d’attention. En un sens, il est absolument impossible qu’il en aille autrement et nous pourrions dire de ce texte qu’il consiste dans la chronique des étouffements de guerres annoncés. Des mile et une façon de tenir pour rien ce qui loin d’être rien constitue probablement LA chose de ce 20e siècle ? Comment générer l’ignorance même du siècle que l’on vit? Comment se rétracter radicalement du rôle de témoin, de tout ce qu’il incombe à un humain vivant dans une époque que de se positionner soi-même comme le témoin vivant de cette époque et de ce dont elle st constituée, à savoir pour le 20e, de la guerre? C’est finalement cela qui nous est décrit ici par Annie Ernaux.

Si nous reprenons, par conséquent,  ces cinq moments dont la succession scande la progression du texte, nous pouvons également formuler la stratégie mise en oeuvre par le leitmotiv inconscient de l’occultation.:

  1. la guerre de 39/45 est révolue et nous vivons maintenant dans l’abondance
  2. La guerre d’Indochine n’a pas donné lieu à une mobilisation générale. Elle est donc une affaire de militaires de profession.
  3. La guerre d’Algérie est « normale » puisque l’Algérie c’est la France
  4. La menace de guerre nucléaire est effective mais les dommages sont tellement puissants et finalement irréalisables qu’il n’y a rien à en dire
  5. La tragédie des camps est l’affaire des familles des disparus.


Parler c’est épuiser le sujet dont on en parle de telle sorte que l’on puisse finir la conversation gagnés par la certitude qu’il n’y a rigoureusement rien à en dire. De l’usage de la parole comme épuisement, comme banalisation, répétition presque abrutie, stupide, visant, un peu comme ces enfants qui reprennent à n’en plus finir la litanie de mots grossiers et insultants pour les faite tomber dans l’usage commun: tel est l’effet des réunions de famille: la normalisation de ce qui, de fait, ne peut être normal. N’avoir rien à se dire pour pouvoir se parler: peut-être un tel mot d’ordre est-il un peu forcé, caricatural mais il n’est pas dénué de sens, ni de vécu pour quiconque se remémore ces interminables repas de famille (on comprend bien, en effet, les raisons pour lesquelles s’il est bien un style de conversation a priori exclu de ce cadre familial là, c’est la philosophie, notamment dans sa dimension fondamentale du questionnement. Rien de moins normal que la guerre, aucune époque ne saurait être plus questionnée que celle-ci, principalement parce que sa violence nous interroge sur la question du Sens. Tous ces conflits et a fortiori l’épisode du génocide juif et tzigane dans les camps nazis posent la question de savoir si les évènements humains participent à une « évolution » humaine globale. Est-ce que l’être humain va quelque part? Est-ce que son apparition, son augmentation, l’extension de son pouvoir et l’éventualité de son extinction « totalisent », s’unissent dans ce que l’on pourrait appeler UNE trame, UNE finalité, voire UN destin? Qu’est-ce que cela signifierait si nous répondions: « NON »? 

Que l’existence humaine n’accomplit rien, ne se justifie par rien. Cela revient finalement à l’une des sentences du Pré-socratique Héraclite selon laquelle « le temps est comme un enfant qui joue au tric-trac. », c’est-à-dire que le temps se distrait par un jeu de hasard. En termes Nietzschéens, c’est ce qui a donné lieu à ce que le philosophe allemand « l’innocence du devenir », même si, contrairement à Schopenhauer, cela constitue pour chacune et chacun une occasion finalement de se réjouir de vivre.

" - Ca va?

- Il faut bien que ça aille!"

Mais la vraie question, du coup, c’est où? Cet échange dit bien plus qu’il ne le croit, justement parce que les deux protagonistes en fait ne font consciemment que « parler pour parler. » Il faut bien se lever chaque matin pour aller au travail et gagner sa vie: tel est probablement le sens conscient de cette réponse mais l’impératif de ce mouvement qui reste très indéterminé (on ne sait pas exactement où il faut aller, en fait), c’est qu’il faut que ça ait du sens cette vie, c’est-à-dire tout simplement une « direction ».  Il faut bien que ça aille parce qu’autrement, je ne serai rien de plus qu’un philosophe qui aurait compris Pascal et Heidegger, c’est-à-dire qui aurait compris que nous ne faisons que nous divertir continuellement pour essayer d’éluder le tragique d’une existence qu’il nous faut mener dans la plus parfaite évidence qu’elle ne revêt par elle-même par le moindre sens. 


La référence à la guerre, dans tout ce que cet évènement recèle de non-sens, de chaos, de mise en échec d’une finalité humaine globale, voire depuis la conception de la bombe de disparition possible de l’humanité, de « suicide humain » (Jan Patocka) ranime en nous cette fibre existentielle du Da-Sein, de l’être là jeté sur terre, sans but, ni cause, ni finalité ni sens.  Si nous passons notre vie à expédier des affaires courantes comme gagner sa vie, remplir le frigo, faire des projets de vacances, organiser des repas de famille, préparer les fêtes, consommer, etc. C’est finalement pour ne pas en rester à cette affaire « pas courante » qui est l’énigme de notre existence, existence humaine qui se distingue de celle des animaux en ceci que les animaux eux ont un territoire, un biotope, un milieu alors que nous, NON!

Mais quel rapport avec les repas de famille et avec le texte de Annie Ernaux? Il y a cette violence symbolique, cette possibilité du chaos, du non-sens que ces guerres confortent et puis il y a la violence factuelle de l’exode, de la privation, des déportations, violence des affrontement en Indochine, des attentats en Algérie, de tout ce que l’on a appris sur les camps (même si à cette époque, ni les politiques ni les journalistes n’insistaient vraiment sur cette horreur). Ce qui petit à petit se déploie dans les conversations du repas, c’est un processus au fil duquel les violences factuelles ne sont évoquées a contrario que pour réduire à néant la possibilité de la violence symbolique. Il existe bel et bien un sens à vivre au jour le jour, c’est justement d’entretenir la croyance voire la certitude d’une dimension symbolique de l’existence humaine. Il y a donc quelque chose de la nature légendaire de la créature humaine qui se trouve être l’enjeu de ce repas, de telle sorte que quoi qu’on dise, le fantôme d’une existence humaine dépourvue de toute lisibilité, de tout sens, de tout destin soit détruit, privé de la moindre éventualité d’apparition. Mieux vaut que le silence de l’ange passe dans les conversations  (un ange passe) plutôt que l’idée saugrenue d’un Da Sein avouant tout de go entre le fromage et le dessert qu’il ne sait pas bien ce qu’il fait là, non pas là dans ce repas, mais là dans l’existence.


2) Histoire, violence et récit

Finalement, ce repas de famille n’a pas d’autre but que d’expédier le terreau historique (dans lequel chacune et chacun des convives existe réellement voire dont il ou elle a subi de plein fouet la violence) comme une affaire courante, de l’intégrer à ce mouvement auquel nous faisons étrangement et constamment référence quand nous demandons à nos amis si « ça va? ». Il faut bien que ça aille, c’est-à-dire qu’il faut bien que tout cela aille « quelque part », que cela ait un sens. Ce dont il est question donc, c’est finalement d’évacuer la violence symbolique de la pensée du chaos de l’histoire (c’est-à-dire de l’idée selon laquelle les évènements ne sont que des évènements qui adviennent) par une violence symbolique peut-être plus forte encore: celle qui réside dans la dénégation de cette violence, dans sa dissimulation.

Il y a donc les « faits » (res gestae) qui en l’occurrence sont violents: guerre d’Indochine et d’Algérie, guerre froide, guerre de 39-45 et camps de la mort nazis. Ce dont il est question ici, c’est de la violence « pure », brute, absurde, comme un enfant qui joue au tric-trac (Héraclite).  Et puis il y a cette autre violence qui elle est  symbolique au sens littéral du terme puisque elle consiste à noyer dans des mots, dans une conversation, dans la banalité des noms communs et d’un quotidien qu’on doit « faire aller » l’atrocité pure des expériences nées de la guerre et des déportations. 

Histoire et Violence sont donc deux notions qu’il est possible de diviser de part et d’autre d’une ligne de séparation qui est le Sens ou le récit (mais en fait c’est la même chose car le propre du récit est de donner du sens à ce qui est mis en récit).  Il faut donc distinguer d’un côté les faits purs des faits intégrés au Récit de l’histoire et de l’autre côté les faits bruts de la violence et la violence symbolique qui consiste dans le déni de la violence des faits. Or ces deux « étages » de la violence et de l’histoire s’entrecroisent dans la mesure où l’Histoire en tant que récit investit du sens même de la narration des faits qui, en réalité ne font qu’advenir, que se produire « innocemment » comme dirait Nietzsche. De l’autre côté la violence symbolique consiste à nier les res gestae de l’histoire.


Toutefois s’agit-il vraiment de la même violence? Peut-on mettre sur un même plan le fait que les évènements s’effectuent, surviennent, et la guerre, les camps de concentration, les massacres, la cruauté dont notre histoire est finalement très majoritairement constituée?  Faut-il que les hommes s’entretuent factuellement pour que le récit de l’histoire donne du sens à cela même qui en semble dépourvu? N’existerait-il pas en fin de compte une forme de perversion dans l’émergence de cette nécessité pour un récit de tisser une trame à partir de ce qui s’impose comme justement inénarrable mais pas au sens de grandiose, au sens d’innommable. N’existerait il pas une dynamique perverse sous le mouvement de laquelle l’être humain se donne par le récit historique une sorte d’incroyable défi à relever: rendre nommable de l’innommable? 

Quelque chose ici fait problème et il se pourrait bien que ce problème constitue vraiment le « fond » du problème auquel nous faisons référence quand nous parlons de la violence de l’histoire. Pourquoi l’histoire est-elle aussi violente et ce jusqu’à suggérer qu’en fait il n’y ait d’histoire que de la violence, comme si une existence pacifique finalement ne donnerait plus de prise à l’histoire? Nous n’imaginons en effet pas de récit mythologique, légendaire, imaginaire sans « problèmes ». Quel enfant s’intéresserait à un conte décrivant le bonheur conjugal « d’un couple sans problème qui vivra heureux avec beaucoup d’enfants »? Ça c’est la fin, le moment où l’histoire s’arrête parce que finalement il n’y a rien à dire de ce bonheur. Ce qui fait l’histoire du conte, c’est la multiplicité des difficultés pour en arriver là. 

Or nous savons bien que chronologiquement l’histoire est née du mythe, c’est-à-dire que l’Histoire est apparue en Grèce quand l’idée de raconter non plus les histoires des Dieux ou une histoire mêlée de la présence des Dieux et du surnaturel a petit à petit été battue en brèche ou pour le moins concurrencée par la possibilité de raconter ce qui est, ce qui doit rester présent dans la conscience d’un peuple. On est alors passé des histoires (mythologiques) à l’Histoire (du passé réel), mais aussi différents que soient les objets de ces deux disciplines, aussi énorme que soit le fossé qui sépare la mythologie d’une science humaine, ce sont toujours des mots, une langue qui constitue la texture même du mythe et de l’histoire. Plus que cela il s’agit également dans les deux cas de « justifier » qu’un fait, que des éléments bref qu’un monde soit. La cosmogonie désigne en effet le discours par lequel la mythologie explique par le surnaturel que le monde soit tel qu’il est.  L’histoire fait la même chose mais rationnellement. Cette continuité du mythe dans le discours historique (avec toutes les réserves nécessaires puisque l’Histoire décrit, du mieux qu’elle peut la réalité des évènement passés) pose donc la question suivante: de la même façon qu’on ne peut pas concevoir une histoire mythologique sans drame, sans violence, s’avèrerait-il que l’histoire ne puisse se constituer sans drame, ne serait-ce que pour donner prise au récit qu’est l’Histoire? 

Cela peut également se dire autrement: la recherche constante d’un sens de l’histoire prouve à quel point l’être humain est capable d’endurer la souffrance, les guerres, la famine, etc. pourvu qu’il puisse se dire que ces horreurs vont quelque part, qu’elles ont un sens et que sa présence sur terre n’est pas hasardeuse ou absurde, mais jusqu’à quel point ne pourrions-nous pas envisager la réciproque, à savoir que c’est justement parce qu’il faut absolument donner du sens à ce que nous traversons qu’il importe absolument que nous fassions advenir du non-sens, de la guerre, de l’horreur? 


Si cette hypothèse se confirmait, elle pointerait l’erreur de jugement de l’être humain qui réside dans la confusion entre la violence des faits et la violence des actes, car après tout, et c’est tout ce que l’innocence du devenir Nietzschéen nous fait comprendre, il est possible de prendre la juste et heureuse mesure de cette émergence pure des évènements:

« Ma formule pour ce qu’il y a de grand dans l’homme est amor fati : ne rien vouloir d’autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans les siècles des siècles. Ne pas se contenter de supporter l’inéluctable, et encore moins se le dissimuler – tout idéalisme est une manière de se mentir devant l’inéluctable -, mais l’aimer. »
Nietzsche, Ecce homo


Bien comprendre cette affirmation implique que l’on ne se méprenne pas sur le sens du terme inéluctable. Il ne signifie pas que notre avenir soit déjà écrit, mais que notre présent l’est, puisque de fait il est. Par conséquent il n’est question ici que d’aimer le fait que ce qui est « soit », et, au sens propre, de se contenter qu’il soit. 

Résumons: le texte de Annie Ernaux nous décrit avec précision le mouvement de déni par lequel nous nous efforçons de nier la violence de faits en la noyant dans la banalité de nos conversations. Pour nous parler, il faut éluder ce qui vaudrait vraiment la peine d’être dit: cette violence factuelle d’une réalité historique pure et brute. Il existe donc une violence symbolique qui revient à nier cette évidence selon laquelle les guerres, les massacres, les ambitions coloniales des peuples n’ont aucun sens et plus que cela nous font vivre dans un chaos. Un repas de famille se transforme ainsi en une sorte de machine étrange mais incroyablement efficace dont le but est de dissimuler l’absence de sens des tragédies de l’histoire. La dernière phrase est d’ailleurs particulièrement éclairante, de ce point de vue: « Personne ne parlait des camps de concentration, sinon incidemment, à propos de tel ou telle ayant perdu ses parents à Buchenwald, un silence contristé suivait. C’était devenu un malheur privé. »

Le non sens éclatant de l’horreur des camps nazis est nié, dans sa pure réalité, à savoir que c’est tout le contraire d’un malheur privé puisque ce sont les juifs et les tziganes, en tant que supposée « race » qui sont ainsi éliminés.

Violence factuelle et violence symbolique s’entrecroisent ainsi avec Res gestae (choses faites) et Historia rerum gestarum (récit des choses faites) au gré d’une dynamique réciproque de dénégation, car d’un côté la violence symbolique annule l’absurdité des res gestae et inversement le récit des choses faites recouvre du sens des mots la violence factuelle des évènements. On réalise ainsi à la fois que ce destin croisé de la violence et de l’histoire est sans aucun doute de nature à expliquer ce cercle vicieux au gré duquel l’homme crée à la fois la violence des faits historiques et l’exigence du récit grâce auquel cette violence sera intégrée, globalisée, rationalisée dans la trame d’un récit historique (pour que cette exigence de sens s’impose, il faut qu’elle s’exerce sur le non sens de faits chaotiques, absurdes) et qu’il repose en réalité sur une confusion entre la violence des faits et la violence des actes humains. S’il est possible, et même souhaitable selon Nietzsche d’accepter voire d’aimer la première, quelque chose de la seconde révèle précisément qu’il semble en être incapable et que l’efficience de la dénégation alimente sournoisement et paradoxalement ce désir inconscient de faire advenir l’innommable à nommer. Si notre histoire est un tissu d’horreurs, une histoire pleine de bruit et de fureur racontée par un idiot, ce serait pour donner matière au récit raconté par l’historien, étant entendu que l’on ne peut se donner comme tâche l’action de donner du sens qu’à ce qui précisément n’en n’a pas. L’être humain sonderait ainsi dans un même mouvement dialectique l’abîme du mal  qu’il fait et le génie de la trame qui le raconte.


La « solution », si ce terme convenait, consisterait ainsi pour l’homme à cesser de « faire des histoires » au sens de « créer des problèmes » pour se résoudre comme Nietzsche nous y invite à accepter la violence des faits, à la percevoir moins comme une violence que comme une grâce, sous l’effet d’une juste et sereine sidération, et aucunement comme une horreur dont il faudrait rendre raison. Il faut aimer cette évidence à la lumière de laquelle il y a quelque chose des événements dont on en peut rendre raison. Mais quoi? Qu’ils soient présents. Le récit historique atteste de l’inaptitude de l’être humain à se satisfaire du présent et par conséquent de l’effort qu’il produit afin d’intégrer l’évènement à une trame alimentant l’illusion selon laquelle l’être humain aurait une destinée, une mission, une finalité, un avenir. Dés lors que l’on se met en tête qu’il faut rendre raison du fait que ce qui est soit tel qu’il est, on court le risque de faire advenir par la même inconsciemment le réel insensé dont il faut à toute force rendre » raison. Le mal et la rationalisation du mal s’entraident alors dramatiquement chacun donnant à l’autre des raisons de poursuivre son oeuvre. C’est parce qu’ils se nient l’un l’autre que paradoxalement ils participent l’un de l’autre, dans le mouvement dialectique d’une dénégation réciproque.  Plutôt que de l’histoire, peut-être faudrait ici parler de sa fibre légendaire au sens étymologique du terme de « digne d’être lue ». L’humanité est soucieuse de se donner l’épaisseur narrative d’un héroïne d’épopée, d’un personnage de roman, mais c’est peut-être justement ce souffle épique qui fait de l’histoire réelle un champs de ruine de dévastation et d’inhumanité.




« Demain, et puis demain, et puis demain,

Glissent à petits pas d’un jour à l’autre

Jusqu’à la dernière syllabe du registre des temps ;

Et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous

La route de la mort poussiéreuse. Eteins-toi, éteins-toi, brève chandelle ! La vie n’est qu’une ombre errante ; un pauvre acteur

Qui se pavane et s’agite une heure sur la scène

Et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire

Racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur,

Et qui ne signifie rien. » 


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