dimanche 22 janvier 2023

Terminale HLP ( Groupe 1): sept remarques après la correction du bac blanc


     « Pour l'oracle, « connais-toi toi-même » (1) signifie : apprends tes limites, sache que tu es un homme mortel, n'essaie pas de t'égaler aux dieux. Même pour le Socrate de Platon (2) qui réinterprète la formule traditionnelle et lui donne une portée philosophique neuve en lui faisant dire ; connais ce que tu es véritablement, ce qui en toi est toi-même, c'est-à-dire ton âme, il ne s'agit nullement d'inciter ses interlocuteurs à tourner le regard vers l'intérieur d'eux-mêmes pour se découvrir au-dedans de leur moi. S'il est une évidence incontestable, c'est bien que l'œil ne peut se voir lui-même : il lui faut toujours diriger ses rayons vers un objet situé à l'extérieur. De la même façon, le signe visible de notre identité, ce visage que nous offrons aux regards de tous pour qu'ils nous reconnaissent, nous ne pouvons jamais le contempler nous-mêmes qu'en allant chercher dans les yeux d'autrui le miroir qui nous renvoie du dehors notre propre image.  Écoutons Socrate dialoguer avec Alcibiade (3): « Quand nous regardons l'œil de quelqu'un qui est en face de nous, notre visage se réfléchit dans ce qu'on appelle la pupille comme dans un miroir ; celui qui s'y regarde y voit son image. – C'est exact. – Ainsi quand l'œil considère un autre œil, quand il fixe son regard sur la partie de cet œil qui est la plus excellente, celle qui voit, c'est lui-même qu'il voit […] Et l'âme aussi, si elle veut se connaître elle-même, doit regarder une autre âme et dans cette âme la partie où réside la faculté propre à l'âme, l'intelligence, ou encore tel autre objet qui lui est semblable. » (Alcibiade, 133 a-b.) (…) Quels que soient ces objets : âme d'autrui, essences intelligibles (4) , dieu, c'est toujours en regardant non en elle, mais au-dehors, un être autre qui lui est apparenté, que notre âme peut se connaître comme l'œil peut voir à l'extérieur un objet éclairé en raison de l'affinité naturelle entre le regard et la lumière (5),  de la similitude complète entre ce qui voit et ce qui est vu. Ainsi ce que nous sommes, notre visage et notre âme, nous le voyons et connaissons en regardant l'œil et l'âme d'autrui. L'identité de chacun se révèle dans le commerce avec l'autre, par le croisement des regards et l'échange des paroles. »

Jean-Pierre Vernant, "L'homme grec » (1996)


Interprétation philosophique

Pourquoi, selon l’auteur, la connaissance de soi passe-t-elle par l’attention que l’on porte à l’extérieur de soi?


Notes:

  1. « Connais-toi toi-même »: Jean Pierre Vernant explique ici le sens de la maxime du temple de Delphes que Socrate s’est appropriée. 
  2. Le Socrate de Platon désigne ici Socrate en tant que personnage des dialogues de Platon qui fut son élève. 
  3. Alcibiade est un dialogue écrit par Platon qui porte sur la nature de l’être humain
  4. Essences intelligibles: il s’agit ici de la notion pure et idéale du Bien, du Juste, du Beau, de l’Un, etc.
  5. De la même façon qu’un oeil ne peut se connaître qu’en voyant (un objet extérieur), une âme ne peut se connaître qu’en se portant vers l’extérieur d’elle-même.



Sept remarques après correction


  1. Il n’était pas inutile pour celles et ceux qui la connaissaient de rappeler la maxime dans son intégralité: « connais toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux. » puisque justement l’inverse est aussi vrai et que c’est ça qui intéresse l’auteur. Que la connaissance de l’extérieur passe par la connaissance de soi, c’est ce dont ce passage inverse le sens: si tu veux te connaître toi-même, passe plutôt par l’extérieur de toi. Il y a vraiment ici un rapport avec la cité. De quelle extérieur est-il vraiment question? De l’autre Humain, du concitoyen, de celui avec qui on est en interaction dans une communauté de personnes, de citoyens libres. Si tu veux connaître l’extériorité radicale du Cosmos ou des divinités, commence par te connaître dans ce rapport avec ce que l’on pourrait appeler cette petite extériorité, ou cette promiscuité que crée dans une cité l’acte du dialogue. Une subjectivité ne s’approche que dans et par l’intersubjectivité.
  2. D’emblée, Jean-Pierre Vernant fait une distinction entre le point de vue de l’oracle, de ce qu’il veut dire et celui de Platon. La maxime est un avertissement aux hommes en vue de les empêcher de sombrer dans la démesure. De cette limitation dont nous pourrions presque dire qu’elle est une affaire de quantité (ne te prends pas pour plus que tu n’es), Platon fait une affirmation positive: tu peux vraiment savoir en quoi positivement tu consistes, tu peux te faire une idée juste de toi et pas seulement quantitativement. Il y a une différence entre « savoir rester à sa place », et « savoir qui l’on est ». Or pour Platon , et donc Socrate, on peut se faire une idée de celle ou celui qu’on est.
  3. Il faut vraiment porter toute notre attention au triptyque suivant: Oeil / Visage / Âme, surtout pour un philosophe comme Platon qui donne aux « idées », c’est-à-dire à des  abstractions, à des concepts non matériels une importance décisive. Ici justement, ce qui vaut pour le corps vaut également pour l’âme alors que le corps n’est pas du tout de la même nature que l’âme. Voici donc une sorte de « loi » qui traverse une distinction pourtant fondamentale pour Platon.  Qu’en déduire? Que nous trouvons en face d’une évidence si radicale que sa pertinence s’étend à des domaines aussi différents que ceux du sensible et de l’intelligible. Mais de quelle évidence s’agit-il?
  4. De la même façon qu’un oeil ne se voit que voyant, le visage ne se saisit que s’orientant vers… l’autre visage et l’âme ne se connaît que connaissant l’autre âme. Ce n’est pas qu’autrui sache mieux que moi qui je suis (cette pression du jugement de l’autre sur moi-même c’est ce que l’on retrouve chez Jean-Paul Sartre mais pas ici), mais c’est plutôt qu’un rapport d’oeil à oeil, de visage à visage, d’âme à âme est la condition sine qua non d’un rapport à soi que l’on pourrait qualifier de porteur ou d’instructif sur nous-mêmes. Ce point est vraiment très important: ce n’est pas en tant qu’il est regardé qu’un regard se connaît mais en tant qu’il est regardant, tourné vers l’autre regard. Il y a ici une activité. C’est le fond du problème, on ne se connaît pas en se tournant vers une intériorité qui de toute façon serait toujours « là », posée, figée. C’est dans l’acte de voir que je me connais voyant, tout comme l’âme ne se connaît que dans l’acte de connaître une autre âme. De même on pourrait dire que le visage ne se saisit que se projetant dans la visée de l’autre visage dans lequel il se voit.
  5. Il y a dans le texte un rapprochement entre le physique et la métaphysique. La connaissance de l’âme, c’est du registre de la métaphysique mais voilà que les lois les plus simples de l’optique nous livrent comme le mode d’utilisation de la connaissance la plus métaphysique, celle de l’âme. Or que trouve-t-on dans les lois de l’optique?  Que voir et être vu(e) suppose l’efficience d’une seule et même force qui est la lumière. De la même façon connaître et être connu(e) suppose l’existence d’un même plan, d’une même dimension qui est celle de la cité grecque, cité sans laquelle il serait impossible à l’être humain d’accéder à cette humanité (ce qu’Aristote formule ainsi: « l’homme est un animal naturellement politique »)
  6. La référence au stade du miroir de Jacques Lacan était évidemment mobilisable mais à condition d’insister sur l’argument qu’elle objecte à la thèse du texte dont il convient de souligner le propos métaphysique. C’est de la connaissance de l’âme dont il est question ici, c’est-à-dire d’un sujet assez abstrait (que l’âme existe après tout n’est qu’une hypothèse) alors que l’observation de Lacan est d’ordre psychologique, qu’elle a trait à l’identification de l’enfant humain (et ça, ce n’est pas abstrait du tout). Mais, comme toujours, la confrontation d’arguments est quand même fructueuse, notamment parce que Socrate dans le dialogue avec Alcibiade utilise l’oeil comme une métaphore de l’âme, et que l’on passe alors à l’optique (qui est une partie de la physique). C’est justement dans cette opposition entre psychologie et métaphysique que se révèle tout l’intérêt philosophique de la référence au stade du miroir, car il n’est pas question du tout dans le texte de se reconnaître en tant que « moi » mais de se connaître en tant qu’âme, c’est-à-dire que psyché, c’est-à-dire que sujet doté de pensée. Si ce que je cherche dans le miroir, c’est le reflet de mon corps, il est évident que le reflet est trompeur, mais si, dans la pupille du regard de l’autre, je ne suis en quête que de la partie de l’oeil de l’autre qui voit, je me vois mais moins en tant visage vu qu’en tant que visage « visant ». Ce n’est pas la morphologie de mon visage que je cherche dans le reflet (parce que si c’était le cas, comme le fait remarquer Lacan, je ne me verrais pas tel que je suis), c’est un visage en pleine action. Et que fait un visage? Comme son nom l’indique il « vise », ou mieux encore il « envisage », c’est-à-dire qu’il globalise un sujet dans l’être à soi de son propre rayonnement (être « dévisagé », c’est justement ne pas être regardé comme une âme mais comme une chose). Cela signifie qu’il y a quelque chose de l’action de voir un visage qui me renvoie au fait que j’en suis également un, de la même façon que regarder une âme me rappelle à l’essence de la mienne, c’est-à-dire au fait que j’en suis une, mais cela ne va pas au-delà. Je suis une âme dotée de la faculté de connaître. Quant à savoir en quelle type d’âme spécifique je consisterais par opposition à une autre, cela n’est pas du tout le sujet ni de Socrate, ni de Platon, ni de Jean-Pierre Vernant et l’on mesure la profondeur du fossé qui sépare ces auteurs de Jacques Lacan qui ne nous parle que de l’identification/aliénation du moi. Si Platon essaie d’approfondir un peu l’interprétation de l’oracle (sache quelle est ta place!) Il ne l’exacerbe aucunement jusqu’à vouloir dire « connais ton moi! », il en reste à « connais-toi en tant qu’âme dotée de la puissance de connaître », étant entendu que c’est finalement là la condition qui caractérise l’humanité, et plus particulièrement l’humanité citoyenne.
  7. Dans ce texte, certaines expressions sont difficiles à expliquer, mais souvent ce sont justement les plus importantes. Il en est ainsi de celle-ci: « c'est toujours en regardant non en elle, mais au-dehors, un être autre qui lui est apparenté, que notre âme peut se connaître comme l'œil peut voir à l'extérieur un objet éclairé en raison de l'affinité naturelle entre le regard et la lumière (5),  de la similitude complète entre ce qui voit et ce qui est vu. » Il faut tenter quand même. Tout correcteur prendra en compte l’effort d’explication, même s’il échoue et cela avec plus de bénéfice (en termes de note) pour l’élève que si les passages cruciaux sont purement dissimulés. Le point difficile est celui-là: en raison de l’affinité naturelle entre le regard et la lumière. Il est en effet impossible que voir se produise si ce qui voit et ce qui est vu ne sont pas baignés dans un seul et même élément qui est la lumière. Or nous pouvons exactement utiliser à bon escient tous les éléments de cette évidence de la vision en les appliquant au dialogue, notamment dans une perspective qui avait été évoquée par Maurice Merleau-Ponty. Dialoguer c’est consentir à une parole double mais dans laquelle la revendication de paternité du propos qui est tenu n’est plus efficiente. Penser se fait comme action « Une » mais dans et par l’échange à deux. Cela signifie que de la même façon que la lumière est la condition grâce à laquelle les yeux se connaissent en se sachant voyant, le dialogue donne aux interlocuteurs la possibilité de se connaître en tant qu’âme, c’est-à-dire en tant que pensée. De la même qu’il y a affinité profonde entre le regard et la lumière, il y a un rapport d’intrication réciproque entre l’âme et le dialogue, ce qui évidemment implique Autrui.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire