mardi 3 janvier 2023

Terminales 3/5/7: Hystérie et consommation (texte de Jean Baudrillard) - le désir et la langue


 Quelle est l’attitude qui relie sans discussion possible le consommateur et l’hystérique? La demande. L’un comme l’autre sont en demande. Ils attendent une réponse: le premier à un manque qui correspond au produit censé satisfaire ce manque, le deuxième à un trouble dont une affection physique fait signe (cécité, paralysie, etc.). Il est évident depuis Freud que l’inconscient de l’hystérique se sert de tel ou tel organe qu’il aura choisi de faire dysfonctionner pour exprimer au conscient du patient qu’il y a quelque chose, une révélation qui « demande » à être reconnue. Dans ce choix et dans cette opération qui consistent à « faire du trouble physique un signe » s’effectue sans aucun doute un travail de simulation puisque en réalité l’organe n’est pas physiquement touché. Il s’agit donc finalement dans tout symptôme hystérique de se faire souffrir absurdement, de faire naître de toutes pièces un trouble physique qui finalement n’a aucun support organique pour exprimer de façon déguisée que l’on souffre psychiquement d’une réalité que l’on refuse de s’avouer à soi-même.

De prime abord, on ne voit pas du tout le rapport avec un consommateur qui entre dans un supermarché pour s’acheter de quoi manger. Or il y en a un et c’est tout le propos de l’auteur ici que de bien fonder ce rapport entre hystérie et consommation mais de le fonder comme autre chose qu’une critique sociologique ou idéologique. Mais quoi alors? De le fonder comme un diagnostic.

Ce qu’il faut bien saisir ici, c’est le rapport de l’hystérique à la théâtralisation. On peut ici penser à l’opposition de la première scène du film entre le professeur Meneyrt et Freud: Finalement le second ne contredit le premier sur le fait que l’hystérique entretient un mensonge, elle fait croire qu’elle est aveugle alors qu’elle ne l’est pas. Cette conclusion est absolument indiscutable. L’hystérique ment à son entourage. Par contre Freud affirme que la patiente fait aussi partie de cet entourage auquel elle ment, comme si elle était à la fois celle qui ment et celle qui est abusée par ce mensonge dont elle l’instigatrice. Et c’est cela qui contredit le sens que l’on donne habituellement au mensonge puisque la menteuse ne peut pas en être une sans savoir qu’elle ment et donc en être consciente. L’inconscient finalement, c’est l’idée (difficile à admettre) que l’on peut à la fois mentir et être abusée soi-même par le mensonge que l’on fait. L’inconscient c’est la thèse selon laquelle on peut être à soi-même un autre.  Il y a bel et bien du théâtre, au sens de simulation, de mise en scène faite pour toucher un public dans toute hystérie, et l’on sait à quel point il été reproché à Charcot de donner littéralement des représentations de ses patientes hystériques, comme si elles étaient des actrices, parce que de fait, elles l’étaient bel et bien.


Mais ici encore quel rapport avec la consommation? Jean Baudrillard nous invite à penser l’espace de la mise en vente du produit comme un théâtre, comme un lieu de mise en scène d’un mensonge voire d’un rêve. Nous passons au travers des produits comme autant de points d’appui à une mise en scène de soi. Achetant ce parfum, j’achète l’image véhiculée par la publicité, par la réputation, par ce fond de croyance de tout un chacun gratifiant tous nos objets d’une fonction reflétante dans le miroir de laquelle on peut se persuader que l’on est bien ce type d’homme qui se profile à l’horizon de ce parfum. Il en va de même de tout produit: nous n'achetons jamais « une chose », un ob/jet (ce qui jeté devant) mais la promesse d’un certain type de vie, comme un fantasme d’existence rêvée qui s’effectuerait dans la triangulation spatiale de ces objets spéculaires. Aucun produit qui ne soit en fait l’opportunité de se constituer de soi une certaine image de soi. 

Dés lors le rapprochement avec l’hystérique se fait plus évident. De la même façon que l’hystérique s’installe dans l’analyse ou dans le milieu de la psychiatrie comme dans une scène à l’intérieur de laquelle elle va mettre en scène son trouble (et fera aussi partie des spectateurs), le consommateur s’installe dans le magasin comme dans un théâtre où il va mettre en scène le fantasme de sa vie rêvée. Nous n’achetons pas les produits dont nous avons besoin, mais ceux qui nous permettent de nous jouer à nous-mêmes une comédie sociale.

Mais il reste à éclaircir la question du trouble: la patiente hystérique refuse quelque chose d’elle-même de son passé qui pourtant la constitue bel et bien. Quel est l’équivalent dans le consommateur (évidemment il faut ici opérer un « saut »: nous passons du vécu particulier propre à telle ou telle personne à un statut que nous partageons toutes et tous: consommateurs)? De la même façon que l’hystérique fantasme la réalité stricte de son passé, le consommateur fantasme son existence au fil des produits qu’il achète, ce qui manifeste l’inaptitude à s’accepter tel qu’il est, maintenant.  Il n’est aucunement question pour lui de persévérer dans on être, comme dirait Spinoza mais de se fantasmer tel qu’il n’est pas et surtout tel qu’il lui est fortement suggéré par des idéaux publicitaires, idéologiques, sociaux de se représenter. Quiconque consomme se résout dés lors inconsciemment à laisser parasiter par des idéaux de conformité, de « mode », de soumission aux impératifs de ce qu’il faut «  avoir chez soi » le seul leitmotiv qui puisse authentiquement valoir et qui consiste à libérer le mode d’existence unique, original et idiosyncrasique dans lequel nécessairement  (et nous serions tentés de dire ici fondamentalement) on consiste (Spinoza).



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