mardi 24 janvier 2023

Terminale 3/5/7: Au début était le verbe - Evangile selon Jean (cours sur le désir)

 


Ce que cet article se propose de réaliser, c’est de voir vraiment clair dans cette opposition entre deux conceptions du désir: a) celle qui, comme Alain le dit, fait de lui un « très petit personnage » parce que « les désirs ne font rien » et celle qui, au contraire, comme celle de Spinoza, fait de lui, en tant que « conatus », le « désir de persévérer dans son être » telle que sa puissance se libère en toute « chose » (même si le terme de « chose » est trompeur) en tout être, bref dans ce que l’on pourrait appeler le grand Tout (à savoir finalement de ce que c’est qu’être, autrement dit: Dieu). On pourrait évoquer ici (ici, c’est-à-dire au sujet du désir) l’une des oppositions les plus radicales de l’histoire de la philosophie qui distinguent d’un côté les philosophies du sujet (au sens où elles accordent une place décisive au libre arbitre d’un sujet « Je » - il s'agit notamment de Descartes, Kant, Sartre, Ricoeur, Lévinas) et de l’autre côté celles qui, avec des sens variables, insistent sur le déterminisme et sur l’absence de libre arbitre humain: Spinoza, Schopenhauer, Nietzsche, Bergson, Deleuze).

Qu’il y ait du désir en l’homme, cela peut en effet être abordé de deux façons: soit c’est ce qui explique que l’homme fantasme autant sa vie, l’imagine, et finalement ait autant de mal à voir la réalité en face, soit c’est ce qui explique que toute prétention de l’homme à dire « je »… je fais ceci… Je pense donc je suis.…je suis libre, etc…est complètement illusoire au regard de cette puissance qui heureusement (mais là on exclue Schopenhauer) se libère en l’homme comme en tout être, en toute parcelle de nature et de vie. Si l’on se situe dans le premier camp, le désir est une puissance déformatrice et fantasmante et il est urgent de « ramener ses désirs à l’ordre du monde » comme dit Descartes. Mais si l’on se situe dans le deuxième, alors au contraire, ce qui importe c’est de se mettre en phase avec cette libération de puissance au gré de laquelle le monde est constamment animé du désir d’être monde. On réalise alors que le désir est l’émergence d’une puissance infinie qui n’a pas de sujet ou qui est à elle-même son propre sujet. Cela signifie que l’on comprend ce qu’est le désir quand on annule les catégories de sujet et d’objet.

On comprend  la raison pour laquelle dés que l’on approfondit un peu la notion de désir, on tombe logiquement sur la question de Dieu, puisque Dieu, c’est finalement l’idée d’un « super sujet », c’est le concept dans lequel se cristallise le devoir d’être un sujet avec tout ce que cela implique de responsabilité, de devoir, de rapport à la loi, d’obéissance, de résignation, de limitation. Si l’on conduit jusqu’à leur origine logique chacune de ses doctrines opposées, on arrive finalement à cette question fondamentale: est-ce parce qu’il y a un sujet qu’il y a une action (un verbe) ou parce qu’il y a une action en train de se faire par elle-même qu’il y a des sujets?  Nous pourrions même interpréter différemment au fil de cette opposition la fameuse phrase par laquelle commence l’évangile selon Jean: « Au début était le verbe. Et le verbe était Dieu » en la "retoilettant" un petit peu. 


            Faut-il poser que rien de rien ne peut se faire autrement que par l’intention d’un sujet (Dieu ou moi et finalement ça revient un peu au même) ou bien qu’il y a une instantanéité pure de l’action et du monde, de la réalité, c’est-à-dire que c’est d’un même mouvement que la nature est naturante et naturée, qu’il y a le monde (naturé) et que le monde s’effectue dans un «  il y a » pur (naturant), que finalement le principe même d’effectuation de ce qui est ne fait qu’un avec le fait entériné que cela soit. Cela signifierait que nous ne faisons qu’être pris à chaque instant dans le miracle d’un monde naissant, se donnant vie à lui-même. On pourrait bien dire dans cette perspective qui est celle de Spinoza qu’en effet au début était le verbe: être ou plutôt « exister », à plusieurs conditions cependant:

  1. Il faudrait supprimer l’imparfait: au début est le verbe être et ce début revient toujours. Nous ne vivons que des « débuts de monde ». Ce n’est pas une proposition diachronique mais synchronique (ce changement là est très exigeant: il revient un peu à ramener la Bible à un éternel recommencement alors qu'elle décrit dans la genèse le commencement du temps considéré comme un vecteur linéaire qui par d'un début pour progresser vers une fin)
  2. La notion de verbe est un peu trop grammaticale: ce qui « est », c’est Etre, le fait d’être dans toute sa puissance et son exhaustivité. C’est bien ce qu’exprime un verbe mais justement avant d’être restitué par un « mot ». L’acte d’exister « explose » littéralement dans tout instant et c’est cela qui fait l’instant, au sens étymologique « in sto », se tenir dedans. C’est "de soi", de son propre mouvement que l’existence se fait être et c’est cela qu’exprime chez Spinoza le terme de substance. Il n’y a qu’une seule substance et c’est Dieu et tout ce qui existe (donc l’homme aussi mais seulement en tant que partie de cette effectuation instante) n’est qu’une façon pour la substance, c’est-à-dire dieu, c’est-à-dire la nature de se faire exister par soi, de soi-même, spontanément (sponte sua en latin). Il faudrait quasiment dire: il n’y a que le verbe, c’est-à-dire que l’infinitif et plus encore que cette explosion de réalité se réalisant ou de nature naturante qu’essaie de restituer la notion grammaticale d’infinitif. Ce à quoi nous assistons c’est à cela même qui devrait fournir la matière d’une incroyable réécriture de cet Evangile, lequel a quand même le mérite d’avoir fait précéder la référence à Dieu par celle du verbe. Ce n’est qu’après que l’on dit et le verbe était Dieu. Cela, c’est finalement très Spinoziste.
  3. Il y quelque chose d’autre qui est gênant dans le terme de verbe (qui signifie aussi « parole », sens très important) c’est qu’un verbe syntaxiquement se conjugue ou se décline en personnes: je tu il, etc. Il faudrait ici envisager un verbe qui ne se conjugue pas en personnes, mais qui conjugue une infinité de données, celles là même que Jean Scot Erigène et Gilles Deleuze le reprenant, appelle des héccéïtés. Exister maintenant c’est être pris dans le mouvement de conjugaison de toutes les heccéités par lequel la nature ou dieu se fait exister par soi. A bien des titres, c’est encore plus miraculeux que l’idée d’une création du monde par un dieu transcendant, sauf que justement, c’est un miracle instant. Il ne s’agit pas d’y croire puisque de toute façon c’est ça qui est.


Evidemment si l’on ne se situe pas dans ce camp là, « au début était le verbe » sera interprété autrement: Dieu et le verbe ne font qu’un mais c’est quand même le sujet Dieu qui fait que le verbe être est. C’est d’ailleurs finalement le sens que va prendre l’Evangile: « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement en Dieu. Tout par lui a été fait, et sans lui n'a été fait rien de ce qui existe. » Pourquoi ce ne serait pas l’idée de Dieu qui serait plutôt comme pliée dans la réalité de l’infinitif du verbe?

Est-il pensable pour l’entendement d’un être humain qu’une puissance puisse se libérer en elle-même sans sujet, sans « je » , sans intention préalable?  C’est bien la question de l’intentionnalité qui s’impose ici.  Peut-on penser, quand on est un humain que la vie ou l’être ou  encore « ce que c’est qu’être » s’effectue SANS INTENTION, dans une sorte de « il y a » un peu dément, gratuit, miraculeux? C’est exactement la réalisation de cette pensée que traduit au plus profond l’expression « innocence du devenir » de Nietzsche ou encore la fameuse phrase d’Héraclite: « le temps est comme un enfant qui joue au tric trac ».

Quel rapport avec le désir? Avec la consommation? Avec le Bonheur?  Le fond de cette affaire, c’est finalement de savoir quel sens on peut donner au terme de verbe dans l’expression « au début était le verbe ». Est-ce que cela veut dire: « Au début il y a un verbe, c’est-à-dire un mot, et, quoi qu’il advienne il faut bien que nous passions par des mots si nous voulons réaliser ce qui se passe, ce que nous sommes, bref comprendre. Au contraire, peut-on aborder cette affirmation par le biais de ce sens là: « au début il y a la puissance infinie d’une réalisation de soi par soi que l’on traduit par la « notion » d’infinitif de la « notion » de verbe (oui le mot « notion » répété essaie de traduire ici la difficulté à traduire par des mots ce qui de toute façon ne le sera jamais littéralement). 


Finalement toute réflexion philosophique nous place rapidement devant un choix qui, en gros revient à Descartes ou Spinoza. Si l’on choisit Descartes, on se trouve immédiatement  réquisitionné, embarqué dans une philosophie du « je pense donc je suis » par quoi je suis d’abord un sujet et auquel il incombera de travailler ses désirs pour les ramener à l’ordre du monde, « étant entendu que la réalité du monde n’a aucun rapport avec ses désirs. » Si l‘on choisit Spinoza, on est embarqué dans autre chose qui passe d’abord par la reconnaissance et la réalisation que je ne suis pas du tout un sujet, que je n’ai pas de libre arbitre. C’est ça le fantasme: c’est de croire qu’il y a des sujets qui se donne des objets, des objectifs, des projets, dans une démarche volontaire (il suffit de penser à la résolution de douter dans le « je pense donc je suis »).

Mais alors, à chaque fois que nous, humains, nous sentons pris par le désir d’accroître notre puissance, de libérer notre puissance d’agir, il ne faut pas du tout nous méfier mais au contraire donner tout notre consentement possible à ce mouvement par lequel on est pris parce que ce débordement du sujet par une puissance qui le dépasse n’est rien moins que la puissance d’effectuation de la nature par elle-même, et il n‘est rien que l’on puisse davantage souhaiter à bon droit que cela. Il n’est pas du tout question de ramener nos désirs à l’ordre du monde mais de se laisser prendre par la réalité de ce désir d’auto-réalisation du monde par le monde, et c’est ça la joie, c’est ça l’infini traduit par l’infinitif du verbe qui était au début mais plutôt qui ne cesse jamais aussi d’être à la fin, bref qui est tout le temps parce qu’il est l’action même du devenir du temps (celui là même qui joue au tric-trac. « Dieu ne joue pas aux dés » dit Einstein, mais, en fait, peut-être que Si!).

On ne peut pas éprouver du désir sans réaliser qu’il est infini et qu’il se manifeste à moi comme une puissance telle qu’elle est à même de me faire agir au-delà de mes intérêts « personnels ». Mais si c’est justement cette notion de personne ou de moi, ou de sujet qui est finalement fantasmatique, alors rien ne saurait être plus vrai plus « nécessaire » en un sens profondément juste, que de lui céder, parce qu’en fait « je » ne cède rien, j’accompagne l’effectuation d’une situation dont on peut dire à la fois qu’elle m’a « cueillie », au sens où je suis pris dedans sans l’avoir décidé, ni voulu, mais en même temps, que je ne peux pas m’y soustraire parce que de toute façon il n’y a aucune autre place où être et être tel que je suis vraiment que cette situation même. En d’autres termes, cette situation, avec toutes les variables qui la composent, « est », que je le veuille ou pas. Mais je peux la comprendre, c’est-à-dire abonder dans le sens du désir qui l’a fait naître ou au contraire choisir de me retrancher derrière les frontières fantasmatiques de ce préjugé selon lequel je suis un sujet. La vérité c’est que je ne suis pas un sujet mais une variable parmi tant d’autres. Mais en même tant chacune de ces variables est une singularité, une héccéïté, c’est-à-dire la perfection même de ce qu’il m’est donné d’incarner, d’effectuer ici ou maintenant. Il est en ma puissance de me rendre heureux ou pas à cette occasion en y adhérant (c’est-à-dire en la comprenant) ou au contraire en étant récalcitrant. 


                C’est toute la difficulté de ce que Gilles Deleuze appelle un "plan d’immanence" qu’il s’agit de comprendre ici. Nous ne vivons que des situations avec une infinité de variables. Nous y sommes comme "cueillis à froid". Nous ne choisissons pas la situation mais nous y construisons nos agencements et c’est en cela que le désir joue. Qu’est-ce que cela veut dire construire nos agencements? Quelque chose qui a un peu rapport avec la tique ou l’araignée, c’est-à-dire le tissage d’un milieu  mais en prenant en compte qu’il s’agit vraiment là d’une démarche stylisée, propre, qui a à voir avec l’unicité de mon style d’existence, de ma façon « d’aimer » la situation et de me réjouir de la vivre et d'y être exactement ce que je suis. Dans cet amas pur et "en vrac"  de variables, je vais faire un arrangement entre telle visage de femme, telle lumière du jour, telle nouvelle de l’actualité qui tombe en même temps, tel son qu’on entend, telle goût ou telle saveur de tel fruit que j’aurai mangé en même temps, etc. Toutes les variables sont données mais la singularité dans laquelle je consiste qui ne peut exister que dans telle situation va se sensibiliser (on pourrait dire tout aussi bien "se polariser"  comme des aimants)  à telle ou telle proximité plutôt que telle autre  et c’est ça qu’on appelle « l’amour », l’attachement à des circonstances pures, données avec une certaine violence brute (parce que je les choisis pas) mais en même temps où le désir propre dans lequel je consiste va construire son agencement, lequel est finalement qu’une certaine façon de composer avec une situation, c’est-à-dire d’y moduler des accords qui vont aller dans le sens de ma puissance, ou si l’on préfère de ma façon d’abonder dans le sens immanent de la puissance de dieu à se donner naissance dans « le feu de l’action », c’est-à-dire dans cette situation-là et pas une autre, ce que signifie bien le terme d’héccéïté. 

Réalise-t-on maintenant vraiment pourquoi le dignitaire chinois part avant la 100e nuit? Le désir charnel de la courtisane chinoise n’est qu’un pur prétexte, non pas l’occasion donnée de fantasmer un rapport avec une personne mais le temps donné de réaliser tous les rapports au sein de l’agencement de la situation donnée. Vivre la 100e nuit aurait été abandonner l’insoupçonnable joie de vivre en phase avec l’effectuation de la nature naturante pour un petit plaisir personnel qui n’aurait rien fait d’autre que rompre le charme de la seule véritable action, celle du verbe dont parle l’Evangile selon Jean.  Dés que l’on exhibe ainsi les avantages fallacieux d’un objet ou d’un projet ou d’un idéal (ce point est important idéologiquement), on attire les êtres humains vers des actions fausses, trompeuses. Toute mise en valeur d’un objet, d’une personne ou d’une idée dans une vitrine ou dans un rayon ou dans une perspective d’avenir est une tentative de détournement du seul bonheur concevable qui est celui d’être en phase avec le miracle d’une réalité se faisant exister par elle-même en cet instant. Que l’on appelle cette réalisation Dieu, nature naturante, ou éternel retour est finalement accessoire puisque c’est le même acte qui sous ces différents termes s’effectue.



            L'enjeu de cette opposition qui traverse finalement l’histoire de la philosophie entre les défenseurs de la transcendance (un Dieu qui crée intentionnellement le monde) et ceux de l’immanence (un « Dieu-monde » incessamment travaillé par le désir d’être) est d’une telle importance que la clarté ici est une absolue nécessité. Or, on peut rapprocher tout ce qui vient d’être ici exposé sous l’angle du langage, et d’ailleurs c’est exactement la raison on ne peut être qu’interpelle par le début de l’évangile selon Jean, tout simplement parce qu’il fait tout commencer par une référence au verbe divin, à un mot et toute la question se pose de savoir s’il y a un monde parce qu’il y a les mots pour le dire, pour le classer, pour le catégoriser en tant que monde, ou bien si l’on peut prendre le terme de verbe quasiment au pied de la lettre: un verbe à l’infinitif, auquel cas c’est à l’action infinitive qu’il fait référence et une interprétation spinoziste est possible (même si honnêtement la suite de l’Evangile montre bien que l’on se situe dans une perspective transcendante et pas du tout immanente). 

Mais quel rapport plus philosophique et plus clair peut-on faire avec le langage pour rendre compte de cette opposition entre ces deux camps philosophiques qui nous proposent deux versions différentes du désir?

Nous avons déjà insisté sur la question fondamentale du réel et du fantasme. Se pourrait-il que ce soit quand nous voulons que nous fantasmons et quand nous désirons que nous réalisons, que nous « REALISONS » en un sens vraiment insoupçonnable et quasi inespéré?  Évidemment tout dépend de ce que nous entendons par « réalité ». Ce qui caractérise la volonté par opposition au désir, c’est sa clarté, ou en d’autres termes, le fait que vouloir nous apparaît comme immédiatement lié, corrélé à la chose ou au projet que nous voulons. On ne peut pas vouloir sans savoir ce qu’on veut alors que l’on désire sans autre finalité que désirer sans cesse. Si l’on part du principe que le mouvement d’être «  embarqué vers…. un dessein, une personne, un objet » implique la claire détermination de ce dessein, de cette personne ou de cet objet, il est évident que le désir est voué à l’échec et au fantasme, mais si, au contraire on perçoit qu’il y a dans ce désir de désirer, non pas le circuit fermé d’une boucle absurde et infernale mais au contraire l’affirmation pure et sans intention d’une puissance n’aspirant à rien d’autre qu’à persévérer dans ce qu’elle est en train d’être, alors évidemment tout s’inverse et ce n’est pas le désir qui apparaît stérile et délirant mais au contraire la volonté parce qu’elle s’obstine à cibler des objets, des projets, des buts généraux, des idéaux, là où il n‘y en a pas, c’est-à-dire là où finalement rien n’est dissociable de quoi que ce soit d’« autre », là où tout est intriqué dans la trame continue d’un seul et même plan d’immanence, là où tout se donne « en vrac » dans une instantanéité absolue et sans termes (ce dont il est question ici, c’est bien de ce qui a déjà été évoqué: ce « tout à trac » d’un instant « là » dans l’immédiateté duquel il est parfaitement impossible de dire de quoi l’on est tombé amoureux, mais c’est bien de « tomber » dont il est question (parce qu’on ne décide rien, on « tombe », on subit)  et de « charme », en ce sens que tout est tellement « là » ensemble qu’aucune frontière n’est plus discernable. On est tombé sous le charme d’un agencement de données ou de variables dans lequel on se sent bizarrement tellement et complètement en résonance que l’on y prend corps soi-même, à titre de « variable » et que cette détermination dont on pourrait penser qu’elle impose une restriction de mon être (le fait de n’être que la variable d’une situation donnée) est, tout au contraire, la perfection même de tout ce que je peux être.


Le fantasme n’existe pas en réalité dans cette dernière perspective. C’est vraiment tout le contraire, il est question de se situer tellement « au ras des pâquerettes » de ce « tout à trac » dont on ne voit pas bien comment nous pourrions nier l’émergence instante, à moins que vous qui lisez ces lignes croyez possible de dire que vous ne le lisez pas (et ici, que vous les lisiez vraiment ou que vous rêviez que vous les lisez n’a vraiment plus aucune importance puisque de toute façon, « c’est comme ça» et qu’en ce moment « lire ces lignes » s’effectue comme un infinitif, comme partie prenante d’une infinité d’autres données qui sont en même temps). Par contre, il est tout à fait possible d’affirmer que la perception pure de cette multiplicité de variables est irréalisable et que sans effort de classification rien ne peut vraiment en être perçu, touché ressenti. 

C’est bien sur cette question là que tout se joue. D’où vient que nous percevions des objets, c’est-à-dire d’où vient que notre capacité à percevoir est quasiment d’emblée investie par cette évidence que l’on ne peut faire l’expérience que de réalités préalablement classées, rangées par un système de sélection de genres: personnes, animaux, couleurs, volumes, minéraux végétaux, humains, etc. La réponse est simple: de notre langue maternelle. 

Tout être humain qui vient au monde dans une communauté socialisée est accueilli et finalement conditionné par une langue, laquelle n’est pas qu’une institution, mais aussi une sorte de présupposé de signifiance par l’arbitraire duquel tel ou tel affect, telle émotion, tel ressenti sera appréhendé non pas comme l’intensité variable d’un flux continu mais comme une entité à part entière, distincte génériquement d’une autre et hiérarchiquement situé sur une échelle de valeur humaine et même plus que cela culturelle (avec tout ce que cela impose de différence entre les cultures).


Mais alors qui fantasme quoi? Et qu’est-ce qui est « réel »? Quoi de plus réel que de percevoir en cet instant ce ciel, cette table, cette nuit, cette personne? Mais en même temps quoi de plus arbitraire que de poser par exemple, entre cette personne et cette nuit le critère d’’une absolue distinction de choses si, de fait, l’état d’âme de cette personne est en réalité  indissociable de cette nuit, et vraiment de cette nuit là?  Il est indiscutablement vrai que grâce aux mots je distingue (dans tous les sens du terme) cette personne et cette nuit, et qu’en réalité effectivement, cette personne n’est pas la même « chose » que cette nuit, mais il est aussi indiscutablement vrai que cette personne n’est cette personne là que dans l’instant présent de cette nuit et qu’il sont liés l’un à l’autre pour composer l’agencement personne/nuit (dont d’ailleurs éventuellement je suis tombé amoureux). Pourquoi « le principe de découpe » de la langue maternelle serait-il le seul vrai, n’est-il pas au contraire fantasmatique au regard d’un autre critère de découpe qui ne serait plus celui des « choses » mais des instantanéités? 


Que peut recouvrir ce terme de coupe ou de découpe selon le critère de l’instantanéité?  Que dans ce moment présent, un TOUT est donné et que cette instantanéité impose une égalité de statuts entre toutes les variables qui le composent y compris les humains, les animaux, les couleurs, les saveurs, tout est donné en même temps et rien ne justifierait que j’instaure immédiatement une grille hiérarchique par le crible de laquelle je ne prêterai attention qu’aux humains. Pourquoi est ce que rien ne le justifie? 1) parce que de fait il n’y a pas que des humains dans cet instant 2) parce que si j’en reste là, je me réduirai vraiment à une vision très appauvrie: ces humains eux-mêmes sont pris dans des états d’âme causés par toutes les autres variables toutes aussi dignes d’attention que les Humains 3) parce que l’esprit même de cette hiérarchisation est en contradiction avec l’instantanéité de cette effectuation, instantanéité dont on pourrait dire que le curseur est quand même de tous les critères que l’on pourrait concevoir le plus irrévocable parce que de fait c’est bien ça qui se produit.

Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Que l’on suspend, autant qu’on le peut, le principe de distinction par genre et donc que tout ce qui est « là » est en tant que « là » une seule et même « chose ». Il n’y a pas plus de différences extensives entre des êtres séparés les uns des autres par des limites extensives ou génériques: toi tu es un homme toi tu es une femme, toi tu es un chien, toit tu es une couleur, etc. Tout cela est annulé. Pour autant peut-on affirmer que, dans ce tout, aucune variable n’est plus observable? Non bien sûr, mais elle ne sont pas de la même nature, ce ne sont plus des différences entre choses ou entre corps mais des variables intensives dans une seule et même instantanéité d’être là, ce qui veut dire que finalement on se rend dés lors sensible à ce niveau de perception au regard duquel ce ne sont plus des choses, des êtres, des forces ou des éléments qui se différencient  mais des intensités de présence qui varient dans la continuité indivisible d’une seule et même instantanéité. 

C’est toujours le même axe d’opposition que nous suivons entre celles et ceux qui croient aux objets et celles et ceux qui se rallient au désir mais nous ne cessons de traverser des strates de perception au fil desquelles la question du fantasme et du réel est sans cesse plus vive, plus effective et aussi plus subtile car ici encore qu’est-ce qui est réel? Notre appartenance à des genres, à des espèces, à des règnes distincts comme autant d’étiquettes, de tiroirs dans lesquels on est rangé(e) selon les caractéristiques physiques de notre corps, de notre façon d’être et de se séparer dans l’espace? Ou bien les intensités de présence libérées dans ces ensembles que sont les instantanéités au sein desquels rien n’est isolable qualitativement. C’est finalement exactement comme si l’on remplaçait la question « qui êtes vous ? » par celle de savoir « de combien êtes vous? De quels degrés d’intensité de présence êtes vous capable de gratifier cette instantanéité? C’est comme si, dans un groupe de personnes, on se conditionnait soi-même pour ne plus y être attentif aux noms des personnes présentes mais, de façon plus subtile, à la puissance susceptible d’être émise par cette assemblée exactement comme un appareil électrique, une enceinte acoustique dont on dit familièrement qu’elle « donne » son maximum sans vraiment savoir ce qu’elle donne d’ailleurs. 

La métaphore physique avec l’électricité et les phénomènes d’attraction magnétique n’est pas du tout métaphorique en réalité car c’est bien d’énergie, de puissance presque de voltage dont il est question ici. Désirer c’est réaliser que l’on est pris dans un champs d’attraction au sein duquel des pics et des baisses d’énergie ne cessent de se succéder au fil d’une multiplicité quantitative de variations et c’est vraiment la texture même de chaque instant qui fait advenir ce champs, de telle sorte que rien, mais vraiment ne peut finalement s’y décliner, s’y comprendre autrement que dans les termes du désir qui est la réalité la plus profonde et la plus adéquate de l’être.  Croire aux objets, aux sujets comme notre langue maternelle nous conditionnent à le faire revient nécessairement à se soustraire à cette compréhension qui d’ailleurs va de pair avec une libération (celle de la joie chez Spinoza). Mais en même temps, on ne voit pas bien comment nous pourrions nous libérer des catégories de pensée de la langue qui d’ailleurs, poussées à un certain degré sont très utiles et subtiles. Il est possible de faire un bon usage de la langue dés lors que l’on n’est plus dupe de son pouvoir fantasmatique qui consiste à poser des distinctions là où finalement il n’y pas lieu d’en faire.  Cela suppose notamment que l’on prête attention à certaines distinctions que font les linguistes eux-mêmes au premier rang desquelles on peut citer l’opposition entre le sémiotique et le sémantique chez Emile Benveniste. Mais cela fera l’objet du prochain cours sur le langage.




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