jeudi 19 janvier 2023

Terminale HLP - Violence et Histoire (2)

 



3) L’animal mythomaniaque

Il convient d’expliquer clairement la démarche que nous allons suivre. Il est évident que le rapport entre la violence et l’histoire se situe dans la question du « sens ». Dans le texte de Annie Ernaux, on perçoit à quel point les conversations du repas de famille visent inconsciemment à dissimuler la vérité d’une période qui se trouve pourtant au coeur de plusieurs conflits. Quelle vérité? Que la guerre et la souffrance qu’elle engendre dans les populations n’est que ce qu’elle est, une pure décharge de brutalité sans aucune finalité et qui n’accomplit rien à l’échelle d’un supposé développement de l’Humanité. La guerre est un pur chaos. Mais chacune et chacun a sa petite vie à mener et il n’est pas possible de se lever chaque matin s’il s’avérait qu’en fait nos existences se construisent dans une pure absence de raison, dans un réel dispersé, fragmenté au sein duquel tel jour détruit les espoirs que celui de la veille avait formulé, ou du moins laissé entrevoir.

On pourrait donc ici parler de violence symbolique en ce sens qu’il s’agit de recouvrir la violence réelle d’une sorte de vernis permettant à nos petites histories personnelles de suivre leur cours sur le fond d’une croyance à une forme d’accomplissement (que ce soit celui du progrès, de Dieu, d’une humanité qui s’humaniserait de plus en plus, etc.) L’homme est donc cette créature étrange prête à tout supporter pourvu qu’on lui fournisse des récits, des repères grâce auquel vivre UNE existence, Une ligne de vie puisse effectivement se réaliser.

C’est très exactement cela que le philosophe français Paul Ricoeur appelle l’identité narrative. Le sociologue Johann Michel définit ici l’identité narrative en la situant dans la trilogie qui compose selon Paul Ricoeur une sorte de triptyque des modalités par lesquelles nous nous identifions à nous-mêmes, au sens littéral à un moi qui soit bel et bien même que soi (et nous avons vu à quel point ce n’est pas évident):

  • la première composante, qu’il appelle l’identité-idem, renvoie à la notion psycho-sociologique de caractère, c’est-à-dire l’ensemble des dispositions acquises par lesquelles on reconnaît une personne (individu ou groupe) comme étant la même – au point de parler justement de traits de caractère (composés à la fois des habitudes, des identifications à des normes, à des personnes, à des héros…).
  • la seconde composante, l’identité-ipse, est définie en termes éthiques comme maintien de soi par la parole donnée à autrui : « La tenue de la promesse paraît bien constituer un défi au temps, un déni du changement : quand même mon désir changerait, quand même je changerais d’opinion, d’inclinaison, ‘je maintiendrais’. »
  • l’identité narrative représente la troisième composante de l’identité personnelle, laquelle se définit comme la capacité de la personne de mettre en récit de manière concordante les événements de son existence. Or, le fait est que, selon P. Ricœur, la construction d’une telle identité n’est possible que par la fréquentation de récits d’histoire ou de fiction, en vertu d’un « double transfert » : d’une part, le transfert de la dialectique gouvernant le récit aux personnages eux-mêmes, d’autre part, le transfert de cette dialectique à l’identité personnelle.

Par « dialectique », il faut entendre ici un mode de raisonnement qui consiste à relever des contradictions et à les dépasser. La double dialectique dont il est question à la fin de la définition de l’identité narrative consiste donc  à lire une histoire comme une suite d’évènements qui malgré leur violence, ou même à cause d’elle (parce qu’il faut bien qu’il arrive quelque chose dans une histoire) permettent aux personnages d’y tisser UNE vie. Le deuxième moment c’e’st le processus d’identification au fil duquel ce processus va s’appliquer à la lectrice et au lecteur. Notre attachement le plus profond aux histoires pourrait tenir là, en fait: à cette conviction qui s’y renforcerait que jamais les évènements n’excèdent la capacité des hommes à y tisser le fil de leur vie. C’est bien cela que l’on voit à l’oeuvre dans les conversations de table décrites par Annie Ernaux. La violence indescriptible des camps de la mort demeure une affaire privée, tout simplement parce que, si nous la percevions telle qu’elle est vraiment, à savoir publique, humaine comme le dit d’ailleurs l’expression juridique de « crime contre l’humanité », alors y-aurait-il encore possibilité de croire en une Humanité qui serait autre chose qu’ « éclatée », dispersée, chaotique c’est-à-dire en fait inexistante. 


Or il y a une violence symbolique, au sens littéral du terme, c’est-à-dire une violence du symbole à agir ainsi. En un sens, nous sommes toutes et tous, les enfants à la bobine dont parle Freud. Il y a cette absence de la mère à tous égards atroce, absurde, insensée et cette ingéniosité, cet insoupçonnable esprit de ressource grâce auquel c’est sur le fond de cette absence de personne et de sens, cette tragédie et finalement grâce à elle que l’enfant va restituer par imitation et par symbole cette injustice, cette évidence d’un sens absent en lui en donnant un, en forçant ce passage là et en racontant une histoire. Au terme de cette histoire c’est un je qui apparaîtra. C’est au gré d’une fiction que nous nous constituons un « je », c’est-à-dire que nous nous donnons naissance en tant que sujet d’une action, que sujet d’une histoire alors même que nous n’étions ni l’un ni l’autre et finalement c’est peut-être dire une vérité que d’affirmer que nous ne le sommes pas davantage aujourd’hui. Il y a une violence brute factuelle: « la mère n’est pas là » qui se voit recouverte par une violence symbolique originelle en ce sens que la naissance à la transcription symbolique du réel se fait à l’occasion de cette violence fondatrice.

Mais alors si c’est violemment que nous nous constituons symboliquement et fictivement comme des sujets, comme des personnes, comme des « moi », ne serait-ce pas aussi à cause de cette matrice symbolique du je, du sujet et de notre identification que nous constituions notre histoire comme violente? Il convient ici de garder trois perspectives reliées entre elles: le symbolique, la violence et la fiction. C’est sous la pression d’un non-sens, d’une absence dont on ne peut pas rendre raison que paradoxalement nous accédons à ce niveau symbolique de restitution mimétique d’une situation réelle. Or cette violence symbolique ne manifeste aucunement la prise en compte, la réalisation de cette violence première, de cette violence natale qu’est cet abandon, et d’ailleurs cet abandon, que désigne-t-il vraiment si ce n’est le Da sein, à savoir l’authenticité d’un évènement incompréhensible; la venue au monde d’un être qui ne dispose d’aucun point de repère pour justifier qu’il existe (contrairement aux animaux pris d’emblée dans l’ouvrage de constitution et de tissage de leur milieu).

La violence de notre Histoire vient donc de cette dissimulation première par laquelle l’homme a accédé à cette intelligence symbolique d’une réalité pure, brute, violente et évènementielle qui relie structurellement sa venue au monde avec l’expérience de l’abandon et de l’absence de sens. Cette articulation entre cette violence première du Da Sein et l’accession au symbole par le jeu qui va donner naissance au je crée une sorte de cycle infernal de la violence au récit visant à rendre raison. L’être humain est né en tant que « Je » de cette conscience symbolique de la situation violente de telle sorte qu’en retour cette conscience symbolique rompue, dressée, conditionnée  à l’art de savoir rendre raison de l’absurde secrète précisément cet absurde dont l’émergence est corrélative de son existence même.

Un terme peut ici être évoqué avec quelques nuances cependant, c’est celui de mythomane. Une personne mythomane est une narratrice d’histoires fictives auxquelles elle finit par croire en les racontant. Dans son acception clinique, c’est évidemment une maladie. Le complotisme est une forme de mythomanie. Mais après tout l’enfant à la bobine dont il faut bien réaliser qu’il décrit le propre de l’humanité  agit lui aussi comme un mythomane. Pris qu’il est dans la tragédie de l’abandon maternel, il raconte l’histoire d’un enfant Dieu qui ferait surgir et disparaître sa mère au gré de ses caprices. La puissance de la langue est telle que, de fait, il finit par faire advenir en réalité cet enfant capricieux et cela s’appelle l’humanité.


Mais qu’est-ce que cela signifie? Que dans la réalité pure et neutre d’un devenir « innocent » du Cosmos, une parenthèse historique pleine de drames et d’horreurs s’est imposée comme sous l’effet magique d’une puissance auto-réalisatrice, d’un « il était une fois » purement et exclusivement Humain (en tant que l’humain en est à la fois l’auteur, le narrateur et le héros). C’est sous l’effet de ce traumatisme qu’est la violence d’un abandon structurel (celui du Da Sein) que l’Humain se donne un monde, une identité (narrative), une histoire alimentée par un progrès technologique et moral (supposé), de telle sorte qu’aussi réelle que soit l’histoire, à cause de cette réalité même, celles de nos guerres, de nos empires, de nos découvertes, nous ne nous débarrassons pas des ressorts narratifs de la fiction. Il FAUT que nous vivions des DRAMES, c'est-à-dire du TRAGIQUE (du non sens) pour que nous en fassions toute une TRAGEDIE (et que nous lui donnions du sens).

A partir du moment où nous mettons à jour cette fibre auto-narratrice, mythomaniaque de l’être humain, nous comprenons non seulement que l’histoire soit, mais aussi qu’elle soit violente et qu’elle soit racontée. Plus que cela encore nous réalisons que c’est en tant qu’elle est violente qu’elle est racontée, et que c’est parce qu’il faut qu’elle soit racontable qu’elle est violente. Rien ne saurait être plus éclairant dés lors que l’affirmation suivante: si les hommes agissent de façon innommable dans le réel c’est pour que cet innommable soit nommé dans l’Histoire et réciproquement si l’être humain ne se conçoit que nommant la réalité qu’il vit, c’est pour que l’histoire ait toujours de l’innommable à nommer.

Tous nos problèmes cesseraient si nous arrêtions de vouloir à toute force faire de notre existence toute une histoire, d’en faire un drame, c’est-à-dire si nous accédions à cette dimension plus vraie qu’aucune autre qui est celle de l’innocence du devenir, de ce temps qui est comme un enfant qui joue aux dés (Héraclite). Mais pour cela il importe d’en finir enfin avec cette mythologie qu’est le Sens de l’Histoire, qu’est le souci de vouloir rendre raison des tragédies que nous vivons de continuer à être cet enfant capricieux qui veut à toute force rendre raison de la tragédie qu’il vit de n’avoir pas de « maman ». Il FAUT nous émanciper de cette illusion d’une matrice, tout aussi bien que de cette mère symbolique qu’est la langue maternelle. Cela implique que nous accédions à cette part non historique efficiente en tout évènement (Deleuze).




4) Le Sens de l’histoire et la critique du finalisme


Finalement le mouvement qui se révèle à nos yeux est celui d’un cercle vicieux: de ceci que l’homme est un Da-Sein jeté sur terre sans milieu ni détermination naturelle propre (comme l’animal) , ni raison d’être, il fait un « drame », c’est-à-dire qu’il extrapole, qu’il se donne illusoirement une « mission », qu’il s’invente de toutes pièces un devoir-être, une finalité et qu’il donne à tous les évènements humains ce sens qui consiste à prendre place dans cette linéarité maintenant vectorielle d’une « histoire », d’un dessein supérieur. Par conséquent tout ce qui se produit à l’échelle humaine: les guerres, les empires, les découvertes technologiques, les crises économiques, etc. se voient marqués, traversés par la dynamique fictive de ce vecteur si bien que nous pouvons les prendre pour autre chose que ce qu’elles sont. Mais que sont-elles en réalité? On pourrait dire sans se tromper qu’elles « sont », qu'elles ne sont que "là", et qu’en fait, c’est justement la simplicité pure de cette présence qu’il s’agit de gommer, de dissimuler par la croyance, voire la superstition qu’au-delà du simple fait d’être, elles prennent place dans un dessein supérieur.

L’être humain peut supporter n’importe quoi, mais vraiment n’importe quoi à partir du moment où s’active en lui la croyance que ce « n’importe quoi qu’il vit » prend « ailleurs » un sens qui lui échappe. Quelque chose ici pourrait se concevoir comme une sorte d’état agentique (expression de Stanley Milgram)  démultiplié, supérieur, empreint du souci presque pathologique d’échapper à la nécessité terrible d’avoir à reconnaître que la guerre, les victimes du progrès technologique (comme les morts accidentés de la route, les personnes décédées suite aux effets secondaires de certains médicaments, les chômeurs qui paient la mécanisation croissante des tâches, etc.) bref toute la violence dont finalement il faut bien admettre qu’elle constitue le moteur de notre histoire, que tout cela ne soit que « ça ». 

A partir du moment où cette violence réelle est recouverte par une violence symbolique qui consiste à la dissimuler, à la recouvrir par de la superstition, c’est-à-dire par la croyance en une finalité supérieure que personne ne peut voir à l’œuvre (pour la bonne et simple raison qu’elle n’existe  pas), la violence se voit quasiment légitimée et c’est en cela que réside l’origine du mal, non pas tant dans la violence réelle que dans la violence symbolique qui la légitime et ainsi la perpétue (car il ne fait aucun doute que si la violence réelle était abordée et vécue par l’être humain telle qu’elle est, elle ne trouverait pas dans la raison humaine une sorte de justification et d’encouragement) 


Probablement n’est-il pas de meilleure guide que Spinoza (1632 - 1677) pour comprendre cette dynamique ruineuse, même si la question de l’histoire n’est pas ici son sujet. Il est néanmoins le philosophe qui a le plus clairement formulé une critique efficace de la finalité


« N’oublions pas de faire remarquer ici que les sectateurs de cette doctrine [Spinoza parle du finalisme], qui ont voulu faire briller leur esprit dans l’explication des causes finales des choses, ont inventé, pour établir leur système, un nouveau genre d’argumentation, lequel consiste à réduire son contradicteur, non pas à l’absurde, mais à l’ignorance ; et cela fait bien voir qu’il ne leur restait plus aucun moyen de se défendre. Par exemple, supposez qu'une pierre tombe du toit d'une maison sur la tête d'un homme et lui donne la mort, ils diront que cette pierre est tombée tout exprès pour tuer cet homme. Comment, en effet, si Dieu ne l'avait fait tomber à cette fin, tant de circonstances y auraient-elles concouru (et il est vrai de dire que ces circonstances sont souvent en très-grand nombre) ? Vous répondrez peut-être que l'événement en question tient à ces deux causes ; que le vent a soufflé et qu'un homme a passé par là. Mais ils vous presseront aussitôt de questions : Pourquoi le vent a-t-il soufflé à ce moment ? pourquoi un homme a-t-il passé par là, précisément à ce même moment ? Répondrez-vous encore que le vent a soufflé parce que, la veille, la mer avait commencé de s'agiter, quoique le temps fût encore calme, et que l'homme a passé par là parce qu'il se rendait à l'invitation d'un ami, ils vous presseront encore d'autres questions : Mais pourquoi la mer était-elle agitée ? Pourquoi cet homme a-t-il été invité à cette même époque ? Et ainsi ils ne cesseront de vous demander la cause de la cause, jusqu'à ce que vous recouriez à la volonté de Dieu, c'est-à-dire à l'asile de l’ignorance. »


Ce texte parle de la mort d’un homme, mais il est vraiment possible et éclairant de l’appliquer à l’histoire afin de pointer l’origine de la violence qui est la même à savoir non seulement l’ignorance, mais surtout le déni. Il arrive qu’un concours de circonstances aboutisse à la mort d’un homme. Il n’est pas du tout question de dire ici que cette mort est causée par le hasard car il y a des causes qui rendent compte de ce décès, mais, pour Spinoza, c’est justement cette causalité, ce qu’il appelle le déterminisme que les Hommes ne veulent pas voir à l’oeuvre. 

Il ne peut être admissible dans l’esprit de la majorité des humains que nos vies soient prises dans l’engrenage purement matériel, physique, des causes et des effets. Qu’un homme meurt tout simplement parce qu’il y a du vent n’est pas supportable. L’homme peut tout donc admettre sauf la vérité. De ceci que tout homme est une créature dotée d’une intention, d’un vouloir, il n’est pas possible ou du moins, pas évident de dissocier le contexte même de tout ce qui lui arrive d’une dimension intentionnelle et finalement les religions transcendantes n’ont pas d’autre origine que celle-ci. 

Pour clarifier ce point nous pourrions emprunter à un philosophe allemand qui a développé autrement l’une des intuitions fondamentales de Spinoza l’une de ses notions principales, il s’agit du vouloir vivre d’Arthur Schopenhauer (1788 - 1860). Les deux philosophes sont loin de défendre les mêmes thèses mais ce que Schopenhauer appelle le vouloir vivre, c’est finalement très proche de ce que Spinoza désigne du terme de conatus, de désir de persévérer dans son être. Le vent, en tant que force naturelle persévère dans son être, tout autant que la tempête ou que la mer avoisinante, ou encore que l’homme qui marche dans la rue. Tous ces conatus finalement n’en forment qu’un mais on pourrait dire que là dans cette occasion la « persévérance » du vent, celle de la pierre, celle du bois de la poutre où reposait la pierre, celle de l’humidité qui probablement avait usé la poutre, etc, toutes ces micro-causalités interagissent. Or dans ces interactions, l’humain meurt, et c’est tout! C’est cela que veut dire Spinoza, et c’est cela que l’on peut appeler critique du finalisme, car l’écrasante majorité des hommes, eux, ne s’arrêteront pas là. Ils voient bien l’enchaînement des faits purs qui aboutit à la mort de cet homme mais ils vont en déduire que sa mort s’inscrivait dans un dessein: Dieu l’a rappelé à lui. En d’autres termes, au vouloir-vivre de tous les éléments qui ont « conspiré » mais simplement au sens où ils ont interagi, ils vont rajouter du « vouloir dire », ce que ni Schopenhauer ni Spinoza ne se résolvent à faire.


Cette mort ne veut rien dire, elle n’a pas de sens si, par ce terme, on entend une raison finale. Par contre elle s’explique, elle prend place dans un enchaînement de causes. Il existe là une distinction fondamentale que la plupart des gens ne font pas entre la nécessité et la destination, entre la causalité et la finalité, c’est-à-dire, entre ce qui matériellement provoque et ce qui idéalement justifierait (mais justement le conditionnel est de mise). Cette confusion se manifeste notamment dans la question « pourquoi? » qui finalement veut dire à la fois: « quelle est la cause? » et « quel est le but? », alors qu’une cause n’est pas du tout la même chose qu’un objectif, parce qu'elle est réel alors que l'objectif (Dieu, le sort ou le destin) est "extrapolé", objet de croyance.

C’est tout l’apport d’Aristote que d’avoir dissocié quatre types de causes a) matérielle, b) efficiente, c) formelle et d) finale. 

  1. La cause matérielle d’une statue est le marbre dans lequel elle est sculptée (réponse à la question d’où a-t-elle été  produite)
  2. La cause efficiente est le sculpteur  (par quoi ou qui?)
  3. La cause formelle est ce qu’elle représente (de quoi est-elle la forme?)
  4. La cause finale est la beauté (en vue de quoi?)

Appliquons ces quatre causalités à la mort de cet homme:

  1. La pierre
  2. L’interaction des causalités naturelles
  3. Néant
  4. Néant 

Cette mort n’est à l’image de rien et elle n’a aucune finalité. Il faut l’accepter, Nietzsche rajouterait même, en reprenant la formule des Stoïciens, qu’il faut « l’aimer », c’est-à-dire qu’il faut aimer cette imbrication de causalités qui a causé la mort d’un homme non pas parce qu’elle a provoqué cette mort mais parce qu’elle est la marque de l’effectuation d’un vouloir vivre ou d’un conatus, ou de ce qu’il appelle, lui: Nietzsche, la volonté de puissance et que cette volonté est « bonne » en elle-même, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’autre dynamisme au devenir de tout ce qui est réel.

On mesure parfaitement le malentendu d’un éventuel dialogue entre un spinoziste et un finaliste en pointant le double sens du pourquoi (c’est-à-dire la confusion entre la cause efficiente et la cause finale). C’est finalement sur ce point que Spinoza invite: le finaliste va demander :

- Pourquoi le vent soufflait précisément au moment où le passant était sous la tuile. 

- Parce que des masses d’air froid et des masses d’air chaud se sont superposées à cet endroit créant par la même un couloir, un appel d’air et c’est ce que l’on appelle « le vent ». 

- Mais pourquoi la personne passait-elle à ce moment?

- Parce qu’il allait voir un ami qui habitait dans cette rue.  

- Mais c’est en « même » temps: ça prouve bien que le sort s’acharne, qu’une intentionnalité supérieure l’a voulu, que les voies du seigneur sont impénétrables, que cette mort n’est pas que cette mort mais la réalisation d’une volonté suprême, d’un Sens qui nous échappe. 

- Non, ça ne prouve rien si ce n’est ce que l’on appelle une coïncidence et celle-ci n’est jamais hasardeuse. Il n’y a dans la vie que des coïncidences entre des conatus multiples qui tous vont dans le sens d’une seule et même dynamique: celle de la nature naturante. C’est comme ça que  se font les instants. Ce que vous appelez volonté finale de Dieu n’est en réalité que vouloir vivre de la nature, que la chaîne de montage de toutes ces coïncidences qui font de cet instant qu’il est cet instant et cette chaîne de montage n’est pas du tout hasardeuse ou bizarre ou intentionnelle. Elle est causale.



L’esprit de ces deux pourquoi est totalement différent: autant le finaliste entend par ce terme: en vue de quoi (sous entendant qu’il faut bien une raison finale au regard de laquelle rétrospectivement tout s’ordonne, se justifie) autant le spinoziste utilise le même mot pour poser la question de la cause (sous entendant qu’évidemment rien jamais ne se produit sans cause). Mais alors si l’on adopte le point de vue du spinoziste (qui évidemment est le bon!), cela veut-il dire que cet homme est mort sans raison finale, en vue de rien, pour rien? Se peut-il qu’il soit mort parce que le vent souffle? Oui. Il est mort à cause de « tout » et en vue de rien et envisageons d’emblée la possibilité que ce soit toujours le cas pour tout le monde en fait. Les millions de morts des campagnes Napoléoniennes, ou de la guerre de 14/18 du côté des français sont ils « POUR » pour la « France »? Non ils sont morts « PAR » la France, par les bronches inhalant des gaz toxiques pour les derniers cités. Nous mesurons vraiment par cette dernière allusion tout ce que le finalisme induit de violence réelle en la dissimulant par la violence symbolique d’une illusion: celle du finalisme en l'occurrence nationaliste, mais il peut tout aussi bien être celui du fanatisme religieux ou de la croyance au progrès technologique. Il n’y a pas des causes idéologiques justes pour lesquelles il serait justifié de mourir, il y a des causes scientifiques réelles sous l’enchainement desquelles on meurt. Toute cause finale n’est dans sa nature même ni bonne ni mauvaise. Elle est fausse. Au finalisme religieux ou nationaliste, il convient d’opposer l’esprit de la causalité rationaliste.

Il en va des évènements de notre histoire comme de la mort de cet homme. Les finalistes essaieront toujours de nous « prouver » que ce n’est pas du hasard si les grecs ont gagné les guerres médiques, si l’URSS s’est écroulée, si la Bombe atomique a donné la victoire aux USA contre le Japon et effectivement ce n‘est pas du hasard puisque c’est un enchaînement de causalités, mais ce n’est certainement pas la volonté finale de Dieu, ou de la nature ou de la Raison. Ce n’est pas une volonté finale du tout et ça ne veut rien dire. « C’est », point barre!  Et ça s’explique mais il ne s’ensuit aucunement que cela se justifie. 






  1. Quel rapport peut-on établir entre l’Histoire et les histoires?
  2. « Tu vas pas en faire toute une histoire? »: pourquoi cette expression revêt-elle ici un sens philosophique fort?
  3. Distinguez nécessité et finalité. Distinguez Déterminisme / Finalisme / Croyance au hasard 
  4. Pourquoi l’individu évoqué dans le texte de Spinoza meurt-il, en fait? Qu’est-ce que cela signifie si on applique le même raisonnements aux évènements historique?
  5. Citez les quatre types de causalité selon Aristote.


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