jeudi 5 janvier 2023

EMC: "Chaque époque essaie d'inventer une manière d'assassiner sa propre jeunesse." - Wajdi Mouawad

 


Lors d’une interview, le dramaturge libano-québecois Wajdi Mouawad a déclaré: « chaque époque essaie d’inventer une manière d’assassiner sa jeunesse ». Cette affirmation   ne peut être entendue sans susciter dans l’esprit de l’auditrice ou de l’auditeur un mélange d’horreur, de fascination et de réflexion. Se pourrait-il que cela soit vrai?  Serait-il possible que dans cet énoncé auquel il est rigoureusement exclu d’être indifférent, un principe de lisibilité et d’intelligibilité de l’Histoire des Humains se dise, exactement comme ces idées un peu démentes que l’on conçoit, mais que l’on garde en soi, inexprimées parce que trop scandaleuses, trop violentes pour qu’on ose les transmettre, pour que l’on puisse se situer aux yeux des autres comme celle ou celui qui les a pensées? Et si cette thèse que cet article se donne pour objet d’examiner, voir de prolonger, était l’une des rares à se situer à la bonne hauteur non seulement de notre époque dont on peut dire qu’elle est d’une rare violence, mais aussi de notre Histoire et enfin tout simplement de notre condition? Faut-il être un dramaturge, un écrivain du tragique pour voir exactement à l’oeuvre dans finalement ce que nous sommes la vérité pure et brutale d’un processus d’extinction de la jeunesse, d’un génocide tacite, sournois, inconscient, tragiquement opérationnel pour la bonne et simple raison que personne ne le voit, n’en mesure la gravité et la justesse ? 

Chaque époque se mettrait ainsi en tête de mettre au point une méthode, une sorte de climat irrespirable pour quiconque refuserait de devenir vieux comme un masque qu’on porte, comme un filtre à air qui placerait chaque adolescent devant ce choix: soit tu restes ce que tu es, à savoir jeune, et tu meurs soit tu enfiles ce masque de vieillesse et tu survis, mais tout ce qui en toi est jeune, c’est-à-dire pur, au sens de brut, inédit, irréductiblement créateur, fertile, nouveau, doit être abandonné. On pourrait résumer ce processus par un dialogue très court:


- J’ai envie d’exister

- Crois-en ma longue expérience et contente-toi de survivre! Allez, enfile ton masque!

Ce que nous nous proposons dans cet article est 1) de tester la pertinence historique de cette affirmation 2) sa pertinence philosophique 3) de mesurer le plus précisément possible sa puissance d’impact, ou pour le dire autrement ce qu’elle est susceptible de nous indiquer comme ethos, comme attitude à tenir maintenant, aujourd’hui, en 2023.


  1. La guerre et l’épopée


Dans cette interview, l’exemple utilisé par Wajdi Mouawad est celui de la première guerre mondiale. La moyenne d’âge des soldats envoyés au front était de 22 ans.  En France 900 jeunes soldats mourraient chaque jour sur les champs de bataille. L’image qui ne peut manquer de nous venir en tête en comparaison est celle d’une scène de Salammbô. Les Carthaginois sont assiégés par une armée de mercenaires et la situation est tellement désespérée qu’ils décident d’offrir à l’un de leurs Dieux, Moloch leur premier né. Flaubert décrit cette procession de tous les parents offrant aux flammes du brasier qui flambe à l’intérieur de la statue leur progéniture, en les abandonnant sur une plate forme figurant la bouche du monstre et dont le basculement par un système de poulie précipite la prime jeunesse carthaginoise vers une mort horrible. 


Au-delà du conflit, du passif d’hostilité entre les nations qui vont s’entretuer durant cette première guerre, il n’est en effet peut-être pas exclu qu’une dimension sacrificielle ait souterrainement agi en Europe, à condition de prendre un peu de recul et de mesurer l’absurdité gratuite d’un tel déchainement de violence. Toute une esthétique de la noblesse, de la grandeur d’âme et de l’honneur national se construit, s’édifie par les monuments aux morts, les hommages, une certaine littérature, les canons d’un héroïsme solennel, lyrique. Le moins que l’on puisse dire de ce lyrisme, c’est qu’il n’est pas nouveau et qu’on y retrouve (en beaucoup moins beau) les échos de la guerre de Troie, des nombreuses allusions d’Achille à l’idée d’une postérité par la gloire des faits d’armes (sauf qu’à cette époque il ne s’agissait pas de cracher ses poumons dans une tranchée boueuse pleine de rats sous le commandement irresponsable de généraux et de maréchaux qui ne montaient jamais au front). 


La plupart des civilisations sont fondées sur des épopées qui ne nous racontent pas la paix, mais la guerre, qui ne nous présentent pas comme mode de vie, une existence heureuse et pacifiée mais la beauté de la mort au combat et l’extraordinaire dévouement du sacrifice qui restera dans les mémoires.  L’oeuvre civilisatrice apparaît ainsi comme indissociable de la mort violente des héros, lesquels comme Achille l’énonce avec clarté doivent choisir la mort jeune et glorieuse plutôt que la vie qui dure dans la tranquillité d’un anonymat infâme. « Chaque époque essaie d’inventer une manière d’assassiner sa jeunesse » en investissant le sacrifice des héros d’une dimension esthétique promue par la légende, c’est-à-dire étymologiquement par une éthique d’existence plaçant la dignité à faire l’objet d’un récit au premier plan. Une vie digne d’être vécue est celle qui est à même d’en faire le sacrifice par la mort violente et héroïque. De la guerre de Troie à la guerre d’Ukraine cette détermination subsiste, perdure. Que les jeunes meurent pourvu que les nations demeurent! 

Il ne semble pas qu’à l’échelle du vivant, nous disposions d’autres exemples d’une espèce posant comme condition de sa condition le sacrifice de la jeunesse et bâtissant autour de ce don toute une esthétique de la gloire, de la reconnaissance et de la postérité. Déjà en soi, cette considération prend sens, c’est-à-dire qu’elle revêt la dimension d’une hypothèse pour le moins troublante: serait-ce là un voire « le » principe historique de succession des époques? Pour le dire autrement, la place qu’occupe cette symbolique du sacrifice de la jeunesse au bénéfice de sa nation, ou de sa civilisation pourrait-elle valoir à titre de « passage », comme si cela même qui assurait la transition d’une époque à une autre consistait pour les vieux à être parvenus à exterminer l’esprit ou la chair même de la jeunesse au sein d’une population donnée?  




2) L’immaturité de la vieillesse

Avant d’examiner cette hypothèse pour le moins troublante, il convient de faire droit à une remarque du philosophe  Francis Bacon dans le novum organum (1620). Dans cet ouvrage, il s’agit pour lui de formuler clairement les arguments pour lesquels, notamment en matière de science, il convient de rompre enfin avec la pseudo autorité des anciens: 

« Car cet âge qui par rapport à nous est le plus ancien et le plus avancé, fut par rapport au monde lui-même le plus nouveau et le plus précoce. Et, en vérité, de même que nous attendons une plus grande connaissance dans les choses humaines et un jugement plus mûr d'un vieillard, plutôt que d'un jeune homme , à cause de son expérience, de la variété et du nombre des choses qu'il a vues, entendues et pensées ; de même, il convient d'attendre de notre époque (si elle connaissait ses forces et voulait les éprouver et les étendre) de bien plus grandes choses que des premiers temps ; pour autant qu'elle est un âge plus avancé du monde, augmenté et enrichi d'une infinité d'expériences et d’observations »

Naître, c’est venir au monde, mais à quel monde? Il est d’usage de penser qu’une personne âgée a plus d’expériences qu’une personne jeune. Pourtant il nous est donné de mesurer souvent l’inadaptation des vieilles personnes face à des problématiques posées par le monde d’aujourd’hui. Elles décryptent le monde de maintenant avec des catégories de leur génération, de telle sorte qu’elles ne perçoivent pas tout ce que leur jugement revêt de totalement décalé.  Plutôt que de considérer l’âge personnel de l’individu, ne conviendrait-il pas de porter notre attention sur le monde ou sur la société dans laquelle elle est apparue? L’espèce humaine semble être apparue sur le globe il y a 2,4 millions d’années, ce qui signifie que tout enfant né aujourd’hui voit le jour en tant que descendant de ces 2,4 millions d’années d’humanité: les plus vieux ce sont les spécimens humains d’aujourd’hui et tout nouveau-né porte dans sa chair, dans la plasticité cérébrale qui le fait être au monde avec tel cerveau différent de celui des ancêtres, marqué dans ses connexions et l’équilibre de ses différentes zones de toutes les mutations de l’évolution des hommes, le bagage entier de tout ce qu’être un humain a connu d’aventures et d’expérimentations. 


Dans cette perspective dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas absurde ou dépourvue de sens, demander conseil aux plus anciens, donner aux propos des plus âgés une autorité que l’on refuse aux jeunes revient en fait à laisser la parole aux plus inexpérimentés, c’est-dire à celles et ceux qui sont nés dans un monde plus jeune, moins évolué, moins complexe. Le véritable adolescent, c’est  l’adulte et le plus mûr, c’est l’adolescent. La question ne devrait plus être: quel âge as tu? Mais quel âge a le monde ou la société dans laquelle tu es né(e)? Il faut renoncer ici à toute perspective personnelle et prendre en compte la notion d’héritage, se représenter l’humanité en tant que phylum, c’est-à-dire en tant que suite des formes revêtues par les ascendants d’une même espèce. Tout enfant qui naît est porteur d’un sens nouveau, d’une renaissance possible du monde à venir mais pas du tout en tant qu’il est le plus jeune. C’est au contraire, parce qu’il est le plus vieux, parce qu’il est dans sa chair et dans la plasticité neuronale de son cerveau le « dernier » né qu’il est le plus apte à « faire autorité ». 

Avant d’aller plus loin, il est à noter ici une convergence étymologique forte entre auteur et adolescent. Autorité vient du latin auctoritas, qui lui-même vient du verbe augere: faire grandir, pousser, organiser la croissance de quelque chose ou de quelqu’un. Adolescent vient également du latin. Il dérive de « ad crescere » augmenter, croître avec une nuance propre au mouvement, à la direction: ad, vers.  L’adolescent a toute autorité pour être écouté parce qu’il est  étymologiquement le facteur de croissance nous guidant vers  la direction à prendre. 

Evidemment, on imagine sans peine toutes les réactions suscitées par une telle conclusion et plusieurs nuances ici méritent d’être apportées. Il faut relier ensemble toutes les références qui viennent d’être évoquées. Bacon pointe l’absurdité de l’autorité des Anciens, non pas que toute personne âgée tienne nécessairement des propos dépassés, mais ce sera à proportion de la capacité qu’aura cette personne à compenser le manque de maturité de son âge qu’il deviendra possible d’en mesurer la pertinence. De la même façon, il existe à n’en pas douter une multitude d’adolescents dont l’attitude et les prises de position manifestent ce qu’il faut bel et bien appeler une vieillesse, donc une immaturité flagrante. En d’autres termes, la phrase de Wajdi Mouawad est très pertinente mais à condition d’en appliquer la portée à l’assassinat en règle de l’esprit même de la jeunesse. « Chaque époque essaie d’inventer une manière de se dissimuler à elle-même qu’elle est jeune, et c’est d’autant plus absurde que c’est ça qui en fait une époque ». Or il se pourrait bien malheureusement que nous vivions un temps où le processus de cette dissimulation fonctionne à plein, c’est-à-dire où une part importante de la jeunesse naît vieille, immature, gâteuse, gagnée aux idéaux de Créon plus qu’à la vérité d’Antigone.




Rien ne semble plus aujourd’hui à même de «  faire époque », c’est-à-dire de donner à la maturité des adolescents la conscience et l’autorité de dire clairement que quelque chose commence aujourd’hui, quelque chose qui en même temps est le produit de tout ce que l’Humanité a de plus juste, de plus traditionnel, de plus ancien et de plus propre, de plus spécifique à savoir son essence politique, au sens donné par Aristote à ce terme. Ce que chaque époque  humaine essaie d’assassiner, c’est la jeunesse d’un esprit authentiquement ancien qui lui rappelle ce qu’elle est, la tradition d’où elle vient et dans le creuset de laquelle, exclusivement, elle consiste, soit celui qu’Antigone incarne devant Créon, le rappel de la tradition de l’inhumation pour tous les frères humains dont elle, Antigone, est la SOEUR. Le drame que nous vivons c’est qu’il semble bien qu’elle y soit parvenue, que nos médias ouvrent leur micro à des vieillards immatures que paradoxalement leur grand âge nous incite à écouter alors même qu’ils ne soutiennent que des propos capricieux d’enfants gâtés, des enjeux identitaires fermés, figés, égocentriques, ultra-nationalistes, exactement comme des enfants qui ne veulent pas qu’on leur prenne leur jouet, comme Bolsonaro ou Donald Trump qui refusent d’assister à la procédure d’intronisation de leur successeur.


3) L’innocente maturité du devenir


Résumons: la phrase de Wajdi Mouawad est à interpréter à partir de la remarque  de Francis Bacon dans le Novum organum, ce qui nous fait comprendre que chaque époque essaie de faire taire en elle la parole de la maturité, sachant que cette parole est précisément celle des derniers nés, des adolescents, de celles et ceux dont la venue au monde est empreinte de l’adéquation natale à son temps, temps d’une humanité vieille, expérimentée, grosse de l’esprit ingénieux d’une espèce porteuse de l’idée citoyenne. Mais déjà Sophocle pointait le danger de l’hybris, c’est-à-dire de la démesure d’un pouvoir se croyant investi du droit de dire ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, malgré les traditions, le sacré, l’évidente nécessité de donner à tout homme un statut dépassant de sa condition seulement vivante.


Est-ce faire preuve d’un esprit innovant que de se réjouir d’une compétition arrachée grâce à des versements illégaux à des personnes corrompues, dans des conditions de construction inhumaines mettant en place des infrastructures écologiquement absurdes? Non parce que rien n’est plus vieux que cela, que cet esclavage des peuples par la mise en place de divertissements qui leur font perdre le sens des réalités, de l’humanité des gladiateurs massacrés, de la vie des bêtes massacrées pour l’amusement des foules.

« Chaque époque essaie d’inventer une manière d’assassiner sa jeunesse »: cela signifie donc que chaque époque essaie de se dissimuler à elle-même qu’elle est à tous égards nouvelle, et que l’homme qui y naît est lui aussi totalement « nouveau », inédit, inattendu, porteur d’une humanité que rien ni dans la nature, ni dans la culture, ni dans le développement de tout ce qui l’a précédé ne pouvait laisser deviner. Mais paradoxalement cet humain qui ressemble en tous points au surhomme de Nietzsche puisque l’humain n’y est décrit qu’en tant qu’il est un « passage », porte aussi en lui, ontologiquement, c’est-à-dire en tant qu’être la totalité du « devenir humain », devenir dont il n’est plus du tout essentiel de préciser: « tel qu’il est ou tel qu’il a été ou tel qu’il sera ». Chaque époque essaie d’inventer une manière d’assassiner tout ce qui d’elle pointe vers le moment venu de devenir, sachant que ce point, comme l’éternel retour revient toujours. Chaque époque essaie de se dissimuler à elle-même que le temps est venu d’être autre chose que ce qu’elle est, d’effectuer un autre type d’humanité que celui qu’elle pense être: cela pourrait aussi vouloir dire cela. Chaque époque fait tout pour se faire croire qu’elle EST alors qu’elle devient mais pour cela il faut qu’elle tue d’elle cette jeunesse « vieille » et mature puisque c’est elle qui lui « rappelle » sans cesse l’innocence de son devenir.

Mais alors y-a-t-il vraiment quelque chose à faire contre la terrible sentence que porte cette phrase? Pas vraiment en un sens puisque cette tentative est vaine. Nous comprenons bien que Wajdi Mouawad, nous propose bel et bien une façon de lire de développement de l’histoire en suivant ce fil conducteur du déni. On peut suivre l’esprit de succession des temps en étant attentif à la dynamique de dénégation au fil de laquelle chaque époque s’efforce de se donner une épaisseur, une réalité propre, un reflet figé de soi, une mêmeté. Mais en même temps ce génocide (ou ce  néo-cide) s’effectue sur le fond d’une réalité brute qui le condamne à échouer. Dans chaque époque Kronos dévore ses enfants et dans chaque époque, Zeus finit par le renverser. Cela signifie que la révolution est moins politique que cosmique, éternelle, inscrite dans la texture même de l’aiôn. Ce qu’énonce Wajdi Mouawad dépasse donc largement de la dimension exclusivement historique. Ce qui définit chaque époque est sa façon d’essayer d’en finir avec tout ce qui, de fait, en révèle la nature même, comme si tout d’elle se bâtissait sur un fond de scandale dont il faut faire taire la rumeur. Mais que dit cette rumeur? Qu’il n’existe pas de finalité, ni de devoir-être, ni de progrès historique, que « tout est permis » en somme non pas en ce sens que l’humain pourrait se comporter n’importe comment mais plutôt parce que de fait nous ne devons rien à l’histoire et que rien ne s’oppose à ce que chaque époque marque un insoupçonnable et miraculeux commencement humain. 


Conclusion

Ce dont il importe que nous nous convainquions nous-mêmes, surtout dans ces temps émétiques de célébration à tout crin d’un gâtisme consternant où rien ne semble plus important que d’être heureux que la France soit en finale d’une compétition trans-humaniste, c’est que ce fond de temporalité ou d’a-temporalité  que les Grecs appelaient l’aiôn contrarie ce génocide où quelque chose de proprement humain se dit. Tant que nous vivons, tant que nous sommes là, il n’y a rien de mieux à faire que de coïncider avec cette jeunesse qui finalement n’est pas tant celle des générations d’hommes que celle de la volonté de puissance. 



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