vendredi 13 janvier 2023

Ecriture libre: "Tableau de famille" par Alix Moreau

 « Chacun rêve de changer l’humanité, mais personne ne pense à se changer lui- même » — Léon Tolstoï

« L’humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits. Elle ne sait pas assez que son avenir dépend d’elle. » — Henri Bergson



Noël. Ce beau moment de partage, de modestie, de générosité. Une fête commerciale ? Non, jamais ! Cessez vos calembredaines, c’est un instant d’union et d’amour. Hypocritement, bien sûr, attendez ! Pourquoi s’engueuler 364,25 jours par an et se réconcilier 1 jour ? Cela serait inutile pour le français. Mais qu’est-ce qu’un français, d’abord ? Est-il sur un rond-point, brandissant une Heineken, hurlant « À bas la dictature ! » derrière une palette enflammée tous les jours sauf à Noël ? Mange-t-il du faux-gras végétal pour se donner la bonne conscience du « c’est pas moi » quand on connaît les conditions d’élevage des volailles montrées dans les reportages d’Élise Lucet sur la chaîne du service public, sans même penser à la maltraitance des noix de cajou lâchement broyées en pâtée ? Mais d’autres sont-ils emmerdés par ces écolos qui arrosent des tournesols avec de la soupe au lieu d’aller bosser et alimenter le bourgeois capitaliste en force de travail ? Est-il farouchement contre Macron, ce voleur, même en ces temps de Noël et en parle-t-il pendant le repas, vitupérant moult analyses géopolitiques et géostratégiques sur cet histrion de Zelensky qui serait aussi « pourri » que Poutine, en citant la Bible CNEWS, s’inspirant du philosophe Blaise Pascal Praud, avant de s’étouffer avec un petit four qui serait passé par le trou du dimanche, ce dernier jour de repos inaliénable jusqu’à la retraite à 72 ans ? 


Possède-t-il le dernier smartphone et les dernières Nike de rat des villes mais n’est pas assez payé par ce foutu gouvernement pour s’en acheter encore plus souvent et faire du foie gras de Tim Cook ou par la suite, quand il aura tout acheté sur Terre et ailleurs, et que ses liasses de milliards auront fusé(e), d’Elon Musk ? Répondons « oui » à toutes ces questions et, partant, continuons après ces définitions empirique du Français malheureux. De toute façon, ainsi que l’écrit le vivant et dynamique philosophe Michel Houellebecq-Prozac : « N’ayez pas peur du bonheur, il n’existe pas », donc enfonçons-nous.


Allons-y, rencontrons-nous en famille histoire de nous ressouder. « Oh comme tu as grandi ! Tu dépasses papa ! ». Papa, qui s’est tassé un peu avec le temps, de répondre : « Ah ! c’est la soupe ! ». Voilà qui est drôle, et ce n’est que le début. Les retrouvailles. Tonton et maman se font la bise mais ne peuvent pas se saquer, or mamie est là et observe la scène, et elle larmoierait si un discord apparaissait soudainement en ce si beau jour. Donc on fait semblant, c’est assez drôle. Le cousin Jean-Kévin, nigaud patenté, est là, en train de jouer à Clash Royale, mais il est forcé de ranger son « machin qui lui sert de prolongement du bras. Ah ces jeunes de maintenant, c’est pas possible. Nous dans le temps on n’avait pas ça, mon vieux... » et à se ronger les ongles à la place. Il ne m’adresse pas à un mot, alors que je termine le dictionnaire des figures de style en m’enquérant de « quand don’ que c’est que » l’apéro allait commencer, avec des velléités d’emploi de quelque épitrochasme ou autre chleuasme pour me la péter un peu et qu’on me demande quels sont mes résultats cette année et quel est mon avis sur la déforme du bac. Puis enfin, papa arrive avec deux bouteilles de liquide alcoolisé dans les mains et pose le tout sur la table basse du salon. Il amène des sièges inconfortables supplémentaires car on n’y a pas pensé avant et que « mets une fesse sur le tabouret avec moi », c’est vite énervant, surtout quand le voisin est corpulent, et que nous aussi... Et là, ça se met à discuter dans tous les sens, et comme personne ne s’écoute et que ceux qui parlent en même temps que d’autres parlent aussi et que d’autres n’écoutent pas tandis qu’ils se mettent, eux aussi, à beugler, de petits groupes de gens qui s’écoutent mais ne s’entendent pas à cause du bruit à leur côté se mettent à parler ensemble. Tout y passe. Les lectures du moment, le prix Goncourt, les malheureux décès de Jean Teulé et de Françoise Bourdin, la Grande Librairie sur la 5, François Busnel qui se fait la malle, etc. Non, je rigole. C’est le boulot trop dur, la Martine (pas Alphonse) qui est chiante, la voiture qui fait un bruit bizarre, Macron, le foot, les casseroles rayées au fond quand papi coupe sa viande directement dedans, « Quoi, il mange encore de la viande ? Assassin ! », les prises à la pêche, « Quoi, il tue des poissons ! Assassin ! », le coup de gel qui a congelé les bégonias, puis les 15 degrés ensuite qui font « qu’on sait pas comment s’habiller ». À part ça, joyeux Noël !


Et là, après une heure, quarante-trois minutes et quatre-vingt-cinq secondes, tonton fait remarquer la présence d’une crèche sous le sapin, et ès-qualité de maître en humour aviné, signale l’inclusivité religieuse, « limite woke, lance-t-il, avec les deux rois mages blancs et un Afro-mage ! ». Le parangon du tonton lourd, mais drôle, enfin je crois. Mais où est le petit Jésus ? Planqué dans un tiroir, pardieu ! Eh oui, on le sortira à minuit, l’heure de sa présumée naissance, fût-il né un jour. Oublié un instant le petit Jésus, on passe à table. Afin de vous faire languir quelque peu, je vous énumère succinctement le menu de ce réveillon familial et soudé par des liens que nous n’avons que pour ce soir seulement, n’exagérons rien, ils sont trop énervants le reste du temps : toast de faux-saumon accompagné de blinis de faux-gras, suivis d’une fausse-dinde en vrai soja aux faux-marrons bio, puis une tranche de Caprice des Dieux et enfin, une fausse-bûche en dessert, pour lutter activement contre la déforestation du poumon de la Terre (c’est notre tronc commun, pas de bûche à Noël, ça fait partie de nos racines dans toutes les branches de notre arbre généalogique), c’est un geste que nous jugeons tous efficace et militant. Rien de plus beau que d’être attaché à des causes importantes en ce réveillon, car nous savons que notre compteur Linky nous observe de loin et fera remonter nos revendications dans les plus hautes sphères de l’État.

Une fois au dessert, c’est le moment pour prononcer solennellement à la cantonade des blagues de Bigard, futur président de la Chose Publique, anti puce 5G dans les vaccins inefficaces, fumeur repenti qui n’aura pas trouvé gênant d’enfumer son monde avec cette substance si saine et bénéfique au développement intellectuel (regardez Baudelaire, Wilde, Poe...ou Houellebecq, déjà cité trop de fois ici...). Tout le monde se bidonne, c’est efficace avec un petit verre de gnôle, nous sommes tous dans cet état unis. Il est déjà 22h, nous serons en retard pour la messe de minuit mais on s’en fout. Écolos et pas religieux, nous sommes des athées verts. Ou des Khmers verts, comme dirait Philippe de Villiers de sa jolie voix prépubère. 

Parce que oui, il n’est pas question d’aller plus loin que la crèche, nous sortons déjà chaque année les mêmes éternelles vieilles guirlandes poilues sur le sapin, les mêmes boules moches fabriquées en pâte à sel et salement peintes à la garderie de l’école primaire mais que l’on ne jette pas pour ne pas se faire mal au cœur, et les mêmes guirlandes électriques à moitié cramées qui consomment autant que 500 ampoules halogènes mais qu’on préfère ne pas changer avant de l’avoir usée à la moelle pour ne pas gaspiller trop d’enfants à la fabrication de guirlandes bangladaises. Mes pensées sont interrompues par tata qui est toute blafarde, qui se lève et court aux toilettes, sûrement à cause d’un bulot émétique. Car oui, celle-ci, moins végane que les autres, sachant ce qui l’attendait au repas, a préféré amener un Tupperware avec quelques bulots dedans, mais restés dans la voiture chauffée à 25°C pendant le trajet, les mollusques ont dû tourner de l’œil... C’est bien fait pour elle, assassine !

Bref, de toute façon Noël, nous, on s’en fout. Nous préférons boustifailler en groupe d’humains et puis ouvrir les cadeaux avant de les refermer pour mettre fin au supplice. À ce propos, dans le brouhaha ambiant, nous avons omis de nous ruer sur ces cadeaux qui trônent sous le faux-sapin, alors je le crie et tape avec mon couteau sur le côté de mon verre afin d’exciter les acouphènes de la Gérousia. Du coup, tout le monde se rue derechef dans le salon et s’empare de ses paquets attitrés que le Père Noël a amenés. Ce que je me demande à l’ouverture des premiers cadeaux, c’est si le Père Noël ne serait finalement pas chinois... Mais faisons le point sur la situation : tout le monde se fait encore la bise pour les beaux cadeaux offerts. « Comment tu savais que je voulais ça ? » En fait, tout le monde s’en fout. Que va faire maman d’un robot mixeur de chez Lidl alors qu’elle est si férue des boîtes de conserve de toutes sortes ? Que va faire papa d’un tas de fringues en polyester alors qu’il y est allergique et que ça lui hérisse la pilosité dorsale ? Que vais-je faire de la dernière PS5 alors que les jeux vidéo me donnent la migraine et qu’ils n’ont pas encore créé SocrateSimulator pour s’amuser et se cultiver concomitamment ? Que va faire mamie avec une tablette tactile qu’elle vient d’ailleurs de faire tomber par terre pour la première fois d’une longue série avant de me la donner dans deux mois parce que c’est trop dur d’utilisation et qu’avec son arthrose au pouce elle ne peut pas cliquer dessus ? 


Que va faire le chien d’une balle qui marche à pile et qui avance toute seule car on en a marre de lui lancer à chaque fois, mais qui finira en carpette sous un semi- remorque quand elle sera allée sur la route avec le chien derrière, qui lui, aura peut- être échappé à l’accident ? Eh bien « rien ». Mais n’étions-nous pas écolos juste avant, allez-vous me demander. Si, mais pas à Noël, n’exagérons rien. On peut bien faire une pause de temps en temps, non ? Et puis nous représentons 1 % des émissions mondiales de CO2, donc c’est rien. Quand cette Chine arrêtera de polluer, on fera peut-être un effort supplémentaire ! — Oui, mais tes cadeaux, là... ils sont tous fabriqués en Chine... — Non, pas tous, il y en a un qui vient de Corée du Nord et un de Taiwan. — Pour le premier, ils ont dû te faire une blague. Et Taiwan, c’est pas la Chine ? — Euh... demande à Nancy Pelosi, elle est très active sur Instagram. Mais arrêtons de parler de ça, je n’ai plus aucun argument valable, donc mettons ça sous le tapis, vaut mieux se taire, ça ira plus vite.


Et comme nous ne sommes pas fous de la messe, nous commençons à bâiller et avoir envie d’aller se coucher, vu l’heure qu’il est. Chacun regagne sa chambre ou son lit de camp acheté pour l’occasion car nous sommes huit, pour cinq places dans des lits et il n’eût pas été acceptable que certains dormissent avec d’autres, déjà que tonton, tournant autour de la fausse-crèche comme une ouaille autour du bénitier, n’a pas lâché un mot à tata de tout le réveillon, s’adonnant plutôt aux concours de blagues hérétiques et égrillardes en lançant même des regards doux à la cousine Bette, ce goujat... C’était la faute de l’abbé Bourré, ce soir.



Chacun dans son pageot, débriefant en petit comité des retrouvailles avec les autres membres de la famille toujours aussi énervants et insupportables, se connecte depuis son cellulaire portatif sur Leboncon.fr pour prendre connaissance des tarifs auxquels d’autres objets tels que ceux qu’ils ont à l’instant reçu en guise de présents sont vendus par d’autres déçus. On commence à prendre les photos, et on publiera les annonces demain, ça ne presse pas, ça n’est pas moi qui ai payé. Moi, je suis allongé, je commence à réfléchir. Et comme disait quelqu’un, « dès que j’ai commencé à penser, je me suis trouvé en rupture avec le monde », car oui, à quoi ça sert tout ça ? Noël, fête religieuse de la Nativité ? On s’en fout, la preuve, on n’a même pas sorti le petit Jésus de son tiroir à minuit. Et puis Dieu, est-ce qu’il existe ? Si ça se trouve on s’entretue depuis des dizaines de siècles pour un monsieur qui n’a jamais existé ; il doit se marrer de là où il n’est pas. Noël, rassemblement des membres d’une famille ? Oui, mais entre gens qui ne se voient jamais, ne peuvent pas se voir en peinture, et se font la bise en croquant de l’ail juste avant, c’est bon pour les rhumatismes. Noël, autour d’un bon repas que l’on a les moyens de se payer une fois ou deux, pas plus ? Oui, car le faux-gras, c’est bougrement cher ! Le bio aussi ! Ah, mon vieux, celui qui a inventé le libre échange aurait mieux faire de se couper un bras ; on ne mangerait pas des steaks de soja de Roumanie, des graines de chia aztèques ou des salades espagnoles. Parce que oui, la viande, l’agneau d’Argentine, le bœuf d’Afrique du Sud, c’est fini. Libérons tous ces animaux enfermés dans des entrepôts insalubres ! « Je suis dinde, nous sommes dindes », ainsi que l’eût gloussé une célèbre antispéciste fréquemment invitée chez Cyril Hanouna et son zoo où sont enfermés de beaux spécimens, dont on se repentirait de les avoir libérés. Mais bon, je n’ai pas été longtemps en rupture avec le monde, pas plus d’une dizaines de minutes, car penser c’est effectivement dur. Et puis je n’avais pas eu ce que je voulais dans les cadeaux donc je me suis commandé les objets que j’eusse aimé avoir sur Alixexpress, car c’était trop cher ailleurs, mais c’est promis, c’est la dernière fois que j’achète chinois.

**


Bon, nous sommes le 25 décembre au soir, je suis repu, j’ai déjà pris quatre kilos. On a mangé encore une fois comme des affamés. Avec tout ça, j’aurais pu envoyer un doggy bag en Éthiopie ; quand je pense qu’ils meurent de faim et de soif... Mais je ferai ça plus tard, je n’ai pour l’instant pas les moyens et je dois assurer mon développement physiologique et cérébral pour être ingénieur et aller exploiter les dernières mines de terres rares en Afrique, pour développer de nouveaux smartphones (ce serait dommage que les africains y arrivent avant), donc ça attendra. Disons plutôt, car vous me trouverez brutal, que j’attends aussi que les autres fassent des efforts avant de faire les miens. Enfin, je ne voudrais pas me tromper d’effort, pas tout seul, vous comprenez, je suis exigeant avec moi-même.


Tout le monde commence à plier bagage, bon débarras. Tata s’est remise tant bien que mal, mais elle a été requinquée d’autant plus quand tonton lui a appris qu’il était l’heure de partir. Mais on doit encore s’accorder sur le menu du premier de l’an... voire même sur le réveillon du 31 décembre, si un ou deux veulent se sacrifier et y participer, mais personne n’est volontaire, heureusement, il y a des plaies, mais pas de suicidaires. Mais tout ça va recommencer dans un an, et ce sera encore plus morne : encore plus de déchristianisation, mais avec encore moins de viande, encore plus de conflits, mais peut-être un avantage : très peu de cadeaux, car avec 48 % d’inflation et des pénuries de pétrole, on fera attention à notre compte en banque et à notre conscience car oui, nous sommes humains, trop humains, et n’avons pas une intelligence artificielle, mais bien naturelle et développée. Pauvre Terre. Je vais maintenant m’atteler à prendre mes résolutions pour 2023, cette belle année de légèreté qui s’annonce, parce que si l’on n’en prend pas, on ne pourra pas dire qu’on ne les a pas respectées. Eh oui, il faut être cohérent dans ce monde de brutes...

À l’année prochaine !

« Mais priez Dieu que tous nous veuilles absoudre ! » — François Fillon... euh, Villon



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire