mardi 12 janvier 2021

CSD Terminale 1 - Cours du 14/01/2020

 (le cours du mercredi 13 a finalement été consacré entièrement consacrée à la question traitée en EMC: " Peut-on réfléchir sur la notion d'autorité politique en démocratie sans tomber dans le piège du complotisme? (Hold up). De ce fait le cours suivant aura lieu le 14/01)

C’est la raison pour laquelle il faut aller interroger un autre linguiste: Roman Jakobson qui a relevé six fonctions propres au langage. Avec ces 6 fonctions, nous pourrons légitimement interroger les modes de communication animales. Que faut-il qu’il se manifeste pour que l’on puisse parler de langage?

 - D’abord un message (c’est la fonction poétique: il faut qu’un message dise quelque chose, qu’il ait un contenu)
- Ensuite il faut un émetteur qui affirme ou exprime cette chose (c’est la fonction expressive)
- Il convient également que ce message soit adressé à un destinataire (c’est la fonction conative)
- Le message a également besoin d’un contexte (telle chose serait incompréhensible sans le contexte, c’est la fonction référentielle - Autrement dit, ce que l’on dit fait toujours référence au contexte dans lequel on le dit: notre milieu)
- Il faut également que l’émetteur interpelle le récepteur et soit sûr de lui parler (c’est la fonction phatique: tout ce que nous faisons pour être sûrs que notre interlocuteur est bien là à nous écouter)
- Enfin pour qu’il y ait langage il faut qu’il y ait métalangage, c’est-à-dire que l’on puisse évoquer par la langue des éléments de cette langue.
        Il ne fait aucun doute que certaines espèces animales communiquent en utilisant certaines de ces fonctions: poétique, conative, référentielle, phatique notamment mais aucune modalité de communication animale  ne semble faire usage de métalangage. Romain Fillstrof évoque également la négation dont on n’a observé la présence dans aucune communication animale. Les animaux ne parlent pas de ce qui n’est pas: c’est extrêmement intéressant parce que cela signifie que leur mode de  communication n’est que positif, ils ne perdent pas leur temps à envisager ce qui n’est pas ni ce quoi pourrait être mais ils sont dans ce qui est. « Ce n’est pas en cherchant le langage humain chez les animaux que l’on pourra savoir si les animaux ont un langage »: cette affirmation de Linguistique est très bien vue et très profonde. Les remarques de Baptiste Morizot nous montre bien à quel point les animaux sont capables de faire de toute trace un signal, une information, mais cela n’est pas un langage. Il y a quelque chose de fermé, de clans sur soi dans une langue humaine qui fait système et que l’on ne retrouve pas dans les modes de communication animaux. 
        Il convient également de pointer le rapport entre le langage ou la communication et la plasticité neuronale. L’être humain n’est pas supérieur aux espèces animales mais il est doté d’une plasticité neuronale complexe qui correspond à son système de communication (et cela pour la raison très simple qu’il existe entre un mode de communication et le cerveau des rapports très étroits et fondés sur une interaction permanente). Les animaux n’ont pas forcément besoin du langage parce que ce mode de communication n’est pas induit par leur plasticité neuronale).
        Nous mesurons bien à l’occasion de cette question: « les animaux ont-ils un langage? » l’extrême difficulté qui se pose à toute réflexion humaine entreprenant de se donner comme objet d’étude le langage, tout simplement parce qu’il y a dans la texture même de c cette réflexion, de cette étude quelque chose qui « toujours déjà » est du langage. Jusqu’à quel point puis-je m’extérioriser d’un élément dont je sais bien par ailleurs qu’il est constituant de mon être, de ma façon d’être, de comprendre et de penser. Que puis-je réaliser du langage qui ne soit pas finalement « juge et partie »? Que puis-je en comprendre objectivement si comprendre est nécessairement déjà du langage? Certains animaux possèdent des fonctions que l’on retrouve dans celles qui décrivent le langage selon Jakobson, mais précisément ils ne les utilisent pas de la même façon. L’observation de Castor Mother est particulièrement intéressante de ce point de vue. Certains oiseaux ne comprennent pas le message hors de son contexte social, c’est-à-dire que c’est très exactement l’inverse de la classification de Jakobson: ce n’est pas la fonction phatique qui est une fonction parmi d’autres du langage, c’est plutôt le langage qui ne se constitue que dans et par la fonction phatique. 
           

Dire que « les animaux parlent » est donc assez risqué, sur le fond, parce que cela évidemment  se prolonge dans nos esprits de la façon suivante: « comme nous » alors que justement ce n’est pas le cas. L’humain est un animal qui a donné ou qui a subi de la part du langage une détermination extrêmement forte, allant jusque’à percevoir le monde au travers du filtre de la langue, cela ne fait aucun doute. Les animaux utilisent des signes, énormément de signes. Tout fait signe chez la plupart des animaux, mais il semble bien que cette libération de signes ne se fasse pas ou en tout cas moins que pour les hommes, au détriment du rapport institué avec le milieu    ou avec la vie. La proposition suivante est très relative, et peut-être fausse, mais elle pointe néanmoins une ligne tendancielle efficiente dans la façon qu’a l’homme d’utiliser les mots, soit celle d’une fermeture: on a l’impression que si l’homme est dans le monde, c’est avant tout pour libérer du sens alors que l’animal utilise bel et bien des signes mais c’est toujours pour faire monde. Evidemment il faut rajouter à cette thèse « risquée » et sujette à caution que faire monde c’est aussi faire  sens et faire sens c’est aussi faire monde, par quoi finalement la distinction homme animal s’efface, mais cela ne signifierait pas moins que deux voies distinctes ici se dessinent (une piste très porteuse serait ici à explorer et cela évidemment a été fait, dans la différence entre la sémiotique et la sémantique: la sémantique désigne la compréhension des signes linguistiques et la sémiologie à celle des signes non linguistiques - quand un chat me regarde, cela veut nécessairement dire quelque chose de non linguistique, c’est une porte ouverte vers une dimension vraiment « autre » alors que quand une personne porte un brassard avec une croix rouge, cela s’explique dans un code de signes humains)


 c) la double articulation
            Mais en quoi le langage humain est-il si complexe? Le linguiste français André Martinet répond clairement à cette question en désignant par le terme de « double articulation » une donnée structurelle des langues humaines particulièrement essentielle et fondatrice. Nous trouverons évidemment quelques dialectes humains dans lesquels cette double articulation n’est pas efficiente mais concernant les langues, cette caractéristique est notable et universelle. Il est impossible de saisir ce concept de double articulation si l’on ne saisit pas la différence entre les morphèmes et les phonèmes. 
    la première articulation: les morphèmes
        Les morphèmes désignent les plus petites unités de signification: c’est tout ce qui fait sens dans un énoncé quelconque: «  j’ai faim ». Il y a là deux morphèmes: la première personne du singulier, c’est-à-dire le fait que c’est de moi que je parle et la faim que j’éprouve. Les terminaisons des verbes sont toujours des morphèmes puisque elles signifient quelque chose: de qui on parle. Soit l’énoncé: «  nous avions faim »: il y a trois morphèmes, le nous, la faim et le passé. Pour trouver le nombre de morphèmes, il suffit de s’interroger sur le nombre d’indications qui sont données dans un énoncé sachant que tout morphème se compose d’un signifiant: par exemple la terminaison « ons » à n’importe quel verbe et d’un signifié: le fait que l’on parle alors d’un ensemble de personnes dont on fait partie: « nous ». « J’ai mal à la tête »: il y a 3 morphèmes: je parle de moi, j’ai mal et c’est à la tête que j’ai mal.
    la seconde articulation: les phonèmes
        Mais il est impossible de comprendre les énoncés d’une langue humaine à partir de cette seule articulation. Il faut également prendre en compte les phonèmes, lesquels désignent des unités de langue distinctive, c’est-à-dire des lettres ou des ensembles de lettres qui n’ont aucun sens par elles-mêmes mais dont la présence change le sens des morphèmes dans les combinaisons de phonèmes. Les phonèmes interviennent dans la compréhension des morphèmes par des très petites variations: une lettre suffit à faire changer le sens d’un énoncé. Echanger le t et le f rend l’énoncé « avoir mal à la fête » incompréhensible. On comprend ainsi que les morphèmes sont composés d’une multitude de phonèmes qui n’ont aucun sens en eux-mêmes mais dont les combinaisons, les jeux de disparition ou de liaison font sens.
        Cela veut dire que les morphèmes n’ont de signifié qu’en tant qu’ils sont composés de phonèmes, lesquels sont des signifiants sans signifié. T ne veut rien dire mais tout le sens de avoir mal à la tête tient à sa présence plutôt qu’à celle du F. Un énoncé nouveau ne requiert donc pas nécessairement des phonèmes nouveaux mais de nouvelles combinaisons de phonèmes anciens. Faire sens n’est donc pas tant une affaire de morphèmes seuls que de combinaisons de phonèmes en morphèmes et il n’y pas vraiment de limite à ce qu’une langue humaine peut dire par le jeu constant de cette double articulation. Il faut bien réaliser que les morphèmes sont des unités de sens contrairement aux phonèmes mais qu’en même temps, un simple déplacement de phonèmes change complètement le sens des morphèmes. Le sens est donc un phénomène d’une extrême subtilité dans lequel tout compte. Cela fait de chacune et de chacun de nous en tant qu’usager d’une langue un esprit d’une très grande sensibilité parce que nous effectuerons spontanément (même si ça n’a rien de spontané, naturel) l’analyse phonématique juste de certains énoncés qui pourtant pourraient porter à confusion, par exemple: « j’ai mal à la tête » et « j’ai le mal en tête ». Les glissements de phonèmes sont potentiellement et implicitement compris dans l’esprit de tout sujet d’une langue.
    Le principe d’économie et la notion de structure
        Une fois comprise la notion même de double articulation, il nous reste à comprendre ce qu’elle implique en termes d’avantage et éventuellement de désavantage dans l’utilisation que les humains font de leur langue. C’est ce que le linguiste français André Martinet accomplit dans ce texte extrait de son livre: « Eléments de linguistique générale »
            « La première articulation est la façon dont s’ordonne l’expérience commune à tous les membres d’une communauté linguistique déterminée. Ce n’est que dans le cadre de cette expérience, nécessairement limitée à ce qui est commun à un nombre considérable d’individus, qu’on communique linguistiquement. L’originalité de la pensée ne pourra se manifester que dans un agencement inattendu des unités. L’expérience personnelle, incommunicable dans son unicité, s’analyse en une succession d’unités, chacune de faible spécificité et connue de tous les membres de la communauté. On ne tendra vers plus de spécificité que par l’adjonction de nouvelles unités, par exemple en accolant des adjectifs à un nom, des adverbes à un adjectif, de façon générale des déterminants à un déterminé. Chacune de ces unités de première articulation présente, nous l’avons vu, un sens et une forme vocale (ou phonique). Elle ne saurait être analysée en unités successives plus petites douées de sens : l’ensemble tête veut dire « tête » et l’on ne peut attribuer à tê‑ et‑ te des sens distincts dont la somme serait équivalente à « tête ». Mais la forme vocale est, elle, analysable en une succession d’unités dont chacune contribue à distinguer tête, par exemple, d’autres unités comme bête, tante, ou terre. C’est ce qu’on désignera comme la deuxième articulation du langage. Dans le cas de tête, ces unités sont au nombre de trois; nous pouvons les représenter au moyen des lettres t e t, placées par convention entre barres obliques, donc /tet/. On aperçoit ce que représente d’économie cette seconde articulation : si nous devions faire correspondre à chaque unité significative minima une production vocale spécifique et inanalysable, il nous faudrait en distinguer des milliers, ce qui serait incompatible avec les latitudes articulatoires et la sensibilité auditive de l’être humain. […] Un énoncé comme j’ai mal à la tête ou une partie d’un tel énoncé qui fait un sens, comme j’ai mal ou mal, s’appelle un signe linguistique. Tout signe linguistique comporte un signifié, qui est son sens ou sa valeur, et qu’on notera entre guillemets (« j’ai mal à la tête», « j’ai mal », «mal »), et un signifiant grâce à quoi le signe se manifeste, et qu’on présentera entre barres obliques (/ze mal a la tet/, ze mal/, /mal/). C’est au signifiant que, dans le langage courant, on réserverait le nom de signe. Les unités que livre la première articula­tion, avec leur signifié et leur signifiant, sont des signes, et des signes  a minima puisque chacun d’entre eux ne saurait être analysé en une succession de signes. Il n’existe pas de terme universellement admis pour désigner ces unités. Nous emploierons ici celui de monème.
 
        Comme tout signe, le monème est une unité à deux faces, une face signifiée : son sens ou sa valeur, et une face signifiante qui la manifeste sous force phonique et qui est composée d’unités de deuxième articulation. Ces dernières sont nommées des phonèmes. »
 
                               [André Martinet, Eléments de linguistique générale, 1967, p 13-14, Collin]


            Suivons ce texte et reprenons le sens de la double articulation: la première est celle qui concerne les morphèmes, la deuxième les phonèmes. Si je dis: « j’ai mal à la tête » à une autre personne, elle comprendra cet énoncé, c’est-à-dire les trois morphèmes qui la composent du point de vue de la première articulation. Au-delà de la stricte compréhension de la correspondance entre l’utilisation du j’ et moi, entre le mot « mal » et ma douleur effective, entre le mode tête et mon crâne réel, elle saisira aussi mon message parce que cette expérience est commune, ou disons qu’elle fait référence à un fond d’expérience commune. En d’autres termes, nous comprenons toujours « globalement », c’est-à-dire communément un énoncé. Si je ne dis que « j’ai mal à la tête », la personne interpellée fera globalement le rapprochement avec l’expérience qu’elle a eue également d’avoir mal à la tête. 

        Martinet précise: « L’originalité de la pensée ne pourra se manifester que dans un agencement inattendu des unités. L’expérience personnelle, incommunicable dans son unicité, s’analyse en une succession d’unités, chacune de faible spécificité et connue de tous les membres de la communauté » Si je veux signifier quelque chose de plus spécifique à ma douleur, je vais devoir rajouter des adjectifs, des adverbes, des déterminants: « j’ai un mal atroce à la hauteur du front qui me vrille le crâne comme une perceuse dans un mur, etc. » Je spécifie mon mal, mais même dans ce cas, même si en effet, je « précise », je le fais quand même avec des noms communs, assimilables à d’autres personnes, à d’autres expériences, donc finalement qui ne sont pas à la hauteur de ce que « mon » mal de tête a de nécessairement original et propre à moi (personne n’aura en réalité exactement mal à la tête comme moi, jamais). C’est pour cela que Martinet écrit: « incommunicable dans son unicité ». 
        C’est un peu comme une courbe asymptotique (lorsque la courbe se rapproche de l’axe des abscisses sans jamais se confondre avec lui - on pourrait parler de ligne tendancielle: l’axe donne juste la direction mais jamais la progression de la courbe ne se confond avec l’axe qui n’est donc que régulateur): les morphèmes se rapprochent d’une unicité qu’ils échoueront nécessairement à exprimer définitivement. 
        Les morphèmes peuvent se comprendre à deux niveaux: leur sens et leur sonorité.
           Or autant un morphème est indécomposable du point de vue du sens (forcément puisque il désigne une unité de sens: « je » veut dire « je ») et c’est tout, autant il est décomposable du point de vue de sa sonorité. Le son /têt/ se divise en /t/ et en /ê/ et il se distingue comme le dit Martinet d’autres sons comme /bêt/ ou /tent/ ou d’autres. C’est là que nous passons à la seconde articulation, celle des phonèmes, des unités non de sens mais de « son » (phonê). C’est ici qu’apparaît la référence au principe d’économie. Si chaque morphème se composait de phonèmes qui lui était  serait propre, cela voudrait dire qu’il faudrait autant de sons que de sens. Un son/ un sens et ce serait ingérable: il faudrait une collection de sons proprement hallucinante ou bien nous ne pourrions exprimer que des énoncés de sens assez limités (autant que les sons). Martinet fait remarquer la choses suivante: nous n’avons pas de latitude articulatoire (c’est-à-dire de capacité à produire des sons) ni de sensibilité sonore suffisante pour disposer de suffisamment de sons à émettre et à entendre exprimant toutes les nuances de sens possibles.
        On perçoit ainsi pourquoi les signes linguistiques sont beaucoup plus intéressants que les signes tout courts, plus complexes en tout cas, plus structurés et surtout plus utiles par tout ce qu’ils nous permettent de faire, de comprendre et de dire. Un signe linguistique, c’est par exemple l’énoncé « j’ai mal ». Dans cet énoncé, il y a le signifié, c’est-à-dire ce que ça veut dire d’avoir mal et le signifiant, c’est-à-dire l’impact sonore ou graphique de cet énoncé dans le réel: /jai/ /mal/  Nous pouvons combiner les phonèmes quasiment à l’infini de telle sorte qu’une simple variation dans la combinaison des phonèmes va précisément induire une variante de sens dans les morphèmes. Avec peu de phonèmes (une trentaine dans la plupart des langues, nous pouvons exprimer et inventer sans cesse de nouveaux morphèmes, ou monèmes, c’est la même chose. Cela nous fait parfaitement comprendre la notion de système, de différences et de renvoi de morphème à morphème. Lorsque Saussure affirme: « dans la langue il n’y a que des différences », il fait exactement référence à ce que Martinet souligne ici. Qu’est-ce « comprendre un énoncé finalement? » Faire valoir perpétuellement e inconsciemment ce jeu incessant de subtiles références qui fait que « avoir mal à la tête » n’est pas la même chose « qu’avoir le mal en tête », notamment parce qu’en français le pronom «  le » substantive la notion de mal qui désigne alors le contraire du bien et revêt un sens nouveau.
          

C’est d’une importance considérable; nous réalisons alors que nous ne comprenons jamais un énoncé positivement par lui-même mais toujours en faisant jouer un nombre incalculable de petites différences qui ne peuvent valoir qu’au sein d’un système dans la fermeture duquel de petites différences entre mal et mâle par exemple, entre mal et le mal, etc. jouent sans cesse. Comprendre et parler dans une langue, c’est toujours opérer sur le fond d’une toile extrêmement subtile, comme un clavier de touches qu’il ne faut jamais utiliser sans finesse et où tout compte. Si je veux dire telle chose, il faut que je sache que cette chose induira un travail de précision parce qu’en soi les termes que j’utiliserai vaudront pour d’autres choses. Il nous faut donc constamment jouer d’un ensemble de différences appropriées même si en fin de compte ce ne sera jamais exactement ce que je voulais dire que je dirai, mais notre application à sortir de cet instrument qu’est la langue l’expression la plus juste de notre ressenti sera néanmoins payante, aussi vouée soit-elle à un échec final (mais relatif). En soi, on pourrait dire qu’une langue est un instrument grossier parce que tout mot est une caricature décrivant communément ce que je vis singulièrement mais c’est aussi complètement faux, parce que le jeu de renvois, de différences de nuances que cet instrument autorise est infini et extrêmement fécond. On ne devrait jamais lâcher cet instrument, ce clavier de morphèmes que lorsque l’on a usé de toutes les combinaisons possibles de phonèmes. Ce qui fait le sens d’un mot, c’est qu’il n’est pas un autre mot, c’est cela le fond de la compréhension de tout signe linguistique, et c’est aussi ce qui explique son arbitraire ou le fait qu’il n’y a pas de lien naturel entre le signifiant et le signifié. Le sens du mot cheval ne vient pas de son rapport avec un cheval réel qui broute dans la prairie mais il lui vient profondément de n’être pas la même chose qu’un chenal ou qu’un cheveu.     
        On n’épuisera jamais le sens très, très profond de cette réalisation car elle signifie qu’entre nous et le monde réel, s’insinue une structure très fine, très subtile et totalement systématique, mais on pourrait tout aussi bien dire « systématiquement totalitaire » sans jouer sur…les mots ( « toute langue est fasciste » Roland Barthes) qui est la langue. Les conséquences de cette intermédiation mais plus encore de ce détournement, de cette confiscation d’un rapport direct à la réalité, à la sensation au profit d’une systématique au sein de laquelle opèrent un jeu de renvois entre des signes linguistiques expliquent notre décalage, notre désynchronisation: autant de caractéristiques qui semblent quand même propres à l’être humain. Nous pourrions dire qu’être un sujet de langue, c’est toujours, « à l’occasion » d’une sensation ou d’une perception quelconque activer un jeu de variation tendancielle et différentielle entre des signes linguistiques au sein d’une systématique fermée, close, de telle sorte que jamais une sensation ou un contact pur, brut avec le monde extérieur n’est vraiment appréhendé de façon efficiente, mais bel et bien au contraire toujours par le biais d’une opération métaphorique. Vivre dans le monde n’est donc pour l’homme que l’occasion d’effectuer des opérations dans la dimension fermée sur elle-même de la langue.
        C’est exactement cette dernière considération qui donne au film de Denis Villeneuve une portée vraiment remarquable car « l’Homme » mais plus particulièrement la linguiste Louise Banks va faire l’expérience d’une altérité véritable, pour autant que l’être humain peut effectivement en vivre une. C’est précisément par le bais d’une langue extra-terrestre dont elle va intérioriser la structure et la systématique qu’elle va réaliser ce rapport avec une réalité toute autre. Puisque l’utilisation de la langue est cela même qui nous interdit d’éprouver un contact pur avec le monde, c’est en prenant contact avec la langue d’un autre monde que Louise Banks va éprouver cette puissance d’impact d’une réalité autre. Elle va d’ailleurs l’éprouver à son propre égard puisque cette langue qui va redéfinir les contours mêmes de sa perception lui donnera la possibilité d’accéder à une perception globale de sa vie, y compris dans les instants qu’elle n’en a pas encore vécus. 
   

 

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