vendredi 15 janvier 2021

CSD Terminale HLP Groupe 2 cours du 15/01 de 10h05 à 12H00

 

 Violence, Humanité et Histoire -
Pourquoi faire tant d’histoires de l’Homme?
(De la mise en récit de la mythologie à l’innommable en acte de l’histoire)


Introduction

        Parmi toutes les contradictions dont l’être humain se trouve être à la fois le sujet, l’objet et le champ d’expérimentation, il en est une qui, peut-être dépasse ou englobe toutes les autres, voire qui pourrait revendiquer à bon droit de les expliquer ou de les traverser d’une perspective très éclairante, c’est celle de l’histoire et de la violence. Il convient ici de prendre le terme d’ « histoire » dans son sens global (histoire: ce mot recouvre plusieurs sens: de narration à complication (faire des histoires) jusqu’à l’Histoire, avec un grand H, considérée comme le compte rendu des actions réelles des hommes). De fait, l’évolution de l’être humain est marquée à la fois par ce désir d’inscrire sa présence au monde dans la trame d’un récit (qu’il soit mythologique, religieux, historique, etc.) de telle sorte que son existence générique (en tant qu’espèce) ne soit pas absurde et, en même temps, ses actes manifestent à de nombreuses occasions, par leur violence et leur impact gratuitement destructeur un non-sens qui les situe justement toujours à l’extrême limite de ce qu’un récit est à même de contenir et de rassembler, (étant entendu qu’un récit nécessairement fait sens de ce qu’il raconte).
        C’est exactement comme si l’être humain, en tant qu’auteur et qu’acteur de cette tentative d’auto-narration se mettait lui-même en situation de pouvoir et de ne plus pouvoir se définir lui-même comme matière à récit, comme personnage d’une histoire sensée, racontable, lisible. L’auteur se retrouve constamment à la traîne de l’acteur, lequel fait tout ce qu’il peut pour se rendre incompréhensible, abject, innommable, indétectable à la  moindre tentative de rationalisation, de compréhension, de lisibilité. On a ainsi l’impression que l’être humain « s’amuse », mais c’est tout sauf un jeu, à explorer constamment le bord exclusif et inclusif d’une ligne de frontière qui est celle du racontable, du nommable, du dicible. L’humanité de l’homme se trouve ainsi paradoxalement et continument mise en question selon qu’elle peut ou pas se ranger sous l’étiquette d’un récit possible. L’être humain est une créature dont l’attitude semble sans cesse viser à être à la fois digne et indigne d’être lue. Il joue et déjoue constamment le jeu de la composition narrative, de l’identité du héros dont on peut et dont on ne peut pas raconter l’histoire comme celle d’un personnage « UN ». C’est exactement comme si nous pouvions dire de l’être humain la même chose que toute particule microscopique selon le principe d’incertitude de Heisenberg, à savoir que plus on tente d’en préciser la position, moins on peut en définir la vitesse (vitesse et position sont des caractéristiques de la particule dont on ne peut affiner l’une sans atténuer l’autre).
        Cela revient exactement à affirmer qu’il est absolument impossible de situer une particule microscopique avec précision puisque plus on tente de la localiser, moins on se donne les moyens de savoir à quelle vitesse elle n’est déjà plus là où elle était. De la même façon, plus les hommes formulent et activent une demande de sens et de lisibilité quant à l’humanité elle-même, plus ils semblent oeuvrer inconsciemment à la rendre impossible, de telle sorte qu’ils oscillent constamment de part et d’autre de cette ligne de cohérence et de composition narrative qui seule rendrait possible la fermeture d’un concept d’ « Humanité ». Mais force est de reconnaître que ce concept n’existe pas en ce sens que l’être de l’homme est en question, et d’être une question, un suspens, un sujet d’étonnement. Qu’est-ce d’autre: être humain, qu’une question sans réponse? Se pourrait-il que l’Homme qui a tendance à se concevoir comme la finalité même de la création en soit, tout au contraire, le point de fuite, la nuance questionnante, la perspective tendancielle au flou, à l’indiscernabilité, à l’indétermination, à l’évasif? (Se pourrait-il que ce soit par l’homme que l’univers perde peu à peu toute sa réalité?) Peut-on définir l’être humain sans revenir, comme à son point d’origine, à cette indétermination même, à ce curieux mélange de demande et de résistance au Sens, au Récit, au lisible? Est-il autre chose que ce point d’ancrage et de fuite, d’ouverture et de dérobade, de possibilité et d’impossibilité à se comprendre lui-même, à se couler dans la matière lisible et unifiée d’un récit, d’une histoire, d’une trame, tout comme Oedipe lançant imprudemment une enquête sans se douter qu’elle n’a en réalité pas d’autre objet que lui-même et qu’il est la cause même du problème qu’il croit résoudre?


1) L’humain: fils du « Deinos 


        a) Faire des histoires de l’Homme / Faire de l’homme un objet d’Histoire
        Ce n’est évidemment pas un hasard si nous retrouvons dans la tragédie de Sophocle: « Antigone », un passage vraiment incontournable pour toutes personnes soucieuses de répondre à cette question portant sur l’ambiguïté de l’être humain tout à la fois absurde et soucieuse de faire sens, histoire, communément rationnelle et insensée. C’est le premier Stasimon de la pièce, c’’est-à-dire la première envolée du chœur juste après que l’on apprenne qu’une personne a été prise en flagrant délit de désobéissance à l’interdiction de Créon:

« Il est bien des merveilles en ce monde mais il n’en est pas de plus grande que l’homme. »
Il est l’être qui sait traverser la mer grise, à l’heure où souffle le vent du Sud et ses orages, et qui va son chemin au milieu des abîmes que lui ouvrent les flots soulevés. Il est l’être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la Terre, la Terre éternelle et infatigable, avec ses charrues qui vont chaque année la sillonnant sans répit, celui qui la fait labourer par les produits de ses cavales.
Les oiseaux étourdis, il les enserre et il les prend, tout comme le gibier des champs et les poissons peuplant les mers, dans les mailles de ses filets.
L’homme à l’esprit ingénieux. Par ses engins il se rend maître de l’animal sauvage qui va courant les monts, et, le moment venu, il mettra sous le joug et le cheval à l’épaisse crinière et l’infatigable taureau des montagnes.
Parole, pensée vite comme le vent, aspirations d’où naissent les cités, tout cela il se l’est enseigné à lui-même, aussi bien qu’il a su, en se faisant un gîte, se dérober aux traits du gel ou de la pluie, cruels à ceux qui n’ont d’autres toits que le ciel ?
 Bien armé contre tout, il ne se voit désarmé contre rien de ce que peut lui offrir l’avenir. Contre la mort seule, il n’aura jamais de charme permettant de lui échapper, bien qu’il ait déjà su contre les maladies les plus opiniâtres imaginer plus d’un remède.
Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources (métis) dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal comme du bien.
Qu’il fasse donc dans ce savoir une part aux lois de son pays et à la justice des dieux, à laquelle il a juré foi !
Il montera alors très haut au-dessus de sa cité, tandis qu’il s’exclut de cette cité le jour où Il laisse le crime le contaminer par bravade.
Ah ! Qu’il n’ait plus de place alors à mon foyer ni parmi mes amis, si c’est là comme il se comporte ! »
                                        SOPHOCLE (549-406 av.JC) dans « ANTIGONE »

 Méthodologie de la question d’interprétation philosophique
pour l’épreuve de HLP spécialité


Nous aborderons la méthode de cette épreuve en l’illustrant par le texte de Sophocle extrait d’Antigone (le premier Stasimon):

Interprétation philosophique: « Peut-on, selon Sophocle, fixer des limites à l’être humain? »

1) La difficulté de l’épreuve (comment la préparer et l’aborder ?)
        Vous ne disposez que de 2h pour répondre à la question mais vous ne partez pas « sans rien » puisque ce texte s’inscrit dans un programme que vous avez passé deux trimestres à travailler. Quoi qu’il arrive, il importe de situer le texte et la question au premier plan. Les références du cours viendront d’autant plus au bon moment que vous vous donnez d’abord le temps a) de lire le texte et la question b) de voir le rapport entre l’un et l’autre c) de percevoir ce qui dans le texte constitue des éléments de réponse utilisables pour traiter la question d) en dernier lieu de laisser affleurer à la surface de votre mémoire les rappels du cours susceptibles d’être mobilisés (c’est très important: ne casez pas gratuitement un cours dont vous avez un souvenir très vif). Il va falloir redistribuer ces éléments en fonction du texte et de la question. Ce n’est pas parce que vous avez eu un cours qu’il faut l’appliquer au texte, c’est parce que vous avez un texte et une question à traiter que le cours peut être utile, mais il ne peut l’être que s’il s’articule autour de ces deux motivations premières: répondre à la question, traiter le texte.  Reprenons ces  4 étapes avec le texte de Sophocle:
    a) En lisant ce texte, on perçoit rapidement que l’auteur décrit l’ingéniosité de l’être humain, les moyens qu’il a mis en oeuvre pour traverser les mers, cultiver la terre, domestiquer des animaux, soigner des maladies, etc. L’époque de cette oeuvre est ici vraiment fondamentale.
    b) C’est un texte très ancien du 5e siècle avant JC et l’un des tout premiers à pointer le fait que cette ingéniosité fait des êtres humains des êtres « remarquables », mais au sens propre de ce terme, êtres que l’on peut remarquer parce que c’est très étrange, et un peu inquiétant ce pouvoir, comme Sophocle le souligne à la fin: il peut prendre ensuite la route du mal comme du bien. Il évoque ici des limites morales et nous comprenons bien que c’est exactement parce qu’il n’y pas vraiment de limite à ce qu’il peut faire (excepté vaincre la mort) qu’il faut qu’il s’en fixe moralement. Il peut faire énormément mais il faut qu’il se limite en s’interrogeant sur ce qu’il doit faire. On voit bien le rapport ici entre le texte et la question: il est sans cesse question de ce que l’homme peut faire et de ce qu’il est susceptible de devenir en le faisant.
    c) Nous allons, nous beaucoup parler de ce que le traducteur retranscrit ici sous le terme de « merveille », à savoir le « deinos », parce que si l’on va voir dans un dictionnaire de grec ancien, on va trouver les sens suivants à ce terme de « deinos »: 1) ce que l’on craint, effrayant 2) dangereux, par extension: funeste 3) qui frappe l’imagination étonnant, merveilleux, extraordinaire 4) merveilleusement doué, ingénieux, habile (avec une part de blâme ou d’ironie) 5) terrible. Mais la plupart des candidats ne font pas de grec ancien et on ne peut pas savoir si une note vous avertirait ou pas de la profondeur que revêt ce terme de deinos. Il faut donc se fier à nous et à nous seul pour remettre un peu la cause de la traduction proposée, ou plutôt la mettre en perspective avec la fin du passage. Cela veut dire qu’il faut ici percevoir très vite que cette « merveille » que l’être humain est peut aussi se définir comme une anomalie, comme la fin le suggère. Ce texte très célèbre est souvent baptisé « ode à l’homme » mais ce terme est trompeur car Sophocle ne fait pas que louer l’être humain. Il l’avertit. On doit également se rendre sensible à une gradation dans le texte: on part de sa capacité à traverser les mers, puis on évoque ses « engins », on passe ensuite à sa parole et à sa capacité de créer la cité, puis la médecine et la lutte contre la mort est enfin pointée comme seule limite physique à son pouvoir. Le passage de la célébration de l’habileté humaine à celui d’une forme de mise en garde d’admonestation est crucial: « mais ainsi maître d’un savoir…. » L’Homme est remarquable mais les moyens qu’il met en place pour se donner du pouvoir sont aussi ceux qui le situent en posture de devenir une honte, un être malfaisant et « terrible », mais en un autre sens que celui qui est évoqué en premier lieu. Le texte se termine quasiment par une malédiction de l’homme qui perd ainsi toute mesure et qui tombe dans l’hybris (démesure en grec). Finalement le texte nous apparaît comme l’exploration des deux faces opposées d’un seul et même pic, d’une seule montagne, d’un seul concept, celui du « deinos ».
d) A quelles références ce texte doit-il vous faire penser? Il faut se souvenir peut-être d’abord des intitulés du programme de terminale: la recherche de soi et l’humanité en question. Ce texte est au coeur même (et honnêtement il en est peu qui le soit autant que lui) du deuxième intitulé: l’humanité en question. Sophocle nous fait comprendre ici que l’humanité est dans sa texture même une question. C’est ça le propre de l’homme, d’être un suspens, une question sans réponse, ou plus exactement encore une question dont l’absence de réponse est exactement ce que l’humanité « vit », ce qu’elle « fait », ce qu’elle « devient » sans cesse davantage, et nous qui lisons ce texte 26 siècles après sa rédaction ne pouvons qu’être heurtés par un sentiment de sidération devant l’extrême justesse de l’avertissement. Tout texte de grande ampleur suscite ce que l’on pourrait appeler des ondes de réalisation au gré des siècles ultérieurs qui le lisent et le retraduisent continuellement. Dirions-nous « merveille » aujourd’hui ?
     



 

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