jeudi 7 janvier 2021

CSD Terminale HLP (groupe 1 et 2) - Cours du 08/01/2021

 Violence, Humanité et Histoire -
Pourquoi faire tant d’histoires de l’Homme?
(De la mise en récit de la mythologie à l’innommable en acte de l’histoire)


Introduction

        Parmi toutes les contradictions dont l’être humain se trouve être à la fois le sujet, l’objet et le champ d’expérimentation, il en est une qui, peut-être dépasse ou englobe toutes les autres, voire qui pourrait revendiquer à bon droit de les expliquer ou de les traverser d’une perspective très éclairante, c’est celle de l’histoire et de la violence. Il convient ici de prendre le terme d’ « histoire » dans son sens global (histoire: ce mot recouvre plusieurs sens: de narration à complication (faire des histoires) jusqu’à l’Histoire, avec un grand H, considérée comme le compte rendu des actions réelles des hommes). De fait, l’évolution de l’être humain est marquée à la fois par ce désir d’inscrire sa présence au monde dans la trame d’un récit (qu’il soit mythologique, religieux, historique, etc.) de telle sorte que son existence générique (en tant qu’espèce) ne soit pas absurde et, en même temps, ses actes manifestent à de nombreuses occasions, par leur violence et leur impact gratuitement destructeur un non-sens qui les situe justement toujours à l’extrême limite de ce qu’un récit est à même de contenir et de rassembler, (étant entendu qu’un récit nécessairement fait sens de ce qu’il raconte).
        C’est exactement comme si l’être humain, en tant qu’auteur et qu’acteur de cette tentative d’auto-narration se mettait lui-même en situation de pouvoir et de ne plus pouvoir se définir lui-même comme matière à récit, comme personnage d’une histoire sensée, racontable, lisible. L’auteur se retrouve constamment à la traîne de l’acteur, lequel fait tout ce qu’il peut pour se rendre incompréhensible, abject, innommable, indétectable à la  moindre tentative de rationalisation, de compréhension, de lisibilité. On a ainsi l’impression que l’être humain « s’amuse », mais c’est tout sauf un jeu, à explorer constamment le bord exclusif et inclusif d’une ligne de frontière qui est celle du racontable, du nommable, du dicible. L’humanité de l’homme se trouve ainsi paradoxalement et continument mise en question selon qu’elle peut ou pas se ranger sous l’étiquette d’un récit possible. L’être humain est une créature dont l’attitude semble sans cesse viser à être à la fois digne et indigne d’être lue. Il joue et déjoue constamment le jeu de la composition narrative, de l’identité du héros dont on peut et dont on ne peut pas raconter l’histoire comme celle d’un personnage « UN ». C’est exactement comme si nous pouvions dire de l’être humain la même chose que toute particule microscopique selon le principe d’incertitude de Heisenberg, à savoir que plus on tente d’en préciser la position, moins on peut en définir la vitesse (vitesse et position sont des caractéristiques de la particule dont on ne peut affiner l’une sans atténuer l’autre).
        Cela revient exactement à affirmer qu’il est absolument impossible de situer une particule microscopique avec précision puisque plus on tente de la localiser, moins on se donne les moyens de savoir à quelle vitesse elle n’est déjà plus là où elle était. De la même façon, plus les hommes formulent et activent une demande de sens et de lisibilité quant à l’humanité elle-même, plus ils semblent oeuvrer inconsciemment à la rendre impossible, de telle sorte qu’ils oscillent constamment de part et d’autre de cette ligne de cohérence et de composition narrative qui seule rendrait possible la fermeture d’un concept d’ « Humanité ». Mais force est de reconnaître que ce concept n’existe pas en ce sens que l’être de l’homme est en question, et d’être une question, un suspens, un sujet d’étonnement. Qu’est-ce d’autre: être humain, qu’une question sans réponse? Se pourrait-il que l’Homme qui a tendance à se concevoir comme la finalité même de la création en soit, tout au contraire, le point de fuite, la nuance questionnante, la perspective tendancielle au flou, à l’indiscernabilité, à l’indétermination, à l’évasif? (Se pourrait-il que ce soit par l’homme que l’univers perde peu à peu toute sa réalité?) Peut-on définir l’être humain sans revenir, comme à son point d’origine, à cette indétermination même, à ce curieux mélange de demande et de résistance au Sens, au Récit, au lisible? Est-il autre chose que ce point d’ancrage et de fuite, d’ouverture et de dérobade, de possibilité et d’impossibilité à se comprendre lui-même, à se couler dans la matière lisible et unifiée d’un récit, d’une histoire, d’une trame, tout comme Oedipe lançant imprudemment une enquête sans se douter qu’elle n’a en réalité pas d’autre objet que lui-même et qu’il est la cause même du problème qu’il croit résoudre?


1) L’humain: fils du « Deinos 


        a) Faire des histoires de l’Homme / Faire de l’homme un objet d’Histoire
        Ce n’est évidemment pas un hasard si nous retrouvons dans la tragédie de Sophocle: « Antigone », un passage vraiment incontournable pour toutes personnes soucieuses de répondre à cette question portant sur l’ambiguïté de l’être humain tout à la fois absurde et soucieuse de faire sens, histoire, communément rationnelle et insensée. C’est le premier Stasimon de la pièce, c’’est-à-dire la première envolée du chœur juste après que l’on apprenne qu’une personne a été prise en flagrant délit de désobéissance à l’interdiction de Créon:

« Il est bien des merveilles en ce monde mais il n’en est pas de plus grande que l’homme. »
Il est l’être qui sait traverser la mer grise, à l’heure où souffle le vent du Sud et ses orages, et qui va son chemin au milieu des abîmes que lui ouvrent les flots soulevés. Il est l’être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la Terre, la Terre éternelle et infatigable, avec ses charrues qui vont chaque année la sillonnant sans répit, celui qui la fait labourer par les produits de ses cavales.
Les oiseaux étourdis, il les enserre et il les prend, tout comme le gibier des champs et les poissons peuplant les mers, dans les mailles de ses filets.
L’homme à l’esprit ingénieux. Par ses engins il se rend maître de l’animal sauvage qui va courant les monts, et, le moment venu, il mettra sous le joug et le cheval à l’épaisse crinière et l’infatigable taureau des montagnes.
Parole, pensée vite comme le vent, aspirations d’où naissent les cités, tout cela il se l’est enseigné à lui-même, aussi bien qu’il a su, en se faisant un gîte, se dérober aux traits du gel ou de la pluie, cruels à ceux qui n’ont d’autres toits que le ciel ?
 Bien armé contre tout, il ne se voit désarmé contre rien de ce que peut lui offrir l’avenir. Contre la mort seule, il n’aura jamais de charme permettant de lui échapper, bien qu’il ait déjà su contre les maladies les plus opiniâtres imaginer plus d’un remède.
Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources (métis) dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal comme du bien.
Qu’il fasse donc dans ce savoir une part aux lois de son pays et à la justice des dieux, à laquelle il a juré foi !
Il montera alors très haut au-dessus de sa cité, tandis qu’il s’exclut de cette cité le jour où Il laisse le crime le contaminer par bravade.
Ah ! Qu’il n’ait plus de place alors à mon foyer ni parmi mes amis, si c’est là comme il se comporte ! »
                                        SOPHOCLE (549-406 av.JC) dans « ANTIGONE »
   



        Ce passage a été énormément commenté par des hellénistes tout autant que par des philosophes, et cela pour, au moins deux raisons:
1) Il semble assez décalé par rapport à l’action. On vient d’apprendre que l’interdit du roi Créon vient d’être violé et le choeur qui représente cette parole impersonnelle mais pas pour autant neutre, souvent composé de vieillards qui se rallient au point de vue de la tradition, des forces conservatrices, soumises aux lois, déclame cette étrange tirade dont on ne sait pas vraiment en fait si elle constitue un éloge de l’être humain ou un blâme. Gilberte Bonnet, spécialiste de grec ancien montre à quel point ce passage est incompréhensible si on s’obstine à n’y voir qu’une louange de  l’esprit d’inventivité de l’Homme. C’est plutôt à sa démesure, à ce que l’on appelle en grec l’hybris qu’il faut rapporter le contenu de ce « chant » qui n’est pas du tout favorable non plus à l’action d’Antigone. Sophocle n’exprime pas ici ce qu’il pense, mais plutôt cette sorte de sagesse prudente de l’opinion qui suit toujours les usages de la traduction. Quoi d’étonnant à ce que l’on ose braver les ordres du roi puisque l’Homme est cet être insaisissable, capable du meilleur comme du pire.
2) Ce passage est donc connu et souvent baptisé « hymne ou ode à l’homme » alors même que son sens est extrêmement ambigu et la traduction proposé ici par Paul Mazon est contestable car lorsque on regarde dans un dictionnaire le sens de « Deinos », on s’aperçoit que ce terme ne désigne pas du tout une merveille, mais au contraire ce qui provoque la terreur, l’effroi, de telle sorte que le premier vers pourrait de devrait plutôt se traduire ainsi: « il est bien des choses terribles en ce monde mais il n’ en est aucune qui le soit autant que l’Homme.» On comprend mieux ainsi à la fois le sens du poème dans son entier et sa position dans la pièce. Antigone agit de façon aussi dangereuse que l’être humain. Son acte manifeste une prise d’initiative orgueilleuse, impudente et porteuse du germe de la discorde et de la violence.

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