jeudi 21 janvier 2021

CSD Terminale HLP (groupe 2)- Cours du 22/01/2021

  

2) Ce que l’homme doit: l’auto-limitation 

Si nous relisons le texte à la lumière de ce que nous venons de développer, nous nous apercevons déjà de l’ambiguïté du terme utilisé dés le départ, de sa difficulté de traduction. l’homme est une « merveille » (« deinos », qui signifie aussi « ce qui inspire de la crainte ») et immédiatement suit une nuance de grandeur, de dépassement: « Il n’en est pas de plus terrible que celle de l’homme ». 

On peut mettre cette phrase qui résonnera bien des siècles après sa rédaction avec l’argument ontologique de l’existence de Dieu posé par Anselme de Cantorbéry (1033 - 1109) qui soutient que la pensée de Dieu est la pensée d’un être tel que rien de plus grand ne peut être conçu. Selon Saint Anselme, il serait donc contradictoire d’envisager la possibilité que Dieu ne puisse pas exister puisque si on le faisait cela supposerait que l’on se représente précisément quelque chose de plus grand que Dieu, à savoir un Dieu (autre) qui, en plus, aurait l’existence. Par conséquent, il faut bien que Dieu existe puisque la lui refuser supposerait une limite et que son concept est tel qu’il n’en a pas. Dieu c’est l’idée d’un être sans limite, et concevoir qu’il n’existe pas, qu’il ne soit qu’une idée, c’est lui imposer la limite de n’être qu’une idéeDieu est donc l’idée d’un être dont l’être dépasse tout, y compris cette limite, cette restriction de n’être qu’une idée. Dieu c’est l’idée dont le contenu dépasse la forme, dont l’objet dépasse sa texture formelle d’idée. Dieu c’est du non-limitable, c’est le concept même de ce qui dépasse le conceptualisable. 

Ce raisonnement qui sera donc rédigé 1500 ans après la création d’Antigone est comme l’exact inverse de celui-ci. Tout ce que Saint Anselme décrit comme étant ce qui de la transcendance de Dieu induit son existence, Sophocle le pose dans ce qui, de l’immanence de l’Homme, impose absolument l’indétermination de son essence. Ce qui rend Dieu existant, c’est qu’il soit Dieu c’est-à-dire illimité alors que Sophocle nous dit que ce qui rend l’homme illimité et donc capable de tout , indéterminable dans son essence, c’est qu’il ex-siste. 

  

                    En d’autres termes, Dieu sort de son concept même pour saint Anselme et nous contraint donc de le reconnaître comme existant, alors que, pour Sophocle, l’être humain est ce dont l’existence ne cesse de sortir de toute limitation par le génie de cette habileté technique qu’il s’est forgée par lui-même et qui, dés lors, nous oblige à le considérer comme une sorte d’anomalie conceptuelle. Si c’est de l’intérieur même de sa nature, de son essence que Dieu nécessairement existe, c’est par son existence (ex-sistere: sortir de soi) que nous pourrions dire de l’homme qu’il « s’infinit ». Dieu, c’est l’idée même d’un être tel que l’on ne peut rien concevoir de plus grand, L’Homme, c’est la réalité même d’un être tel que rien de plus grand ne peut s’effectuer par lui-même.  
                         Si Dieu est illimité dans son concept, l’homme est inarrêtable dans ses actes et c’est en cela qu’il est « deinos ». Dieu et l’homme sont ainsi posés, dans le jeu de perspectives de ces deux références, comme les figures exactement contraires de ce passage de l’essence à l’existence, de l’être à la réalité. Ils franchissent tous les deux la même frontière mais dans le sens contraire, et l’homme est évidemment le plus dangereux des deux puisque son émergence dans le réel fait imploser l’idée même que l’on puisse imposer des limites conceptualisables à ce qu’il fait concrètement, réellement, techniquement.

Il faut aller jusqu’au bout de ce jeu de références entre saint Anselme et Sophocle car on mesure ainsi tout ce que ce texte à tous égards prophétique recèle en terme d’avertissement impérieux adressé à l’homme quand à lui-même. « Méfie-toi de toi! » dit en substance le choeur d’Antigone au genre humain parce que précisément tu n’es pas vraiment un genre, ou une espèce, ni même un être, mais ce qui excède la notion même d’être, de concept définissable. Tu consistes dans un style d’être qui déborde de toute part l’idée même d’être. Tu te définis comme ce qui n’en finit pas de « devenir » et par là même, on ne sait pas jusqu’où tu peux aller, tu es le chaos qui s’insinue dans l’ « eidos », l’indéterminé qui rend impossible la fermeture de la conceptualisation. Tu es cette part maudite du réel suffisamment explosive et ex-sistante pour déranger le monde supraterrestre des Idées platoniciennes. 

Si le Dieu de saint Anselme est le concept dont l’idée même requiert qu’on lui accorde l’existence, l’Homme de Sophocle est la réalité dont la démesure inventive et ingénieuse force de lui-même et par lui-même (autodidacte) la frontière du concept, de l’un, de la définition, des idées et de l’ordre pour y insinuer du chaos, de la monstruosité, du désordre. Dieu est l'idée d'un être dont l'être fait imploser l'idée et l'Homme-deinos de Sophocle, c'est l'effectuation d'un mode d'existence dont l'explosivité et le génie excède l'existence. 

Le poète allemand Holderlin (1770 - 1843) n’est donc pas du tout insensé lorsqu’il décide de traduire Deinos par monstrueux, car même si cette traduction cadre moyennement avec la première partie du Stasimon, il correspond parfaitement à la deuxième et on ne peut qu’être surpris finalement de ce que la postérité désigne ce passage d’Antigone d’ « ode » à l’homme quand il est clair qu’il se termine par une malédiction: « Qu’il n’ait plus de place dans mon foyer, ni parmi mes amis! »

C’est indiscutablement dans le registre lexical du numineux qu’il nous faut chercher la bonne traduction de « Deinos », à supposer qu’elle existe, et avec tout ce que cela induit de paradoxal puisque l’homme précisément est une créature « du bas », vivante, existante, réelle dont l’effet de terreur donc ne peut pas venir d’une puissance supérieure, surnaturelle, mais au contraire d’une habileté fabricatrice, besogneuse, laborieuse, mais indéterminée dans son développement comme dans sa finalité. L’homme est un être dont l’immanence est menaçante, suffisamment en tout cas pour déranger l’ordre transcendant des idées. Le Dieu de Saint Anselme c’est l’être dont la transcendance « déborde » dans l’immanence, l’Homme c’est le deinos dont l’immanence fracture et viole l’ordre de la transcendance, de l’Idée, de l’Eidos. 

Si nous prêtons attention au début du passage, nous réalisons à quel point la description de l’action de l’être humain semble continuellement puiser dans le vocabulaire de la « résilience » (capacité à surmonter les traumatismes) et de la prédation. L’Homme « lutte »: il tourmente, enserre, prend, se rend maître, mettra sous le joug, etc. Il force les forces. Il s’arme contre tout et ne se voit désarmé contre rien de ce que peut offrir l’avenir. Autant de termes soulignant que son habileté n’est pas spontanée, ni naturelle, ni corporelle mais exosomatique: « Par ses engins, il se rend maître ». C’est ainsi que nous en arrivons à l’affirmation d’un savoir autodidacte, ce qui signifie que cette habileté ne lui pas été transmise mais qu’il se l’est donnée à lui-même.

 


              Auto-didacte, l’homme s’affirme et acquiert ainsi une autorité: il est celui qui augmente la confiance que l’on peut placer en lui par son action. Et cette autorité nécessairement pose la question des « valeurs ». Capable de créer des cités, de les administrer, de lutter contre les éléments et contre la mort, il se révèle capable de créer de toutes pièces une autre temporalité que celle, cyclique, des éléments. Dans un monde au sein duquel les éléments « sont », il insinue le décalage du devenir et pose ainsi la question des limites. Ce n’est donc pas seulement qu’il s’affirme dans la nature comme celui qui peut vaincre la résistance des éléments et troubler ainsi complètement les lignes de ce qui est possible et impossible dans le monde, mais c’est aussi qu’il dessine au coeur même d’une puissance établie et « donnée » la perspective tendancielle d’un « devenir », d’une indiscernabilité. Il est comme un rouage qui, dans un mécanisme, se donnerait miraculeusement la capacité de gripper l’engrenage, de créer une sorte de fonctionnement auxiliaire et autonome qui dés lors pousserait la machine dans une fonctionnalité démente, ou en tout cas improgrammable, distincte de sa finalité d’origine. Puisque il n’est pas de limites que la nature puisse imposer à cet être, il n’existe pas d’autre possibilité, voire nécessité que celle qui consiste pour lui à s’en fixer à lui-même. A l’anomalie que constitue cette aptitude autodidacte de l’Homme , il faut absolument que réponde une capacité auto limitatrice, c’est-à-dire la volonté et le pouvoir de se donner à lui-même des lois, des commandements. 

Peut-on fixer des limites à l’être humain? Techniquement non, selon Sophocle, d’où la nécessité qu’il s’en fixe à lui-même d’un point de vue, légal, moral, religieux: « Qu’il fasse donc dans ce savoir une part aux lois de son pays et à la justice des Dieux. » Il est sans conteste un fond d’athéisme assez sidérant dans ce texte car c’est à l’homme lui-même de s’imposer l’obéissance aux Dieux. S’excluant par son habileté et l’esprit d’innovation de ces techniques des limites de la nature, il lui faut impérativement s’imposer à lui-même le devoir de piété, d’adhésion à l’idée même de justice des Dieux. Peut-on se faire un devoir  civique de croire? C’est cette question qui s’avère profondément troublante car le choeur ici n’évoque nullement qu’il encourt, faute de se soumettre, la punition des Dieux, mais plutôt celle de se faire rejeter par la cité, par ses amis, comme si l’homme n’avait finalement pas d’autre juge de ses actions que l’homme lui-même. Il ne s’agit pas de croire aux dieux parce qu’ils sont les dieux mais pour ne pas sortir du cadre humain de la cité. L’inhumanité ou la non humanité est donc constamment à la portée de cet être merveilleux et terrible qu’est l’homme parce que rien hormis lui-même ne lui opposera jamais la résistance de limites, pas plus la nature que les dieux (qui dans les religions panthéistes ne font qu’un).

C’est, par conséquent, une malédiction humaine et rien qu’humaine qu’encourt le criminel humain. Le chœur ici ne peut pas viser, au-delà de l’Humain lui-même, quelqu’un d’autre qu’Antigone, la « soeur fondamentale » du genre humain, la figure même de la sororité, de la fraternité, c’est-à-dire du primat du rapport horizontal sur le vertical (immanence). L’Homme est un être structurellement « sans forme », taillé dans la démesure dont il s’est doté lui-même par l’acquisition exclusive d’un savoir technique et autonome. Si l’on fait passer l’amour d’une soeur pour son frère au-delà des lois de la cité, alors plus rien ne peut faire « limite ». Que les lois d’un pays et la justice des dieux soit identique ou dise la même chose, c’est ce qu’Antigone contestera par la suite, mais le chœur lui ne fait pas cette distinction de telle sorte que les décrets d’un roi et ceux des Dieux ne font qu’un et qu’en refusant de s’y soumettre, Antigone s’inscrit totalement dans  ce qui fait de l’homme un Deinos, un être terrible qui n’est pas habité naturellement du sens de la mesure.

  


3) Ce que l’homme est: Deinos

Si par « on » dans la question « peut-on fixer des limites à l’Homme? » on entend un être ou une autorité extérieure à l’homme, alors la réponse est clairement « non » selon Sophocle, ce qui révèle bien la nature immanentiste de ce stasimon. Il n’est pas de contrainte qui puisse peser sur ses actes. Le salut ne peut venir que de l’autonomie, ce qui fait de l’homme et seulement de lui un être moral. De la technique suit directement l’exigence morale car si nous étions, de fait, cadrés par des limites naturelles, aucune conduite ne se manifesterait à nous comme « devant » être la notre. Elle s’imposerait de fait, et c’est tout. L’homme est autodidacte, ce qui rend nécessaire qu’il s’auto-limite et cela impose qu’il soit autonome.

Mais la violence des termes de la malédiction formule assez clairement la très vive acuité du problème, sa nature indécidable en une seule fois. Cela se joue à chaque instant. L’être humain est une condition dont l’orientation vers la sanctification ou vers la malédiction se joue à tout moment de son évolution. C’est bel et bien dans ce suspens qu’il consiste, et c’est ce suspens que l’ambiguïté intraduisible du Deinos exprime.

Ce texte est ainsi comme le tain d’un miroir dans lequel l’esprit de toutes les époques traductrices vont se donner à elle-même le reflet qui correspond à ce qu’elles sont, ou plutôt à ce qu’elles pensent être.

La Renaissance avec Pic de la Mirandole le définit comme une merveille d’ingéniosité. C’est avec Holderlin que l’autre versant du deinos est clairement assumé: monstrueux. « Beaucoup de choses sont monstrueuses en ce monde mais aucune ne l’est autant que l’homme. » Ce n’est pas seulement une traduction « possible », mais c’est aussi une traduction plus cohérente si nous la mettons en perspective avec l’oeuvre dans son entier. Il n’y pas de quoi s’étonner de ce que les ordres du roi soient enfreints dés lors que l’Homme définit lui-même comme ce qui ne peut accepter d’autres limites que celles qu’ils s’imposent à lui-même. Antigone se glisse dans une possibilité, dans une marge de manoeuvre humaine et rien qu’humaine.  Elle explore la monstruosité du mode d’être humain, lequel consiste précisément à n’être pas un être justement mais plutôt un « devenir » contingent, taillé sans chemin préconçu, sans piste tracée hormis celle qu’il dessine dans l’instance même de ses actes.

C’est aussi cette nuance que le philosophe allemand Heidegger va suivre et enrichir. Selon lui, ce stasimon et la traduction qu’en fait Holderlin constitue « le fondement même de la métaphysique occidentale ». Pourquoi? Parce que l’homme y est décrit non pas comme un être mais comme « une violence faite à l’être »  (Ungehuer). Le « Deinos » signifie « le violent conçu comme celui qui emploie la violence, qui non seulement en dispose, mais est faisant-violence, parce que l’usage de la violence est le trait fondamental non seulement de son faire, mais bien de son être-Là »

Sachant que ce passage se situe dans « introduction à la métaphysique » vingt pages avant ce qui a été interprété comme un éloge passionné du national-socialisme, la plupart des commentateurs se démarquent de cette traduction sans percevoir, au-delà de son contexte historique  (mais précisément cela renforce l’idée assez poignante d’un « texte-miroir » défiant du fond de l’antiquité chaque époque de se voir elle-même en sa surface comme en celle d’un authentique « miroir de vérité ») que l’on y retrouve exactement le sens qui s’était dégagé de la mise en perspective avec l’argument ontologique de Saint Anselme. L’Homme n’est pas seulement l’être auquel on ne peut pas fixer de limites, il est le « sans-limite », « l’informe », la faille par l’ouverture de laquelle du chaos pur s’insinue dans « la musique des sphères », dans l’harmonie idéale des concepts et des idées platoniciennes. Il est ce qui, dans le fantasme d’un monde entièrement conceptualisable, impose comme une vérité cinglante, et plus que cela encore comme un fait qu’il ne le sera jamais.




Conclusion

Le philosophe et traducteur suisse Etienne Barillier a parfaitement résumé l’ambiguïté philosophique, mythologique et historique de ce  stasimon  comme suit: « l’énigme du δεινόν, c’est tout simplement l’énigme de l’esprit européen, dans son origine grecque, dans sa destinée chrétienne, dans son élan renaissant, dans ses tentations totalitaires, dans son athéisme conquérant, dans sa capacité même de contenir en lui tous les possibles. C’est toute l’énigme de la « dignité » et de la « possibilité » de l’homme, qui est aussi possibilité de la destruction et de l’abîme. Pour mesurer à quel point cela est vrai, il aurait fallu lire l’ensemble du stasimon d’Antigone, afin d’y découvrir, plus largement déployé, le thème fondamental sur lequel l’Europe jouera ses variations. Dans ce chœur des vieillards qui définit l’homme comme l’être indéfini, infini, jusqu’à l’effroi, il aurait fallu commenter « il se l’est enseigné à lui-même », premier chant à l’« autocréation ». Sans parler de ce que l’homme s’est alors enseigné: la langue, la pensée et les « passions instituantes », comme le traduit poétiquement mais véridiquement Castoriadis. Et le δεινόν lui-même, peut-être pourrait-on le traduire par quelque chose comme « digne d’effroi » car l’homme est un être dont la grandeur mérite d’effrayer. Au demeurant, ce qui nous importe ici, c’est de savoir qu’au fil des siècles, jusqu’à nos jours, aujourd’hui surtout, l’homme européen n’est rien d’autre que ce qu’en a dit, ce qu’a permis d’en dire la « tradition classique ». Il est tout entier fils du δεινόν. »

Par ce Stasimon, l’écriture gagne un « sens », c’est-à-dire qu’à l’occasion de ce texte, l’écriture revêt un sens auquel peu d’oeuvres peuvent prétendre, celui de s’adresser, sans aucun risque de se tromper, à tous les hommes qui naîtront après lui. Si comme il est dit dans ce texte, l’Homme est bien fils du Deinos, terrible et merveilleux à la fois, monstrueux, violent, c’est-à-dire profondément instigateur de non sens absolu, d’absurdité, créateur de chaos, ce qui se dit dans la forme littéraire de ce texte, c’est-à-dire dans l’attention qu’il nous faut porter à sa texture même « d’Ecrit », c’est que cette absurdité, aussi confirmée soit-elle aujourd’hui même par nos actes, donne tout son sens à la tirade d’un chœur. Incapable de donner du sens à son histoire par la violence de ses actes, l’être humain se révèle toujours néanmoins à la hauteur de cette tâche qui consiste à créer par l’écriture le sens même du récit. Il se pourrait bien finalement que nos actes même n’ait d’autre finalité que celle de confirmer le sens de cet avertissement de Sophocle.



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