mercredi 13 janvier 2021

CSD Terminale 2 - Cours du 14/01/2021


 c) la double articulation
            Mais en quoi le langage humain est-il si complexe? Le linguiste français André Martinet répond clairement à cette question en désignant par le terme de « double articulation » une donnée structurelle des langues humaines particulièrement essentielle et fondatrice. Nous trouverons évidemment quelques dialectes humains dans lesquels cette double articulation n’est pas efficiente mais concernant les langues, cette caractéristique est notable et universelle. Il est impossible de saisir ce concept de double articulation si l’on ne saisit pas la différence entre les morphèmes et les phonèmes.
    la première articulation: les morphèmes
        Les morphèmes désignent les plus petites unités de signification: c’est tout ce qui fait sens dans un énoncé quelconque: «  j’ai faim ». Il y a là deux morphèmes: la première personne du singulier, c’est-à-dire le fait que c’est de moi que je parle et la faim que j’éprouve. Les terminaisons des verbes sont toujours des morphèmes puisque elles signifient quelque chose: de qui on parle. Soit l’énoncé: «  nous avions faim »: il y a trois morphèmes, le nous, la faim et le passé. Pour trouver le nombre de morphèmes, il suffit de s’interroger sur le nombre d’indications qui sont données dans un énoncé sachant que tout morphème se compose d’un signifiant: par exemple la terminaison « ons » à n’importe quel verbe et d’un signifié: le fait que l’on parle alors d’un ensemble de personnes dont on fait partie: « nous ». « J’ai mal à la tête »: il y a 3 morphèmes: je parle de moi, j’ai mal et c’est à la tête que j’ai mal.
    la seconde articulation: les phonèmes
        Mais il est impossible de comprendre les énoncés d’une langue humaine à partir de cette seule articulation. Il faut également prendre en compte les phonèmes, lesquels désignent des unités de langue distinctive, c’est-à-dire des lettres ou des ensembles de lettres qui n’ont aucun sens par elles-mêmes mais dont la présence change le sens des morphèmes dans les combinaisons de phonèmes. Les phonèmes interviennent dans la compréhension des morphèmes par des très petites variations: une lettre suffit à faire changer le sens d’un énoncé. Echanger le t et le f rend l’énoncé « avoir mal à la fête » incompréhensible. On comprend ainsi que les morphèmes sont composés d’une multitude de phonèmes qui n’ont aucun sens en eux-mêmes mais dont les combinaisons, les jeux de disparition ou de liaison font sens.
          


Cela veut dire que les morphèmes n’ont de signifié qu’en tant qu’ils sont composés de phonèmes, lesquels sont des signifiants sans signifié. T ne veut rien dire mais tout le sens de avoir mal à la tête tient à sa présence plutôt qu’à celle du F. Un énoncé nouveau ne requiert donc pas nécessairement des phonèmes nouveaux mais de nouvelles combinaisons de phonèmes anciens. Faire sens n’est donc pas tant une affaire de morphèmes seuls que de combinaisons de phonèmes en morphèmes et il n’y pas vraiment de limite à ce qu’une langue humaine peut dire par le jeu constant de cette double articulation. Il faut bien réaliser que les morphèmes sont des unités de sens contrairement aux phonèmes mais qu’en même temps, un simple déplacement de phonèmes change complètement le sens des morphèmes. Le sens est donc un phénomène d’une extrême subtilité dans lequel tout compte. Cela fait de chacune et de chacun de nous en tant qu’usager d’une langue un esprit d’une très grande sensibilité parce que nous effectuerons spontanément (même si ça n’a rien de spontané, naturel) l’analyse phonématique juste de certains énoncés qui pourtant pourraient porter à confusion, par exemple: « j’ai mal à la tête » et « j’ai le mal en tête ». Les glissements de phonèmes sont potentiellement et implicitement compris dans l’esprit de tout sujet d’une langue.
  


    Le principe d’économie et la notion de structure
        Une fois comprise la notion même de double articulation, il nous reste à comprendre ce qu’elle implique en termes d’avantage et éventuellement de désavantage dans l’utilisation que les humains font de leur langue. C’est ce que le linguiste français André Martinet accomplit dans ce texte extrait de son livre: « Eléments de linguistique générale »
            « La première articulation est la façon dont s’ordonne l’expérience commune à tous les membres d’une communauté linguistique déterminée. Ce n’est que dans le cadre de cette expérience, nécessairement limitée à ce qui est commun à un nombre considérable d’individus, qu’on communique linguistiquement. L’originalité de la pensée ne pourra se manifester que dans un agencement inattendu des unités. L’expérience personnelle, incommunicable dans son unicité, s’analyse en une succession d’unités, chacune de faible spécificité et connue de tous les membres de la communauté. On ne tendra vers plus de spécificité que par l’adjonction de nouvelles unités, par exemple en accolant des adjectifs à un nom, des adverbes à un adjectif, de façon générale des déterminants à un déterminé. Chacune de ces unités de première articulation présente, nous l’avons vu, un sens et une forme vocale (ou phonique). Elle ne saurait être analysée en unités successives plus petites douées de sens : l’ensemble tête veut dire « tête » et l’on ne peut attribuer à tê‑ et‑ te des sens distincts dont la somme serait équivalente à « tête ». Mais la forme vocale est, elle, analysable en une succession d’unités dont chacune contribue à distinguer tête, par exemple, d’autres unités comme bête, tante, ou terre. C’est ce qu’on désignera comme la deuxième articulation du langage. Dans le cas de tête, ces unités sont au nombre de trois; nous pouvons les représenter au moyen des lettres t e t, placées par convention entre barres obliques, donc /tet/. On aperçoit ce que représente d’économie cette seconde articulation : si nous devions faire correspondre à chaque unité significative minima une production vocale spécifique et inanalysable, il nous faudrait en distinguer des milliers, ce qui serait incompatible avec les latitudes articulatoires et la sensibilité auditive de l’être humain. […] Un énoncé comme j’ai mal à la tête ou une partie d’un tel énoncé qui fait un sens, comme j’ai mal ou mal, s’appelle un signe linguistique. Tout signe linguistique comporte un signifié, qui est son sens ou sa valeur, et qu’on notera entre guillemets (« j’ai mal à la tête», « j’ai mal », «mal »), et un signifiant grâce à quoi le signe se manifeste, et qu’on présentera entre barres obliques (/ze mal a la tet/, ze mal/, /mal/). C’est au signifiant que, dans le langage courant, on réserverait le nom de signe. Les unités que livre la première articula­tion, avec leur signifié et leur signifiant, sont des signes, et des signes  a minima puisque chacun d’entre eux ne saurait être analysé en une succession de signes. Il n’existe pas de terme universellement admis pour désigner ces unités. Nous emploierons ici celui de monème.
 
        Comme tout signe, le monème est une unité à deux faces, une face signifiée : son sens ou sa valeur, et une face signifiante qui la manifeste sous force phonique et qui est composée d’unités de deuxième articulation. Ces dernières sont nommées des phonèmes. »
 
          [André Martinet, Eléments de linguistique générale, 1967, p 13-14, Collin]

        Suivons ce texte et reprenons le sens de la double articulation: la première est celle qui concerne les morphèmes, la deuxième les phonèmes. Si je dis: « j’ai mal à la tête » à une autre personne, elle comprendra cet énoncé, c’est-à-dire les trois morphèmes qui la composent du point de vue de la première articulation. Au-delà de la stricte compréhension de la correspondance entre l’utilisation du j’ et moi, entre le mot « mal » et ma douleur effective, entre le mode tête et mon crâne réel, elle saisira aussi mon message parce que cette expérience est commune, ou disons qu’elle fait référence à un fond d’expérience commune. En d’autres termes, nous comprenons toujours « globalement », c’est-à-dire communément un énoncé. Si je ne dis que « j’ai mal à la tête », la personne interpellée fera globalement le rapprochement avec l’expérience qu’elle a eue également d’avoir mal à la tête.
        Martinet précise: « L’originalité de la pensée ne pourra se manifester que dans un agencement inattendu des unités. L’expérience personnelle, incommunicable dans son unicité, s’analyse en une succession d’unités, chacune de faible spécificité et connue de tous les membres de la communauté » Si je veux signifier quelque chose de plus spécifique à ma douleur, je vais devoir rajouter des adjectifs, des adverbes, des déterminants: « j’ai un mal atroce à la hauteur du front qui me vrille le crâne comme une perceuse dans un mur, etc. » Je spécifie mon mal, mais même dans ce cas, même si en effet, je « précise », je le fais quand même avec des noms communs, assimilables à d’autres personnes, à d’autres expériences, donc finalement qui ne sont pas à la hauteur de ce que « mon » mal de tête a de nécessairement original et propre à moi (personne n’aura en réalité exactement mal à la tête comme moi, jamais). C’est pour cela que Martinet écrit: « incommunicable dans son unicité ».
        C’est un peu comme une courbe asymptotique (lorsque la courbe se rapproche de l’axe des abscisses sans jamais se confondre avec lui - on pourrait parler de ligne tendancielle: l’axe donne juste la direction mais jamais la progression de la courbe ne se confond avec l’axe qui n’est donc que régulateur): les morphèmes se rapprochent d’une unicité qu’ils échoueront nécessairement à exprimer définitivement.
        Les morphèmes peuvent se comprendre à deux niveaux: leur sens et leur sonorité.
Or autant un morphème est indécomposable du point de vue du sens (forcément puisque il désigne une unité de sens: « je » veut dire « je ») et c’est tout, autant il est décomposable du point de vue de sa sonorité. Le son /têt/ se divise en /t/ et en /ê/ et il se distingue comme le dit Martinet d’autres sons comme /bêt/ ou /tent/ ou d’autres. C’est là que nous passons à la seconde articulation, celle des phonèmes, des unités non de sens mais de « son » (phonê). C’est ici qu’apparaît la référence au principe d’économie. Si chaque morphème se composait de phonèmes qui lui était  serait propre, cela voudrait dire qu’il faudrait autant de sons que de sens. Un son/ un sens et ce serait ingérable: il faudrait une collection de sons proprement hallucinante ou bien nous ne pourrions exprimer que des énoncés de sens assez limités (autant que les sons). Martinet fait remarquer la choses suivante: nous n’avons pas de latitude articulatoire (c’est-à-dire de capacité à produire des sons) ni de sensibilité sonore suffisante pour disposer de suffisamment de sons à émettre et à entendre exprimant toutes les nuances de sens possibles.
        On perçoit ainsi pourquoi les signes linguistiques sont beaucoup plus intéressants que les signes tout courts, plus complexes en tout cas, plus structurés et surtout plus utiles par tout ce qu’ils nous permettent de faire, de comprendre et de dire. Un signe linguistique, c’est par exemple l’énoncé « j’ai mal ». Dans cet énoncé, il y a le signifié, c’est-à-dire ce que ça veut dire d’avoir mal et le signifiant, c’est-à-dire l’impact sonore ou graphique de cet énoncé dans le réel: /jai/ /mal/  Nous pouvons combiner les phonèmes quasiment à l’infini de telle sorte qu’une simple variation dans la combinaison des phonèmes va précisément induire une variante de sens dans les morphèmes. Avec peu de phonèmes (une trentaine dans la plupart des langues, nous pouvons exprimer et inventer sans cesse de nouveaux morphèmes, ou monèmes, c’est la même chose. Cela nous fait parfaitement comprendre la notion de système, de différences et de renvoi de morphème à morphème. Lorsque Saussure affirme: « dans la langue il n’y a que des différences », il fait exactement référence à ce que Martinet souligne ici. Qu’est-ce « comprendre un énoncé finalement? » Faire valoir perpétuellement e inconsciemment ce jeu incessant de subtiles références qui fait que « avoir mal à la tête » n’est pas la même chose « qu’avoir le mal en tête », notamment parce qu’en français le pronom «  le » substantive la notion de mal qui désigne alors le contraire du bien et revêt un sens nouveau.
          

C’est d’une importance considérable; nous réalisons alors que nous ne comprenons jamais un énoncé positivement par lui-même mais toujours en faisant jouer un nombre incalculable de petites différences qui ne peuvent valoir qu’au sein d’un système dans la fermeture duquel de petites différences entre mal et mâle par exemple, entre mal et le mal, etc. jouent sans cesse. Comprendre et parler dans une langue, c’est toujours opérer sur le fond d’une toile extrêmement subtile, comme un clavier de touches qu’il ne faut jamais utiliser sans finesse et où tout compte. Si je veux dire telle chose, il faut que je sache que cette chose induira un travail de précision parce qu’en soi les termes que j’utiliserai vaudront pour d’autres choses. Il nous faut donc constamment jouer d’un ensemble de différences appropriées même si en fin de compte ce ne sera jamais exactement ce que je voulais dire que je dirai, mais notre application à sortir de cet instrument qu’est la langue l’expression la plus juste de notre ressenti sera néanmoins payante, aussi vouée soit-elle à un échec final (mais relatif). En soi, on pourrait dire qu’une langue est un instrument grossier parce que tout mot est une caricature décrivant communément ce que je vis singulièrement mais c’est aussi complètement faux, parce que le jeu de renvois, de différences de nuances que cet instrument autorise est infini et extrêmement fécond. On ne devrait jamais lâcher cet instrument, ce clavier de morphèmes que lorsque l’on a usé de toutes les combinaisons possibles de phonèmes. Ce qui fait le sens d’un mot, c’est qu’il n’est pas un autre mot, c’est cela le fond de la compréhension de tout signe linguistique, et c’est aussi ce qui explique son arbitraire ou le fait qu’il n’y a pas de lien naturel entre le signifiant et le signifié. Le sens du mot cheval ne vient pas de son rapport avec un cheval réel qui broute dans la prairie mais il lui vient profondément de n’être pas la même chose qu’un chenal ou qu’un cheveu.
        On n’épuisera jamais le sens très, très profond de cette réalisation car elle signifie qu’entre nous et le monde réel, s’insinue une structure très fine, très subtile et totalement systématique, mais on pourrait tout aussi bien dire « systématiquement totalitaire » sans jouer sur…les mots (« toute langue est fasciste » Roland Barthes) qui est la langue. Les conséquences de cette intermédiation mais plus encore de ce détournement, de cette confiscation d’un rapport direct à la réalité, à la sensation au profit d’une systématique au sein de laquelle opèrent un jeu de renvois entre des signes linguistiques expliquent notre décalage, notre désynchronisation: autant de caractéristiques qui semblent quand même propres à l’être humain. Nous pourrions dire qu’être un sujet de langue, c’est toujours, « à l’occasion » d’une sensation ou d’une perception quelconque activer un jeu de variation tendancielle et différentielle entre des signes linguistiques au sein d’une systématique fermée, close, de telle sorte que jamais une sensation ou un contact pur, brut avec le monde extérieur n’est vraiment appréhendé de façon efficiente, mais bel et bien au contraire toujours par le biais d’une opération métaphorique. Vivre dans le monde n’est donc pour l’homme que l’occasion d’effectuer des opérations dans la dimension fermée sur elle-même de la langue.
        C’est exactement cette dernière considération qui donne au film de Denis Villeneuve une portée vraiment remarquable car « l’Homme » mais plus particulièrement la linguiste Louise Banks va faire l’expérience d’une altérité véritable, pour autant que l’être humain peut effectivement en vivre une. C’est précisément par le biais d’une langue extra-terrestre dont elle va intérioriser la structure et la systématique qu’elle va réaliser ce rapport avec une réalité toute autre. Puisque l’utilisation de la langue est cela même qui nous interdit d’éprouver un contact pur avec le monde, c’est en prenant contact avec la langue d’un autre monde que Louise Banks va éprouver cette puissance d’impact d’une réalité autre. Elle va d’ailleurs l’éprouver à son propre égard puisque cette langue qui va redéfinir les contours mêmes de sa perception lui donnera la possibilité d’accéder à une perception globale de sa vie, y compris dans les instants qu’elle n’en a pas encore vécus.
  


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