mardi 5 janvier 2021

CSD Terminale 1 EMC (cours du 06/01/2021) Penser la pandémie contre le complotisme: les sociétés de contrôle (Gilles Deleuze)

 


                Il arrive parfois que des philosophes en développant des analyses fondées simplement sur la finesse de leurs observations et sur les intuitions à partir desquels ils ont fondé leurs thèses (il se peut après tout que la philosophie soient simplement « affaire de perception ») se révèlent extraordinairement lucides, voire quasiment extralucides à l’endroit d’un avenir qu’ils ne verront pourtant pas s’effectuer. Lorsque Deleuze reprend les distinctions faites par Michel Foucault sur les sociétés de souveraineté, les sociétés disciplinaires et les sociétés de contrôle, son but n’est pas de nous effrayer, ni de prévoir l’apocalypse mais simplement de suivre la continuité d’une évolution quant à la façon d’administrer et de gérer des populations. Il n’est pas question de s’indigner, ni de juger, ni de chercher des responsables. C’est peine perdue. Les analyses de Foucault et Deleuze nous permettent au contraire de suivre une dynamique parfaitement indépendante de la volonté des acteurs humains. Ce sont plutôt des effets de structure, des cadres de pensée, étant entendu que l’on ne peut jamais penser en dehors d’une époque, d’un certain état des évolutions de moeurs, des techniques, des sciences, des idéologies, etc. Dans l’esprit de Deleuze cela ne signifie pas du tout qu’il nous faille subir cette évolution sans réagir, bien au contraire, Reprenant notamment l’exemple de Mai 68, ce philosophe est convaincu qu’il existe ce qu’il appelle des évènements purs, c’est-à-dire des évènements qui loin d’être seulement et rigoureusement les conséquences de faits antérieurs créent à partir d’eux des possibilités qui n’existaient pas avant: « il y a eu beaucoup d’agitations, de gesticulations, de paroles, de bêtises, d’illusions en mai 68, mais ce n’est pas ce qui compte. Ce qui compte, c’est que ce fut un phénomène de voyance, comme si une société voyaient  tout d’un coup ce qu’elle contenait d’intolérable et voyait aussi la possibilité d’autre chose. C’est un phénomène collectif sous la forme: « Du possible sinon j’étouffe… » (Soren Kierkegaard) ».
        On mesure ainsi à quel point les analyses de philosophes comme Michel Foucault et Gilles Deleuze sont les remparts les plus efficaces contre « le complotisme », étant entendu, comme la diffusion du documentaire complotiste « Hold-up » l’a récemment et malheureusement prouvé que rien ne saurait être plus dommageable que de s’en remettre à cette forme de non-pensée absolue. Il existe en effet une forme de délire de persécution auquel nous savons bien qu’il est tentant de s’abandonner en surfant sur des vidéos dont les titres en eux-mêmes sont des accroches, des hameçons visant à ferrer les poissons affamés que nous sommes. Il n’est plus question de s’informer dés lors mais de trouver de fausses raisons d’alimenter une forme de victimisation, de délire de la personne fondée sur l’impression que le monde nous en veut. Avec Donald Trump, nous avons une illustration parfaite non seulement  de ce délire de la persécution, mais aussi de sa puissance de contamination, de tout ce qu’elle peut engendrer comme réflexe de non-pensée absolue. Il existe une satisfaction malsaine totalement proche du démon de la perversité d’Edgar Poe dans ce plaisir diffus qui est le notre de regarder des vidéos complotistes.
        Une mécanique y est indiscutablement à l’œuvre, c’est celle du « on ne me la fait pas à moi », mécanique d’une perversité inouïe dans la mesure où elle agite précisément le spectre dans lequel on tombe en réalité, en croyant l’éviter à savoir que c’est justement pour ne pas avoir l’air d’un imbécile qu’on en devient un. « Je sais qui il y a derrière tout ça, je ne suis pas stupide, je vois bien à qui tout cela profite. Il faut bien nous rendre compte:
a) que les pires fléaux idéologiques de l’humanité comme l’anti-sémitisme, le racisme, la haine des riches ne se sont pas répandus autrement et n’ont pas proliféré d’une autre façon au profit de tous les populistes parvenus au pouvoir de Hitler jusqu’à Bolsanaro.  Contre cette bêtise là, il faut aller jusqu'à encourager l'idiotie, c'est-à-dire une forme de candeur, de naïveté, l'innocence du "gentil" contre la paranoïa de la bêtise méchante.
b) Qu’il existe une sorte de pente à laquelle on se laisse aller quand on ne se retient pas de sombrer dans le complotisme, que quelque chose en nous y trouve son compte, une certaine façon de donner de l’eau à un moulin fou qui tourne à vide et qui finalement revient à croire que le monde entier nous en veut "à nous". Le délire de persécution est un trouble de la personnalité alimenté par une forme de narcissisme. Quiconque possède quelques notions de psychiatrie voit bien que Trump est plus que tout un grand malade et que sa maladie  a un nom: c’est un pervers narcissique: « Le trouble de la personnalité narcissique est un trouble de la personnalité dans lequel un individu se manifeste par le besoin excessif d'être admiré et par un manque d'empathie. Les symptômes apparaissent au début de l'âge adulte. Le sujet narcissique recherche une gratification en lui-même, et s'attache peu au jugement des autres, est très focalisé sur ses problèmes d'adéquation personnelle, de puissance et de prestige"
       

c) Que l’une des plus grandes perversions du complotisme est de faire advenir ce qu’il dénonce comme le mal absolu et de créer dans l’esprit des personnes crédules qui se laisse abuser un état d’aveuglement complet. Ici encore Donald Trump est l’illustration la plus parfaite de cet aveuglement, puisque il est le produit d’un système qu’il croit dénoncer. Qui peut croire que sa fortune vient de lui, et seulement de lui? Comment peut-il sérieusement dénoncer aujourd’hui un appareil médiatique qui l’a pourtant rendu célèbre? Si nous voulons réfléchir en profondeur à ce que certains appellent la crise de la démocratie il faut mettre en regard le terme de représentation présent dans la notion de « démocratie représentative » et l’importance de la représentation de soi dans le stade du miroir de Jacques Lacan, et dans la notion de trouble identitaire (nous ne nous reconnaissons qu’en nous aliénant)
        
        Contre ce fléau qu’il nous revient de combattre de toutes nos forces en réprimant autant qu’on peut ce petit plaisir dans lequel se reconnaît facilement le délire du complotisme, il faut revenir simplement à des analyses historiques et philosophiques, en mesurant à quel point ces étapes décrites par Michel Foucault s’appuie toujours sur une relation fondée sur la production des biens. 

1) Selon Michel Foucault, il existait avant le 18e siècle des sociétés de souveraineté  qui plutôt que d’organiser la production, en prélevait leur « dime ». Le souverain a intérêt à la production. Il ne la gène pas et ne l’organise pas mais prélève par des impôts sa part sans la produire lui-même. Il s’agit pour la souveraineté de « laisser vivre et faire mourir », c’est-à-dire d’être aussi laxiste dans les lois que d’une violence quasi démente dans la répression. Foucault décrit ainsi dans son livre « surveiller et punir » le supplice de Damiens qui tenta d’assassiner louis XV et fut soumis à une quantité aussi incroyable que répugnante de châtiments. Il faut faire mourir avec exemplarité et démonstration.
 

2) A la fin du 18e et jusqu’au 20e siècle s’impose un autre modèle qui est celui des sociétés disciplinaires qui culminent avec la notion de « panoptique ». Il faut voir sans être vu. Selon Michel Foucault, il s’agit d’organiser la population de telle sorte qu’elle passe d’un milieu clos à un autre milieu clos: de la famille à l’école, puis de l’école à la caserne, de la caserne à l’usine, de l’usine à l’hôpital jusqu’au cimetière. Quiconque se promène dans une ville voit en effet se déployer cette répartition des espaces en fonctions de la naissance à la mort: c’est là qu’on naît, c’est là qu’on s’amuse, c’est là qu’on attende mourir, c’est là qu’on meurt. On passe de boîte en boîte: « Quand je me suis amusé à refaire l'itinéraire de l'être humain dans la modernité, je me suis aperçu que notre monde avait des allures carcérales. De la maternelle à l'université, on est enfermé (on appelle cela le « bahut » d'ailleurs), ensuite on est dans des casernes, puis tout le monde travaille et vit dans des « boîtes » plus ou moins petites ; pour s'amuser, on va en boîte et on y va dans sa « caisse » ; « enfin, on rentre dans une boîte à vieux et on retrouve la dernière boîte que je vous laisse deviner ». Pierre Rabhi

        


Il n’est plus question de laisser vivre et faire mourir mais faire vivre et laisser mourir (dans des boîtes donc). Une nouvelle souveraineté de type économique se mêle de la production, s’y emploie, notamment avec le taylorisme. Il s’agit de décupler la production au profit des possédants. On crée ainsi des milieux d’enfermements.

3) Après la seconde guerre mondiale apparaissent les sociétés dites de contrôle. Ce sont surtout elles qui intéressent Gilles Deleuze. Ces sociétés ne prélèvent plus, n’enferment plus mais contrôlent. Autant dans les sociétés disciplinaires, il fallait s’acquitter d’une tâche, autant dans les sociétés de contrôle, on n’en a jamais fini de rien. C’est la notion d’ « atermoiement illimité » telle que Kafka la prophétisait dans sa nouvelle sur la colonie pénitentiaire. De plus la signature et le numéro de matricule de l’individu sont remplacés par le langage numérique qui marquant l’accès à l’information ou le rejet. Deleuze dans son dernier paragraphe, « Programme », écrit sur « l’homme dans une entreprise » qui serait repéré par « son collier électronique ». Puis il note que Felix Guattari mobilise lui « la carte électronique (dividuelle) qui faisait lever telle ou telle barrière ». Vingt-cinq ans plus tard, nos colliers électroniques sont nos téléphones portables, nos GPS, nos montres connectées, nos réseaux sociaux et ils alimentent nos usines à données. Notons avec lui que seules les données collectées sont réellement importantes « Ce qui compte n’est pas la barrière, mais l’ordinateur qui repère la position de chacun, licite ou illicite, et opère une modulation universelle ».


              Finalement nous « progressons des sociétés de contrôle numérique… aux sociétés numériques de contrôle. Le mot d’ordre est remplacé par le mot de passe. L’usine est remplacée par « l’entreprise ». Le couple masses et individus est remplacé par le couple « échantillons (données, marchés) et dividuels ». « L’homme des disciplines » était « producteur discontinu d’énergie » et il est donc remplacé par « l’homme du contrôle » qui est « plutôt ondulatoire, mis en orbite, sur faisceau continu ». Enfin au travers de cette prémonitoire métaphore digitale, le philosophe note que, « Partout, le surf a déjà remplacé les vieux sports ». La mutation de la technostructure abordée dans ce post-scriptum est également intéressante à mettre en perspective. Elle montre l’installation des technologies numériques comme dispositifs centraux du contrôle et insiste sur le rôle des opérateurs. « Les sociétés disciplinaires récentes avaient pour équipement des machines énergétiques, avec le danger passif de l’entropie, et le danger actif du sabotage ; les sociétés de contrôle opèrent par machines de troisième espèce, machines informatiques et ordinateurs dont le danger passif est le brouillage, et le danger actif, le piratage et l’introduction de virus ». Il souligne ainsi le caractère permanent et implacable – mais pas infaillible – des machines informatiques qui opèrent.                               
              L’opérateur devient le contrôleur, l’opération devient le contrôle.Sur la vaste question du « quoi contrôler ? », il convient notamment de mobiliser les travaux du philosophe italien Giorgo Agamben sur la citoyenneté et les données biométriques et ceux du sociologue français Dominique Pecaud sur l’acceptabilité sociale des technologies et sur la biosécurité généralisée. La question ne renvoie pas aux technologies, mais aux données que nous acceptons peu ou prou de rendre disponibles à la collecte. Il convient de s’attarder sur la question du « quand contrôler ? », car elle sous-tend une mutation intéressante. D’une part, les solutions de contournements et de résistances ponctuelles évoquées par Deleuze – virus, brouillage, piratage… – sont à nuancer, car elles sont confrontées 1) à la puissance des algorithmes de contrôle des contrôles en temps réel qui s’appuient sur un stock gigantesque et croissant de mégadonnées et 2) à des technologies numériques ubiquitaires qui redéfinissent les espaces-temps. 
        D’autre part, cette société de contrôle induit intrinsèquement un contrôle ex ante (au préalable) basé sur un mot de passe, c’est à dire la clé chiffrée d’une simple déclaration d’intention, mais ne rend pas obligatoire le contrôle ex-post (après les faits). Elle permet donc de passer outre, une fois le mot de passe validé et l’opérateur habilité, la réalité et la conformité de la chose faite. Un contrôle ex post est certes plus complexe et plus coûteux à mettre en œuvre, lentement mais surement, il deviendra facultatif, optionnel, aléatoire, sous-réserve de, non bloquant, non coercitif, etc. Nous connaissons notre log-in qui donne accès à…mais qui se préoccupe de son log-off qui ferme l’accès à… ? 

        Le philosophe met ainsi l’accent sur un aspect fondamental de nos économies numériques « ondulatoires » qui, elles aussi, « n’en finissent jamais avec rien ». Les contrôles ex ante sont basés sur le couple identifiant/mot de passe, qui ne donne la plupart du temps, que le top départ, mais rarement le clap de fin. En terme de management – et en mobilisant les concepts de gouvernance, d’évaluation et de performance – ce corollaire d’un contrôle qui s’installerait comme essentiellement ex ante est probablement le plus intéressant. Il renvoie à la question majeure du comment contrôler ?, car derrière elle il y a celle du coût du contrôle. Il introduit une société composée de bataillons d’entités diverses et variées – administration, organisation, entreprise, écosystèmes, réseaux, opérateurs – devenus auditeurs devant auditer ! L’audit – c.-à-d., le contrôle – se contentera rapidement d’éléments virtuels et déclaratifs – basés eux même sur des simulations numériques – puis postulera par confort, facilité, intérêt, mimétisme, incompétence, pression, oubli, etc. que la réalité du projet sera bien évidemment conforme à son cahier des charges. Le cycle de vie de l’audit serait celui de « mécanismes de contrôle qui rivalisent avec les plus durs enfermements » et soulignerait toute l’ambiguïté d’un « contrôle continu ». (Extraits du journal "the conversation":  conversation.com )


 

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