dimanche 22 mars 2020

Séance du 23/03/2020 - CALM (Cours A La Maison) TS3: 2H

Bonjour,
J’espère que tout va bien pour vous et pour vos proches.


Quelques mots sur le travail que vous aviez à faire pour aujourd’hui: les exemples des quatre genres de vérité:

Pour l’adéquation entre la chose et l’idée, vous dites la vérité quand il y a conformité entre l’idée et le fait. Je vois cette figure de cercle devant moi et je lui applique l’idée claire et distincte de ce qu’est un cercle à savoir une figure dont tous les points sont à égale distance du cercle. Il y a adéquation de la chose (ce cercle là) et de l’idée même de cercle. Donc je dis la vérité quand je dis que c’est un cercle.
Pour la sincérité, c’est quand je suis vrai dans un aveu, ou dans une écoute, dans une occasion de la vie réelle où je suis totalement, pleinement. Je suis « authentique »
Pour l’universalité, 2=2=4
Pour le dévoilement, on pourrait penser à ce qu’Aristote appelle la catharsis devant une pauvre d’art, comme une pièce de théâtre, je vois dévoilée ce qui dans la vie commune est toujours voilée. Les émotions sont pures, neutralisées dans la concentration d’un pièce alors que dans la vie, les émotions sont frelatées, artificielles commandées par les circonstances.


Je vous rappelle également que vous avez une dissertation ou une explication à me rendre pour le 10 avril prochain. Le but est que vous y pensiez un peu tout le temps au fur et à mesure que nous allons entrer dans l’explication du texte puisque les deux sujets sont liés à l’œuvre évidemment.
N’hésitez pas à me poser des questions sur ce sujet. Il va de soi qu’en fonction de vos difficultés je mettrai des éléments dans ce blog, mais j’aimerai que vous me guidiez dans cette aide pour qu’elle vous soit le plus utile possible.

Est-ce que tout va bien? Alors c’est parti!

Nous avions terminé la séance dernière par le plan de l’ouvre de Nietzsche. Nous allons aujourd’hui rentrer dans l’œuvre elle-même. Nous l’expliquerons paragraphe par paragraphe. Il est donc ESSENTIEL que vous ayez en ce moment à côté de vous l’œuvre elle-même et que vous lisiez préalablement le paragraphe en question sans quoi vous serez perdu(e)s.

        §1 - Il faut savoir que Nietzsche reprend parfois des écrits qu’il avait laissé en plan. Dans une sorte de « brouillon » intitulé cinq préfaces à cinq livres qui n’ont jamais été écrit » on retrouve la fable qui est décrite au tout début sauf que précisément elle ne se situait pas originellement au tout début. Cela veut dire quelque chose: il semble que Nietzsche souhaite d’emblée provoquer  une sorte de « trauma », de choc pour d’emblée installer le lecteur dans un régime de vérité plus conforme à celui du dévoilement qu’à celui de la vérité morale et universelle Kantienne. C’est exactement comme un photographe qui changerait de focale et choisirait de s’éloigner le plus possible de son modèle pour le cibler dans l’immensité de son environnement réel. Qu’est-ce que l’homme dans le temps et dans l’espace? Il reprend certains éléments de la fable initiale inventée par Schopenhauer:
        « Des sphères brillantes en nombre infini, dans l’espace illimité, une douzaine environ de sphères plus petites et éclairées, qui se meuvent autour de chacune d’elles, chaudes à l’intérieur, mais froides et solidifiées à la surface, des êtres vivants et intelligents sortis de l’espèce de moisissure qui les enduit - voilà la vérité empirique, voilà le monde. Cependant c’est une situation bien critique pour un être qui pense, que d’appartenir à une de ces sphères innombrables emportées dans  l’espace illimité, sans savoir d’où il vient et où il va, perdu dans la foule d’autres êtres semblables, qui se pressent, travaillent, se tourmentent, naissent et disparaissent rapidement et, sans trêve dans le temps éternel. Là, rien de fixe que la matière, et le retour des mêmes formes organiques, suivant de certaines lois données une fois pour toutes. »
       
Voilà la vérité empirique dit Schopenhauer, voilà le monde, laquelle se définit comme une vérité d’observation qui se manifeste aux témoignages des sens. Si nous nous efforcions de voit la vérité de la situation « telle qu’elle est » voilà ce que nous verrions. On mesure  tout ce qui effectivement se précipite à notre esprit pour nous dissuader de réaliser cette vérité troublante et désespérante. « Dans l’espace, personne ne vous entend crier » disait la bande-annonce du film Alien de Ridley Scott. Nous pourrions l’appliquer dans les mêmes termes à ce point de vue Schopenhauerien. Nous éprouvons tous le sentiment de la justesse de cette perspective: « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » disait déjà Pascal. Il y a d’abord la stupeur et le tremblement de cette perspective là, trouble par rapport auquel tous nos ouvrages humains, toutes nos inventions, toutes nos institutions et nos religions perçues sous leur visage fondateur et régulateur de sociétés apparaissent comme des voiles de dissimulation. Il s’agit avant tout de s’entendre pour se dissimuler les uns aux autres la révélation de cette vérité là. Derrière tout accord sociétal , tout consensus humain, toute universalité scientifique ou morale, ce qu’il y a fondamentalement, c’est ce mot d’ordre: oublions cette vérité de l’alétheia, voilons le dévoilement, communiquons et évitons de ressentir ce trouble tragique.
        Cette métaphore de la fable « dévoile » dans la mesure même où pourtant, comme toute métaphore: elle « voile » mais on perçoit bien l’effet de réel qui s’y active sourdement, parce que nous sommes tous nécessairement touchés, broyés, laminés par l’éclair de cette fulgurance: « nous ne sommes rien dans l’univers » et c’est dans la terreur de cette révélation qu’il nous faut balbutier, bégayer, bredouiller la fable.
        Une telle phrase est pourtant un leitmotiv de la pensée commune la plus consternante: « on est bien peu de chose ». Mais précisément tout l’apport de Nietzsche est évidemment de préciser: « de combien peu ? Et par rapport à quoi ? Là où la sagesse populaire atteint sa limite commence à peine le travail de généalogiste ou de médecin du philosophe, car ce « bien peu » est encore « beaucoup trop ». Ce n’est même pas que nous soyons peu de chose, c’est que nous ne sommes même pas une chose, un sujet mais plutôt « un instant ». Prenez toute la morale de Kantienne, supposez là réussie, ce qui reviendrait à avoir une humanité de sujets transcendantaux qui diraient toujours la vérité à tout le monde et vous n’en décririez pas moins une minute mensongère de l’histoire universelle, mais pas celle de Kant, celle de l’univers du point de vue de l’Univers. Que l’homme ne soit qu’un instant, c’est déjà ce que Darwin avait prouvé depuis peu dans le cours phylogénétique des espèces vivantes.
        Kant est encore et toujours la cible. Lorsque ce dernier écrit « idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique », son point de vue est encore terriblement faussé plus que faux (la distinction est importante), car c’est du point de vue interne de la créature qui la conçoit que l’histoire « universelle » est envisagée (“les hommes pris isolément, et même des peuples entiers ne songent guère au fait qu’en poursuivant leurs fins particulières, ils s’orientent sans le savoir au dessein de la Nature, qui leur est lui-même inconnu, et travaillent à favoriser sa réalisation”), autrement dit, d’un point de vue encore humain et rien qu’humain au regard duquel la nature orienterait nos vies, nos évènements au gré d’un sens, parce que sans cela il faudrait convenir que « l’histoire est un récit plein de bruit et de fureur raconté par un idiot » (Macbeth de Shakespeare). Le vrai point de vue cosmopolitique ne peut être que celui de l’extérieur, du « grand dehors » comme diraient Michel Foucault et Gilles Deleuze.
       
Prenons un exemple très actuel de « grand dehors », certains scientifiques ont récemment utilisé le terme d’anthropocène pour désigne la période climatique dans laquelle nous vivons, autrement dit « l’ère de l’homme ». Il s’agit de situer cette période que nous vivons à l’échelle des périodes antérieures. Il y a 2,58 millions d’années, la terre connaissait une période glaciaire. Depuis 11700 ans, elle est passée dans l’holocène, une période de réchauffement qui a rendu possible notre émergence et notre survie. La transition climatique que nous sommes en train de vivre marquée par un réchauffement conséquent de la température moyenne du globe est considérée par certains comme pouvant être désignée « anthropocène » parce que l’homme est responsable de cette transition. Justifiée ou pas, cette dénomination nous impose une mise en situation très opportune de notre espèce. Le climat n’a pas été fait pour que nous y vivions, nous sommes nés dans une fenêtre d’opportunité ouverte par le climat et nous sommes en train de le défaire. L’anthropocène, c’est justement  ce dont on ne peut réaliser l’existence qu’en suivant lune dynamique désanthropocentriste, identique sur la forme à la fable.
        Qu’est-ce qui compte vraiment dans cette micro-fable, dans ce récit court et apocalyptique? L’extériorité du point de vue à partir duquel il convient de se situer pour embrasser un tel « panorama »: ni plus ni moins que l’extinction du genre humain, et tout cela condensée dans une minute au regard de l’éternité de ces espaces infinis. Cette perspective existe, du simple fait que l’on puisse la formuler. Elle est dotée d’une puissance « performative », à savoir qu’elle fait advenir ce qu’elle dit parce que ce qu’elle dit compte moins que le point de vue à partir duquel elle le dit. Or cette perspective qui, certes à bien des titres, avait déjà été dégagée par des auteurs comme Pascal ou Schopenhauer, restait pour chacun de ces prédécesseurs de Nietzsche un but particulier: justifier la foi en Dieu pour Pascal, humilier la créature humaine pour le pessimiste Schopenhauer. Nietzsche n’est ni croyant, ni cynique. Quelque chose d’une puissance doit se dégager de cette fable, quelque chose qui ne soit pas que l’humiliation de l’être humain, mais la réalisation d’un point de vue, lequel d’ailleurs peut se concevoir comme « perspectivisme ». Ce qu’il convient de retirer de la puissance traumatique de cette fable (à rapprocher de la Traumnovelle d’Arthur Schnitzler qui servit de scénario au film de Stanley Kubrick: « Eyes Wide shut »), c’est le mouvement d’un dépouillement, d’une clarification, voire d’un raffinage au sens de « rendre un élément chimiquement pur », et cet élément est la « vérité ». Cette histoire libère une puissance cathartique, de la même façon que les rêves dans la nouvelle d’Arthur Schnitzler sont comme des moments où la fiction est plus vraie que la réalité et aiguille les comportements des personnages vers une purification, une révélation qui leur permet, en fin de compte de mieux savoir qui ils sont.
        Une fois situé exactement à la hauteur du point de vue décrit par la fable, c’est-à-dire celle d’ « un grand Dehors », le lecteur de Nietzsche a les yeux suffisamment distant, dessillés de tout orgueil humain pour saisir ce que la vérité « est », ou du moins ce qu’elle cache, en tant que valeur, en tant que concept. Projeté vers l’avenir de l’apocalypse, nous pouvons user du marteau de la généalogie et voir ce qui oeuvre derrière cette vérité pure, dépouillée de la morale et de l’impératif de dire la vérité pour ne pas s’exclure de la communauté grégaire du genre humain.
         
La fable en elle-même se résume aux cinq premières lignes. Tout le reste du premier paragraphe porte sur « l’intellect humain » qui, sans aucun doute est, plus que Kant lui-même, la cible philosophique de Nietzsche comme le prouveront les trois paragraphes suivant. La problématique de l’œuvre est bel et bien celle-ci: comment cet intellect, aussi réduit soit-il à sa véritable dimension qui est celle de « roue de secours » des espèces les plus discréditées par la nature, a-t-il pu manifester cet instinct de vérité?

        « Qu'est-ce que l'intellect ? » demande Nietzsche qui répond: les lois logiques. D'où viennent-elles ? Le langage n'est pas originairement logique. Or le langage est l'ensemble des transpositions arbitraires des sensations, les concepts sont des « métaphores » qui mutilent la singularité et proviennent des préjugés grammaticaux (les genres, la substance, les prédicats, la relation sujet/objet, l’étymologie, etc.). Il ne s’agit finalement pas tant d’humilier l’homme que son intellect et de s’interroger sur la généalogie suivant laquelle une faculté aussi pusillanime, faible, anesthésiée et anesthésiante a pu découler d’un instinct d’une force nécessairement née de et dans la volonté de puissance. Quelle est la force active dont l’intellect humain est l’avatar, voire l’avorton, le produit dérivé et piteux? Que l’homme ait besoin d’une vérité est un mouvement porteur, intéressant, noble, esthétique et c’est dans ces termes qu’il faut l’analyser: ceux de la puissance. Une force positive de la vie veut le vrai et c’est elle qu’il faut révéler, retrouver derrière cette faculté purement communautaire vouée simplement à créer des valeurs communes propres à « faire troupeau »: l’intellect.
        C’est alors que Nietzsche illustre ce perspectivisme avec la référence au pathos de la mouche. Le sophiste Protagoras dans le Théétète de Platon dit que « l’homme est la mesure de toutes choses », ce qui signifie, en réalité que «  l’homme ramène à sa mesure toute chose », et convient assez bien, sur le fond à la thèse de Nietzsche (qui dans le duel entre Platon et les Sophistes seraient plutôt du côté des sophistes). Une fois l’intellect humain placé à sa bonne hauteur par la fable, que reste-t-il? La sensation, à savoir une faculté que nous partageons avec tous les êtres sensibles de la nature.
        Ce tournant dans le paragraphe 1 est crucial car on pouvait penser, dans un premier temps, que la compréhension de la fable nous demandait un effort de décentrement considérable, voire quasi impossible, mais si nous suspendons un instant la perspective trop gratifiante et falsifiée de notre intellect anthropocentriste, ce qui se manifeste au premier plan est tout simplement l’affect. L’homme est la mesure d’un monde humain comme la mouche est la mesure d’un monde de mouches. Nous constituons des mondes au fin de nos affects.
        Nietzsche suggère qu’il y a autant de mondes que d’interprétations sensibles du monde.  Dans Mille Plateaux, Gilles Deleuze décrit ainsi la construction du monde de la tique autour de trois affects: la lumière, la chaleur, le tact (toucher). Dans l’immensité de la forêt, dans la multitude des impressions possibles que la forêt est à même de susciter, la tique construit son univers en reliant trois stimulations et seulement trois. Grâce à sa sensibilité à la lumière, elle monte sur une branche, puis lorsqu’elle sent la présence d’un corps chaud passer sous la branche elle se laisse tomber et grâce au toucher elle identifie une région sans poil qu’elle peut perforer et ainsi sucer le sang. Nous sommes évidemment tentés de considérer ce monde comme infiniment pauvre par rapport à tous les affects dont nous disposons, nous. Mais nous n’avons aucune idée du pathos d’autre espèce qu’humaine. Nous savons bien que ce que nous voyons du monde correspond à une certaine longueur d’ondes que nos yeux sont capables de percevoir sachant que la chauve souris, par exemple, sensible aux infra-rouges percevra des ondes d’une autre fréquence lumineuse. Il faut se rendre à l’évidence: nous ne voyons pas ce qui est objectivement parce que nous le pourrions grâce à un intellect supérieur, nous voyons ce que nous pouvons, par nos affects, et construisons par eux une vision du monde qui correspond seulement à ce que nous sommes. « Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations. »
        Il est assez prévisible qu’en ciblant de façon aussi violente l’intellect humain, Nietzsche finisse par viser son promoteur tout désigné, à savoir le philosophe. Ce souffle du grand dehors comme un grand vent qu’il s’agirait de faire souffler sur la pensée humaine en ouvrant enfin ces fenêtres que nous ne cessons au contraire de vouloir fermer se manifeste aussi par le point de vue extérieur qu’un « philosophe » ou considéré comme tel va porter sur « la philosophie », entendons par là la philosophie académique, celle qui, depuis Platon, est une philosophie de professeurs, enseignante comme si l’on pouvait l’enseigner (mais que suis-je est train de faire, au juste?). Plusieurs portraits de philosophes conviendraient parfaitement ici pour illustrer le point de vue critique de Nietzsche, mais, par souci de simplicité, il est est préférable de garder le viseur braqué sur Kant puisque est incontestablement la cible de l’auteur. A aucun moment de sa philosophie, Kant ne prend vraiment au sérieux la possibilité d’un univers sans homme, et de fait, chacune de ses thèses visent au contraire à établir la limite de ce que l’être humain peut connaître, faire ou espérer. Il est un philosophe des Lumières et n’a pas complètement tort de penser que les yeux des hommes sont braqués sur lui, car il a, mieux et plus qu’aucun autre, établi clairement ce qu’il s’ensuit pour un homme de vouloir agir moralement, intellectuellement du point de vue de la connaissance, espérer un avenir. Toutefois cette clarté et cette justesse s’est toujours effectué au prix de ce que nous pourrions appeler un « impensé », comme si, de fait il était impossible à un homme de saisir une vérité non-humaine. Nous ne percevons pas le même monde que la mouche, mais de ce fait nous pouvons concevoir la possibilité d’une vérité qui ne serait que la myriade de tous les mondes interprétés par d’autres pathos, par d’autres ressentis.
        Nous sommes ainsi à la fin de ce §1 à même de clairement discerner ce qu’est une vérité morale et une vérité extra-morale:
- La dimension de la vérité morale (appelée aussi véracité) provient de modalités de pensée dont on peut faire la généalogie  et qui servent les intérêts de la communauté humaine (qu'on l'appelle société, famille, troupeau )
- Le plan extra-moral est précisément ce que l’on obtient quand on a conduit à son terme ce processus de généalogie symptomatique: on découvre les points de déformation au premier rang desquels il faut situer la structure métaphorique du langage. Si nous les corrigeons nous pouvons retrouver la source de cette vérité extra-morale. Il s’agit de celle qui conduit à abandonner le genre de vie théorique (connaître par concept), et à lui substituer un genre de vie artistique (celui qui approuve intuitivement la vie et la célèbre comme une valeur positive, celui qui crée ): « L'homme intuitif récolte déjà, à partir de ses intuitions, à côté de la défense contre le mal, un éclairement au rayonnement continuel, un épanouissement, une rédemption »

     
(§2) Nietzsche accentue et affine ses attaques contre l’intellect qui est présenté comme l’auteur de cette imposture de la connaissance mais précisément si l’homme est le créateur de la connaissance, il n’est pas désigné comme l’auteur de l’intellect, lequel apparaît donc plutôt comme une force, un instinct de survie. L’intellect est une puissance de déformation grâce à laquelle des espèces naturellement défavorisées vont s’inventer des raisons de s’entêter dans l’existence alors même qu’elles seraient plutôt vouées, sans cette ruse, à s’en détacher (Lessing est un écrivain et philosophe de Saxe dont le fils ne connût que deux jours d’existence). On retrouve évidemment la tournure même de la généalogie Nietzschéenne: l’intellect est « nécessaire » parce que sans lui, l’espèce humaine aurait peut-être perçu la nature dérisoire de sa faiblesse fondamentale mais en même temps il a constitué une illusion dont sont victimes les hommes incapables de déceler sa présence dans la représentation qu’ils se font de la connaissance humaine, de notre supposée finalité et de notre importance dans l’univers.
        L’intellect est donc une faculté mensongère à laquelle nous devons à la fois notre salut (au sens où nous existons grâce à lui) et notre aveuglement (au sens où nous nous trompons quasi structurellement, automatiquement grâce à lui).  Il pervertit nos ressentis et nos pensées « à la racine », c’est-à-dire à la conscience que nous prenons de ceux nous entoure, de ce qui nous touche, de ce qui nous fait penser: « la conscience d’une notion implique l’illusion - l’intellect, l’unique et le tout premier menteur. » En 1884, Nietzsche se demandera « dans quelle mesure notre intellect est lui aussi une conséquence des conditions d’existence - nous ne l’aurions pas s’il ne nous était nécessaire; et il ne serait pas ce qu’il est si ce n’était nécessaire qu’il soit tel pour nous si nous pouvions avoir une existence différente. »
        Cette dernière affirmation est suffisamment éclairante et difficile pour que nous nous efforcions réellement d’en pénétrer le sens. L’intellect est né des conditions mêmes d’existence d’une espèce aussi fragile que l’espèce humaine. Sa nécessité repose donc entièrement et exclusivement sur notre perpétuation, notre persévérance dans la bonté d’exister malgré tout et « ce malgré tout » est plein d’une multitude de carences, de faiblesse, d’indigence propres à l’existence humaine naturelle. Mais aussi nécessaire soit-elle, cette force de l’intellect, cet instinct de survie aurait été différent si nous avions été une espèce naturellement différente. En d’autres termes, l’intellect est tellement indissociable des conditions mêmes de notre survie et de notre développement que nous ne pouvons pas réaliser qu’il est finalement contingent. Si nous accordons autant d’importance à l’intellect, si nous considérons la connaissance avec autant d’emphase, d’orgueil et de « finalisme » (comme si nous étions l’espèce créée par Dieu pour faire rayonner dans l’univers cette lumière divine de l’intelligence de l’univers), c’est parce que nous lui devons en réalité notre salut. Mais nous accomplissons cette opération inconsciemment et sans nous rendre compte non plus que nous ne faisons en plaçant ainsi l’intellect et la connaissance au-dessus de toute chose, en intellectualisant nos perceptions et nos ressentis, que nous complaire dans l’autosuggestion, dans une forme d’auto-congratulation. Jusqu’à quel point notre volonté de comprendre l’univers, de le conceptualiser, d’en saisir les lois ne manifesterait pas en réalité quelque chose de très égoïste, de très « intéressé », une sorte de recouvrement à la dette que nous avons contractée à l’égard de l’intellect, laquelle est « LA » faculté grâce à laquelle nous existons encore et toujours. Ne serait-ce pas ça en fin de compte « la connaissance »?
        


Restons en là, pour aujourd’hui. Demain nous terminerons l’explication du §2 et nous enchaînerons sur le 3e§. J’espère que tout va bien. 
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Portez vous bien et à demain (il y aura des questions sur ce qui a été vu aujourd’hui, pour la semaine prochaine)

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