jeudi 26 mars 2020

Séance du 27/03/2020 CALM (Cours A La Maison) TL2: 2H



Bonjour,

        J’espère que vous allez tous bien mais je sais que ce n’est pas le cas, ne serait-ce que parce que certaines et certains d’entre vous me l’ont dit. Je me permets de répéter sur le blog ce que je leur ai dit individuellement en essayant de n’être ni long, ni trop « lourd », parce que cela va évidemment avoir un rapport avec la philosophie mais surtout avec ce que la philosophie peut éventuellement contenir d’utile dans cette période inédite pour l’humanité que nous vivons.
        Nous sommes tous isolés les uns des autres avec interdiction de nous rapprocher physiquement, de nous rencontrer. Cela veut dire que la notion même d’humanité revêt quelque chose de plus abstrait, de plus distancié, voire d’absent. On peut repenser au cours que nous avons suivi sur Autrui et à la notion d’ipséité: puis-je me constituer moi-même comme un sujet éthique dans l’acte de répondre d’autrui quand autrui est cette présence diffuse que je n’atteins que par Mail, que par téléphone ou même skype? Cette structure de « renvoi » ou d’écho par le biais de laquelle je me définis et me constitue comme un sujet moral grâce à l’engagement de répondre d’Autrui devient « différent », difficile. Est-il impossible?
             
Nous réalisons que c’est l’acte de « faire société » qui, en ce moment, se trouve sur les plateaux de la balance, qui finalement est aujourd’hui fragilisé par le confinement. Que l’homme soit un animal naturellement politique, comme le dit Aristote, n’est pas évident, ainsi que nous l’avons vu, ainsi que nous le vivons. Hobbes pense exactement le contraire: l’homme est une créature « contractuellement » politique. Elle ne fait société que si elle a intérêt à le faire et elle ne le fera que sur la base d’un pacte, d’un contrat. Cette pandémie a bien d’autres enjeux que celui de savoir si nous sommes du côté de Hobbes ou de celui d’Aristote, car ce qui importe aujourd’hui est bien de savoir si vivre ensemble fait Sens ou pas…ou plus.
        Tout ce qui arrive, précisément parce que cela « arrive », arrive à point nommé. Nous sommes tous nés en société. Nous sommes venus au monde dans une famille, nous avons été élevés par des êtres humains pour lesquels il était acté, acquis, que la société, que l’Etat, les lois étaient des repères incontournables du « vivre ensemble » et la plupart d’entre nous ne se sont jamais réellement posés la question de cette proximité constante de l’autre Homme. La philosophie apparaît souvent dans l’esprit des élèves les plus réticents comme l’art de se poser sans cesse des questions qui n’ont pas lieu d’être, mais voilà que malheureusement les circonstances leur donnent dramatiquement ce lieu, cette occurrence. Si nous ne nous appliquons pas par nos actes, par notre attachement aux autres, par notre écoute de nos proches mais aussi des « lointains » ou des éloignés, à donner du sens à ce qui arrive, alors rien ni personne ne viendra nous sauver (pas davantage la vierge Marie que Bouddha!). C’est de nous et de nous seuls que vient la solution et cela ne signifie pas du tout qu’il faille abandonner nos croyances religieuses, morales, éthiques, sociétales, etc, bien au contraire, mais le bien-fondé d’une croyance ne se trouve pas dans l’existence effective de l’idée, de l’être ou de la cause à laquelle on croit; elle se trouve dans l’intensité avec laquelle on y croit.
        Ce que les circonstances nous enjoignent de faire, c’est, pour une fois, de cesser de ne regarder qu’aux personnes ou qu’aux bords politiques et de ne croire qu’en LA politique (au sens noble que lui donne Hannah Arendt), de croire en l’Etat, de croire aux lois, aux institutions « en soi », indépendamment des jugements de personne. « Faire société » n’est pas un héritage qui nous a été légué par notre naissance dans telle ou telle communauté, c’est quelque chose à quoi il nous faut travailler maintenant en ne lâchant ni le fil qui nous relie aux autres, ni celui qui nous relie à celle ou celui que l’on est en train de devenir.
           
Aucun de nous ne sortira indemne de cette période mais peut-être aborderons nous différemment, mieux, l’acte de faire société, de vivre ensemble, de donner du sens à une communauté politique, citoyenne, parce que nous aurons vécu de prés ce en quoi ça consiste VRAIMENT, parce que c’est ça ou le chaos, et que même des auteurs comme Nietzsche, qui ne sont pas du tout des défenseurs de l’ordre et de la paix civile, insistent sur le fait que l’on peut créer des oeuvres d’art dans le pressentiment du chaos mais pas du tout dans le fait de sombrer dedans corps et âme. S’il faut, comme il le dit « porter du chaos en soi pour donner naissance à une étoile dansante », il faut aussi s’imposer une très lourde discipline, une ascèse esthétique pour devenir soi-même et il n’est rien de tout ce que nous vivons aujourd’hui qui puisse nous dissuader d’y parvenir, d’autant plus que, de toute façon, c’est en train de se faire. Rien de ce qui vous arrive en ce moment ne vous empêche de devenir vous-même, c’est même exactement le contraire de ça, et ce sera ça tout le temps. Ce sera éternellement le retour de ça. Il faut donc absolument que la période qui succédera à cette pandémie vous trouve suffisamment en forme et affûtés pour passer le bac, pour continuer votre parcours, pour vous lancer dans cette période qui sera la plus importante de votre vie. Servez vous de toutes les ressources dont vous disposez (et cela inclue l’Etat, les institutions, le lycée, les enseignants….et mon petit blog!) pour vous maintenir dans cette disposition, dans cette attention, dans ce dynamisme!

       
        Revenons à Nietzsche mais vous vous êtes bien rendus compte qu’on était déjà avec lui depuis le début.
        Je voudrai d’abord remercier Lison qui a relevé une faute de frappe vraiment dommageable de ma part dans le cours d’hier (26/03). Dans l’explication du §8: Mais à l’intérieur de ce jeu de dés…Au troisième paragraphe après celui là qui commence par « la référence aux Etrusques et aux romains… », vous trouverez cette parenthèse: (Dieu mort remplacé par la religion) alors qu’il faut lire: (Dieu Mort remplacé par la Science)… Un très, très grand merci à Lison qui a tout de suite fait le lien avec les étapes du Nihilisme que nous avions vues et qui décrivaient la formulation exacte: Il y a du nihilisme dans la négation de la religion. (même si pour Nietzsche ce nihilisme n’est pas nécessairement dommageable: nihilisme actif) et il y aussi du nihilisme dans le fait de croire aveuglément à la science et ce nihilisme là, par contre est dommageable (nihilisme réactif). Je m’excuse, et j’ai peur que vous trouviez d’autres fautes de frappe. Heureusement que votre lecture impliquée et hyper attentive du cours pointe mes erreurs. Je pourrais vous dire que c’était pour voir si vous suiviez mais ce serait complètement faux….Je me suis planté….Comme acte de contrition, j’apprendrai par coeur le best off des meilleures blagues de Margaret Thatcher! Je ne sais pas si j’y survivrai)

        Je souhaiterai revenir également au cours d’hier pour expliquer certains passages qui apparemment vous ont posé problème, à savoir
1) Le colombarium (et le rapport avec la table de Mendeleiev)
2) Le rapport entre Science et religion
3) La coagulation
4) Le rapport Métaphore/ Métamorphose
       
   
1) Pourquoi Nietzsche utilise l’image d’un colombarium?  Peut-être faut-il remonter un peu plus haut, à la fin du § 7 pour trouver la meilleure réponse: « Tandis que chaque métaphore de l’intuition est individuelle et sans égale, et par conséquent s’arrange toujours pour échapper à toute classification, le vaste édifice des concepts affiche l’abrupte uniformité d’un columbarium romain et exhale dans la logique cette rigueur et cet air froid qui sont le propre de la mathématique. »  Dans un columbarium il y a des cases dans lesquelles on entrepose des urnes funéraires. C’est un peu comme si ces hommes qui du temps de leur vie étaient si irrationnels, si imprévisibles étaient enfin classables, réductibles à des livres que l’on placerait dans une bibliothèque et qui ne pourrait pas s’en échapper. Il y a quelque chose comme une rigidité conceptuelle, rationnelle qui s’exprime dans l’architecture même de ce meuble. L’homme ne peut comprendre qu’en classant, qu’en opérant des distinctions, qu’en affirmant que tel phénomène est causé par la raison de ces deux éléments là. Evidemment tout ceci est du au langage qui est l’instrument même de toute classification. Le columbarium c’est le paroxysme de « l’étiquetage mortifère », de la pulsion du collectionneur qui croit connaître les paillons parce qu’il les épingle sous une vitre. On réduit du vivant, des phénomènes qui se passent par eux mêmes comme des infinitifs à des énoncés de sujet: « sujet verbe complément ». Par exemple on va dire que la friction de l’allumette va créer un échauffement qui va enflammer le phosphore, alors qu’en un sens: « enflammer » se produit. C’est la raison pour laquelle je me suis permis de relier la référence au colombarium à la table de Mendeleiev dont il faut bien comprendre qu’elle est hyper utile, trés bien faite et conçu dans un esprit scientifique très productif. Mais la critique de Nietzsche consiste à dire qu’aussi juste que soit cette façon de penser par concept et par symbole, cela reste une métaphore. Mendeleiev a conçu un tableau génial, extrêmement utile, extrêmement pertinent scientifiquement. Mais la nature n’a évidemment rien à faire de ce tableau et ce n’est pas comme ça qu’elle agit, que les phénomènes se produisent. Par contre c’est comme ça que nous pouvons nous en faire une certaine image. Ce qui se produit vraiment dans ma nature, c’est en un sens le contraire de ce tableau puisque les éléments que Mendeleiev nous présente comme séparés, c’est justement ce que les phénomènes ne séparent pas mais confondent, en se produisant. Le colombarium, c’est exactement l’image même du classement, de la séparation aseptisée, neutralisée (donc fausse)  des forces et des éléments, de la même façon qu’on range enfin les hommes quand ils sont décédés dans des cases, dont ils ne bougeront plus.


2) Le rapport entre la science et la religion: Il faut aller chercher la définition du religieux chez Roland Caillois:  « Toute conception religieuse du monde implique la distinction du sacré et du profane, oppose au monde où le fidèle vaque librement à ses occupations, exerce une activité sans conséquence pour son salut, un domaine où la crainte et l'espoir le paralysent tour à tour, comme au bord d'un abîme, le moindre écart dans le moindre geste peut irrémédiablement perdre. »   Les étrusques adoraient leur dieu dans un temple, cela veut dire que le propre du sacré consiste à dire aux hommes: « tu peux faire ceci ici et cela plutôt là, comme un esprit constant de délimitation qui sépare un domaine, un espace dans lequel les choses sont plus grave parce qu’elles revêtent un sens. Ce qui est commun à la science et à la religion c’est 1) qu’elles s’étonnent de l’existence du monde 2) qu’elles donnent du sens à la présence de l’homme en le mettant sur la piste de ce sens de ce « pourquoi ? » 3) qu’elles délimitent des usages, des façons d’être, des tentatives d’élucidation de l’existence des phénomènes et de la nature (même si ces explications sont très différentes). Science et religion constituent des pratiques qui visent à rendre compte de notre existence. Ceci, si nous regardons cela avec les yeux de Nietzsche, nous réalisons derrière la religion et la science l’esprit de dissimulation de l’Intellect, du rêve de l’enfant, du fantasme humain. La religion, comme la science ont ce trait commun de nous faire croire que nous sommes importants, les religions monothéistes par exemple en nous désignant comme l’espèce élue puis maudite par Dieu, la science en construisant peu à peu le fantasme d’un contrôle des éléments, comme si l’univers pouvait tout entier être tenu sous la bride des hommes (en fait la science est de plus en plus parasité par le fantasme de la toute puissance technologique). Ce qui relie la science et la religion , c’est la ruse de l’intellect, lui-même trompeur et trompé.

  
3) C’est finalement la même idée que j’ai souhaité illustrer avec la coagulation. L’étudiant s’est coupé. Sa peau fait en direct et en vrai ce qu’il va lire dans son chapitre sur la coagulation. L’homme ne peut comprendre la coagulation qu’en saisissant c’est-à- dire qu’en distinguant les différents éléments. Et il aura une bonne note quand il livrera la version humaine, l’interprétation scientifique, métaphorique de la coagulation. Mais pendant tout ce temps coaguler se sera fait sur sa peau, par sa peau, sous l’effet d’une intelligence naturelle qui est celle là même du vivant. « La nature aime à se voiler » dit Héraclite et Nietzsche aime beaucoup cette phrase. Cela veut dire aussi que la coagulation aime à se voiler. Nous en donnons grâce à la science une interprétation très cohérente, très pertinente qui va même nous permettre de soigner, de comprendre certaines choses, de la même façon que la faucheuse d’or dans le champ des étoiles nous fait comprendre que la lune peut briller en arc de cercle, mais sur le fond, nous n’aurons rien compris de ce que la coagulation « est » et nous ne le saurons jamais parce qu’il n’y a que des interprétations de la coagulation. C’est la même chose que la direction finalement. La médecine a fait un bond énorme quand la dissection des corps a été autorisé. Une médecine mécaniste a pu progresser ayant enfin une vison concrète de tous les organes (même si on sait que de nombreux médecins disséquait déjà des corps clandestinement), mais cela suppose aussi que le médecin va expliquer le corps vivant par le corps mort, disséqué. Il va discerner les fonctions du corps comme si le corps était une machine, mais justement le corps vivant n’est pas une machine. Ce qui fait qu’un corps vit, c’est justement ce qu’aucun corps mort ne pourra m’apprendre. Le savant veut saisir ce dont il se prive en l’étudiant, à savoir la vie du corps qu’il dissèque. Il s’en fera une représentation et une représentation. Répétons le: instructive, mais pas pour autant exacte. Comment le pourrait-elle?

   
4) Enfin le rapport entre la métaphore et la métamorphose: Ici il peut être utile de revenir au morceau de cire chez Descartes puisque son raisonnement s’appuie sur une métamorphose. La flamme change l’apparence de la cire. On était devant un bloc et nous voilà devant une flaque. Tout ce que je percevais du bloc de cire a disparu dans la flaque. Donc mes sens ne sont d’aucune utilité pour connaître la cire « vraie » puisque ils me montrent deux choses là où nécessairement il n’y en a qu’une. Or qui peut voir cette cire UNE? Mon entendement, répond Descartes. Nietzsche n’est évidemment pas d’accord. Descartes ne voit que ce que son entendement l’incite à voir, à savoir une unité alors que les sens lui montrent deux choses et qu’il y a en effet deux apparences qui ne sont pas fausses du tout puisque elles sont là. Ici l’opposition entre les deux auteurs est fondamentale. Pour Nietzsche, il n’y a pas de chose en soi de la cire, il n’y pas LA cire mais il n’y a que des interprétations: bloc, flaque, rien ici n’est faux, ni vrai. Descartes représente au contraire l’esprit scientifique dans toute sa puissance ou « sa fausse puissance ». Il faut qu’il y ait UNE cire, sans quoi il n’y a plus rien à connaître, sans quoi nous vivons dans un monde d’artistes où tout est à observer, à célébrer, à approuver comme ça, gratuitement.    Ce monde des apparences enchante Nietzsche. Le scientifique au contraire veut le désenchanter en allant chercher le concept, de cire, le symbole H2O derrière la glace et la vapeur. Turner peint la vapeur, le scientifique la généralise, la classifie, l’enterre en tant que beauté, en tant que réalité esthétique de la perception. La science désenchante le monde.  Maintenant réfléchissons: le scientifique va nous expliquer qu’il a compris le principe de la métamorphose de l’eau en glace et en vapeur et en un sens c’est vrai puisque il pourra la provoquer autant qu’il le voudra, sauf qu’en réalité il ne fera que suivre le fil de sa métaphore qui est celle d’une eau unique à laquelle on peut appliquer des opérations qui vont la faire changer d’états. La différence avec Turner et l’artiste, c’est que la métaphore de la vapeur sera assumée par l’art qui créera une certaine métaphore de l’eau, de la vapeur, de la glace. Sans le savoir, le scientifique fait de l’art mais souvent de l’art plutôt pauvre parce que réducteur au lieu d’être foisonnant. La vérité est qu’il n’y pas de vérité de l’eau ou de la cire.




J’ai essayé d’éclaircir aujourd’hui ces 4 points parce qu’il y a eu des questions mais peut-être en existent-ils d’autres qui vous posent problème? N’hésitez pas à me les signaler. On peut consacrer des séances entières à expliquer. On n’est pas en retard parce que nous sommes déjà dans des notions du programme comme l’Art et la Science.

Gardez le moral au beau fixe autant que vous pouvez et prenez soin de vous!
Bon week-end! 


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