mercredi 4 mars 2020

Vérité et mensonge au sens extra-moral de Friedrich Nietzsche - Explication (1)


(Par souci de clarté, l’explication qui va suivre procédera, la plupart du temps, paragraphe par paragraphe. Il convient donc de se repérer en prêtant attention aux signes: §1, §2 de façon à  toujours se référer au texte de Nietzsche). Les titres sont moins importants que les numéros de §. Si le passage expliqué ne correspondait pas exceptionnellement au paragraphe, cela sera précisé)

I) Problématique de l’œuvre
           1) Métaphore et Vérité - (vérité métaphorique et métaphore vraie)

   
 Est-il possible de considérer le mensonge indépendamment de toute considération morale, c’est-à-dire de façon « non kantienne », sans prendre en compte la valeur fédératrice, unitaire, constitutive d’une humanité, de la vérité? Le titre d’emblée nous indique que la réponse est « oui » et qu’en un sens, c’est cela que cet ouvrage va s’efforcer de faire. Considérer la vérité au sens extra-moral, c’est l’analyser froidement, sans d’emblée s’obscurcir l’esprit en s’imposant de penser qu’elle est un impératif.
    Que chacun de nous s’examine un minimum et il réalisera immédiatement qu’à la moindre mention de la notion de vérité, quelque chose en nous se précipite et dit: « il faut ». Pourquoi faudrait-il dire la vérité? Pourquoi ne faudrait-il pas la dire? Qu’est-ce que cela pourrait signifier: la dire ou la chercher sans « il faut »? Se pourrait-il que la vérité soit le fruit d’une puissance de dissimulation effective dans la vie? Se pourrait-il que notre oeil de clinicien y relève, comme en toutes choses, l’efficience de forces multiples, contradictoires dont certaines seraient anesthésiantes et d’autres vitalisantes, bref, en « un » mot (et ce mot nécessairement serait trompeur), d’une volonté de puissance, laquelle évidemment ne saurait être sans se multiplier?
    Partons donc de ce souci, qui n’est pas du tout facile ni évident, de concevoir la vérité sans lui assigner de sens moral, sans partir du préjugé qu’il « faudrait » la dire ou lui prêter la vocation d’un critère, d’un idéal de la raison ou de la société.
    Quoi d’étonnant à commencer par une histoire, dés lors? Quoi de plus détaché du commandement moral de dire la vérité que de raconter une fable qui se donne tous les droits, qui se déploie dans une parfaite gratuité, dans l’atmosphère légère d’un affranchissement  complet à l’égard de tout effet de réel? « Il était une fois »: c’est ainsi que commencent toutes les histoires que l’on raconte aux enfants. Il serait troublant et paradoxal qu’une fable dise la vérité d’une vérité qui elle-même ne serait en fin de compte que mensonge, mais c’est bien de cela dont il est question et c’est bien ce que vise Nietzsche. On doit pouvoir mesurer une vérité à l’onde de choc qu’elle provoque, à l’importance de la déflagration qu’elle occasionne dans nos façons ordinaires de penser, c’est-à-dire justement de ne pas penser du tout.
    Les fables de La Fontaine, par exemple, sont, comme toute fable, métaphoriques. On ne peut les saisir qu’à la condition de comprendre que le loup n’est pas le loup mais le puissant qui veut transformer sa force en droit, que l’agneau n’est pas l’agneau mais le démuni dont la faiblesse échouera « de fait » à devenir son droit. Qu’une métaphorisation fabulatrice de la réalité nous dise quelque chose de la vérité est troublant mais tout aussi avéré et indiscutable. La métaphorisation de la vérité par la fable va nous dire la vérité de la métaphorisation dans la réalité. Et nous, lecteurs, sommes d’emblée sonnés et sommés de nous déterminer par rapport à cette histoire, soit nous la rejetons en pointant son catastrophisme, sa tonalité apocalyptique, excessive et finalement incohérente, mais nous savons bien que c’est à nous-mêmes que nous racontons alors une histoire, soit nous y adhérons sans réserve, mesurons clairement tout ce qu’elle recèle de justesse dans la mise en perspective de cette créature misérable que nous sommes dans l’univers, ou les univers, mais il nous faut alors convenir que c’est en fabulant que l’on dit une vérité.
    En fait, Nietzsche reprend ici le début de l’une de « ces cinq préfaces à cinq livres qui n’ont pas encore été écrits », texte commencé une année plus tôt, avec cette différence d’organisation de taille par rapport à la trame initiale qu’il situe cette fois-ci la fable au début, comme si, de fait, quelque chose de fécond, de vital, de décisif, pouvait émerger de ce « trauma » qu’est le récit métaphorique et apocalyptique d’une espèce ridicule qui va disparaître en se racontant à elle-même l’histoire d’une destinée cosmique, d’une mission divine, d’une finalité métaphysique, d’une vocation dont la portée serait à l’échelle de l’Univers.
    Il existe bel et bien un rapport entre le mouvement par le biais duquel la vérité est dépouillée de toute dimension morale et l’effet révélateur de cette fable. Qu’est-ce que la morale, en effet? Pour la définir, il semble légitime de citer le philosophe dont l’oeuvre a considérablement et peut-être définitivement résolu cette question, à savoir Kant, et notamment la formulation de cet impératif catégorique grâce auquel nous sommes finalement à même de savoir si l’intention qui commande une action est suffisamment « bonne » pour garantir la nature morale de l’action.
   
« Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’une action devienne universelle. » La maxime désigne le principe à partir duquel notre volonté se détermine à agir, et si elle est universelle, c’est-à-dire si nous ne nous contentons pas de vouloir à titre personnel et limité à notre cas particulier que tel ou tel projet se réalise, alors notre acte pourra à juste raison être qualifiée de « moral ».
        Le génie de Kant consiste à faire dépendre la moralité de l’action, non de son contenu, de ce qui est fait, ou envisagé, mais de la « forme », on pourrait dire de la modalité d’application et d’amplitude de la maxime. Ce qui compte moralement n’est pas vraiment ce qu’on va faire mais  plutôt « comment ». Est-ce en tant que « moi empirique » que l’on veut cet acte ou en tant que sujet transcendantal, universel? La notion d’universalité fait donc le lien entre la moralité d’une action et le jugement à partir duquel elle peut être dite « vraie ». En effet, une affirmation peut être dite « vraie » quand elle reconnue comme telle par tout homme, en tout lieu et en tout temps.
    C’est exactement la raison pour laquelle l’acte de dire la vérité est celui sur lequel Kant revient aussi souvent pour illustrer ce qu’est une action morale, notamment dans son opuscule:  « D’un prétendu droit de mentir par humanité ». Il est moral de dire la vérité, même à des assassins, parce que l’on peut vouloir que tout le monde dise la vérité, même dans un tel contexte, précisément car l’universalité de cette volonté de dire vrai crée un monde au sein duquel la volonté de tuer disparaîtrait d’elle-même. En effet, on ne peut pas vouloir d’un monde constitué d’assassins. C’est contradictoire dans les termes.  Si nous devions analyser la thèse de Kant concernant la moralité de l’action, nous réaliserions qu’elle repose entièrement sur la vérité, et notamment sur un « vouloir vraiment » qui revient à vouloir « universellement ». Une action est morale quand elle est voulue par une volonté bonne. Une volonté est bonne quand elle est désintéressée, c’est-à-dire débarrassée de tout motif pathologique et personnel, par conséquent, quand elle est « universalisante ». Nous pourrions dire quand elle porte un monde au sein duquel, chaque individu étant un sujet transcendantal, le consensus total règne. Or, ce consensus de l’universel est aussi exactement le critère de la vérité formelle. Les hommes ne s’opposent qu’au sujet d’intérêts personnels, mais s’ils parviennent à faire taire en eux le moi empirique et tout ce qui est du registre des passions, de la sensibilité, du « moi », alors ils ne peuvent pas faire autrement que vouloir de la même façon, en tant que sujets raisonnables, universellement. Nous touchons le point crucial de l’argumentation Kantienne quand il apparaît non seulement que l’action morale est l’action animée par la volonté universelle de la vérité, mais surtout que cette universalité ou cet « universellement » désigne en fait l’accord de tous les hommes, par quoi « universellement vouloir » signifie aussi « humainement vouloir », voire « vouloir que l’Homme soit » (avec un grand H: l’Humanité). C’est comme si Kant finalement défendait l’idée qu’on ne peut pas accomplir d’action morale sans que l’humanité s’accomplisse au sein de cette action, dans le monde. Chaque volonté bonne est comme une ratification, une signature de l’accord au terme duquel l’humanité « est », s’effectue consensuellement, universellement.
        En d’autres termes: une bonne volonté ne peut vouloir qu’universellement et vouloir universellement ne peut que vouloir l’homme dans le monde. Mais qu’un monde puisse exister sans homme, ou bien qu’universellement puisse vouloir dire: « du point de vue d’un univers sans homme », autrement dit que l’homme puisse aller jusqu’à envisager qu’une action serait morale précisément quand elle envisagerait un point de vue débarrassé de tout intérêt humain, de toute velléité de l’homme à constituer un genre, c’est ce que Kant ne semble même pas pas pouvoir envisager.
       
Que reste-t-il de la vérité dés lors qu’on lui retire toute dimension universalisante, c’est-à-dire dés qu’on cesse de lui accorder cette valeur rigoureusement consensuelle qui permet finalement aux hommes de s’entendre entre eux dans le cadre d’une procédure normative, conventionnelle et axiomatique (on part d’une prémisse, d’un principe dont on déduit rigoureusement les suites logiques). Et si la morale n’était rien d’autre en fait qu’une axiomatique appliquée aux comportements des hommes?  Soit un élément x appartenant à un ensemble G de telle sorte que rien dans les propriétés et le comportement de x ne dépasse de  ce qui fait de G un ensemble. Qu’est-ce que la morale si ce n’est la mise en application d’un protocole inclusif suivant la norme duquel tout x est élément de G, c’est-à-dire tout homme est élément de l’humanité, et agit exclusivement de telle sorte que rien ne doit jamais dépasser de cette appartenance. La volonté  de x d’accomplir telle action est-elle compatible avec la création de l’ensemble G de telle sorte qu’aucun x ne puisse s’exclure de cet ensemble? Comment x peut-il « agir » de telle sorte que tout dans la volonté animant son action fasse de G l’ensemble de tous les x? Comment la volonté d’un homme peut-elle être suffisamment fédératrice, constitutive de l’ensemble G pour se réduire exclusivement à cette capacité de faire ensemble, de composer un ensemble?
        La morale de Kant fait de l’universalité de la volonté, la condition formelle de la moralité de l’action. Aucune action de x ne peut être dite morale si son intention ne dessine pas l’humanité comme l’ensemble de tous les x.     C’est justement ce caractère formel, mathématique qui explique la très haute exigence de la morale de Kant, voire l’incompréhension qu’elle suscite parfois quand on l’applique à des situations très concrètes. En tant que x devant constituer G, je ne peux pas vouloir accomplir un acte « sécessionniste », séparatiste, du style: mentir une fois à un homme animé de mauvaises intentions.  Finalement s’il est moral de toujours dire la vérité, c’est aussi parce qu’une certaine vérité s’effectue par la morale, parce que cette position kantienne consiste aussi à définir « une » vérité de la morale, voire une vérité qui ne soit que morale, étant entendu qu’il peut peut-être exister une vérité qui ne soit pas morale. Peut-on sans jeu de mot, « dé-Kanter » la vérité, démasquer l’imposture qui consiste à faire passer pour « vrai » ce qui en réalité est seulement « consensuel », grégaire, anthropocentrique?
        Car il importe bien de saisir au nom de quelle vérité Nietzsche entreprend de démasquer l’imposture de la vérité, sachant qu’il ne peut s’agir de « sa » petite vérité personnelle (moi, je pense que..). Il existe nécessairement une authenticité, une force, une puissance, ou une perspective, un angle de vue à partir de laquelle ce qui nous semblait vrai va nous apparaître comme humain, trop humain, ou seulement humain, voire comme « grégairement » humain, et c’est bien cet angle de vue que la fable a pour fonction d’ouvrir « à la dynamite », comme une explosion créant une brèche inattendue, révélatrice, éclairante. Mais il faut nécessairement dégager cette perspective, c’est-à-dire saisir d’où elle part. Quelle est cette vérité à l’oeuvre dans la révélation de l’imposture Kantienne consistant à moraliser la vérité. Quelle est cette vérité qui pourra « dé-Kanter" la vérité?

    2) Les conceptions de la vérité

         
  Pour répondre à cette question, il faut définir la vérité, ce qui nous conduit d’emblée à réaliser qu’il en existe différentes acceptions:

1 - Il existe traditionnellement une définition de la vérité comme accord de la chose et de l’esprit. Comprendre signifie rendre son esprit adéquat à la chose même. La vérité est alors un acte de formatage par le biais duquel une pensée ou un discours s’efforce de correspondre exactement à ce dont il parle. La scolastique (pensée prédominante au moyen-âge) se représentait la vérité comme un acte d’ « adéquation », La vérité est l’accord entre une chose et l’idée qui parvient à épouser cette chose par une intellection (adequatio rei intellectu). Cette conception a été définitivement révoquée par Kant et sa « révolution copernicienne » qui consiste à appliquer à la connaissance la même inversion que celle que Copernic a formulé pour le cosmos. Ce n’est pas à la connaissance de se régler sur les objets mais aux objets de se régler sur la connaissance, autrement dit nous ne connaîtrons jamais la chose dans sa vérité pure, mais nous pourrons la connaître en concevant qu’elle nous apparaît au travers du filtre de certaines catégories, modes de penser qui nous sont propres. Ce point est assez intéressant, car finalement il y a quelque chose que Kant et Nietzsche partagent sous cet angle, c’est qu’on ne peut connaître objectivement la chose même, mais, pour autant, il existe selon Kant une perception humaine et donc viable, universalisante, de cette chose, alors que Nietzsche conduit cette impossibilité de la chose même jusqu’à la remettre en cause intégralement. Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations.

2- Quand on dit d’une personne qu’elle est « vraie », nous voulons dire qu’elle est sincère, (sin-cerus: sans fard), elle ne fait pas semblant, elle est entièrement dans ce qu’elle dit ou fait. Vrai signifie ici « d’un seul bloc », brut, intégré, total. On perçoit bien que l’on peut, à cause de cette vérité naïve, candide, spontanée, être totalement trompé en ne pensant pas suffisamment, en manquant de distance. A cette vérité du premier mouvement (tout serait justifié parce que c’est fait sincèrement: on peut être sincèrement terroriste, d’ailleurs si on y réfléchit on ne peut être que sincèrement terroriste), on peut opposer cette affirmation d’Alain: « penser, c’est dire non ». L’exercice de la pensée, c’est justement de ne pas adhérer.

3- Quelle est justement cette autre vérité par rapport à laquelle ce premier sens apparaît comme dangereux, caduque, voire absurde? Une vérité démontrée, construite, qui est le produit d’un raisonnement. C’est la vérité de raison, de Pascal, mais qui précisément ne suffit pas selon Pascal:
        « Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit le double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies. Et il est aussi ridicule et inutile que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes, pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre, pour vouloir les recevoir. »
    Pascal décrit donc deux vérités: celle que l’on perçoit intuitivement comme vrai, par exemple qu’il y a de l’espace, que je ne suis pas en train de rêver, elles ne se démontrent pas mais nous sentons qu’elles sont vraies, par l’effet d’une évidence pure, positive, et qui n’a rien à voir avec la vérité de type 1. Et puis la vérité de raisonnement, celle qui est rigoureuse et qui déploie avec un développement strict et implacable des chaînes de déduction, d’implication. C’est par rapport à cette vérité de pur raisonnement que la première vérité est dépassante, intenable.

4 - On peut donc poser cette vérité d’intuition, d’évidence. Il est des propositions dont la vérité se passe de démonstration, notamment parce qu’elles servent de bases, de principes à ces démonstrations. « Il faut bien finir par s’arrêter »: « Ananké Stenaï » dit Aristote, c’est-à-dire qu’il faut bien que les chaînes de démonstration s’appuient sur de l’indémontrable, sans quoi on ne bâtit rien. Nous percevons là un point intéressant, fondamental. Les mathématiques démontrent tout, mais ont toujours besoin d’axiomes, de prémisses qui, elles, sont indémontrables, sans quoi rien ne peut se constituer, aucune pensée mathématique ne peut naître à partir d’une proposition démontrable, parce qu’il faudra la démontrer et ainsi de suite. Il faut donc s’arrêter.

   
(Remarque: les définitions 3 et 4 peuvent être considérés comme opposées (comme la science s’oppose à la religion comme le « credo » s’oppose au « scio » mais la finesse de Pascal consiste justement à poser leur complémentarité: il ne peut y avoir de raisonnement sans commencement. Toute science intuitionne, voire suppose et rationalise ensuite. Quelles sont les caractéristiques de cette vérité là? Elle est universelle, elle vaut pour tout homme en tout lieu en tout temps, elle est faite d’évidence et de calcul. Elle n’improvise pas, ne se hasarde pas, mais s’impose comme une succession logique d’implications inattaquables.). Elle est donc formelle (syllogistique, logique, faisant valoir un lien de consécution entre les propositions), intuitive, universelle.

5 - On peut citer enfin une conception la vérité dérivée du terme grecque d’alètheia. Elle semble pour nous d’autant plus mobilisable qu’elle remonte exactement à la période qui a fasciné Nietzsche dans « la naissance de la tragédie ». Inspirée des travaux de Marcelle d’Etienne, cette définition rend compte de sa spécificité: « En résumé, la « Vérité-alètheia », n'est pas encore un concept, et surtout pas encore un jugement de correspondance, elle s'exprime dans une Parole, une Parole magico-religieuse, dite par les hommes habilités et qui expriment une force et est une partie prenante de la Phusis. En tant que telle, elle est efficace et a pour fonction de dire et d'agir sur ce qui est. Mais l'alètheia, y compris pour les « Maîtres de vérité » que sont les rois de justice et les prêtres, restera toujours fragile, voilée, soumise à l'erreur, à la tromperie ou à l'oubli, en un mot à la Léthé ».  La léthé est le fleuve qui coule au Styx et qui provoque l’oubli de celui qui s’y abreuve. Le penseur pré-socratique Héraclite, souvent cité par Nietzsche, convoque cette vérité lorsque il affirme: « la nature aime à se cacher » ce qui signifie que pour la comprendre, il faut la dévoiler. Ce que cela signifie n’est pas « mettre à nu » mais plutôt dévoiler le fait qu’elle aime se voiler, dévoiler ses voiles en quelque sorte et nous comprenons que cette définition du vrai convient magnifiquement à Nietzsche et à sa conception de la volonté de puissance au sein de laquelle les forces sont multiples et contradictoires. Ce qu’il faut dévoiler, c’est cette puissance de se voiler dans laquelle la nature consiste, et c’est bien à partir de cette vérité là que l’on peut dévoiler le mensonge de la vérité universelle, que nous pouvons dé-Kanter la vérité de la morale et la morale de la vérité. Croire qu’il y aurait la vérité (bien) et le mensonge (pas bien), c’est être dupe d’une nature qui « aime à se voiler » c’est-à-dire à se métaphoriser infiniment, perpétuellement dans les perspectives humaine, animale, végétale et, au sein même de ses perspectives, à se multiplier encore. Toute vérité de l’alétheia est à interpréter.
        Pourquoi les premières tragédies grecques sont-elles aussi violentes? Pourquoi nous décrivent-elles toujours des puissances qui prennent plaisir à se moquer de nous, à nous meurtrir et à nous pousser nous humains, les uns contre les autres, sans raison, ni but? Parce que la nature aime à se cacher, à ruser, à se dissimuler, à se métaphoriser. C’est seulement dans la réalisation de ce rapport de l’homme à une volonté de puissance omniprésente et plurielle que nous que nous pouvons jouir d’un point de vue « vrai », mais le terme adéquat serait plutôt :« fécond », riche.

        La conception de la vérité de Kant est morale parce qu’elle s’appuie sur une fausse universalité: celle de l’intellect humain. La vérité comme alétheia est pleine de ce tremblement de la parole tragique grecque qui réalise la vérité de sa situation dans le monde une fois levé le voile de tous les anthropocentrismes, de tous les présupposés moraux, sociaux, familiaux. En un sens, cette révélation peut être considéré comme étant de l’ordre de la transe dionysiaque.
        Pour situer d’emblée le lecteur dans l’effroi de cette réalisation, il faut passer par le trauma initiatique de la fable apocalyptique.

    3) « Fiat Fabula »
       
        (§1) Nietzsche reprend donc la fable qu’il avait déjà rédigée dans « cinq préfaces à cinq livres qui n’ont pas été écrits » mais il la place cette fois-ci au début, comme s’il se débarrassait de toute précaution de style d’écriture universitaire. Il faut ce traitement de choc pour d’emblée installer le lecteur dans un régime de vérité plus conforme à celui de l’alétheia qu’à celui de la vérité morale et universelle Kantienne. C’est exactement comme un photographe qui changerait de focale et choisirait de s’éloigner le plus possible de son modèle pour le cibler dans l’immensité de son environnement réel. Qu’est-ce que l’homme dans le temps et dans l’espace? Il reprend certains éléments de la fable initiale inventée par Schopenhauer:
        « Des sphères brillantes en nombre infini, dans l’espace illimité, une douzaine environ de sphères plus petites et éclairées, qui se meuvent autour de chacune d’elles, chaudes à l’intérieur, mais froides et solidifiées à la surface, des êtres vivants et intelligents sortis de l’espèce de moisissure qui les enduit - voilà la vérité empirique, voilà le monde. Cependant c’est une situation bien critique pour un être qui pense, que d’appartenir à une de ces sphères innombrables emportées dans  l’espace illimité, sans savoir d’où il vient et où il va, perdu dans la foule d’autres êtres semblables, qui se pressent, travaillent, se tourmentent, naissent et disparaissent rapidement et, sans trêve dans le temps éternel. Là, rien de fixe que la matière, et le retour des mêmes formes organiques, suivant de certaines lois données une fois pour toutes. »
            
Voilà la vérité empirique dit Schopenhauer, voilà le monde, laquelle se définit comme une vérité d’observation qui se manifeste aux témoignages des sens. Si nous nous efforcions de voit la vérité de la situation « telle qu’elle est » voilà ce que nous verrions. On mesure  tout ce qui effectivement se précipite à notre esprit pour nous dissuader de réaliser cette vérité troublante et désespérante. « Dans l’espace, personne ne vous entend crier » disait la bande-annonce du film Alien de Ridley Scott. Nous pourrions l’appliquer dans les mêmes termes à ce point de vue Schopenhauerien. Nous éprouvons tous le sentiment de la justesse de cette perspective: « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » disait déjà Pascal. Il y a d’abord la stupeur et le tremblement de cette perspective là, trouble par rapport auquel tous nos ouvrages humains, toutes nos inventions, toutes nos institutions et nos religions perçues sous leur visage fondateur et régulateur de sociétés apparaissent comme des voiles de dissimulation. Il s’agit avant tout de s’entendre pour se dissimuler les uns aux autres la révélation de cette vérité là. Derrière tout accord sociétal , tout consensus humain, toute universalité scientifique ou morale, ce qu’il y a fondamentalement, c’est ce mot d’ordre: oublions cette vérité de l’alétheia, voilons le dévoilement, communiquons et évitons de ressentir ce trouble tragique.
        Cette métaphore de la fable « dévoile » dans la mesure même où pourtant, comme toute métaphore: elle « voile » mais on perçoit bien l’effet de réel qui s’y active sourdement, parce que nous sommes tous nécessairement touchés, broyés, laminés par l’éclair de cette fulgurance: « nous ne sommes rien dans l’univers » et c’est dans la terreur de cette révélation qu’il nous faut balbutier, bégayer, bredouiller la fable.
        Une telle phrase est pourtant un leitmotiv de la pensée commune la plus consternante: « on est bien peu de chose ». Mais précisément tout l’apport de Nietzsche est évidemment de préciser: « de combien peu ? Et par rapport à quoi ? Là où la sagesse populaire atteint sa limite commence à peine le travail de généalogiste ou de médecin du philosophe, car ce « bien peu » est encore « beaucoup trop ». Ce n’est même pas que nous soyons peu de chose, c’est que nous ne sommes même pas une chose, un sujet mais plutôt « un instant ». Prenez toute la morale de Kantienne, supposez là réussie, ce qui reviendrait à avoir une humanité de sujets transcendantaux qui diraient toujours la vérité à tout le monde et vous n’en décririez pas moins une minute mensongère de l’histoire universelle, mais pas celle de Kant, celle de l’univers du point de vue de l’Univers. Que l’homme ne soit qu’un instant, c’est déjà ce que Darwin avait prouvé depuis peu dans le cours phylogénétique des espèces vivantes.
        Kant est encore et toujours la cible. Lorsque ce dernier écrit « idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique », son point de vue est encore terriblement faussé plus que faux (la distinction est importante), car c’est du point de vue interne de la créature qui la conçoit que l’histoire « universelle » est envisagée (“les hommes pris isolément, et même des peuples entiers ne songent guère au fait qu’en poursuivant leurs fins particulières, ils s’orientent sans le savoir au dessein de la Nature, qui leur est lui-même inconnu, et travaillent à favoriser sa réalisation”), autrement dit, d’un point de vue encore humain et rien qu’humain au regard duquel la nature orienterait nos vies, nos évènements au gré d’un sens, parce que sans cela il faudrait convenir que « l’histoire est un récit plein de bruit et de fureur raconté par un idiot » (Macbeth de Shakespeare). Le vrai point de vue cosmopolitique ne peut être que celui de l’extérieur, du « grand dehors » comme diraient Michel Foucault et Gilles Deleuze.
          
                Prenons un exemple très actuel de « grand dehors », certains scientifiques ont récemment utilisé le terme d’anthropocène pour désigne la période climatique dans laquelle nous vivons, autrement dit « l’ère de l’homme ». Il s’agit de situer cette période que nous vivons à l’échelle des périodes antérieures. Il y a 2,58 millions d’années, la terre connaissait une période glaciaire. Depuis 11700 ans, elle est passée dans l’holocène, une période de réchauffement qui a rendu possible notre émergence et notre survie. La transition climatique que nous sommes en train de vivre marquée par un réchauffement conséquent de la température moyenne du globe est considérée par certains comme pouvant être désignée « anthropocène » parce que l’homme est responsable de cette transition. Justifiée ou pas, cette dénomination nous impose une mise en situation très opportune de notre espèce. Le climat n’a pas été fait pour que nous y vivions, nous sommes nés dans une fenêtre d’opportunité ouverte par le climat et nous sommes en train de le défaire. L’anthropocène, c’est justement  ce dont on ne peut réaliser l’existence qu’en suivant lune dynamique désanthropocentriste, identique sur la forme à la fable.
          
Qu’est-ce qui compte vraiment dans cette micro-fable, dans ce récit court et apocalyptique? L’extériorité du point de vue à partir duquel il convient de se situer pour embrasser un tel « panorama »: ni plus ni moins que l’extinction du genre humain, et tout cela condensée dans une minute au regard de l’éternité de ces espaces infinis. Cette perspective existe, du simple fait que l’on puisse la formuler. Elle est dotée d’une puissance « performative », à savoir qu’elle fait advenir ce qu’elle dit parce que ce qu’elle dit compte moins que le point de vue à partir duquel elle le dit. Or cette perspective qui, certes à bien des titres, avait déjà été dégagée par des auteurs comme Pascal ou Schopenhauer, restait pour chacun de ces prédécesseurs de Nietzsche un but particulier: justifier la foi en Dieu pour Pascal, humilier la créature humaine pour le pessimiste Schopenhauer. Nietzsche n’est ni croyant, ni cynique. Quelque chose d’une puissance doit se dégager de cette fable, quelque chose qui ne soit pas que l’humiliation de l’être humain, mais la réalisation d’un point de vue, lequel d’ailleurs peut se concevoir comme « perspectivisme ». Ce qu’il convient de retirer de la puissance traumatique de cette fable (à rapprocher de la Traumnovelle d’Arthur Schnitzler qui servit de scénario au film de Stanley Kubrick: « Eyes Wide shut »), c’est le mouvement d’un dépouillement, d’une clarification, voire d’un raffinage au sens de « rendre un élément chimiquement pur », et cet élément est la « vérité ». Cette histoire libère une puissance cathartique, de la même façon que les rêves dans la nouvelle d’Arthur Schnitzler sont comme des moments où la fiction est plus vraie que la réalité et aiguille les comportements des personnages vers une purification, une révélation qui leur permet, en fin de compte de mieux savoir qui ils sont.
        Une fois situé exactement à la hauteur du point de vue décrit par la fable, c’est-à-dire celle d’ « un grand Dehors », le lecteur de Nietzsche a les yeux suffisamment distant, dessillés de tout orgueil humain pour saisir ce que la vérité « est », ou du moins ce qu’elle cache, en tant que valeur, en tant que concept. Projeté vers l’avenir de l’apocalypse, nous pouvons user du marteau de la généalogie et voir ce qui oeuvre derrière cette vérité pure, dépouillée de la morale et de l’impératif de dire la vérité pour ne pas s’exclure de la communauté grégaire du genre humain.
        La fable en elle-même se résume aux cinq premières lignes. Tout le reste du premier paragraphe porte sur « l’intellect humain » qui, sans aucun doute est, plus que Kant lui-même, la cible philosophique de Nietzsche comme le prouveront les trois paragraphes suivant. La problématique de l’œuvre est bel et bien celle-ci: comment cet intellect, aussi réduit soit-il à sa véritable dimension qui est celle de « roue de secours » des espèces les plus discréditées par la nature, a-t-il pu manifester cet instinct de vérité?

    4) L’intellect

        « Qu'est-ce que l'intellect ? » demande Nietzsche qui répond: les lois logiques. D'où viennent-elles ? Le langage n'est pas originairement logique. Or le langage est l'ensemble des transpositions arbitraires des sensations, les concepts sont des « métaphores » qui mutilent la singularité et proviennent des préjugés grammaticaux (les genres, la substance, les prédicats, la relation sujet/objet, l’étymologie, etc.). Il ne s’agit finalement pas tant d’humilier l’homme que son intellect et de s’interroger sur la généalogie suivant laquelle une faculté aussi pusillanime, faible, anesthésiée et anesthésiante a pu découler d’un instinct d’une force nécessairement née de et dans la volonté de puissance. Quelle est la force active dont l’intellect humain est l’avatar, voire l’avorton, le produit dérivé et piteux? Que l’homme ait besoin d’une vérité est un mouvement porteur, intéressant, noble, esthétique et c’est dans ces termes qu’il faut l’analyser: ceux de la puissance. Une force positive de la vie veut le vrai et c’est elle qu’il faut révéler, retrouver derrière cette faculté purement communautaire vouée simplement à créer des valeurs communes propres à « faire troupeau »: l’intellect.
        C’est alors que Nietzsche illustre ce perspectivisme avec la référence au pathos de la mouche. Le sophiste Protagoras dans le Théétète de Platon dit que « l’homme est la mesure de toutes choses », ce qui signifie, en réalité que «  l’homme ramène à sa mesure toute chose », et convient assez bien, sur le fond à la thèse de Nietzsche (qui dans le duel entre Platon et les Sophistes seraient plutôt du côté des sophistes). Une fois l’intellect humain placé à sa bonne hauteur par la fable, que reste-t-il? La sensation, à savoir une faculté que nous partageons avec tous les êtres sensibles de la nature.
        Ce tournant dans le paragraphe 1 est crucial car on pouvait penser, dans un premier temps, que la compréhension de la fable nous demandait un effort de décentrement considérable, voire quasi impossible, mais si nous suspendons un instant la perspective trop gratifiante et falsifiée de notre intellect anthropocentriste, ce qui se manifeste au premier plan est tout simplement l’affect. L’homme est la mesure d’un monde humain comme la mouche est la mesure d’un monde de mouches. Nous constituons des mondes au fin de nos affects.
           
Nietzsche suggère qu’il y a autant de mondes que d’interprétations sensibles du monde.  Dans Mille Plateaux, Gilles Deleuze décrit ainsi la construction du monde de la tique autour de trois affects: la lumière, la chaleur, le tact (toucher). Dans l’immensité de la forêt, dans la multitude des impressions possibles que la forêt est à même de susciter, la tique construit son univers en reliant trois stimulations et seulement trois. Grâce à sa sensibilité à la lumière, elle monte sur une branche, puis lorsqu’elle sent la présence d’un corps chaud passer sous la branche elle se laisse tomber et grâce au toucher elle identifie une région sans poil qu’elle peut perforer et ainsi sucer le sang. Nous sommes évidemment tentés de considérer ce monde comme infiniment pauvre par rapport à tous les affects dont nous disposons, nous. Mais nous n’avons aucune idée du pathos d’autre espèce qu’humaine. Nous savons bien que ce que nous voyons du monde correspond à une certaine longueur d’ondes que nos yeux sont capables de percevoir sachant que la chauve souris, par exemple, sensible aux infra-rouges percevra des ondes d’une autre fréquence lumineuse. Il faut se rendre à l’évidence: nous ne voyons pas ce qui est objectivement parce que nous le pourrions grâce à un intellect supérieur, nous voyons ce que nous pouvons, par nos affects, et construisons par eux une vision du monde qui correspond seulement à ce que nous sommes. « Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations. »
        Il est assez prévisible qu’en ciblant de façon aussi violente l’intellect humain, Nietzsche finisse par viser son promoteur tout désigné, à savoir le philosophe. Ce souffle du grand dehors comme un grand vent qu’il s’agirait de faire souffler sur la pensée humaine en ouvrant enfin ces fenêtres que nous ne cessons au contraire de vouloir fermer se manifeste aussi par le point de vue extérieur qu’un « philosophe » ou considéré comme tel va porter sur « la philosophie », entendons par là la philosophie académique, celle qui, depuis Platon, est une philosophie de professeurs, enseignante comme si l’on pouvait l’enseigner (mais que suis-je est train de faire, au juste?). Plusieurs portraits de philosophes conviendraient parfaitement ici pour illustrer le point de vue critique de Nietzsche, mais, par souci de simplicité, il est est préférable de garder le viseur braqué sur Kant puisque est incontestablement la cible de l’auteur. A aucun moment de sa philosophie, Kant ne prend vraiment au sérieux la possibilité d’un univers sans homme, et de fait, chacune de ses thèses visent au contraire à établir la limite de ce que l’être humain peut connaître, faire ou espérer. Il est un philosophe des Lumières et n’a pas complètement tort de penser que les yeux des hommes sont braqués sur lui, car il a, mieux et plus qu’aucun autre, établi clairement ce qu’il s’ensuit pour un homme de vouloir agir moralement, intellectuellement du point de vue de la connaissance, espérer un avenir. Toutefois cette clarté et cette justesse s’est toujours effectué au prix de ce que nous pourrions appeler un « impensé », comme si, de fait il était impossible à un homme de saisir une vérité non-humaine. Nous ne percevons pas le même monde que la mouche, mais de ce fait nous pouvons concevoir la possibilité d’une vérité qui ne serait que la myriade de tous les mondes interprétés par d’autres pathos, par d’autres ressentis.
        Nous sommes ainsi à la fin de ce §1 à même de clairement discerner ce qu’est une vérité morale et une vérité extra-morale:
- La dimension de la vérité morale (appelée aussi véracité) provient de modalités de pensée dont on peut faire la généalogie  et qui servent les intérêts de la communauté humaine (qu'on l'appelle société, famille, troupeau )
- Le plan extra-moral est précisément ce que l’on obtient quand on a conduit à son terme ce processus de généalogie symptomatique: on découvre les points de déformation au premier rang desquels il faut situer la structure métaphorique du langage. Si nous les corrigeons nous pouvons retrouver la source de cette vérité extra-morale. Il s’agit de celle qui conduit à abandonner le genre de vie théorique (connaître par concept), et à lui substituer un genre de vie artistique (celui qui approuve intuitivement la vie et la célèbre comme une valeur positive, celui qui crée ): « L'homme intuitif récolte déjà, à partir de ses intuitions, à côté de la défense contre le mal, un éclairement au rayonnement continuel, un épanouissement, une rédemption »

    (§2) Nietzsche accentue et affine ses attaques contre l’intellect qui est présenté comme l’auteur de cette imposture de la connaissance mais précisément si l’homme est le créateur de la connaissance, il n’est pas désigné comme l’auteur de l’intellect, lequel apparaît donc plutôt comme une force, un instinct de survie. L’intellect est une puissance de déformation grâce à laquelle des espèces naturellement défavorisées vont s’inventer des raisons de s’entêter dans l’existence alors même qu’elles seraient plutôt vouées, sans cette ruse, à s’en détacher (Lessing est un écrivain et philosophe de Saxe dont le fils ne connût que deux jours d’existence). On retrouve évidemment la tournure même de la généalogie Nietzschéenne: l’intellect est « nécessaire » parce que sans lui, l’espèce humaine aurait peut-être perçu la nature dérisoire de sa faiblesse fondamentale mais en même temps il a constitué une illusion dont sont victimes les hommes incapables de déceler sa présence dans la représentation qu’ils se font de la connaissance humaine, de notre supposée finalité et de notre importance dans l’univers.
           
           L’intellect est donc une faculté mensongère à laquelle nous devons à la fois notre salut (au sens où nous existons grâce à lui) et notre aveuglement (au sens où nous nous trompons quasi structurellement, automatiquement grâce à lui).  Il pervertit nos ressentis et nos pensées « à la racine », c’est-à-dire à la conscience que nous prenons de ceux nous entoure, de ce qui nous touche, de ce qui nous fait penser: « la conscience d’une notion implique l’illusion - l’intellect, l’unique et le tout premier menteur. » En 1884, Nietzsche se demandera « dans quelle mesure notre intellect est lui aussi une conséquence des conditions d’existence - nous ne l’aurions pas s’il ne nous était nécessaire; et il ne serait pas ce qu’il est si ce n’était nécessaire qu’il soit tel pour nous si nous pouvions avoir une existence différente. »
        Cette dernière affirmation est suffisamment éclairante et difficile pour que nous nous efforcions réellement d’en pénétrer le sens. L’intellect est né des conditions mêmes d’existence d’une espèce aussi fragile que l’espèce humaine. Sa nécessité repose donc entièrement et exclusivement sur notre perpétuation, notre persévérance dans la bonté d’exister malgré tout et « ce malgré tout » est plein d’une multitude de carences, de faiblesse, d’indigence propres à l’existence humaine naturelle. Mais aussi nécessaire soit-elle, cette force de l’intellect, cet instinct de survie aurait été différent si nous avions été une espèce naturellement différente. En d’autres termes, l’intellect est tellement indissociable des conditions mêmes de notre survie et de notre développement que nous ne pouvons pas réaliser qu’il est finalement contingent. Si nous accordons autant d’importance à l’intellect, si nous considérons la connaissance avec autant d’emphase, d’orgueil et de « finalisme » (comme si nous étions l’espèce créée par Dieu pour faire rayonner dans l’univers cette lumière divine de l’intelligence de l’univers), c’est parce que nous lui devons en réalité notre salut. Mais nous accomplissons cette opération inconsciemment et sans nous rendre compte non plus que nous ne faisons en plaçant ainsi l’intellect et la connaissance au-dessus de toute chose, en intellectualisant nos perceptions et nos ressentis, que nous complaire dans l’autosuggestion, dans une forme d’auto-congratulation. Jusqu’à quel point notre volonté de comprendre l’univers, de le conceptualiser, d’en saisir les lois ne manifesterait pas en réalité quelque chose de très égoïste, de très « intéressé », une sorte de recouvrement à la dette que nous avons contractée à l’égard de l’intellect, laquelle est « LA » faculté grâce à laquelle nous existons encore et toujours. Ne serait-ce pas ça en fin de compte « la connaissance »?
         
Pourquoi y-a-t-il tromperie? Parce que nous faisons comme si notre intellect nous permettait de comprendre l’univers alors qu’en réalité il nous cache le fait que « comprendre l’univers par le concept » est un dessein parfaitement anthropocentrique où se célèbre une sorte de culte vouée à l’auto-célébration par une espèce donnée et naturellement faible qui ne fait ainsi que qu’auto-promouvoir le fait de sa propre existence. Imaginons un bébé prématuré dont la vie est, d’un point de vue clinique, particulièrement précaire et qui devrait le prolongement de son existence à sa capacité à rêver qu’il est quelqu’un d’important, une vie de songe qui ne se déploierait  qu’au gré de cette continuelle auto-suggestion. La connaissance, telle que la décrit Nietzsche, serait ce rêve et l’intellect la faculté, l’instinct de survie, qui lui permet de rêver. Nous aurions devant la stratégie de défense d’un tel bébé, deux sentiments qui se situent au plus prés de ce que Nietzsche nous explique ici:
Qu’importe si c’est cela qui lui permet de vivre et tant mieux s’il rêve.
A quel point ce rêve est faux, trompeur, impressionnant dans "la teneur même de la vérité » qu’il dissimule, à savoir qu’il est un prématuré dont l’existence ne tient qu’à un fil.
        La difficulté majeure que nous éprouvons à cerner exactement ce que Nietzsche par ce terme d’ « intellect » réside précisément dans la conciliation de ces deux points. Nous avons besoin d’alimenter cette croyance totalement illusoire de notre importance dans la nature sans quoi nous serions ramenés à la justesse de  notre pitoyable condition. L’image du bébé prématuré est donc correcte voire éclairante parce qu’elle décrit exactement la profondeur de l’illusion dont l’intellect est responsable. Il n’est ni plus ni moins qu’une stratégie d’auto-défense qui consiste dans le développement d’un processus d’auto-persuasion, et surtout il est finalement impossible de dire qu’il est bon ou mauvais, dans la mesure où il nous protège de la stricte vérité (dont nous reconnaissons les accents tragiques dans le théâtre antique grec) mais aussi où il nous engage à aller toujours plus avant dans le mouvement d’une existence qui ne cesse de se nier davantage elle-même au fur et à mesure qu’elle de déploie (les cinq étapes du nihilisme).
        « Son effet général est l’illusion »: même si cet aspect sera beaucoup plus développé dans le 3e §, Nietzsche évoque les effets plus particuliers de cet intellect. Cela signifie qu’il ne se limite pas à cette conséquence externe de falsifier les rapports que nous entretenons avec le monde mais aussi qu’il stimule tous les comportements sociaux par le biais desquels nous « donnons le change », c’est-à-dire nous donnons notre part à cette hallucination collective dans laquelle consiste en fait cette humanité portée à développer le flambeau de l’esprit, à générer une évolution spécifique, un progrès moral et historique, et cela à l’intérieur même de cette société. Plus nous sommes persuadés de créer, d’innover, d’inventer, moins nous réalisons qu’en fait nous sommes animés par l’instinct de survie, par cette passion primitive qui consiste à rester vivants coûte que coûte.
       
Le travail authentique de l’intellect est donc la dissimulation, une forme d’art, un travail indiscutablement métaphorique: comment, à partir de ce qui « EST » vraiment, à savoir ce chaos de forces naturelles, antagonistes et absurdes (qui tient énormément du vouloir vivre schopenhauerien), l’homme peut-il constituer de toute pièce un « cosmos » bien ordonné au sein duquel nous allons construire des cités et développer des communautés organisées autour de lois communes?
        Il importe ici de bien saisir que le terme d’« Art » englobe la technique, le savoir-faire. Nous allons cultiver l’art de construire en lieu et place du chaos l’ordre de la cité, des lois, de la morale et de valeurs communautaires. Dans l’un de ses fragments posthumes, Nietzsche décrit la première étape de cet art de l’intellect grâce auquel il va transformer un matériau brut en « représentation humaine et socialisante »:
« La première impression sensible est retravaillée par l’intellect: simplifiée, corrigée en fonctions de schémas préalables; la représentation du monde phénoménal  est, en tant qu’oeuvre d’art, notre oeuvre. Mais pas les matériaux - l’art, c’est précisément ce qui souligne les lignes générales, qui retirent les traits décisifs et laisse de côté bien des choses. »
        Marc de Launay, spécialiste de la philosophie allemande, insiste sur l’injustice de Nietzsche à l’égard d’Emmanuel Kant car c’est bien finalement de ce philosophe honni que Nietzsche se rapproche ici en l’ignorant probablement. Il convient en effet de ne pas oublier que Nietzsche est encore à cette époque, sous le charme de la lecture du « monde comme volonté et comme représentation » et que Schopenhauer n’a jamais caché tout ce que son intuition et son oeuvre devaient à Emmanuel Kant, et cela Nietzsche le sait, même si selon Marc de Launay, sa critique quasi systématique de Kant (et totalement cohérente du point de vue de la morale et de l’histoire) s’appuie sur une faible connaissance de la théorie de la connaissance de Kant.
        Mais en quoi consiste globalement celle-ci? Dans la distinction entre le phénomène (la chose que nous percevons) et le noumène (la chose en soi). Tout ce que nous expérimentons est, du fait même que nous l’expérimentions, dans le temps et dans l’espace, et c’est précisément à partir de ce filtre que nous appliquons au contenu de cette intuition les catégories de notre entendement. (causalité, substance, unité, possibilité, nécessité, etc.). Cela signifie que nous ne pouvons pas faire l’expérience d’une réalité sans lui imposer des cadres au fil desquels nous la reconstruisons, et nous la re-présentons. Il n’est pas du pouvoir de l’homme de percevoir la chose en soi: par exemple, nous ne percevrons jamais « la » lumière, en tant que noumène mais seulement d’elle, la seule longueur d’ondes à laquelle nous sommes sensibles, à savoir la fréquence située entre l’infrarouge et l’ultraviolet. L’opposition entre Nietzsche et Kant se situent sur cette question de l’existence de la chose en soi, par exemple de « la » lumière pure, objective. Pour Nietzsche, cette lumière n’existe pas: « Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations ». De ceci qu’elle puisse être interprétée différemment, il ne s’ensuit pas qu’elle puisse être sans être interprétée. « Etre lumière » n’est ni plus ni moins que consister dans cette myriade d’interprétations. Par contre, Kant maintient la référence à « la chose en soi » et donne à la représentation du phénomène par le biais des catégories de l’entendement humain une légitimité universelle. Cette lumière pure existe mais elle n’est et ne sera jamais connaissable par l’homme, lequel va construire sa représentation dans l’efficience cognitive de cette limite (d’où la notion de « critique » de la raison pure: « que puis-je connaître? »).
        Nietzsche est peut-être « ingrat » en ne mesurant pas, notamment dans l’impact de la lecture de Kant sur Schopenhauer (impact que ce dernier n’a jamais nié, au contraire) tout ce que sa propre pensée doit finalement au philosophe de Koenigsberg, mais il ne se trompe aucunement sur la différence fondamentale qui subsiste, et qui se manifeste au plus haut point ici, entre l’entendement kantien et la conception de l’intellect qu’il décrit, dans ce deuxième §. La compréhension de ce que l’entendement est et fait permet à Kant de déterminer précisément ce que l’on peut connaître, à savoir le phénomène (et nous pouvons le connaître parce que nous le constituons) et ce que nous ne pouvons pas connaître, le noumène, la chose en soi. Pour Nietzsche, l’intellect est exclusivement l’agent de cette dissimulation créant le rêve de la connaissance, rêve n’ayant d’autre motivation que de maintenir en vie « ce bébé sous perfusion » qu’est le genre humain. Dans une optique Nietzschéenne, nous réalisons bien que Kant est pris dans le rêve dont il ne décèle qu’un seul ressort (mais honnêtement , c’est déjà bien): la part de l’entendement humain dans la constitution du phénomène.

5) « L’intellect, instrument des instincts »

    (§3) Il est difficile de lire le troisième paragraphe sans éprouver le sentiment que Nietzsche y libère une forte pulsion misanthropique. Les termes utilisés contre l’homme sont violents, acides et apparaissent plus que « teintés d’amertume », mais il convient de nous détacher le plus possible de cette première impression qui nous ferait passer à côté de l’essence même de la philosophie Nietzschéenne. Quiconque lit honnêtement cet auteur perçoit d’emblée ce paradoxe qui est au coeur de cette oeuvre en particulier: la destitution qu’il y entreprend de la notion de vérité ne peut s’entendre (au sens propre du terme elle ne peut être audible) qu’à la condition de réaliser le souci profond qui anime ce jeune professeur et qui l’animera toute sa vie, lequel se caractérise par l’exercice d’une lucidité incroyablement juste, intransigeante, incorruptible neutre et implacable  quant à notre condition. Il ne faut pas se laisser tromper par les accents poétiques, par la recherche passionnée du style d’écriture correspondant à l’expression de la pensée du philosophe. Si, comme cela apparaîtra clairement dans la suite de « vérité et mensonge au sens extra-moral », les métaphores intuitives semblent plus riches que les métaphores conceptuelles, c’est-à-dire si l’art jouit sans conteste d’un poids plus important que la science dans la hiérarchie des nouvelles valeurs que l’auteur souhaite substituer aux anciennes, ce n’est aucunement par « amour de l’art », mais bel et bien par « amour du vrai ». Ce n’est pas pour « la beauté du geste » que l’homme  ou le surhomme est fondamentalement, un artiste, mais c’est parce qu’il devient ainsi ce qu’il est, ce qui ne saurait se concevoir que dans les termes d’une vérité.
    L’homme est ce qu’il est parce qu’il ne peut être autrement, parce qu’il ne pourrait pas survivre autrement. L’image du prématuré dans sa couveuse est réellement porteuse ici, une fois de plus, à ceci prés qu’il s’est lui-même et SEUL doté de sa couveuse et du rêve dont il se leurre lui-même pour se maintenir en vie.
   
L’intellect est à l’homme ce que sont les cornes pour les taureaux et la mâchoire pour les carnassiers. Comment ne pas discerner ici l’écho de la théories de l’évolution des espèces de Darwin? Nietzsche semble, par ailleurs, avoir manifesté à l’égard du biologiste la même ingratitude qu’à l’endroit d’Emmanuel Kant, pointant son désaccord avec lui sur la conception simpliste de la nature du paléontologie anglais sans lui faire justice d’une mise en perspective de l’être humain qui correspond indiscutablement à la sienne. Dans le Vivant, différentes stratégies sont mises en place par toutes les espèces pour survivre, fût-ce au détriment des autres, et l’intellect prend place dans cet attirail d’armes forgées par les animaux, les végétaux, les cellules, etc. L’homme est l’espèce qui s’est le plus délibérément et le plus exclusivement consacré au développement de cette arme, mais il n’est pas le seul. Suit alors une liste de toutes les formes que peut revêtir l’intellect en tant qu’art du travestissement, mais peut-être pourrions-nous toutes les réunir sous le terme de « semblant ». L’homme est une créature qui se défend en faisant semblant, par le rêve et dans le rêve.
        Il est particulièrement intéressant de situer cet art du travestissement de l’intellect par rapport à la célèbre affirmation d’Aristote dont on sait par ailleurs que Nietzsche travaillait les oeuvres notamment dans un cours de rhétorique: « l’homme est un animal naturellement politique ». Nietzsche transformerait quelque peu la formulation: c’est par nature que l’homme fait semblant d’être politique et travaille cet « effet de semblance » par les lois, lesquelles créent à leur tour un effet de ressemblance, de conformité. Quelque chose commence ici, dans la cité, qui marque à la fois le début d’une aventure humaine (trop humaine) et l’organisation d’un « quant-à-soi », d’un processus de valorisation de soi en circuit fermé aboutissant à ce que Nietzsche décrira plus tard comme l’évolution du nihilisme.
        Cette vanité pointée par Nietzsche est donc aussi « Vitale ». L’intellect est à la croisée des chemins: quelque chose de lui est aussi sauvage et dangereux que la mâchoire du tigre, de l’animal que nous sommes, nous humains. Mais il se trouve qu’il consiste dans une stratégie de défense particulièrement perverse et négatrice d’elle-même (nihilisme) puisque c’est sans en avoir l’air qu’il suit implacablement sa ligne de conduite vitale (et en même temps destructrice). Ce point est vraiment fondamental et difficile à saisir: l’intellect est un instinct vital qui ne cesse de se nier lui-même en tant qu’instinct vital. Nous comprenons ainsi pourquoi d’un passage à l’autre, Nietzsche peut parfaitement défendre la dissimulation en insistant sur le fait qu’elle est naturelle et propre à la vie dans ce qu’elle a de plus pur et de plus brut, et, en même temps, dans d’autres passages, fustiger cette efficience de la dissimulation car ses effets sont destructeurs.
        L’intellect est finalement un instinct qui se nie en tant qu’instinct, qui développe une stratégie très paradoxalement vitale de dénégation. « Je ne suis pas ce que je suis » dit-il. Le bébé  prématuré sous couveuse qu’est l’homme, possède, et nous serions tentés de dire: « heureusement » cet instinct de survie, ce tigre dont l’intellect est la mâchoire assoiffée de puissance, de vie, mais en même temps, cette puissance ne dit pas son nom, se dissimule à elle-même ce qu’elle est, et particulièrement pour l’homme, chez ce bébé donc, lequel va tisser ce rêve d’une espèce intelligente créant la connaissance, encouragé par un Dieu bienveillant, progressant et répandant dans l’univers cette lumière radieuse de la compréhension conceptuelle.
        Sept ans plus tard, Nietzsche décrira parfaitement cette ambiguïté structurelle, fondamentale inhérente à la nature profonde de l’intellect:
    « L’intellect est l’instrument de nos instincts et rien de plus; il ne sera jamais libre. Il s’aiguise dans la lutte des différents instincts et affine ainsi l’activité de la volonté aspirant à la puissance, à l’infaillibilité de notre personne: le scepticisme n’existe qu’à l’égard de toute autorité; nous ne voulons pas être dupés, pas même par nos instincts!  Mais qu’est-ce qui alors ne le veut pas? Un instinct assurément! »
        Cette phrase est très éclairante et pas seulement pour comprendre la problématique de cet ouvrage, lequel va précisément tenter de retrouver la vérité de cet instinct de vérité, sans être trompé par lui, mais comment le pourrait-il puisque en un sens il est déjà dans la pulsion qui secrètement anime sa propre recherche? C’est pour cela que cet extrait est éclairant. L’intellect est cette faculté que nous activons consciemment pour ne pas être trompés, sans nous rendre compte qu’elle est, elle-même, née de cette stratégie de survie visant à nous faire croire qu’il faut conceptualiser la vie, de telle sorte que plus nous nous rendons honnêtement compte qu’il y a quelque chose qui effectivement nous trompe, plus nous nous impliquons dans la démarche dont la nature même est de nous tromper. Ne pas se leurrer à l’égard de ce qui nous leurre: en quoi cela pourrait consister? A réaliser tout ce que l’intellect recèle de réflexe d’auto-défense, de puissance « vitale ». C’est peut-être cet aspect qui est ici le plus prégnant: parler de puissance vitale est littéralement juste sous deux angles:
Il y a en nous une puissance qui veut la vie, qui l’aime et la célèbre, et cette puissance est noble. Nous « devons » penser la vie
Cette puissance est vitale parce qu’il est « vital » de la développer, au sens de « indispensable ». C’est par elle que passe notre salut.
        *L’instinct qui nous trompe est aussi le seul sur lequel nous pouvons miser pour ne pas être trompé, mais plus nous faisons effort de lucidité pour ne pas être trompé plus nous activons l’instinct dont l’essence même est de nous tromper. Ce qu’il nous revient de produire dés lors est un effort d’humilité surhumain (au sens propre) pour utiliser notre intellect dans la parfaite compréhension de ce qu’il est vraiment et cet effort sera reconnaissable à cela même qu’il ne saurait d’aucune manière produire ce dommage collatéral de la vanité.
           
Tout ceci pourrait être dit autrement: la nature la plus profonde de l’intellect est de métaphoriser, de transposer. Il métaphorise cet instinct de survie dans cette transposition de lui-même qui lui donne le beau rôle (mais il n’a pas tort), à savoir celui de faculté de connaissance, sauf que cette connaissance se fait passer pour vraie, exacte, objective et surtout unique (et sur ce point il n’a pas raison). Il nous revient donc de démasquer les effets pervers de cette métaphore sans s’illusionner sur ce qui dans cet intellect est structurellement « métaphorisant ».
        On mesure ainsi la difficulté de la tâche que Nietzsche assigne au philosophe: démasquer ces ruses déployées par l’intellect pour tromper les hommes et se tromper lui-même sur sa véritable nature qui est sauvage, guerrière, naturelle, agonistique (lutter pour survivre). C’est déjà cela que voulait signifier le titre: si nous sommes capables de saisir la vérité et le mensonge au sens extra-moral, alors nous réaliserons le sens physiologique de ces deux termes, c’est-à-dire de quelles tendances naturelles ils sont les produits. De quelle pulsion naturelle et physique de vérité la recherche intellectuelle d’une vérité conceptuelle est-elle le signe?
        Dans cette longue liste des effets de cet « art du travestissement » qu’il faut parcourir avec attention, nous pouvons noter la fréquence des références à la vie sociale humaine: « commérage, parade, éclat d’emprunt, convention hypocrite, comédie donnée aux autres et à soi-même… » C’est avec beaucoup d’indulgence qu’il nous faut lire ces traits humains, car ils manifestent le subterfuge dont la plupart d’entre nous sommes victimes. Comment vivre en société sans effectivement tomber dans tous les pièges de la reconnaissance, de l’apparence, de la conformité à des normes, à des images, à des « devoirs »? Mais en réalité, nous sommes le jouet d’un intellect qui dissimule ainsi derrière des usages extrêmement civilisés, policés, régulés et « corrects » la vérité de ce qu’il est: le désir enragé de survivre, la volonté chevillée au corps d’un être malingre qui veut demeurer, persévérer dans son être, malgré sa chétive constitution, et qui fera tout pour y parvenir.
        C’est précisément le regard des autres qui, associé à cette tendance propre à l’intellect de « faire semblant » donnera naissance à la vanité:
        « Il faut relever enfin le goût pervers qu’a l’esprit de donner le change à d’autres esprits et de se déguiser devant eux, cette constante poussée en lui d’une force créatrice, formatrice et en continuelle métamorphose: l’esprit savoure dans une telle activité sa ruse et sa capacité de se travestir; il y puise aussi le sentiment de sa sécurité, car c’est par ses artifices de Protée qu’il se défend et sa cache le mieux - C’est cette aspiration à l’apparence, à la simplification, au masque, à la surface que contrecarre la tendance plus noble à la connaissance, laquelle va et veut aller à la racine et à la complexité des choses; il y a là une cruauté de la conscience intellectuelle et du goût que tout penseur courageux reconnaîtra en soi, pourvu qu’il ait , comme il se doit, suffisamment aiguisé et endurci le regard qu’il porte sur lui-même… »
          
La référence à Protée extraite de ce passage de « Par-delà le bien est le mal » est très éclairante. Dans l’Odyssée, Ménélas, roi de Sparte raconte au fils d’Ulysse, qu’il échoua sur un rivage au retour de la Guerre de Troie. Idothée, une naïade, l’informa de la façon d’agir adéquate pour savoir quel était le Dieu qu’il avait offensé et retourner à Sparte. Le père d’Idothée est Protée, mais il est doté de la puissance de se métamorphoser dans toutes les formes possibles. Aussi Ménélas caché attendit-il que Protée vienne se reposer sur le rivage pour le saisir sans desserrer son étreinte quelles que soient les formes utilisées par Protée pour s’échapper. Il se transforma dans la peau d’un lion, d'un serpent, d'un léopard, d'un cochon et même dans sous forme de l'eau et d'un arbre pour se défaire de Ménélas mais en pure perte. C’est ainsi que le roi de Sparte sut ce qu’il était arrivé à son frère et pourquoi il avait offensé Poséïdon.
        Il revient au philosophe de faire comme lui, de s’emparer de toutes les formes extérieures de la vie en société comme la politesse, la morale, le savoir-vivre, l’éducation, les lois, le souci de la justice, l’altruisme déguisé, la raison, et de maintenir son étreinte jusqu’à ce que l’intellect apparaisse enfin sous son vrai jour derrière toutes ces métamorphoses de façade. Nous avons besoin de notre intellect comme Ménélas a besoin de Protée mais il nous faut de la fermeté pour ne pas nous laisser prendre aux pièges de ce chatoiement d’apparences qui finalement tisse la texture de toute vie sociale, de toute vie politique (au sens de polis).
        L’esprit « donne le change », pour reprendre l’expression très éclairante de Nietzsche dans « par-delà le bien et le mal ». Cette expression signifie « lancer quelqu’un sur une fausse piste », le tromper, en «  lui faisant prendre une chose pour une autre ». Donner le change c’est aussi « faire semblant de montrer patte blanche », faire comme si nous étions soucieux de vivre en bonne intelligence avec notre prochain, comme si nous ne nous préoccupions que de faire société avec nos concitoyens, alors qu’en réalité notre intellect n’aspire qu’à dissimuler ainsi sa vraie nature qui est celle de l’instinct de survie.
        Or, dans ce travail de dissimulation, l’intellect peut compter sur la conscience comme sur un allié précieux. D’une part, celle-ci maintient l’homme dans l’illusion d’une connaissance de soi, en réalité très superficielle puisque l’inconscient nous immerge pendant de longs temps de sommeil, dans les images du rêve. D’autre part, la conscience maintient l’attention de l’homme à l’écart de son propre corps. Quiconque pourrait se détacher de cet autoportrait « intellectuel » que la conscience nous renvoie de nous-mêmes serait frappé par la volonté de ces complexes agencements qui constituent son corps et verrait circuler en lui la puissance de la volonté de vivre. La conscience nous fait adhérer à l’image de « purs esprits », de sujets moraux tout occupés à clairement délimiter les responsabilités des uns et des autres, à catégoriser nos perceptions au gré des concepts, brefs à moraliser et à intellectualiser notre existence et notre rapport au monde.
        La force de dissimulation de l’intellect est assez puissante pour faire triompher en nous le « devoir » de faire bonne figure, de nous conformer à l’image de celui ou celle qu’il faut que nous soyons en société de telle sorte que nous gaspillons une incroyable quantité d’énergie à « donner le change » plutôt qu’à libérer quelque chose de cet instinct de vérité qui pourtant nécessairement nous anime. Pourquoi nécessairement ? Parce que c’est ce même intellect qui s’épuise à nous tromper, à se tromper lui-même mais aussi à vouloir vivre: il est l’arme qui s’est imposée à nous pour la conservation de notre vie. C’est dans l’exacte mesure où il nous semble inoffensif, consensuel, altruiste, voire objectif et pacifique qu’il se révèle en réalité cruel. « Il y a une cruauté de la conscience intellectuelle. », dans la mesure où, sous couvert de comprendre, de conceptualiser notre rapport au monde et de moraliser  nos rapports, notre intellect ne tend qu’à vouloir vivre au mépris de toute règle,  dans un désir aveugle, vain et insatiable.
       
Si des hommes sont assez volontaires pour discipliner leur sommeil et s’interdire de ronfler, alors peut-être est-il aussi envisageable que des philosophes mettent à jour les ressorts de ce rêve d’une espèce humaine toute puissante, omnisciente, conquérante et progressiste et la démasque aux yeux de tous. Mais pour ce faire, il faudrait se soupçonner inconscient, s’accepter comme une réalité d’ordre corporel et physiologique au lieu de nier de nous-mêmes tout ce qui est physique. Quiconque « voudrait jeter un oeil par une fente hors de la chambre de la conscience…devinerait sur quel fond de cruauté, de convoitise, d’inassouvissement et de désir de meurtre l’homme repose. » Mais de « quel fond » Nietzsche parle-t-il en ces termes très violents? De ce qu’il appelle ailleurs « le texte effrayant de l’homme naturel ». Ne confondons nullement ici Nietzsche avec ces philosophes pessimistes ou négatifs comme Hobbes, Freud, voire Schopenhauer avec lequel il ne tardera pas à prendre ses distances. Nietzsche n’est pas en train de suggérer que l’homme soit naturellement mauvais (à la limite on pourrait dire qu’il est « méchamment naturel », ce qui n’a rien à voir). L’homme en tant que créature naturelle est « au-delà du bien et du mal ». Il n’est ni ceci ni cela, il suit le fil du devenir de forces contradictoires qui l’animent au même titre que les autres vivants. « Vouloir tromper de même que se faire tromper sont les conditions du Vivant » Il n’est pas facile de suivre à la trace ces mouvements physiques, naturels, bruts dont nous sommes faits et qui se masquent à eux-mêmes leur propre existence, mais si nous le pouvions, nous découvririons que nous ne sommes pas faits d’une autre étoffe que ces cataclysmes naturels qui de temps à autre s’abattent sur nous et nous déciment. Vu d’aussi loin que nous y invite la fable inaugurale, il n’y a dans l’univers que ce jeu de forces antagonistes qu’il appellera plus tard la volonté de puissance. Imaginons un bulletin d’information qui ne mentionnerait même pas le nombre d’êtres humains tués par la violence d’un cyclone mais qui simplement le célébrerait comme un pur déchaînement de puissance, comme l’intensité forte d’une nature qui se manifesterait à elle-même ce qu’elle peut « atteindre », ce qu’elle peut effectuer d’elle-même, et nous aurons une petite idée de ce que Nietzsche entend par ce « texte effrayant », par ce tigre sur le dos duquel se tient la conscience humaine mais le tigre est aussi l’homme dans ce qu’il a de plus physiologique et de ce biais, de plus « vrai »:
        « Mais nous solitaires, voilà longtemps que nous avons reconnu, dans le secret de nos coeurs d’ermites, que tout ce respectable faste verbal relève de la vieille panoplie  de mensonges, de la poussière dorée dont se revêt inconsciemment la vanité humaine, et qu’il faut retrouver sous les flatteuses couleurs de ce camouflage le texte primitif, le texte effrayant de l’homme naturel. » (Par-delà le bien et le mal §230)
        Cette dernière formule est vraiment cruciale, principalement à cause de la référence au « texte » (texte effrayant). Il n’est rien au monde, ni de lui, qui ne soit à interpréter comme un texte dont on aurait renoncé à rendre le sens authentique, tout simplement parce qu’on aurait fini par comprendre qu’il n’y en a pas, exactement de la même façon que ces formules d’oracles sur lesquelles on s’épuise (mais que veut-il dire?) alors qu’il même qu’il convient de les ressentir dans l’acceptation du tremblement physique qu’elles provoquent, parce q’elles ne sont rien de plus et que leur vérité réside en ce tremblement (aléthéia). C’est cette intuition du texte effrayant de l’homme naturel qui anime l’esprit des premières tragédies grecques ainsi que les premières mythologies et nous comprenons parfaitement maintenant ce qu’elles peuvent recéler de plus vrai que la science, non pas par la trame du récit qu’elles nous racontent, mais par l’effroi dans lequel elles sont écrites ainsi que celui qu’elles suscitent. Le sentiment premier et originel de la vie est la terreur, la transe, l’absurdité devant un tel déchaînement de forces et de violence. C’est de cela que l’intellect est à la fois le produit et le masque. Mais précisément ce qu’il nous revient de faire est de maintenir cet équilibre entre le vrai visage de ce texte effrayant  et ce qui le dissimule. Or aujourd’hui, le masque a étouffé le visage qu’il recouvre jusqu’à faire oublier à l’esprit des hommes qu’il existe. Mais l’instinct de vérité demeure néanmoins, et tout le but de cet ouvrage est de le suivre jusqu’à le révéler dans sa nature authentique et originelle. Il s’agit donc de prendre à rebrousse-poil tout le travail de dissimulation de l’intellect, d’en faire la généalogie, de parcourir à contre-sens le trajet compliqué et alambiqué, plein de pièges et de chausse-trappe de l’intellect pour révéler sa nature vitale, primitive, pulsionnelle. Quelle est la vérité extra-morale, physique, pure , brute et dangereuse qui oeuvre derrière cette recherche moralisante, conceptuelle, accommodante et rassurante d’une vérité conceptuelle? C’est la problématique de cette oeuvre.

II) Vérité et Langage
                 1) Le mensonge
 

   
§4 (Dans la mesure où…l’expression adéquate de toutes les réalités): la vérité est donc prise dans le mouvement de dissimulation de cet intellect. En saisir le sens extra-moral suppose que nous puissions déjà pointer son acception morale, laquelle consiste dans la nécessité de faire société. Nous utilisons notre intellect aussi de façon individuelle de façon à ne pas être victimes des autres êtres humains. C’est la raison pur laquelle nous avons institué un pacte qui nous permet de vivre en bonne intelligence les uns avec les autres. La référence à Thomas Hobbes est explicite comme le prouve l’expression latine utilisée par le philosophe anglais: « bellum omnium contra omnes ». Derrière la recherche de la vérité se cache en réalité la nécessité purement vitale de créer un accord, de faire en sorte que les hommes se fassent confiance et se concertent autour d’une désignation qui sera moins vraie, au sens strict du terme, que propice à créer une vision commune autour de laquelle une collectivité pourra se structurer. Il est « mal » de dire la vérité parce que cela revient à tromper cet accord, cette recherche de consensus sans laquelle quelque chose de l’humanité est menacé. « On invente une désignation constamment valable et obligatoire des choses ». Ici se produit ce premier effet de déviance dont il a déjà été question à l’occasion de l’impératif catégorique kantien. Est vrai ce qui finalement réunit les ressentis et les jugements des hommes autour d’une seule et même désignation. Il n’est pas question de dire la vérité de ce qui est mais plutôt de s’entendre sur la façon commune que nous allons constituer sur son dos, comme si chaque parcelle de la réalité était moins à saisir, à comprendre, à percevoir telle qu’elle est, qu’à englober dans une interprétation commune, consensuelle, autour de laquelle une communauté pour se structurer.
        Les hommes finissent ainsi par être moins curieux de la réalité que soucieux de constituer une vision commune. C’est donc bel est bien un instinct de survie qui prévaut dans la construction de cette vérité là. « A la fois par nécessité et par ennui », précise Nietzsche, et cette association, pour le moins étrange, porte en elle-même le signe distinctif de l’intellect. C’est une nécessité vitale pour les hommes que de compenser leur faiblesse naturelle par une association politique, sans quoi ils disparaîtraient, mais comme cette vérité fait partie de celles que l’intellect dissimule, c’est aussi l’ennui qui nous relie les uns aux autres dans le cadre légal d’une cité, d’un état. Nous préférons nous ennuyer dans la sécurité imposée par le pacte civil plutôt que d’affronter la réalité pure et brute d’une situation précaire, à tous égards menacée, de notre condition naturelle. La position de Nietzsche n’est pas celle de Hobbes, même s’il reprend son vocabulaire, non seulement, comme cela a été dit, parce que l’homme n’est ni mauvais ni bon pour Nietzsche, mais aussi parce que le danger pour l’homme ne vient pas de l’autre homme mais de sa situation dans l’univers (celle-là même que la fable décrit). Ce n’est pas l’homme qui est cruel, pour Nietzsche, c’est l’intellect, et plus encore, c’est ce qui, en lui, tient de son instinct premier, lequel consiste finalement dans ce que Nietzsche appellera plus tard « la volonté de puissance ».
        Mais la différence radicale entre Hobbes et Nietzsche sur cet accord de paix dans lequel il relève le premier pas vers la généalogie de l’instinct de vérité réside dans la responsabilité fondamentale du langage dans cette moralisation du vrai. Le langage impose subrepticement une « idéologie ». Dans « Le crépuscule des Idoles » qu’il publiera quinze années plus tard, nous retrouverons la parfaite expression de ce qui déjà « point » ici, à savoir qu’il existe un arbitraire du langage (un peu différent de ce que Saussure signifiera par l’utilisation de ce terme). La perspective de Nietzsche nous permet ainsi de comprendre que le détournement par la langue de la langue telle que le menteur l’opéra pour son seul bénéfice se fait finalement déjà sur une structure arbitraire qui est celle-là même de la langue. Mentir, c’est finalement mentir dans la forme même du mensonge, et qui sait dés lors si le menteur ne dirait pas la vérité? Si je dis que je suis riche alors que je suis pauvre, ne suis-je pas en train de jouer délibérément et très justement sur le fait que ces dénominations « riche » ou « pauvre » sont caricaturales, simplistes, fausses parce qu’infiniment relatives. Le décalage que j’insinue ainsi entre ma situation réelle et ce que je dis de ma situation ne désigne-t-il pas avec profondeur le décalage entre une situation vécue et des termes communs, inadéquats parce qu’imprécis et généraux?
        « Prendre conscience des conditions premières d’une métaphysique du langage, c’est pénétrer dans une mentalité grossièrement fétichiste. »  Le fétichiste est obsédé par des figures, par des objets autour desquels il polarise exclusivement son énergie érotique, et c’est finalement aussi ce que fait le langage en regroupant derrière « une » désignation la subtilité des situations toujours distinctes, toujours singulières du réel. Le langage impose une façon de voir, de percevoir de penser, et dans cette « façon », il y a des sujets « je » qui sont les seuls véritables initiateurs des actions, il y a des auteurs (alors que dans la vie réelle, non!), il y a des volontés qui sont les causes des phénomènes (alors que dans la vie réelle, non!), il y a des « moi » qui sont des substances (alors que dans la vie réelle, non!), il y a de l’être (alors que dans la vie réelle, il n’y a que des « devenirs »!), il y a ce présupposé de l’unité, de la compréhension comme synthèse (alors que dans la vie réelle, il n’y a que du divers!). Nous pensons comprendre un phénomène ou une pensée quand nous les réduisons à UN seul principe, à UNE cause ou quand nous l’éclairons par la perspective d’UNE finalité, mais, en réalité, nous ne faisons ainsi que nous soumettre à cette logique interne du langage selon laquelle des réalités diverses sont assimilées les unes aux autres sous l’appellation unique d’un seul mot COMMUN. Finalement le monothéisme est une conséquence directe de cette logique propre au langage et l’idée d’adorer un seul Dieu est indissociable de la dynamique caricaturante, banalisatrice, communautaire du langage: « Je crains  que nous ne puissions nous débarrasser de Dieu, puisque nous croyons encore à la grammaire. »
     

   Il est difficile de trouver une oeuvre de généalogiste plus scandaleuse et peut-être plus profonde que celle-ci: toute adoration monothéiste se réduit selon Nietzsche à une forme dérivée de fétichisme imposée par la langue, et de la même façon que l’amoureux des bottines ne peut nouer de relations intimes sans l’organiser autour du fantasme des hauts talons, le fidèle chrétien ne peut envisager de relation avec le monde, la vie et lui-même sans la fantasmer autour d’un être divin auquel il voue un culte obsessionnel.
        Tout le but de Nietzsche, ici, consiste à recontextualiser le rôle du menteur par rapport à une tromperie première qui s’appelle la langue et dans laquelle s’effectue pleinement la fonction dissimulatrice de l’intellect. L’écart entre ce qui est et ce que l’on dit de ce qui est, quand on ment, est à situer par rapport à ce fait linguistique donné qui consiste dans l’écart entre ce qui est et ce que l’on nomme. On mesure bien que les intentions de ces deux écarts ne sont pas identiques: le menteur veut profiter de ce décalage pour en tirer un bénéfice personnel, alors que l’être linguistique veut désigner des réalités par des termes qui lui permettent de les appréhender, de les symboliser, d’en faire signe même quand elles ne sont « pas là ». Mentir avec des symboles est donc l’occasion pour Nietzsche de souligner qu’il y a déjà dans le symbole un mensonge puisque le symbole n’est pas ce qu’il désigne.
        Or, nous pourrions lui répondre que ça, nous le savons bien et qu’il y a une différence fondamentale entre le fait d’utiliser un terme pour désigner une chose (dont nous savons bien qu’elle n’est pas ce terme) et un mensonge à l’occasion duquel nous sommes au contraire vraiment dupés par quelqu’un. Le langage est une forme de symbolisation, et cette symbolisation manifeste, en effet, une dynamique communautaire, la volonté d’une collectivité de s’entendre autour de dénominations communes, mais le point sur lequel il est possible d’émettre une objection à Nietzsche réside dans la possibilité qu’il n’existe pas d’autre moyen de « connaître ». La critique de Nietzsche crée toujours cet effet de dédoublement par le biais duquel on envisage toujours qu’il existe une autre vérité que celle du concept, une autre connaissance que celle de cette vanité humaine ridiculisée par la fable. Mais est-ce si certain?
        Dans ce paragraphe, Nietzsche pointe, à mots couverts, l’inconséquence des hommes qui finalement condamnent moins le menteur pour avoir travesti la vérité que pour avoir nui à la cohésion du groupe, comme si c’était davantage un instinct du troupeau qui nous avait poussé à le stigmatiser que notre recherche pure de la connaissance. Mais il n’est pas bien sûr que l’on puisse être menteur pour d’autres raisons que celles-ci, il n’est pas certain que Kant se méprenne quand il fait de l’acte de dire la vérité, quelle que soit la situation, un acte moral parce que fédérateur, constructeur d’une société humaine. Suggérer que nous mentons à chaque fois que nous émettons un énoncé linguistique rend difficile et peut-être impossible l’action de dire le vrai, à moins de la faire consister non pas dans la conformité entre ce que dit l’énoncé et ce qui est, mais dans la justesse pure, brute et obscure de l’acte de « dire », cela pourrait correspondre à « parler dans son sommeil » pour cet enfant prématuré qui rêve, une parole qui ne tomberait pas dans le piège de croire ou de faire croire à ce qu’elle dit, mais qui serait purement et simplement dans la vérité physique de la dire, même si ce qu’elle dit est incompréhensible.
        Dans son commentaire de l’œuvre, Marc De Launay exprime plusieurs objections à la pensée de Nietzsche dans ce paragraphe:
Si effectivement on considère que les mots n’expriment pas adéquatement les choses qu’ils désignent, cela semble vouloir dire que l’on croit à une essence de ces choses, ce que Nietzsche ne cesse de contester puisqu’il n’adhère pas à la notion de « substance ». Comment reprocher aux mots de ne pas dire la vérité des choses si l’on ne croit pas à la vérité de « la » chose, à « la » substance?
Il y a dans l’usage d’une langue l’émergence d’une habileté vitale, à savoir que l’on peut grâce à elle se faire comprendre d’un autre individu même quand la chose en question n’est pas là, ce qui nous rend plus aptes à manipuler les choses, les éléments, à les tourner à notre avantage. Nous pouvons nous transmettre des contenus d’expérience ce qui donne à notre espèce des avantages considérables.
       

Nietzsche pourrait répondre à la première objection qu’elle inverse le problème: c’est justement le langage qui nous croire à une existence séparée des « choses ». La symbolisation nous « propose » de désigner ceci par cela mais finalement nous impose sans le dire, que « ceci » existe en soi, isolément (ce qui est faux). Que la vallée existe distinctement de la montagne c’est finalement ce que j’accepte sans m’en rendre compte en acceptant d’appeler ceci: montagne et ceci: vallée.
        Pour la deuxième objection, elle n’oppose rien à la thèse de Nietzsche selon laquelle la condamnation du mensonge ne repose aucunement sur un instinct pur de la vérité. Le menteur fait sécession en rendant inopérante une faculté qui accroît notre pouvoir sur le monde et sur les autres espèces. Finalement c’est exactement ce qui s’impose à toute personne allant jusqu’au bout des thèses morales de Kant: sa condamnation radicale du mensonge, quelles que soient les circonstances repose un critère que l’on pourrait finalement qualifier de « sociétal » au sens fort: propre à faire société. Si l’on doit dire la vérité, c’est parce que c’est moral et par moral, il faut entendre propre à faire des hommes UN genre humain, à constituer UN monde humain. Mentir c’est donner son aval à un monde régi par le mensonge, ce qui rendrait impossible le crédit que nous faisons à l’autre. Le mensonge n’est donc pas condamnable « en lui-même » mais parce qu’il rend impossible qu’un monde humain, qu’une société d’êtres humains soit. Evidemment Nietzsche n’aurait aucun problème à pointer tout ce qui dans cette conception Kantienne du mensonge et de la vérité est finalement déjà inclus dans la croyance linguistique à la notion d’ « Homme ». Sans s’en rendre compte, Kant ne fait que suivre les implications d’un fétichisme dont l’obsession cette fois ne serait pas la notion de Dieu mais le concept d’Homme.
        Finalement le mensonge n’est pas solidaire, et c’est seulement pour cela qu’on le condamne, et pas du tout parce qu’il travestit la vérité. Evidemment une fois, de plus, la référence à l’expérience de Asch vaut la peine d’être citée, dans la mesure où c’est précisément par une forme craintive de solidarité que le cobaye ment, par peur d’être stigmatisé, isolé. Peut-être est-il utile de rappeler également l’étymologie de mensonge: mens, imagination. Mentir c’est faire preuve d’imagination. Ce lien est fondamental parce que le mensonge consiste à créer de toute pièce une image à laquelle nous allons accorder fallacieusement un crédit pour tromper les autres. Or l’image est très exactement ce qui s’active dans la métaphore. La faucille d’or dans le champs des étoiles de Victor Hugo vaut pour la lune à cause de l’image. Il faut décrocher du fil même de la réalité pour apercevoir la faucille dans la lune, tout comme il faut décrocher de la réalité pour évoquer une réalité autre que celle qui s’est effectivement développée. Il ne fait aucun doute que le mensonge est délibéré et intéressé alors que la symbolisation du langage est assumée et revendiquée mais il n’est pas douteux non plus que le menteur imagine et que la symbolisation du langage soit tout aussi métaphorique que l’est le décalage du menteur. Si je dis que je suis riche alors que je suis pauvre, alors il n’est pas possible de considérer que les personnes trompées par mon message ne le soient pas originellement par leur adhésion naïve à l’énoncé riche ou pauvre.    
       

S’il est vrai que le décalage entre ce qui est et qu’on dit n’est pas de même nature  selon qu’on l’effectue dans la symbolisation de toute langue et dans la déformation intentionnelle du mensonge, il n’en est pas moins tout aussi exact que c’est nécessairement parce qu’il y a symbolisation qu’il y a mensonge, et plus encore que toute symbolisation suppose un effort métaphorique de « mentalisation » (mens- mentis: esprit en latin) par quoi la distinction entre les bonnes métaphores avalisées par un usage commun  et de mauvaises métaphores discréditées parce qu’individuelles est parfaitement juste. Allons encore plus loin en reprenant l’exemple de Kant et en imaginant que la personne sommée de répondre par la bande d’assassins mente. Ne pourrait-elle pas finalement être considérée comme une conteuse de fable plutôt que comme une menteuse? Plus encore, représentons-nous là déclamant une parole oraculaire, une énigme, une sentence obscure qui reste à interpréter. Si elle se transformait en Pythie, ou en Sphinx, mentirait-elle? Pourquoi accordons-nous à Kant le droit d’invoquer la fable d’une humanité constituée universellement de Je Transcendantaux sous le prétexte qu’elle est morale et refuserions-nous à cette personne celui de raconter une histoire sous le prétexte qu’elle est fictive?
       

               Comprenons le fond de l’intention de Nietzsche dans ce 4e §: il s’agit bien de faire un pas vers cet instinct de vérité qu’il s’est donné comme tâche de trouver dans cet ouvrage mais en même temps de bien insister sur le fait qu’il ne s’agit que d’un premier pas. Il y a bel et bien souterrainement quelque chose de cet instinct qui est à l’oeuvre dans la condamnation du menteur mais aussi quelque chose de très, très atténué, voire aseptisé par le travail de dissimulation de l’intellect humain, puisque cette condamnation, en fin de compte vient moins de la vérité travestie que des dommages causés par ce mensonge. C’est sur ce dernier point qu’il insiste à la fin du §; Les hommes n’aiment pas être trompés parce que c’est à leur désavantage mais ils préfèrent un mensonge qui leur bénéficie plutôt qu’une vérité qui leur nuit. C’est bel et bien toujours cet instinct de conservation qui agit souterrainement, cette volonté de préserver leur intérêt qui les anime. Personne ne recherche la vérité pure, objective, éthérée, neutre, impartiale, et pour cause: derrière cette fausse idole se cache l’activité de travestissement de l’intellect, le bébé qui rêve d’une humanité exploratrice, engagée dans la quête du Graal de la vérité, alors qu’en fait il se complaît par auto-suggestion dans un songe « à visée thérapeutique » grâce auquel il maintient en lui la volonté de vivre.
        Dans ce travail de médecin consistant à descendre progressivement des symptômes manifestes jusqu’à l’origine latente de la maladie, ce 4e § aura néanmoins ouvert une piste porteuse, pour ne pas dire la piste fondamentale de l’ouvrage, à savoir celle du langage. Dans la condamnation du mensonge s’exprime la dynamique d’un effet de groupe, laquelle se constitue sur la base de l’énoncé falsifié par le menteur, alors même que cet énoncé repose lui-même sur un arbitraire linguistique qu’il va s’agir maintenant d’éclairer, de comprendre, de percer à jour.

 §5: Seule sa faculté d’oubli…du moins pas, à coup sûr, de l’essence des choses: Finalement, la vérité, telle qu’elle est instituée en devoir moral par Kant se caractérise par deux présupposés, tout deux également contestables:
Le premier présupposé réside dans la capacité des mots de rendre compte d’une situation réelle: mon ami est chez moi. Je dis la vérité quand ce que je dis est conforme à ce qui est. La vérité considérée ici est donc l’adéquation entre le réel et le discours qui se donne comme objet ce réel même.
Le second, revendiqué par Kant, au contraire du premier, est la valeur morale du vrai. Si je mens, je fais du mensonge une loi universelle. Or aucune société, aucune humanité ne peut se constituer sur le fond du mensonge car cela revient à rendre impraticable tout pacte, tout contrat, toute loi.
        Ce que l’on reproche au menteur donc, est moins de ne pas dire la vérité que de ne pas se rallier à ce qui est susceptible de faire consensus. La vérité dont parle Kant est finalement à tel point commanditée et déformée par l’exigence morale qu’elle n’est « que » morale. Plus encore qu’un conteur d’histoires, il faudrait se représenter dans la situation présentée par Kant dans son opuscule « d’un prétendu droit de mentir par humanité » un homme qui répondrait aux assassins: « je ne suis pas sûr que les mots puissent rendre compte exactement de la présence ou de la non-présence de mon ami chez moi ». Deux formes d’intransigeance, de justesse, d’exactitude s’opposent en fait ici entre Kant et Nietzsche. Autant pour le premier il faut dire la vérité, quoi qu’il en coûte « affectivement », autant pour le second, il faut être suffisamment pointilleux pour remarquer qu’aucun énoncé ne se situe jamais dans la juste retranscription de ce qu’il prétend décrire. Tout mot constitue déjà en soi un saut métaphorique qui nous situe d’emblée dans une interprétation humaine d’un fait. Il faut déjà concéder que la personnalité de mon ami puisse se résumer à son nom ou à sa qualification: se réduit-il à être « mon ami », est-ce la seule chose qui le détermine? Qu’il soit « présent » pose également question: physiquement ou mentalement? Qu’est-ce qu’une présence physique? Etre « chez moi » peut également vouloir dire plusieurs choses.
        

Que la vérité puisse être « dite » repose sur le présupposé selon lequel les mots pourraient rendre compte d’une situation particulière par des mots communs, ce qui, évidemment est impossible. Une fois cette première erreur avalisée, on fait de cette interprétation une loi universelle. La « vérité » désignera ainsi une sorte de ralliement à une hallucination collective valant comme version officielle de ce que tout homme peut dire d’une situation. Comment ne pas voir que l’interdit moral Kantien de mentir sanctionne en réalité non pas la perversité du supposé menteur mais la dissidence d’un regard parfaitement conscient de l’approximation nominale?
        Nous partons du principe que le mot vaut pour la chose puis nous activons une pure logique de mots. Une fois posé, par exemple, que l’opposition entre « être là » et « n’être pas là » puissent être appliquée à la définition de mon ami, alors le principe de non-contradiction valant dans le langage, il semble évident que l’on puisse dire quelque chose de vrai sur cette situation. Pourtant cette vérité repose sur la validité d’un accord, d’un consensus dont le principe est parfaitement arbitraire, voire faux parce qu’aucun mot, jamais, ne dira la singularité d’une chose ou d’un fait. Et c’est par ce tour de passe-passe que l’homme appelle vérité ce qui « en vérité » est tautologique (A=A est une tautologie) et « se prépare à empocher éternellement des illusions en guise de vérités. »
        « Qu’est-ce qu’un mot ? » demande ce jeune professeur de Philologie, et sa réponse pose vraiment question: « la transposition sonore d’une excitation nerveuse ». Ainsi formulée, cette réponse semble plutôt convenir au cri, cela même dont André Martinet, par exemple, dira qu’il n’est pas un signe linguistique. Mais Nietzsche parle ici de « transposition ». Le propre d’un mot est de consister dans une séquence sonore valant pour une expérience qui nous nécessairement affecté d’une certaine manière. Nous touchons une réalité et décidons de rendre compte de cette réalité par le mot « pierre ». Ce vocable désignera toutes les réalités nous affectant approximativement de la même façon, et nous dirons qu’elle est « dure » pour qualifier l’impression que produit cette réalité sur nos nerfs capteurs telle qu’elle est décryptée par notre cerveau. Que la pierre existe en dehors de l’impression qu’elle nous fait est déjà une extrapolation (on extrapole quand on tire une conclusion rapide, précipitée et infondée à partir d’une observation), une supposition très audacieuse, puisque elle ne s’est manifestée à nous qu’en provoquant un choc sur nos nerfs sensibles. Le philosophe George Berkeley (1685 - 1753) n’a finalement jamais franchi ce pas audacieux et sa philosophie soutient que rien n’existe à moins de percevoir ou d’être perçu. Rien n’existe sans être en cet instant est train de percevoir ou d’être perçu. Mais même sans aller jusqu’à évoquer cette thèse immatérialiste, on peut invoquer ici l’argument du rêve tel qu’il est utilisé par Descartes ou par Nietzsche lui-même à plusieurs reprises. Aucune impression ne saurait par elle-même me garantir l’extériorité de l’objet ou de la situation qui me semble la provoquer.
        

Mais nous ne nous contentons pas de dire arbitrairement et sans preuve que la pierre existe, nous précisons qu’elle est « dure », c’est-à-dire que nous qualifions cette chose dont nous supposons l’existence avec une caractéristique qui ne concerne que notre ressenti, que l’impression qu’elle nous cause, comme si l’effet que cette pierre occasionne sur notre sensibilité pouvait servir correctement et exactement à la décrire « telle qu’elle est ». De ceci qu’elle nous affecte de telle manière, nous en déduisons qu’elle est définissable en elle-même par la sensation qu’elle « nous » cause. Il semble difficile de rendre compte de ces insuffisances, de ces facilités que l’homme s’accorde à lui-même, sans invoquer le langage, puisque c’est par lui que ces extrapolations gagnent leur droit de cité en dessinant un seuil de validité humaine. De fait toutes les « pierres » sont « dures » pour tous les hommes, mais, en même temps, il est vrai que nous pourrions placer entre guillemets la totalité des termes d’une langue.
        Il ne fait pas de doute qu’en lisant ce 5e paragraphe, quelque chose de nous est à la fois touché et réticent aux thèses de Nietzsche: il « faut bien » que nous utilisions ces mots, aussi imparfaits soient-ils, sans quoi « il n’y aurait rien à dire de rien » et toute notre espèce serait réduite à une sorte d’expectative inerte, aveugle et stupide devant la profusion du réel. Mais pourquoi le faudrait-il? Et surtout qu’est-ce qui s’exprime au travers de cette approximation linguistique inconsciemment élevée au rang de certitude par la communauté humaine? Une chose semble sûre pour Nietzsche, c’est qu’il ne s’agit pas de notre instinct de vérité. Bien au contraire, cet arbitraire du langage semble au contraire porter la marque d’un désir de tromper et d’être trompé. C’est bien notre intellect qui se déploie dans l’incroyable amplitude de cette ruse anthropocentriste du langage.
        Quelque chose du style d’écriture de Nietzsche se développe dans la violence de ce paragraphe, lequel est à la fois provocateur et révélateur. Il est éclairant parce que tous les points de cette critique de l’arbitraire de la langue touchent juste mais il est aussi provocateur parce que Nietzsche fait semblant de ne pas connaître les arguments de la thèse contraire, lesquels reviennent à justifier cette approximation par la nécessité de penser le réel, et surtout par la capacité du langage à préciser continuellement ses énoncés, à réduire la marge d’erreur inhérente à son propre exercice. S’il n’est pas totalement vrai que la pierre soit dure, cela n’est pas non plus totalement faux et il existe bien quelque chose de la vérité de ce phénomène qu’est « la pierre » qui se voit rendu par cet énoncé.
        D’autre part, comme le fait remarquer Marc De Launay dans son commentaire, Nietzsche semble faire comme si les philosophes ne s’étaient pas rendus compte de cette approximation alors que Kant lui-même insiste sur l’analyse toujours douteuse que l’on peut faire d’un concept, parce que celui-ci contient nécessairement « beaucoup de représentations obscures ». De plus, toute critique du langage manque de la distance induite par la notion même de critique: ce sont encore des mots qui pointent ici leur insuffisance et si, en effet, il pouvait exister une vérité qui demeure en deçà du fait d’être dite, donc trahie, on ne voit pas comment le langage pourrait la susciter sans en « faire signe », donc encore et toujours « langage ».
        Nietzsche n’en poursuit pas moins son réquisitoire. Peut-être ne pouvons-nous penser qu’en symbolisant, mais cela ne saurait nous empêcher de perçoir tout ce que cette symbolisation implique de dirigisme, de fétichisme, de prise de position autoritaire et unilatérale. Nous donnons des genres aux végétaux, nous désignons des espèces par des qualités qui conviendraient tout autant à d’autres espèces. Nous « classons » et les critères mêmes de ce classement sont discutables, partiaux, ineptes. Chaque langue ne poursuit en réalité qu’un seul objectif: créer une communauté, une convention, un ensemble de membres liés entre eux par l’usage des mêmes dénominations. S’il en allait autrement, nous ne pourrions pas rendre compte de la multiplicité des langues.
        

Nous retrouvons sous la plume de Nietzsche les termes mêmes de la querelle du Cratyle de Platon et Nietzsche comme Saussure plus tard mais avec un esprit très différent voire opposé, se range du côté de Hermogène: il n’y a pas de rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié. Une langue est intégralement conventionnelle. Elle ne vise qu’à souder une collectivité. Il n’est pas question de rendre compte de « la chose en soi ». Notons que Kant serait parfaitement d’accord avec cette affirmation puisque il est l’auteur même de cette distinction entre le noumène (chose en soi) et le phénomène (chose perçue).
        La nouveauté de Nietzsche réside dans l’importance qu’il accorde à la métaphore dans le travestissement dont le langage est l’instrument.  Peut-être sommes-nous trop attentifs aux métaphores poétiques pour nous apercevoir que l’idée même de donner un nom à une chose est elle-même métaphorique. Le génie de Nietzsche consiste ici à montrer que ce processus que l’écrivain utilise explicitement, artistiquement s’effectue en réalité continuellement et de façon implicite dans toute procédure de désignation. Le langage n’est donc pas une retranscription du réel dans laquelle un certain registre imagé et littéraire se donnerait le droit d’inventer des métaphores dans une visée esthétique mais il est fondamentalement un processus de métaphorisation du réel par le biais duquel nous sommes d’emblée sans nous apercevoir placé sur un autre plan que celui du réel.
        « La faucille d’or dans le champ des étoiles «  de Victor Hugo est une métaphore esthétisante et assumée qui repose sur l’identité de la forme de la faucille et celle de la lune, et chacun de nous la lit en la trouvant plaisante mais évidemment fausse parce que l’on ne peut pas fâcher les blés avec un quartier de lune. La métaphore nous transporte ailleurs: de l’observation d’un astre à l’évocation imagée d’un outil.
        Tout le propos de Nietzsche ici consiste à nous faire réaliser que l’énoncé: « la pierre est dure » ne nous transporte pas moins ailleurs que la métaphore de Victor Hugo, mais précisément sans nous le dire, de façon complètement arbitraire et dissimulée. C’est même un double processus de métaphorisation du réel qui s’opère dés qu’un énoncé linguistique est formulé:
D’une simple excitation nerveuse comme la dureté, d’un choc sensible, nous passons à l’image de la pierre, nous lui associons par imagination une cause.
Nous nous transportons ensuite de cette image au son: « pierre »
        Tout occupés que nous sommes à apprécier les métaphores rhétoriques et explicites, nous restons inconscients de cette double transposition d’une toute autre ampleur par le biais de laquelle 1)  nous adhérons à la supposition ou au postulat de l’objet, de la substance: la pierre et 2) nous croyons rendre compte de cette pierre par une séquence sonore ou graphique, créant ainsi de toute pièce un univers de concepts là où ne s’effectue vraiment, authentiquement qu’une chaos de sensations.
        Si nous analysons précisément ces dimensions par lesquelles nous passons au gré de ces sauts périlleux, nous réalisons que nous nous retrouvons d’abord dans ce monde d’objets lisses, rangés, aux contours propres et bien arrêtés: monde de concepts, puis ensuite à ce système de signes que l’on appelle une langue et à partir duquel nous faisons valoir une définition de la vérité complètement tautologique pour laquelle il faut appeler un chat un chat, sauf que précisément: « un chat n’est jamais qu’UN chat ». Nous vivons dans des extrapolations consensuelles en plaquant artificiellement sur des affects multiples et confondus, des concepts « uns », découpés, distinct, de telle sorte qu’en faisant des métaphores dans l’exercice conscient de notre langue, nous ne faisons en réalité que reprendre et répéter ce que la bague « est » fondamentalement à savoir une métaphorisation d’un réel auquel nous ne faisons écho que par analogie.
        

La référence de. Nietzsche aux figures de Chladni est, à cet égard, très éclairante. Ernst Chladni (1756 - 1827) est un physicien allemand qui eut l’idée de répercuter sur une plaque de cuivre saupoudré de sable le son d’un archet, constatant qu’une étoile à 10 ou 12 rayons apparaissait alors sur le plateau. Il fut dés lors possible de théoriser la transposition du son en graphisme. « Voir un son » pouvait sembler envisageable, sauf que précisément: c’est une transposition. Ce n’est pas parce qu’il est possible de faire voir les variations de figure qui naissent de la variation des sons que nous pouvons en conclure qu’un son est un dessin. Un sourd pourra donc se rendre compte des effets graphiques du son sans pour autant connaître le son, puisque il est sourd. C’est exactement le même raisonnement que l’on peut appliquer au rapport du mot et de la chose. Nous croyons dire la vérité quand nous disons que la pierre est dure alors que nous ne faisons que transposer dans une dimension linguistique ce qui s’effectue dans une dimension réelle et purement sensitive. Il y a bien quelque chose que le sourd réalise du son grâce à ces figures qu’il voit mais ce n’est pas ce qui fait que le son est son. Il n’accède pas pour autant à la vérité sonore du coup d’archet, il le répercute sur un autre sens, dans une autre dimension. De la même façon, les relations qui s’établissent entre les mots au sein du langage nous apprennent bien certaines choses de la réalité transposée mais rien qui puisse vraiment être assimilé à la vérité brute et pure de l’affect.
        Il n’y aurait à tout ceci aucun problème si le mot ne manifestait pas une prétention à valoir pour la chose et à en être l’essence même, tout comme Platon, par exemple, défendant que l’idée du beau est la vérité de ce beau visage. De l’affect agréable produit par cette sensation, nous déduisons l’existence du visage, puis « la notion » de Beau, et fabriquons ensuite ces sons entre lesquels nous faisons valoir des opérations de recoupement, de ressemblance, d’opposition; Nous posons ensuite comme une vérité que ce visage est beau et que le beau existe en soi.
    

Ce n’est donc pas logiquement que le langage existe mais sous l’effet d’un coup de force humain, d’une transposition autoritaire et arbitraire. Sur ce point, Nietzsche n’aurait pas été d’accord avec Ferdinand De Saussure pour lequel la langage est une faculté naturelle. Rien n’est moins naturel pour le philosophe allemand. C’est par le biais de cette rupture que l’homme se donne les moyens de poser une certaine vérité: la pierre est dure, le soleil se lève. Nous pourrions rajouter que « oui, évidemment si quelque chose comme « la pierre » existe et si quelque chose comme « la dureté » se voit ratifiée, promue, validée comme qualité effective, alors oui la pierre est dure, mais rien n’aura vraiment été dit de la réalité pure, présente, sensible. Nous n’aurons fait que construire de toute pièce un énoncé, une formule presque incantatoire, magique, initiatique. « Mes amis, faisons groupe autour de cette affirmation selon laquelle la pierre est dure. » ou encore « En vérité, je vous le dis, cette pierre est dure » C’est à l’instant même où l’homme croit dire la vérité d’un phénomène qu’il ne ferait que constater qu’en réalité, il profère une sentence auto-proclamée.
Repensons particulièrement au problème de la formation…..indémontrable que son contraire (§6)        Quiconque entre dans la philosophie de Platon est immédiatement marqué par le rapport qu’elle implique et impose aux Idées. La vérité de nos sensations se situe au-delà d’elles, dans l’effort que nous faisons pour progresser, pallier par pallier, vers l’idée pure Une, idéale. Aussi paradoxal que cela puisse rien sembler, aucune philosophie ne suit plus immédiatement et logiquement les conséquences de ce qu’est le langage, soit l’assimilation du concept au mot. Finalement Platon inconsciemment n’a fait que suivre le postulat inhérent à toute langue, soit le recoupement arbitraire d’une multitude de cas différents réunis derrière un seul terme. Les concepts sont une suite logique et inhérente à l’usage même de la langue. Le rapport vertical à l’expérience vécue n’est pas du tout le souci du concept mais c’est plutôt son aptitude à valoir pour  une multitude de situations ou de sensations différentes mais unifiantes sous un certain angle qui prévaut.
        Conceptualiser revient à généraliser, à « prendre de la hauteur », à voir comment des phénomènes incompréhensibles si l’on demeure les yeux collés à leur stricte émergence peuvent s’expliquer, se recouper ou s’exclure dés lors qu’on les symbolise, qu’on les marque du sceau d’un même terme en vertu d’une ressemblance et que l’on fait valoir entre eux des opérations syntaxique, mathématiques, scientifique. Conceptualiser permet de rationaliser, ce qui nous permet de voir les lois à l’oeuvre dans l’univers. Mais pour cela il faut convenir que telle forme végétale se rapproche suffisamment de telle autre pour pouvoir être désignée du même nom: « feuille ». Si l’on commence à arguer que cette feuille n’a pas les mêmes nervures, alors pas de « feuilles », pas « d’arbres », pas de « floraison » ou de « croissance » et rien de ce qui fait croître les arbres et tomber les feuilles ne deviendra jamais compréhensible aux yeux des hommes.
       
Nietzsche ne serait pas en désaccord avec cette argumentation, mais il prendrait soin néanmoins de nous rappeler que cette « compréhension », ou du moins que cette représentation repose fondamentalement sur cette assimilation de feuilles non-identiques derrière le terme identique de « feuille », et qu’il y a donc aussi précise que soit la représentation scientifique de la croissance des feuilles, un décalage par le biais duquel cette représentation est une métaphore de ce qu’elle décrit et qu’elle nous en apprend qu’une métaphore nous éclaire sur la réalité qu’elle métaphorise. Tout concept est donc un ratage, une approximation qui d’emblée décrit le niveau de comparaison auquel il faut nous situer pour saisir ce qu’il nous fait réaliser d’un phénomène. C’est par analogie que nous saisissons par exemple le rapport entre le dessin sur la plaque de Chladni et l’archet d’une part et le rapport entre le champ sonore et le son de l’archet d’autre part. Ce rapprochement est très éclairant, ne serait-ce que parce qu’il me fait saisir la notion d’ « onde », mais ce n’est pas pour autant que le sourd « verra » du son. De la même façon, les rapports entre le sens du mot feuille et le sens du mot arbre que je pourrai établir dans la langue me feront bien comprendre quelque chose du rapport entre la feuille réelle et l’arbre réel, mais ce n’est pas pour autant que ces mots me permettront de saisir la vérité de ce phénomène végétal là, de son émergence pure dans le monde, et surtout parce que dés l’abord, en la nommant, je l’ai perdu, je m’en suis désintéressé. « En vérité je vous le dis, voilà la feuille »: telle est la pétition de principe auto-proclamée de tout concept, de toute métaphorisation conceptuelle de nos expériences. Nous ne pouvons rien rationaliser de la nature si ce n’est en la conceptualisant mais en même temps la conceptualiser, c’est renoncer d’emblée  à la saisir dans ce qui fait sa réalité, à savoir sa multiplicité. Ce qu’il y a dans la nature c’est du divers, du différent, pire encore: du différent qui ne cesse de différer, de se transformer, de muter, et tout ce que nous pouvons en saisir, c’est ce le fruit de cette étrange « pêche » au cours de laquelle nous ne retirons d’elle que ce qui se prend au piège de ces filets à grosses mailles que sont nos concepts.        Mais ici encore notre vanité est telle que nous nourrissons la prétention de savoir mieux que la nature ce en quoi elle doit consister. De là naissent ces courants philosophiques disqualifiant la multiplicité du sensible, la diversité des sensations, la confusion de la nature. Nous irions presque jusqu’à nous étonner que la nature comme la mauvaise ouvrière d’une chaîne de montage s’obstine à faire des feuilles distinctes, difformes au lieu de se plier sagement à l’uniformité triomphante du modèle conceptuel.  Cette image est loin d’être sans résonance car la technologie de masse et les industries de  consommation illustrent exactement et dramatiquement la substitution d’une modalité de production uniforme et répétitive à un flux naturel toujours créateur de nouveautés et d’originalités.
       
                Evoquer « l’honnêteté » juste après avoir utilisé l’exemple de « la feuille » est très habile: si le concept de feuille crée cette représentation de « LA » feuille archétypale gommant toutes les distinctions réelles entre ces formations végétales, a fortiori l’usage de termes désignant des qualités morales peut-il nous sembler très hasardeux. Dans la multitude d’actions, de mentalités, de comportements, de caractères humains différents, nous pointons « UNE » attitude ou un « pli comportemental » que nous baptisons « honnêteté » et grâce auquel nous insinuons dans cette multitude d’affects et d’actions distinctes une sorte de « coupe transversale » délimitant la corporation des gens honnêtes. Le concept est toujours déjà dans le mot, ce qui signifie que l’on ne peut utiliser les mots notamment dans le jugement des hommes sans nécessairement instaurer des pôles, ou des normes qui créent des zones de recoupement au sein desquelles les dissemblances sont abolies au profit d’une logique de ressemblance, de troupeau. Comme pour la feuille, la visée poursuivie est de faire oublier l’existence de l’individualité. On crée le semblant d’une corporation de gens honnêtes par ressemblance conceptuelles pour abolir nos dissemblances réelles.
        « L’omission de l’élément individuel et réel nous fournit le concept, comme elle nous donne aussi la forme. » Par forme, il faut entendre ici ce qui s’oppose à la matière. En grec Forme se dit « eidos » et désigne finalement l’essence des choses, ce qui fait qu’elles sont ce qu’elles sont. Mais c’est précisément aussi à partir de cette adhésion à la forme que se gomment toutes les distinctions. La distinction entre la forme et la matière recoupe exactement celle de l’essence à l’existence. Si je pose la question de l’essence de Paul, c’est la notion d’homme qui immédiatement nous vient à l’esprit, autrement dit ce par quoi Paul ne se distingue aucunement de Pierre ou Jacques. Poser la question de savoir ce qu’est un être ou une chose, un élément, c’est déjà prendre le parti de l’identification formelle de ce qui, existentiellement n’est pas identique.         Dans la nature, il n’y a rien que réalités disparates et existence confondue, dynamique, fluide, mutante. Il y a de l’X, autant dire de l’inconnaissable, l’inconnue de l’équation humaine. Ce paragraphe dans son intégralité est une remise en cause de Platon pour qui le sensible n’est qu’une pâle copie de l’intelligible dans lequel séjourne les idées pures, abstraites. La philosophie de Nietzsche est une philosophie de l’immanence, un rejet sans condition de toute transcendance. Que sont finalement ces théories posant la prévalence des Idées (Platon), ou de l’idée d’infini (Descartes) ou de l’universel (Kant)? Des pseudo conceptions qui en réalité ne se rendent pas compte qu’elles déplient vainement et surtout tautologiquement les présupposés du langage.  On pourrait ici citer l’expérience de l’esprit de Descartes qui à l’occasion du changement d’apparences qu’une flamme fait subir à un bloc de cire (du bloc à une flaque) déduit la nécessité de poser une cire identique là où nos sens font l’expérience de deux réalités distinctes. C’est pour le philosophe français la preuve que notre entendement perçoit la cire UNE là où nos sens échouent, puisque il faut bien que cette cire soit « UNE ». Mais la perspective nietzschéenne est ici très éclairante: où est cette unité de la cire? Dans le concept et celui-ci n’est nulle part ailleurs que dans le mot. Nous annulons les métamorphoses réelles et existentielles de ce qui s’effectue devant nos sens parce que nous partons de cet arbitraire du concept de cire.
       
Quelque chose de crucial est ici en train de se jouer qui préfigure la référence à la science, laquelle ne va pas tarder dans l’oeuvre. Nous faudrait-il suivre Nietzsche et soutenir que la vapeur, un bloc de glace et de l’eau liquide sont des réalités dissemblables? Toutes sont pourtant des états différents d’une seule et même molécule: H2O.  La démarche conceptuelle ici ne se trompe pas et nous permet bien de saisir la réalité d’une seule et même substance soumise à des températures et des opérations différentes. Faut-il ici encore concevoir que la « vérité » conceptuelle est trompeuse, alors même qu’elle nous permet de poser l’existence de l’eau au-delà de ses apparences multiples?
        Nietzsche répondrait ici sans aucun doute que nous sommes aussi bien ici que pour l’exemple de la feuille ou de l’honnêteté confrontés à un processus de métaphorisation du réel. Que la symbolisation de l’eau par la molécule H2O et la mise en rapport mathématique, physique (au sens de la science physique) de cette molécule avec d’autres nous permettent de poser des propriétés, de transformer, voire de réaliser des caractéristiques et des opérations de cette eau réelle ne saurait remettre en cause le fait qu’il s’agit bel et bien d’une métaphorisation. Le scientifique ne détient pas davantage la vérité de cette eau en la baptisant H2O, que Holderlin ne détient la vérité du Rhin en composant un poème en son honneur.
        La fin du § est d’ailleurs particulièrement éclairante sur ce point: l’opposition entre individu et genre est effective dans l’esprit humain qui cible la nature, pas dans la nature, mais ce n’est pas pour autant qu’elle ne rendrait pas compte de quelque chose de naturel. Toute métaphore fonctionne par analogie et il y a bien quelque chose de la faucille d’or dans le champ des étoiles qui nous dit une réalité de la lune, soit sa forme quand elle comment de se dégager de l’ombre de la terre par rapport au soleil. Le problème n’est pas la métaphore en soi, mais la croyance que la métaphore dit le vrai et que H2O nous dise la vérité de l’eau.
       
Quelque chose de profondément Nietzschéen s’exprime ici: nous sommes tous plus ou moins convaincus que la science est plus vraie que l’art ou que la mythologie, mais dés lors que le langage et la science nous apparaissent sous leur véritable jour de métaphorisations de la réalité, alors la science et l’art ne se distinguent plus d’une façon aussi radicale qu’auparavant puisque dans les deux cas nous avons affaire à des métaphorisations de la nature, mais l’une est plus assumée que l’autre (l’art se donne à interpréter alors que la science se présente comme explication) . Si nous déplaçons le curseur de la vérité en considérant que celle-ci ne consiste pas dans l’universalité du concept mais dans le dévoilement du réel, et plus encore dans « le dévoilement du voile de la nature », alors le poème d’Holderlin n’est pas moins vrai que l’analyse scientifique de la molécule H2O.        3) Le « colombarium » des métaphores conceptuelles
   
« Qu’est-ce donc que la vérité?….la grand-mère de tout concept (§7):  Nous voici à un moment crucial de l’ouvrage, celui dans lequel Nietzsche redéfinit la vérité à partir de tout ce qu’il vient de mettre à jour, notamment dans son rapport au langage et également celui qui va permettre à Nietzsche de revenir à la formulation précise du problème qu’il veut traiter: l’instinct de vérité.
        Revenons à des définitions strictes: la métaphore, comme nous l’avons vu, désigne cette figure de langage qui consiste dans une modification de sens par substitution analogique. Le sens du mot faucille n’a rien à faire « dans le champ des étoiles », mais la forme de la lune justifie l’assimilation en tant qu’image, puisque visuellement la lune ressemble à une faucille. La métaphore suppose que nous acceptions de passer d’un domaine à un autre avec lequel il n’entretient habituellement aucun rapport, mais il existe une analogie au niveau de l’image. Il n’y a pas de loup à la cour de Louis XIV mais La Fontaine suggère que les nobles sont comme des loups qui se donnent l’apparence de leur bon droit.
        Une métonymie se définit en tant que figure par laquelle on désigne un objet ou une idée par un autre terme que celui qui lui conviendrait littéralement. Un écrivain n’est pas une plume mais on dira de lui qu’il est une bonne plume par métonymie (la plume étant l’instrument qu’il utilise pour écrire). Personne ne boit de verre mais son contenu. Dans toute métonymie, on compte sur la compréhension figurée d’un énoncé qui littéralement serait absurde. Je ne vais pas manger la région du Cantal, mais un fromage qui vient du cantal.
        Ce qui est important dans ces figures rhétoriques, c’est que nous les comprenions immédiatement alors même qu’elles ne sont pas littéralement compréhensibles. Echanger des propos dans une langue suppose donc que nous « misions » inconsciemment et sans jamais « perdre » sur une entente se situant au niveau du sens figuré des images et des recoupements suscités par l’expression utilisée. Toute compréhension d’une métaphore ou d’une métonymie m’intronise comme membre à part entière d’une communauté linguistique. C’est comme s’il y avait un mot de passe secret dans tel énoncé et qu’en le relevant inconsciemment j’ai gagné le droit de me joindre aux autres.
        La fonction de ces figures est donc de fédérer des communautés autour de leur usage et aucunement de dire la vérité extérieure quant à ce qu’elles affirment. Si je dis que la pierre est dure, je ne dis pas la vérité de la pierre, je valide des assimilations métonymiques et métaphoriques, à savoir que le mot « pierre » vaut pour tous les échantillons minéraux et que « dure » regroupe toutes les excitations nerveuses de fermeté au toucher, que tous les prédicats peuvent être assignés à des sujets, à des substances par le biais de la copule « Etre ». « Dire la vérité », c’est finalement valider l’accord de tous autour d’une formulation qui fera consensus. Toute vérité de ce type est auto-proclamée. Si je dis que "la pierre est plus dure que la boue », je ne dis pas quelque chose d’insensé, ni d’inintéressant, mais ce sera toujours sur le fond d’assimilations métaphoriques (analogie) et métonymiques (contiguïté) que je l’aurai émise.
       
Toute « vérité » énonce  ce qui peut être dit d’une situation mais en aucune façon la vérité de ce qui, d’elle, est à vivre, de telle sorte que l’homme ne fait que vérifier des implications logiques entre des opérateurs de langage sans jamais en apprendre vraiment sur la vérité de ce qu’il vit dans son rapport au monde. Le langage situe ce que nous vivons sur un autre rapport en faisant valoir une relation de simple analogie entre ce qui est vécu et ce qui en est dit. C’est en ce sens qu’il y a illusion, parce que de la vie au discours, nous passons nécessairement du littéral au figuré et nous « comprenons », mais par « analogie » et aucunement par intuition directe de la situation. L’efficacité même de la compréhension repose sur ce décalage de dimension qu’opère la métaphore. C’est justement parce que le puissant n’est pas le loup que j’ai l’impression de comprendre ce qu’est le puissant par analogie avec le loup, et ce n’est pas totalement faux, bien sur…sauf que le puissant n’est pas un loup. Je dis que qu’il est vrai que les puissants sont des loups, au figuré, alors même que c’est littéralement « faux ». Nous pourrons exactement formuler le même raisonnement avec la molécule H2O: c’est justement parce que l’eau réelle n’est pas une formule que la formule m’en apprend un peu sur la réalité, mais nous nous laissons à oublier que la formule est la métaphore de l’eau réelle, exactement comme une pièce de monnaie dont nous oublierions qu’elle n’est qu’une monnaie d’échange et que nous assimilerions à du pur métal.        Mais la métaphore n’est pas seulement illusion, elle devient mensonge quand nous l’assimilons à ce dont elle n’est qu’une image, quand nous oublions le décalage dans lequel elle consiste, dans lequel elle installe toute activité humaine. Quoique l’homme puisse dire de la réalité, il ne le dira que « métaphoriquement », parce que le langage a pris une importance fondamentale dans son développement. C’est donc justement quand il croit dire la vérité qu’il dit autre chose, qu’il pratique autre chose que la vérité. L’oubli de la dimension métaphorique de son rapport au réel transforme sa vérité en mensonge et c’est inconsciemment qu’il ment et c’est aussi inconsciemment qu’il croit dire la vérité. La vérité, ou plutôt la croyance que l’on est dans le vrai, c’est l’inconscience de la métaphore. Le langage et son lot de conventions arbitraires entraînent inconsciemment l’homme dans un criblage conceptuel du réel qui lui impose de percevoir des identités là où ne s’effectuent que des dissemblances. Plus il travaillera au nom de la vérité de ces fautes assimilations, plus il s’enferrera dans le mensonge de l’arbitraire humain de ces classifications. Mais alors d’où vient le sentiment d’être dans le vrai ? De l’unanimité de la communauté, du troupeau, et seulement d’elle.
        Jusque là il n’y a pas d’instinct de vérité, parce que derrière ce terme se cache simplement ce devoir de ne pas s’écarter du troupeau. Il y a quelque chose qui tient du pléonasme dans la morale Kantienne quand elle impose de toujours dire la vérité par devoir. Il s’agit en réalité de faire son devoir par devoir, d’adhérer aveuglément et universellement à des concepts susceptibles de faire société, de ne jamais suivre la vérité de sa nature, pas plus que celle de la nature.
        Le paragraphe qui suit va introduire deux éléments fondamentaux dans la réflexion:
-  La référence explicite à la science
- La mention des métaphores intuitives qui implique leur opposition aux métaphores conceptuelles
       
L’acte de dénomination va petit-à-petit se charger d’une dimension morale, comme si le commandement de son adhésion avait à compenser le décalage métaphorique de son étiquetage. Il va devenir « respectable » de souscrire à la symbolisation des sensations par des noms. Imaginons une personne qui aurait lu ce commentaire de Gilles Deleuze sur l’intuition du Présent chez les Stoïciens: « Pour les Stoïciens, l’arbre n’est pas vert, il verdoie » (autrement dit, il y a toujours un biais par lequel le présent ne cadre jamais pleinement aux dénominations, l’arbre n’est pas simplement vert, il est dans cette mouvance, dans ce devenir chromatique) et qui donc émettrait une réserve sur la stricte application d’un qualificatif sur la couleur de l’arbre, il se verrait lui-même stigmatisé en tant que menteur. Puis va se mettre en place une succession anthropocentrique de réactions en chaîne au terme de laquelle de la dénomination à la morale puis de la morale à la connaissance, l’humanité suit un processus de dévitalisation consternant comme si plus nous nous éloignions de la sensation, plus nous progresserions vers la vérité.        Il faut « appeler les choses par leur noms », par quoi je gagne une respectabilité parmi mes prochains, ce qui va également me donner le statut d’être raisonnable, lequel est seul à même de se différencier des animaux en progressant de pallier de généralisation en pallier de généralisation jusqu’à l’abstraction pure du concept. Nous passons par métaphore de la sensation à l’image et de l’image au concept. « Il ne souffre plus de se laisser emporter par des impressions soudaines » signifie ici: « il ne supporte plus ». L’homme passe ainsi du réel au concept, du monde naturel au monde humain, de la métaphore intuitive, particulière, à la métaphore généralisante en croyant agrandir son univers quand, en réalité, il le restreint dramatiquement. Nietzsche ici ne fait ni plus ni moins qu’exposer les ravages de l’intelligence symbolique, ce qu’elle induit d’éloignement par rapport à la vivacité des premières métaphores intuitives (on peut penser ici à l’art et à la mythologie).
        Les métaphores conceptuelles sont des métaphores trop filées qui précisément perdent quelque chose de leur vivacité dans la longévité et la postérité de « ce filage ». Les métaphores poétiques ou mythologiques  gardent, au contraire, de ce tremblement provoqué par la rencontre du monde, l’impact physique et sensible avec la violence des éléments. C’est l’importance du schéma qui, selon Nietzsche joue ici un rôle décisif. A parti du moment où l’on passe de la première métaphorisation à la seconde, on entre dans la métaphore conceptuelle, celle-là même qui ne se sait pas métaphore ou qui l’oublie, qui donc se solidifie en se prenant pour une connaissance alors qu’elle n’est qu’une interprétation. Schématiser c’est franchir un seuil de symbolisation supplémentaire, c’est formaliser jusqu’à finalement ne plus entretenir le moindre rapport avec la réalité physique du monde, et c’est bien ce que font les mathématiques.
       
Nietzsche utilise alors l’image du colombarium. De quoi s’agit-il? D’un bâtiment funéraire composé de cases dans lesquelles on entrepose les urnes mortuaires où sont renfermées les cendres des défunts. Tout fait sens ici évidemment:
- La fonction nominale qui donne à chaque défunt sa case
- La superficialité de ces cases lisses et distinctes par le biais desquelles la science prétend rendre compte de la profusion confuse et dynamique de la nature (pensons à la table des éléments de Mendeleiev)
- La connotation mortifère du bâtiment en question qui rend compte de tout ce que le concept anesthésie, édulcorée et finalement tue de ce qu’il recoupe (comprend-t-on vraiment le vivant par la direction?)
Imposer une hiérarchie aux espèces de la même façon que les familles riches disposent de cases plus importantes, plus fleuries, etc.
        Il convient de ne pas oublier l’impact suscité chez Nietzsche par la lecture de Schopenhauer, surtout à l’époque où il écrit cette oeuvre (1873). Pour Schopenhauer, un vouloir-vivre cyclique, d’une force inouïe et chaotique anime à tout moment l’univers, lequel n’est finalement que le théâtre de ce déchaînement de puissances. On mesure bien ce que ce colombarium peut représenter de tentative illusoire par l’homme visant à se dissimuler à lui-même la violence de ce déferlement dans lequel il est pris, malmené, ballotté sans cesse d’une passion à une autre. Nous nous rassurons dans l’édification doublement métaphorique et froide de ce colombarium valant prétendument pour la nature afin de ne pas reconnaître l’efficience du vouloir vivre, et plus tard de la volonté de puissance (notion cette fois-ci pleinement nietzschéenne).
       
La référence finale au dé octogonal et osseux du concept n’a pas seulement pour but d’alourdir le rapprochement morbide avec l’ossuaire? Nietzsche y glisse déjà une nuance généalogique décisive. Avec ce colombarium nous atteignons le paroxysme de la métaphorisation, celle-là même qui se perd dans l’inconscience de ce qu’elle est. Mais, en réalité, elle est bel et bien la fille ou la petite fille des premières métaphores, celle de la tragédie, de l’art, de la mythologie. Le logos est fils de Mythos et si nous avions des yeux suffisamment aiguisés pour « voir », nous réaliserions que le concept et avec lui ce monument funéraire de la science est l’illusion née initialement de cette première métaphorisation par l’entremise de laquelle uns stimulation nerveuse est transformée en image. Déjà pointe avec cette filiation l’amorce de la réponse de. Nietzsche à la question qu’il s’est posée: l’instinct de vérité est à l’oeuvre dans les premières métaphores intuitives, mais il ne l’est plus du tout dans la science, du moins celle qui se déploie dans l’air confiné et délétère de ce colombarium. 

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