mercredi 18 mars 2020

Séance du 19/03/2020 CALM (Cours A La Maison) - 1ere 3: 1h

 
Bonjour,
        J’espère que vous allez bien et que cette nouvelle manière de faire cours vous convient. N’hésitez pas à me contacter si vous avez des remarques à faire ou des demandes par rapport à tel ou tel passage du cours. Je compte sur vous.
        Hier, tout en continuant à approfondir cette question des représentations du monde, nous avons abordé les différences entre cultures. Il faut que vous réalisiez bien que ce qui nous guide, c’est finalement cette idée qui ne cesse de se confirmer selon laquelle notre rapport au monde est marqué par l’interprétation (finalement beaucoup plus que l’explication - Peut-être vous souvenez vous de cette séance dans laquelle nous avions distingué ces deux notions. Même quand nous croyons expliquer, en fait nous interprétons. Ce que nous abordons maintenant, c’est le fait que nous interprétons avec des critères qui sont ceux de la culture dans laquelle nous sommes nés, culture qui nous a nourri)
        Or il existe peu de notions pour laquelle ces différences entre cultures soient plus problématiques et questionnantes que celle de la justice. Pourquoi? Parce que tout le monde croit posséder LA Justice alors que nous voyions bien qu’il existe plusieurs façons d’appliquer le droit.

   ⇒ ATTENTION:  Le droit n’est pas la justice: le droit c’est l’ensemble des règles qui sont imposées dans un pays pour maintenir la paix civile et empêcher la violence ou l’exercice arbitraire de la force par un citoyen ou un groupe de citoyen. La justice désigne l’idéal, la valeur au nom de laquelle on applique le droit. Nous obéIssons au Droit parce que nous le considérons comme juste. En philosophie, on interroge souvent ce rapport entre les lois (autrement dit le Droit) et la justice parce que parfois, nous avons le sentiment que les lois ne sont pas justes. Vous voyez bien la différence: le droit est ce qui s’applique et éventuellement ce que l’on fait appliquer par la force publique. La justice, c’est une valeur, c’est une norme assez ambiguë parce que nous nourrissons tous la prétention (parfaitement illégitime de savoir ce qu’est la justice, par exemple nous pouvons estimer juste de nous venger alors que la vengeance n’est JAMAIS la justice.

       
Pascal est un philosophe qui peut faire preuve de cynisme, voire d’une forme de « cruauté ». Se pourrait-il qu’une chose aussi importante que la justice puisse dépendre de conditions si hasardeuses, aléatoires que le détour d’un fleuve qui fait frontière entre deux pays? Nous devons lire ce texte en comprenant bien que son enjeu est assez effrayant: si effectivement, la justice n’est qu’une affaire de cultures et de différences entre les peuples, alors telle nation va accepter ce que telle autre nation va considérer comme un crime atroce. Je place délibérément la question dans sa problématisation la plus affûtée et la plus dérangeante: si la justice dépend vraiment de chaque pays, quel droit aurions nous d’aller dire à un Taliban qu’il est injuste de lapider une femme adultère? Nous sommes persuadés d’avoir raison en jugeant cet acte immonde, inacceptable (et c'est bien le cas) mais en vertu de quoi? Il faut lire ce texte en mesurant tout ce qu’il contient de gravité, d’implication philosophique et juridique « lourde ».

   
« Sur quoi fondera-t-il (1) l’économie du monde (2) qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier ? Quelle confusion ! Sera-ce sur la justice ? Il l’ignore. Certainement s’il la connaissait, il n’aurait pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays. L’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples. Et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les Etats du monde, et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien décide de la vérité. En peu d’années de possession, les lois fondamentales changent (…) Plaisante justice qu’une rivière limite. Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au delà.
        Ils confessent que la justice n'est pas dans ces coutumes, mais qu'elle réside dans les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard, qui a semé les lois humaines, en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s'est si bien diversifié qu'il n'y en a point (de générale).
    Le larcin, l'inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu'un homme ait droit de me tuer parce qu'il demeure au-delà de l'eau et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n'en aie aucune avec lui ?
    Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu. »
                                    Blaise Pascal - Pensées

(1)    Par ce « il », Pascal désigne l’être humain en général
(2)    Par économie du monde, il faut entendre la façon dont évoluent les affaires des hommes. Comment réguler tous les actes et évènements qui se déroulent ?

       
Question d’interprétation philosophique:  Pourquoi les hommes ne peuvent-ils pas fonder l’exercice du droit sur une conception universelle de la Justice?

        Nous pouvons suivre facilement le cheminement suivi par l’auteur pour soutenir qu’il n’existe pas aujourd’hui d’intuition universelle de la justice. Il part d’une question qui s’appuie en fait sur une nécessité: celle pour l’être humain de disposer d’un critère qui permette de réguler les actions de TOUS les hommes. Il faut qu’il existe une justice universelle parce que finalement c’est compris dans la notion même de Justice. Aucun citoyen n’obéirait aux lois s’il ne pensait pas qu’elles s’appuient sur un critère de la justice qui puisse valoir pour tous les hommes indépendamment de leur origine et de leur culture. Nous avons tous tendance à comprendre intuitivement le mouvement qui a inspiré la révolution française.
        L’idée selon laquelle tout être humain, du simple fait qu’il soit humain, a des droits est une idée qui résonne en nous. Mais précisément toute la question est de savoir si ce ne serait pas là aussi le fruit de « NOTRE » culture. Pascal ne peut évidemment pas prendre cet exemple (puisque la révolution française (1789) a éclaté un siècle, à peu prés, après sa mort (Pascal est mort en 1662).
          
            Donc l’exigence de justice est universelle est la réponse à cette exigence dépend des cultures. C’est bien cela qu’il affirme dans un second temps, lorsque évoque cette maxime générale de la relativité des conceptions du droit. Ce qui est universel finalement c’est que rien ne l’est. Ce que tous les hommes partagent, c’est que la justice est particulière à un peuple, à une culture. Dans une troisième partie, Pascal insistent sur l’opposition entre ce que les hommes confessent, affirment et ce qu’ils vivent réellement. Il nous faudrait obéir à des lois naturelles mais la vérité est que la coutume a tout bouleversé.
La toute dernière phrase du texte pose clairement cette ambiguïté: Pascal semble croire à l’existence de ces lois mais accusent l’homme (comme il le fait souvent) de ne pas en suivre assez fermement l’intuition, de préférer la raison à son intuition.
Résumons les parties:
1- La justice universelle peut-elle réguler les actions de tous les hommes?
2- Si c’était le cas, pourquoi existeraient-ils autant de conceptions de droits qu’il existe de peuples?
(Argument de facto, par l’observation de ce qui est)
3 - Il existe en nous la revendication d’une justice une, universelle et naturelle.
4- Mais la raison l’a corrompue (contre-argument de droit)

        Economie vient du grec Oïkos Nomos qui veut dire lois de la maison (oïkos). Nous vivons dans une maison qui est le monde et de même qu’au sein de toute famille, des règles plus ou moins explicites permettent à chaque membre du groupe, il faut à la maison du monde des lois appuyées sur un critère qui soit le même pour tous les hommes. Pour parvenir à cette gestion centralisée du monde, peut on s’appuyer sur la Justice?
        L’homme l’ignore, dit Pascal et il invoque alors une maxime, ce qui est ici très ambigu. Pourquoi? Parce qu’une maxime désigne justement ce que l’on suit, ce à quoi on se conforme. Le philosophe Emmanuel Kant parle de maxime de la volonté pour désigner le motif impératif que doit suivre notre volonté pour être une volonté « bonne ». Or ici la maxime est plutôt une règle qui visiblement ordonne, de fait, toutes les conceptions du droit qui s’instaurent dans tous les pays, à savoir qu’elles sont toutes différentes. Les hommes suivent davantage le tracé géographique des frontières plutôt qu’une nature une, unique et universelle.  La réalité stricte, constatable, c’est que les perses ont « leur » justice, que les allemands ont  « leur » justice, et que rien ne les unifie, ne les relie. Chaque culture fait sa propre justice e en fonction de ses moeurs, de ses mentalités, de son histoire, de sa religion, de ses traditions, de sa géographie.
        Rien ne devrait être moins relatif à une culture que LA justice et pourtant, tout n’est affaire ici que de lignes géographiques, de degrés de longitude, de latitude. « Plaisante justice qu’une rivière limite ». Pascal s’en donne ici à coeur joie dans l’invective, dans l’ironie. Ce serait faire preuve d’un singulier manque d’observation ou d’un idéalisme forcené que de ne pas prêter attention à ces variations subtiles qui aux détours d’un simple tracé, décident de ce qu’il est juste ou pas de faire.
        En philosophie, on distingue deux notions fondamentales: le droit naturel et le droit positif

        Droit positif                                                     Droit naturel
  Le droit tel qu’il s’applique                       L’intuition spontanée, naturelle du juste
        Dans un État                                                     Universel
        Code pénal                                                       Valeurs, idéal
        Acquis                                                                    Inné
        Evolutif                                                                Immuable
        Citoyen                                                                 Humain

            Dans notre pays, s’applique le doit positif, c’est celui qui se décrète, qui s’effectue concrètement, éventuellement par le biais des forces de l’ordre. Ce sont les décisions de justice qui se réalisent dans un tribunal. Le droit naturel, c’est l’intuition universelle de la Justice. Ce n’est pas du tout le sentiment subjectif et particulier à une personne que certains actes sont justes et pas d’autres (la vengeance n’est pas du droit naturel, elle n’est pas du droit du tout). Pour être clair, certaines décisions ou lois issues du droit positif peuvent sembler injustes aux yeux du droit naturel. Si les lois d’un pays sous l’influence d’une majorité extraite des urnes prennent des décisions contre les migrants, il se peut que nous les jugions injustes du point de vue du droit naturel, alors qu’elle sont légales. Le régime de Vichy a légalement édictées des lois et des décrits anti-sémites mais ce n’est pas pour autant qu’elles sont justes.
       
                  Nous percevons bien pourquoi cette distinction est fondamentale dans le texte de Pascal. On pourrait même dire que tout s’éclaire à partir de cette distinction. Quelque chose en nous se recommande du droit n naturel et pourtant l’observation des moeurs, des coutumes nous obligent à convenir du fait qu’il y a de multiples différences suivants les droits positifs au sein des États. Est-ce qu’un état a le droit d’édicter des lois qui vont à l’encontre de l’humanité du droit naturel? Oui évidement, c’est même pour cela qu’il est un état. Ne dit-on pas État de Droit?
        « Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes ». Les hommes avouent que la justice doit être universelle et pourtant nous ne trouverons aucune loi universelle qui puisse valoir dans le monde. Pensons, par exemple à ce qui, d’un côté de l’autre de la frontière de la Corée est autorisé là, interdit ici. « Le caprice de l’homme est tel » que les « usages » et les coutumes valident des comportements sur tel territoire et les interdisent sur tel autre, comme si tout n’était finalement qu’une question de lieu, comme si nous pouvions répondre à l’égard de telle ou telle question sur la légalité d’une action que « ça dépend où ».
        Dans un pays capitaliste, le vol réside dans le fait de voler quelqu’un qui possède un bien. Dans un pays communiste, le vol consisterait plutôt à posséder quelque chose. Est-ce le vol de la propriété d’un autre qui constitue un délit, ou la propriété elle-même?
        Pascal prend d’autres exemples: pourquoi peut-on tuer dans certains contextes ici (le sacrifice) et dans d’autres ailleurs (la guerre) et pas du tout encore ailleurs? Les guerres sont toujours l’occasion de mesurer le caractère dérisoire, hasardeux de la vie d’un homme. Quelque chose ici semble révolter notre raison. Il nous est vraiment difficile d’admettre ce qui pourtant parfois saute aux yeux, à savoir que la mort frappe aveuglément, sans qu’il y ait dans tout cela (la mort des uns, la survie des autres) le moindre sens, la plus infime trace de justice ou d’ordre. Et pourtant , c‘est dans la justice elle-même que nous trouvons la plus belle manifestation de cette absence radicale d’ordre, de cette absurdité suivant laquelle je peux me trouver dans l’obligation de tuer telle ou telle personne sans raison, simplement parce qu’elle est dans « l’autre camp » et que la vie nous a fait citoyen de deux nations en guerre à cause d’un litige probablement dérisoire.
        La toute dernière phrase du texte est vraiment importante, cruciale. Il y a « sans doute » des lois naturelles » dit Pascal. En d’autres termes, il est possible que le droit naturel existe ou plutôt ait existé, mais aujourd’hui, nous nous fions trop à une raison incapable de poser une universalité de Droit et, de fait, l’idée naturelle et universelle d’une justice qui serait applicable à tous est inopérante. C’est bien cette justice que l’idéologie des Droits de l’Homme a tenté d’instauré mais sans succès.

  
 ATTENTION: pour mercredi prochain répondez à la question suivante, à partir de l'explication du texte de Pascal (pas plus d'une dizaine de lignes):
Peut-on croire à l'existence du Droit Naturel?
Un grand merci à toutes celles et à tous ceux qui m’envoient des mails pour signaler la difficulté d’une phrase ou d’un passage. Cela m’aide beaucoup à rédiger les cours.
Gardez le moral et portez vous bien!
Je vous envoie cette petite phrase de Churchill qu’il peut être utile de méditer en ce moment: « Je suis optimiste parce que je ne vois pas bien l’utilité d’être autre chose! »

2 commentaires:

  1. Bonjour,
    Si je comprends bien mon droit naturel n’aurait pas été le même si j’avais été élevé avec une autre culture que celle que j’ai connu, ou bien dans un autre pays que la France ? En fait si on approuvait l’existence de ce droit et qu’on en accepterait l’application nous serions dans une sorte d’anarchie ? Nous serions dans un système où chacun règlerait ses affaires comme bon lui semble car il appliquerait son droit naturel ?
    J’ai l’impression que ce droit naturel est étroitement lié à la religion puisque si on suit les principes de la religion, il y a un être qualifié de tout puissant auquel se réfère des milliers d’autres êtres, mais cet être tout puissant aurait donc dicté ses « lois divines » et ses convictions d’après son droit naturel.
    Le droit naturel pourrait potentiellement exister cependant il ne pourrait pas être légitime puisque ce serait m’impliquer personnellement dans une décision (en raison de mon milieu social, de ma culture, de mon ethnie etc..)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bonjour,
      Si on acceptait le droit naturel, ce ne serait pas chacun qui ferait sa justice, pas du tout, ce serait la même justice parce qu’on aurait tous trouvé en nous ce fond d’humanité qui nous rassemble. Trouver le juste ce serait laisser s’exprimer en nous une universalité qui s’y trouverait nécessairement. On quand même tous envie de penser que « tuer un homme » est un acte qui nous fait horreur naturellement, intuitivement, indépendamment de notre éducation. Mais est-ce que c’est sûr?
      Si on pense que la droit naturel existe,alors ça veut dire que le Taliban n’est pas honnête avec lui-même, qu’il n’écoute pas suffisamment en lui son humanité, sa spontanéité, cette intuition qu’on aurait tous et qui nous dirait qu’il y vraiment des choses justes et d’autres injustes (et cela indépendamment de la culture dans laquelle on a été élevé). Soit on se dit qu’il y a quelque chose dans cette conception qui nous arrange et qu’en réalité le droit naturel est une fiction, une illusion à laquelle croient toutes celles et tous ceux qui veulent se cacher à eux-mêmes qu’en réalité il n’y a que des cultures qui nous donnent une certaine conception du bien et du mal en nous faisant croire que la notre est la seule alors qu’en réalité il n‘y pas de droit naturel mais seulement des droits positifs qui s’imposent à nous "de l’extérieur". Et à l’intérieur de l’homme, il n’y aurait rien. L’homme ne serait alors qu’une pâte à modeler sur laquelle tout s’imprime et à laquelle on peut faire croire n’importe quoi, comme l’idée qu’une femme adultère mérite d’être lapidée.
      Quand on comprend ça, on comprend le fond de cruauté de Pascal même si à la fin il dit que des lois naturelles ont sûrement existé. Ce qu'il veut dire, c'est qu'il n'est pas toujours bon de ne consulter que sa Raison.

      Supprimer