dimanche 15 mars 2020

Séance du 16/03/2020 - TL2 CALM (Cours à la maison) 1h: Explication de l'oeuvre de Nietzsche: "Vérité et mensonge au sens extra-moral"

    L’explication du texte de Nietzsche: « vérité et mensonge au sens extra-moral » portera sur la traduction de Nils Gascuel aux éditions Babel, telle qu’elle est retranscrite sur ce blog. Il convient de porter beaucoup d’attention au nouveau découpage (14§) et de toujours référer l’explication au paragraphe étudié, sans quoi nous aurons du mal à progresser (je vous ai envoyé personnellement cette nouvelle version par pronote). Je préciserai toujours le passage que nous sommes en train d’expliquer. Nous avions déjà (longuement) parlé avant les vacances, de la vie, de la philosophie de Nietzsche en général, du contexte de l’œuvre et nous avions déjà étudié le premier paragraphe qui décrit la fable des animaux intelligents.
        Avant de revenir un peu sur la notion de vérité et sur les autres notions concernées par cette œuvre, je souhaiterai vous en proposer un plan qui reprend le cheminement suivi par Nietzsche:

I) Problématique
1) Fiat Fabula (§1)
2) L’intellect (§2)
3) « L'intellect, instrument des instincts » (§3)

II) Vérité et Langage
1) Le mensonge (§4)
2) Métaphore et conceptualisation (§5, 6)
3) Le colombarium des métaphores conceptuelles (§7,8,9,10)
   
III) L’instinct de vérité et le voile de la nature
1) Le « besoin » de la science (§11)
2) Mythos / Logos - Art / Science - Rêve / Réalité (§12, 13)
3) Le Tragique et le Stoïcien (§14)

        Il faut bien comprendre que Nietzsche n’a pas encore trente ans quand il écrit cette œuvre (qui ne sera pas publiée de son vivant). Mais nous retrouvons déjà une méthode qui porte la marque de ce philosophe, à savoir la généalogie (faire l’historique d’une notion: comment, quant et pourquoi est-elle apparue dans l’évolution de l’homme). Il peut sembler étrange de s’interroger sur la vérité mais finalement il est bien plus étrange de ne jamais nous poser de question à son sujet, comme nous le faisons. D’où vient que nous cherchions le vrai, que nous en fassions une valeur, un devoir (comme Kant)? Nietzsche a besoin de contextualiser cette question, de la détacher de ce qu’elle pourrait avoir de partial, d’arbitraire, au sens de seulement « humain ». C’est pour cela qu’il a recours à cette fable qui nous situe de « très loin », comme s’il élargissait démesurément l’objectif au lieu de le focaliser sur l’homme. Vu de très, de très haut, nous sommes ces animaux intelligents qui avons inventé « 5 minutes de connaissance » dans l’éternité silencieuse du cosmos.
        L’intellect est pour l’homme ce que la mâchoire est au tigre: son moyen de se défendre et de se conserver. Il y a dans la vie en elle-même de la dissimulation, du travestissement comme nous le prouvent de nombreux phénomènes naturels, mais chez l’homme, cette faculté à tromper et à être trompé atteint son point le plus haut. C’est cela qui rend inconcevable chez l’être humain, le développement « d’un instinct de vérité », et pourtant il semble bien que nous en détenions un puisque nous ne cessons de chercher la vérité, ou en tout cas de dire que nous la cherchons. Il faut bien comprendre ici que Nietzsche, en fait, réalise deux mouvements:
- Le premier sera un travail de dévoilement: ce que nous appelons « vérité » est en réalité « accord », « consensus ». Il faut que les hommes s’entendent sur des principes, sur des conceptions, sur des interprétations dont ils diront qu’elles sont des vérités pour constituer un « groupe », une humanité fédérée. Cette vérité finalement sera moins « vraie » qu’ « utile ».
- Le second sera un travail de « détection », de symptomatologie au sens médical du terme. De quoi cette obsession pour la vérité est-elle le symptôme? Qu’est-ce qui se cache derrière cette névrose du vrai? N’y aurait-il pas quelque chose de plus instinctif, de plus vif, de plus premier derrière ce concept un peu frelaté du vrai?
        D’où nous voyons bien que dans les trois premiers paragraphes, Nietzsche finalement pose une problématique (et la fable nous dit d’où il la pose, à savoir d’une perception de l’univers qui rejette tout anthropocentrisme, c’est-à-dire toute vision seulement humaine de la vie, du monde - Jusqu’à quel point l’homme peut-il aller dans la tentative de saisir la vie par elle-même, et non au travers d’un crible qui serait seulement humain): d’où vient l’instinct qui porte l’homme à chercher la vérité? (§ 1 à 3)
        Dans le § 4, Nietzsche fait le premier pas vers cet instinct. Pourquoi est-il « mal » de mentir? Parce que cela porte tort à la communauté, mais littéralement: à l’effet de communauté de l’humanité, autrement dit, au fait que les hommes aiment vivre en troupeaux et que le menteur prote préjudice à cette dynamique de groupe, puisque il brouille le rapport entre ce qui est et qu’il dit qui est. Mais on voit déjà poindre la critique de Nietzsche à savoir que le langage ne dit jamais exactement ce qui « est ». Le langage crée une vision du monde généralisée et exclusivement humaine, donc fausse en un sens (elle ne saurait valoir comme la seule interprétation). Donc en réalité, ce que la morale reproche au menteur ce n’est pas tant de mentir sur ce qui est que de ne pas se rallier à la vision commune d’une vérité qui en réalité décrit cet arbitraire sur le fond duquel les hommes ont décidé de s’entendre.
        Dans les § 5 et 6,  Nietzsche va beaucoup approfondir son travail de généalogie en plaçant le langage au premier plan de ce processus de travestissement par le biais duquel l’homme cherche une vérité qui est déjà un mensonge. Que se produit-il réellement? Des sensations, des excitations: nos nerfs capteurs éprouvent un « choc » (un son, une odeur, un contact, etc.) et nous nous représentons immédiatement la cause de ce choc. Déjà ici, il nous faut être vigilant sur le fait que ce passage du choc sensible à l’image de sa cause est une métaphore, c’est-à-dire une transposition. Ce n’est pas du même ordre:il est sûr qu’il y a une sensation, mais que l’image que je me représente comme cause de la sensation soit correcte, adéquate, exacte c’est déjà une interprétation du phénomène. Et puis il y a un deuxième effet de métaphorisation, c’est celui par lequel nous donnons à cette image un nom, un symbole sonore ou graphique. Métaphoriser une réalité, c’est la transposer dans une autre dimension et faire valoir entre elle et cette image « autre » une relation d’analogie (« Cette faucille d’or dans le champs des étoiles » pour la lune: Victor Hugo transpose la lune dans un autre domaine, celui de l’outil, et on fait valoir une analogie sur la forme géométrique).
        De ce fait nous comprenons mieux ce que c’est qu’un concept, une idée générale: elle est comprise dans ce procédé de métaphorisation. Quand je dis de plusieurs formes végétales qu’elles sont des « feuilles », je les rassemble toutes sous l’étiquette d’un terme: « LA feuille », comme si la feuille existait alors qu’aucune feuille n’est jamais strictement identique à une autre ».
         
Dans les § 7,8,9,10,  Nietzsche va finalement situer la Science dans ce travail inconscient de métaphorisation par le biais duquel, sous l’influence du langage, l’homme construit des étiquettes, des catégories complètement abstraites, arbitraires et fausses sous lesquelles il va construire une certaine vision du réel. C’est justement quand on croit émettre les propositions les plus rigoureuses qu’en réalité on caricature le plus une nature toujours mutante et dissemblable, d’où  l’image du Colombarium, c’est-à-dire d’une espèce de mobilier à cases (le colombarium est ce bâtiment dans lequel on range les urnes funéraires qui contiennent les cendres des défunts). Le scientifique fait des tables d’éléments et pense mieux comprendre ce dont, en réalité, il s’éloigne (en réalité, il y a bien quelque chose de cette classification, de cette « mise sous étiquettes » de la nature qui nous fait comprendre certaines choses de la nature, mais Nietzsche critique le caractère anthropocentrisme de cette catégorisation qui croit progresser dans le vrai quand il ne s’agit que d’une métaphorisation du réel).
        On passe ensuite à la partie II. Nietzsche revient au langage comme origine première de la science de cette métaphorisation de la nature en concepts qu’opèrent notamment la science (mais pas seulement elle - C’est elle qui va le plus loin dans le symbolisme abstrait, mathématique). Nous avons besoin de cette métaphorisation arbitraire du réel par la science parce qu’autrement, nous serions en prise avec la violence d’une vérité de toute autre nature: absurde, chaotique, brute. (§11)
        C’est ici qu’il faut saisir toute l’ambiguïté de la pensée de Nietzsche: nous avons besoin de nous réfugier dans cette conceptualisation mais en même temps, elle nous éloigne d’une métaphorisation plus vive, plus intense, plus originelle, première: à savoir celle des mythes et de l’Art. Nietzsche réfute la distinction claire et définitive de la veille et du rêve. C’est peut-être faire preuve de davantage de lucidité de donner du crédit au rêve, notamment dans le mythe, plutôt que d’adhérer à la veille d’un réel désenchanté comme le fait la science. (§12)
        Finalement le seul moyen pour l’intellect humain de parvenir à une vérité, c’est de s’accepter tel qu’il est, à savoir un maître du travestissement. Nietzsche opère clairement une distinction fondamentale entre les métaphores intuitives (mythologie, Art, Tragique, Création) et les métaphores conceptuelles (science, Stoïcisme, philosophie rationaliste) (§13)
        Il termine par une opposition de caractères, de figures philosophiques: le Tragique et le Stoïcien. Le premier vit pleinement, spontanément les bonheurs et les malheurs. Le second fait semblant d’être impassible et fait preuve d’abnégation dans les épreuves les plus difficiles. Il se réfugie dans son manteau quand il pleut, sans se plaindre du temps. Nietzsche est ici très ironique: le Stoïcien ne se rend pas comte qu’il est victime de l’aptitude au travestissement de l’intellect. Il est victime de cette disposition naturelle de la vie à la dissimulation. Nous venons de décrire le fil suivi par l’auteur pour trouver l’origine instinctive de notre recherche du vrai.


⇒ ATTENTION: Pour optimiser le cours à la maison, je poserai de temps à autre des questions qui porteront sur le contenu de la séance (c’est comme si j’interrogeai un élève sauf que là, j’interroge TOUS les élèves). Répondez-moi individuellement via Pronote, avant demain. Vous verrez que ce sont des questions faciles. Voici les questions du jour (pas plus de 10 lignes par question):
1) Quel est le but poursuivi par Nietzsche dans cette œuvre?
2) Quel est le rôle joué par le langage dans la recherche humaine de la vérité, selon lui?
3) Donnez des exemples du processus de « double métaphorisation » décrit par Nietzsche dans le §5. Qu’est-ce qu’une métaphore?

(Si vous avez des questions concernant cette séance, utilisez, s'il vous plaît, la rubrique "commentaire" qui me permettra d'envoyer des réponses collégiales lisibles par tous. Cela nous fera gagner du temps à tous. Merci d'avance et à demain)

9 commentaires:

  1. Et oui des questions dès le lundi matin... 😅
    Je pense avoir bien compris le premier cours sur le texte mais quelques petites choses restes à éclaircir.

    Donc si j'ai bien compris, Nietzsche à besoin de contextualiser l'idée de vérité car on s'interroge peu dessus et c'est pour ça qu'il a recours à la fable du début du texte

    Ensuite, l'intelligence est un peu le moyen de survie de l'homme (réf à la mâchoire du tigre). Par contre c'est là que je me demande quel rapport il y a entre la mâchoire du tigre et la faculté de dissimulation. Il y a t il un rapport ou est ce juste une transition ?

    Du coup j'ai fais ma propre interprétation... Je me suis dis que vu qu'on doit être intelligent pour survivre, cette intelligence nous permet aussi de tromper (d'où la dissimulation) et donc comme on peu tromper, l'idée "d'instinct de vérité" nous est inconcevable mais pourtant on en a quand même un.
    Est ce que mon point de vu est le bon ?

    Sinon les deux mouvements qu'il réalise et l'analyse paragraphe par paragraphe me semble clair

    Merci beaucoup pour votre aide et votre investissement en ce temps complexe...

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    1. Voici ma réponse:
      J’apprécie votre réactivité.
      Pour la vérité, c’est ça: nous partons tellement du principe que la vérité est" là », qu’elle est une valeur que nous ne réalisons pas tout ce qui en elle tient plutôt d’un accord entre les hommes que d’une authenticité véritable. Donc, c’est comme Nietzsche prenait un recul délirant, incommensurable en photographiant les hommes à partir de….L’univers, mais c’est presque pire encore d’une sorte de "hors l’univers" (qui évidemment n’existe pas. Situons l’homme dans l’univers: il n’est vraiment pas grand chose et surtout comparons l’homme dans l’univers avec ce qu’il croit être dans l’univers (à savoir un savant, un « connaisseur" de l’univers et c’est encore pire. C’est ça la recontextualisation.
      Votre question sur l’intellect: l’homme n’est pas naturellement fort, donc il utilise l’intellect comme une arme. Le tigre a comme défense naturelle ses griffes et sa mâchoire, nous notre arme de défense c’est l’intellect, mais c’est une arme tellement trompeuse qu’elle se révèle à double tranchant pour nous. Nous nous trompons sur nous mêmes quand nous croyons connaître l’univers. L’intellect est une arme de dissimulation: elle fait illusion mais nous ne nous en rendons pas compte.
      L’intellect est une arme qui nous permet de tromper et d’être trompé. Qu’il y ait derrière notre recherche de vérité, un instinct, effectivement nous ne nous en rendons pas compte non plus. Il faut faire la généalogie de cette recherche et nous trouverons sûrement un instinct. On verra que dans un premier temps, ce sera l’instinct de conservation, mais il n’y pas que celui-là.
      Ai-je répondu à vos questions? N'hésitez pas à me demander d'éclaircir si nécessaire.
      Bonne journée à vous et à demain

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  2. "Donc en réalité, ce que la morale reproche au menteur ce n’est pas tant de mentir sur ce qui est que de ne pas se rallier à la vision commune d’une vérité qui en réalité décrit cet arbitraire sur le fond duquel les hommes ont décidé de s’entendre." Je n'ai pas bien compris cette phrase; qu'est-ce que la morale reproche au menteur finalement?

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    1. Bonjour,
      j'aimerai bien savoir à qui je réponds (donnez moi simplement votre prénom)
      On reproche au menteur de ne pas dire la vérité mais nous ne nous rendons compte que ce que nous appelons vérité n'est qu'un accord entre les hommes. Nous nous sommes mis d'accord pour appeler "rouge" cette couleur, mais en réalité cette appellation ne nous dit rien de la vérité pure, brute de cette couleur. Quand le menteur ment il rompt un accord, un pacte mais il ne dit pas nécessairement quelque chose de faux sur la couleur. Dire que le coquelicot n'est pas rouge revient surtout à se mettre à part, à ne pas adhérer au pacte scellé entre les hommes pour appeler rouge cette nuance chromatique.
      J'espère avoir répondu à votre question

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    2. c'est DARLEEEEEENE, bonjour :)

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  3. Bonjour Darlèèèèèène,
    J'espère que tout va bien pour vous. N'hésitez pas à me poser toutes les questions que vous jugez utiles. Cette rubrique tient lieu de dialogue.
    Bonne journée à vous.
    A demain

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  4. "Métaphoriser une réalité, c’est la transposer dans une autre dimension et faire valoir entre elle et cette image « autre » une relation d’analogie"
    qu'est-ce qu'une relation d'analogie?

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  5. Victor Hugo écrit pour désigner la lune:"Cette faucheuse d'or dans le champs des étoiles". Il se place dans un autre ordre que celui du système solaire, donc c'est une autre dimension et il pose un rapport d'analogie, c'est à dire de similitude la forme de la faucille et la forme de la lune.
    La métaphore est toujours une image qui a quand même un rapport de similitude avec la réalité que l'on veut désigner.

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