mercredi 4 mars 2020

Vérité et mensonge au sens extra-moral de Friedrich Nietzsche - Explcation 2 (suite et fin)

  
« Mais à l’intérieur de ce jeu de dés….avec les choses mêmes; (§8):   Nietzsche approfondit sa comparaison entre le concept et le dé. Qui oserait en effet prétendre, en jouant aux dés, qu’il met à jour une vérité authentiquement « universelle », au sens de « venant de l’univers » (cette acception est importante: mesurons notre anthropocentrisme à l’étroitesse de sens que nous accordons habituellement à la notion d’universel, notamment chez Emmanuel Kant - Universel signifie valable pour tous les hommes, en tout lieu, et tout temps, comme si l’univers se limitait à un consensus humain).  Nous jouons aux dés, additionnons les chiffres tombés et désignons le vainqueur d’un tour en fonction du jeu, mais à aucun moment, quoi que ce soit de vrai « en soi » n’a été révélé. C’est exactement la même chose pour « la science », car même si le terme n’a pas encore été écrit, c’est bien elle qui est la cible des attaques Nietzschéennes depuis le paragraphe précédent. Nous établissons la table des éléments de Mendeleiev, c’est-à-dire posons l’efficience d’ « unités », d’éléments dont pourtant nous ne faisons jamais l’expérience isolément dans notre rapport direct avec la nature, puis nous faisons valoir des rapports mathématiques entre ces éléments, comme on joue aux dés. Nous en tirons alors des conclusions qui valent indiscutablement « pour nous, humains », mais pas dans la nature, indépendamment de nous. Nous ne sortons donc jamais vraiment du colombarium.

        C’est exactement ce que nous faisons, par exemple, en géographie, lorsque nous divisons notre planète en parallèle et en méridien. Cela nous permet de repérer rapidement un point dés que nous possédons ses coordonnées. Dire que ce découpage est « utile » est absolument évident, indiscutable, dire qu’il est « vrai » est faux, tout simplement. C’est pourtant ce type de confusion entre le pratique, le nécessaire d’un point de vue humain et la vérité « objective », « exacte » que nous commettons continuellement sans nous interroger le moins du monde sur la nature anthropomorphique ce cette supposée vérité.
      
La référence aux étrusques et aux romains est évidemment à analyser avec précision, principalement parce qu’un rapprochement entre science et religion y est explicitement suggéré, lien fondamental pour Nietzsche (Dieu, mort, remplacé par la religion). Au-delà de leurs différences, quelque chose, en effet rapproche ces deux pratiques: le sens de la délimitation, de la découpe. Le fait religieux se définit en effet, pour tous les philosophes s’étant penché sur ce « phénomène », sur la distinction entre le profane et le sacré (ici tu pries, ici tu « vis »). Etre religieux, c’est d’abord considérer qu’il y a des lieux sacrés dans lesquels tout n’est pas permis: l’église, le temple, l’espace rituel. Voilà pourquoi Nietzsche insiste sur « l’extrême clôture » des temples étrusques, et c’est bien cette référence qui suivra son cours dans la mention de la « cathédrale conceptuelle ». L’esprit scientifique et religieux est très soucieux de limiter, de diviser, de « diagnostiquer », au sens étymologique (connaître en divisant). Finalement l’être humain connaît en divisant ce qui se réalise en se confondant.
        Il convient ici d’expliquer précisément ce passage où quelque chose de fondamental se dit contre la science, ou plutôt (car le propos de Nietzsche n’est pas de stigmatiser la science mais la croyance selon laquelle elle dirait « la vérité »). Imagions un étudiant en biologie qui lirait dans un ouvrage scientifique un chapitre consacré à la coagulation alors qu’il vient juste de se couper. Tout en apprenant que ce qui se passe directement sur sa peau a rapport à l’homéostasie et qu’un caillot de fibrine est en train de se former sur le facteur tissulaire pour stopper l’hémorragie. Un « clou plaquettaire » se constitue immédiatement per le biais duquel les plaquettes du sang vont lancer le processus de coagulation avant que les protéines plasmatiques ne s’activent contribuant ainsi à renforcer le clou plaquettaire. Quelque chose de cette description nous éclaire indiscutablement, en nous faisant pressentir l’extrême complexité de notre épiderme, de son pouvoir naturel de « réparation » ainsi que celui du sang. Mais il faut bien reconnaître que ce que l’étudiant comprend « dia-gnostiquement », séparément, c’est-à-dire par ce préalable de la distinction des forces, des actions et des éléments qui s’activent sur sa coupure, c’est exactement ce qui en réalité ne s’effectue pas distinctement, mais syncrétiquement. Or nous savons bien que l’étudiant va allègrement franchir le pas qui sépare la compréhension humaine et divisée d’un phénomène biologique avec son déroulement effectif, réel et a fortiori, que ses professeurs vont confirmer cette erreur en lui donnant une très bonne note s’il fait comme si la description de tous ces éléments et termes compliqués lui avait donné la connaissance réelle du phénomène alors même qu’en fait il a assimilé tout ce qu’un homme pouvait comprendre du phénomène.
      
 Et c’est ainsi que se diffuse dans une société d’hommes savants et d’hommes tout court cette certitude parfaitement illusoire selon laquelle l’homme comprend la nature grâce à la science. Cette discipline peut se définir comme une métaphore éclairante de la nature, mais absolument pas comme une vérité.  Ce qui s’est produit c’est le flux d’un devenir au gré duquel un épiderme contusionné a oeuvré pour se renfermer, et ce devenir reste obscur à l’esprit humain qui peut bien s’en faire une image, une « re-présentation » instructive mais aucunement « dernière », ni même conforme à ce qui s’est effectivement produit. Ce flux d’un devenir qui suit continuellement son cours dans la nature est exactement ce qui explique les notions d’ « eau courante » ou de « vague », telles que nous les retrouvons dans le paragraphe. Et il convient de noter que les termes élogieux utilisés par l’auteur ne sont probablement ironiques, en tout cas pas seulement, car c’est vraiment un tour de force que d’avoir construit ce colombarium figé, froid, immuable comme les pyramides d’Egypte sur la base d’une réalité aussi profondément fluide, dynamique, mouvante. C’est, reprend Nietzsche, comme une toile d’araignée suffisamment rigide pour résister aux coups de vent soufflant sur les brins d’herbe qu’elle relie par sa texture. De fait, « ça tient » mais non pas par sa vérité, plutôt par sa cohérence interne et close sur elle-même. C’est précisément parce que ce jeu de métaphores conceptuelles se maintient hors du réel et dans le maillage très resserré de rapports mathématiques étroits que nous le croyons capable de nous révéler la vérité pure des phénomènes naturels, alors même que les présupposés métaphoriques des termes et des notions utilisés nous situent d’emblée dans une autre dimension que celle de la réalité.
        L’intellect est une arme qui fonctionne à plein dans ce jeu de dupes de la conceptualisation du réel telle qu’elle s’effectue dans la science. Nous ne nous rendons pas compte que nous défendons becs et ongles quelque chose: notre cohésion, notre unité, une sorte d’aveuglement commun qui acquiert une très forte légitimité et crédibilité sociales du fait même que la connaissance qui s’y déploie fonctionne exactement comme un alibi. Nous sommes toujours dans le rêve de l’enfance humaine prématurée qui s’auto-suggère qu’il est fort, qu’il comprend la nature, qu’il construit un règne triomphant, conquérant, pénétrant les plus subtiles arcanes de la vie. Ce qui est admirable dans ce rêve, c’est de voir le mal que nous nous donnons pour le faire tenir sur « rien » (le vent est toujours susceptible de crever la toile), de mesurer la force de cet intellect qui nous convainc que nous comprenons mieux la nature quand nous ne faisons que nous enferrer dans les illusions dont le but caché est purement et vitalement notre simple conservation.
      
L’abeille aussi construit des cellules assez proches de celles d’un columbarium mais elle le fait à partir de ce qu’elle trouve dans la nature alors que ce vaste édifice mortuaire est bâti à partir de notre intellect humain, sans aucun apport extérieur. Il ne le pourrait pas, sous peine de révéler l’imposture dans laquelle il consiste. Nietzsche utilise alors deux exemples donnant parfaitement idée de ce jeu de dupes dans lequel la science consiste à ses yeux. Si l’on cache un trésor dans un buisson et qu’on l’y retrouve, il n’y rien dans tout cela de vraiment remarquable ou étonnant et l’homme de science ressemble un peu à cet étrange chercheur de trésor qui ne trouverait que ce qu’il a fait semblant de se cache à lui-même. Il est, en effet assez logique, qu’une fois l’écoulement du sang nommé « hémorragie », l’action des plaquettes désignée sous l’appellation « clou plaquettaire » et ainsi de suite, on finisse par penser que l’on a tout compris de la coagulation, mais en vérité on s’est dissimulé à soi-même l’action dynamique et conjuguée d’éléments multiples et on fait semblant de la retrouver comme la mise en relation d’éléments distincts, ce qu’ils ne sont précisément pas dans le syncrétisme de ce qui fait la coagulation.
        En marge de la dénonciation Nietzschéenne de la pensée conceptuelle qui atteint probablement ici son apogée, il convient de relativiser la violence de son attaque: la précision du vocabulaire et des recherches scientifiques ne nous laissent pas aussi démunis, ignorants de ce qui se passe dans l’émergence du phénomène. Cette conceptualisation ne cesse jamais de se perfectionner, de relever l’influence d’agents de plus en plus discrets, indétectables à l’oeil nu, dans tous ces phénomènes. Il y a sans conteste un voile d’ignorance qui se lève continuellement dans les progrès de la science. Mais en même temps demeure le fond de la critique nIetzschéenne qui, lui, demeure efficient, à savoir que nous ne pouvons pas établir avec certitude que nous avons progressé dans la vérité du phénomène naturel. Où avons-nous progressé alors? Dans « notre » connaissance », dans le processus de métaphorisation de ce que NOUS pouvons penser, en tant qu’humains de ce qui se passe naturellement.
      
L’homme pose (impose) la définition des mammifères puis affirme que le chameau est un mammifère, ce qui est « vrai » si nous consentons à ce que LE mammifère soit, et à ce que LE chameau soit, ce qui est discutable puisque aucun chameau n’est exactement un autre chameau et a fortiori puisque les mammifères sont tous différents non seulement en tant qu’individus mais aussi en tant qu’espèces. La notion même de mammifère insinue une coupe transversale cohérente et légitime dans cette totalité des espèces animales, mais elle n’est qu’une interprétation, qu’un axe de recoupement tout aussi cohérent qu’un autre. On peut « s’amuser » à faire valoir tout un jeu de différences et d’assimilations à partir de cet axe, cela n’en restera pas moins une interprétation humaine d’une réalité naturelle assez chaotique. L’homme alors ne « comprend » rien mais crée de toutes pièces des métaphores lui permettant de saisir par analogie certains traits de cette réalité. Il bâtit des théories dont le critère n’est pas la vérité de la réalité étudiée mais la cohérence extrême de la théorie qui l’étudie, de telle sorte qu’il ne s’extasie jamais devant autre chose que la rigueur de sa logique interne, laquelle n’est elle-même qu’une interprétation possible des phénomènes naturels. « Celui qui recherche de telles vérités ne cherche au fond que la métamorphose du monde dans les hommes, il se bat pour une compréhension du monde en tant que chose humaine, et conquiert, dans le meilleur des cas, le sentiment d’une assimilation »  La métamorphose du monde dans les hommes: le scientifique métaphorise (méta-phore: porter au-delà) une métamorphose (méta-morphe: au-delà des formes), mais il ne perçoit dans son travail qu’un seul « méta », le deuxième, celui de la métamorphose, croyant ainsi rendre compte des transformations, par exemple de la coagulation, sans s’apercevoir qu’il le fait au travers du premier, celui de la métaphore. La métamorphose est elle-même métaphorisée, « portée au-delà », dans une autre dimension avec laquelle elle entretient certes un rapport d’analogie mais sûrement pas d’assimilation. Et c’est exactement de cette façon qu’il pense avoir eu accès au phénomène « même » alors qu’il n’a jamais travaillé que sur une image « Autre ».
      
 « L’homme est la mesure de toutes choses » est la thèse défendue par Protagoras, le sophiste, dans le dialogue de Platon: le « Théétète », selon laquelle il convient de ramener toute connaissance à la sensation que l’homme peut en éprouver, thèse à laquelle Socrate évidemment s’oppose. Il ne fait aucun doute que Nietzsche se situe davantage par rapport à cette question, du côté de Protagoras, en en général des sophistes, plutôt que de celui du Socrate de Platon. Alors pourquoi utilise-t-il ici cette citation dans une visée plutôt péjorative et polémique? Parce que ce qui prévaut ici est finalement moins la thèse elle-même que la conscience que le chercheur peut en avoir, ou pas. Son procédé réel est de prendre l’homme comme mesure de toutes choses, mais sans se rendre compte qu’il le fait.  C’est ainsi que l’astronome porte sur les étoiles un regard exclusivement soucieux d’y lire le destin des existences humaines. Nietzsche semble ici confondre l’astronome avec l’astrologue, ce qui pose question, car les scientifiques sont aujourd’hui les premiers à se défendre contre certaines tentatives (heureusement vaines) de l’astrologie à se faire reconnaître en tant que science. Probablement Nietzsche se situe-t-il ici à un niveau historique, et il convient de ne pas négliger qu’il n’a pas encore utiliser le vocable de « Science ». De fait, les hommes ont très vite poser sur le ciel un regard très anthropocentriste, voire égoïste. L’homme étant la mesure de toute chose, on doit pouvoir se voir, se reconnaître et finalement se pressentir au coeur des aléas même de sa propre existence dans ce miroir à ciel ouvert que serait finalement la voûte céleste elle-même.   
        La portée de cette citation est donc à reformuler: « l’homme se prend pour la mesure de toutes choses » comme si ces choses étaient simplement posées distinctement devant lui. Nous en sommes restés à ce critère de la vérité que l’on trouve chez Descartes de « l’idée claire et distincte. »: « la connaissance sur laquelle on peut établir un jugement indubitable doit être non seulement claire, mais aussi distincte. J'appelle claire celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif ; de même que nous disons voir assez fort, et que nos yeux sont disposés à les regarder ; et distincte, celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres, qu'elle ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut. »
        Mesurons à quel point cette définition de l’idée vraie selon René Descartes est anthropocentriste: Une connaissance est vraie quand nous pouvons la concevoir clairement et distinctement, c’est donc dans la clarté de la représentation de l’objet que l’homme peut concevoir que se situe l’effectivité de sa vérité. Cette « vérité » prête totalement le flanc à la critique de Nietzsche ici, dans la mesure où elle fait consister la vérité dans le rapport entre l’objet et l’esprit humain, procédé par lequel l’homme va chercher derrière le buisson le trésor qu’il y avait déposé.
      
C’est précisément sur cette notion de distinction qu’une fois de plus il faut insister, car la nature ne se manifeste aucunement à nous comme un objet mais bien comme une réalité dans laquelle nous sommes confondus et immergés.  En 1835, Auguste Comte, dans son cours de philosophie, affirme: “nous ne saurons jamais étudier, par aucun moyen la composition chimique des étoiles”. Il se trouve que c’est à la même époque que l’astrophysique a pu pourtant établir clairement que le soleil et les étoiles étaient composés d’Hydrogène et d’Hélium.  Or il est très révélateur de situer Nietzsche par rapport à ce cruel démenti du philosophe français par l’astronomie, car il se situerait ni du côté de l’un ni du côté des autres. Auguste Compte a donné naissance au courant positiviste, courant selon lequel le travail de la science est de servir l’homme, de lui donner une emprise effective sur le monde et de favoriser ainsi les progrès de l’homme. On mesure, rien qu’en le formulant, l’amplitude du désaccord fondamentale entre le positivisme et les thèses Nietzschéenne. Elles se situent aux antipodes l’une de l’autre puisque le positivisme revendique un anthropocentrisme forcené. Pour autant la composition chimique des étoiles par l’astrophysique ne convainc que moyennement le philosophe allemand. Cette composition aussi éclairante soit-elle nous apporte des éléments sur ces étoiles mais aucunement leur vérité. Ce qui est plus intéressant encore consiste à pointer que l’hydrogène est également ce qui se retrouve dans le corps humain dans une proportion de 10%. L’univers le plus éloigné est ce « dans quoi » nous sommes constitués, et non un objet de science. Si extériorité il nous faut conquérir, c’est dans l’humilité de notre immersion au sein d’un univers qui nous dépasse, nous compose et suit son cours indépendamment de nous. Pour ce faire, les métaphores premières de la tragédie et de la mythologie nous sont aussi utiles que les métaphores secondes et conceptuelles de la science.



    Seul l’oubli de ce monde métaphorique….légitimité exclusive de cette métaphore (§9):  Nous suivons les thèses Nietzschéennes jusqu’à leurs principes fondamentaux, car dans cette remise en cause des métaphores conceptuelles de la science, se profile une perspective bien plus radicale encore: l’affirmation de la nature esthétique entre l’excitation nerveuse et l’image que nous en concevons. En d’autres termes, le fait que nous passions immédiatement et comme automatiquement de la sensation de la piqure à l’image de l’aiguille est « accessoire », ou du moins gratuite, en tout cas absolument pas nécessaire. Il n’existe aucune relation de causalité entre l’aiguille et la piqure. Comment peut-on dire ça? Une telle affirmation ne peut que nous sembler profondément délirante, inexacte, incompréhensible, car nous n’éprouvons jamais de sensation sans immédiatement lui assigner la cause qui explique à nos yeux que nous la ressentions. C’est exactement la raison pour laquelle nous dissocions toujours le sujet affecté et l’objet qui l’affecte, en l’occurrence l’aiguille. Mais c’est justement en cela que nous nous trompons, et si jusqu’à maintenant l’insistance de Nietzsche à pointer le rapport fondamentalement métaphorique de l’homme à la réalité nous semblait envisageable voire cohérent, il nous convient de le suivre jusqu’à ses conséquences les plus dérangeantes pour notre santé mentale et nos conceptions habituelles.
        Il s’est bel et bien passé quelque chose: la sensation de la piqure, mais que celle-ci ait été causée par l’image que je me représente de l’aiguille est une supposition, une représentation, une « illusion objective », entendons par là: l’illusion de poser comme cause de cette piqure un objet extérieur que l’on s’imagine de cette façon. Pourquoi semble-t-il impossible de comprendre l’oeuvre de Nietzsche sans partir de cette constante qu’est le primat qu’il accorde au monde esthétique sur le monde scientifique? Tout simplement parce que c’est métaphoriquement que nous passons de la piqure à l’aiguille, et qu’en ce sens, nous sommes des artistes, des écrivains nés. Métaphoriser, c’est porter au-delà, précisément porter la piqure dans cet au-delà qu’est l’aiguille et créer ainsi de toute pièce un monde d’objets qui serait comme une sorte de prolongement, de conjecture idéale, d’extrapolation rêvée, d’utopie logique créé par notre désir de « monde » et probablement au-delà de lui, notre instinct de croître et de survivre. S’il y a une piqure, il doit bien y avoir une aiguille. « Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations »: cela veut dire aussi qu’il n’y a pas d’aiguille, en tout cas pas d’aiguille objective. Des faisceaux d’interprétation impressive qui foisonnent, s’entrecroisent et tissent continuellement cette sorte de maillage dans les fils desquels se tricotent nos existences: telle est la réalité.
      

 Il faut aller jusque là: le rapport au monde qui s’instaure dés la perception, dans son émergence la plus immédiate et la plus brute est « poétisée ». Toutes ces images auxquelles nous faisons crédit, que nous considérons comme « dignes de foi » sont des métaphores des sensations. Dans la hiérarchie des facultés de connaissance, telle qu’elle a été instaurée, Nietzsche appelle à une redistribution de la donne: ce que nous nous représentons réellement du monde n’est ni le pur produit de nos sens puisque nous les dépassons, mais ce n’est pas non plus le produit de l’entendement: le concept puisque celui-ci est une extrapolation des métaphores conceptuelles, c’est donc le fruit de notre imagination:
« Notre monde extérieur est un produit imaginaire où des imaginations antérieures ont de nouveau été utilisées, comme activités habituelles et rompues à l’exercice, pour le construire. Les sons, les couleurs sont des produits de l’imagination et ne correspondent pas du tout de manière exacte au processus mécanique effectif, mais à notre condition personnelle. »
        Nous sommes pris dans les filets du langage, lequel consiste, comme nous l’avons vu, dans l’efficience constante d’un processus de métaphorisation du réel. Quelle que soit la réalité brute qui nous touche, nous la « portons au-delà », nous la transposons sous la forme d’une image  avec laquelle elle entretient des rapports indirects d’analogie, mais comprenons bien à quel point aucune perception dés lors n’échappe à cette transposition. Nous poétisons inconsciemment et continuellement notre rapport au monde. C’est en ce sens que nous sommes des rêveurs nés ou des artistes nés, comme on voudra. Dés lors toute définition de la vérité en tant que conformité s’écroule. Les métaphores les plus vraies sont les métaphores les plus vives, les plus fortes, les moins usées, les moins sclérosées dans l’habitude. Nous comprenons ainsi comment le vrai est ainsi en train de glisser vers un autre critère qui pourrait bien être celui de l’art. Tout comme un bon écrivain se distingue d’un mauvais en utilisant des métaphores inattendues, telles visions de mondes ne sont plus vraies que dans l’exacte mesure où elles sont plus intenses, plus originales, plus expressives. Nous sommes partie prenante de ces perceptions de la nature parce que la métaphorisation perceptive qui s’effectue à choc sensitif mobilise notre imagination, mais à cause de cela, nous sommes d’inlassables traducteurs du texte primitif du réel. Nous sommes les déchiffreurs d’une partition musicale dont l’interprétation correcte n’existe pas, comme c’est évidemment le cas pour toute composition.
      
La croyance en une vérité pure, objective et universelle de la nature est donc non seulement une erreur totale de perspective, mais plus encore un dogme étouffant, appauvrissant, stérilisant par le biais duquel nous nous imposons des oeillères à nous-mêmes, nous entretenons le mythe inhibant d’UNE perception correcte. L’erreur de perspective se révèle une incompréhension du foisonnement de perspectives dans lesquelles consiste le réel Il est impossible de comprendre autrement le début de ce §, notamment la référence à « ce » soleil, à « cette » fenêtre, etc. Nous nous ignorons créateurs, parce qu’il nous faudrait aussi composer avec les implications de cette fatale absence de « monde en soi », de vérité UNE, universelle. Il nous faudrait convenir que la conscience que nous avons de nous-même est fallacieuse. Ô combien trompeuse et rassurante est cette croyance dans un univers « UN », dans une réalité donnée, posée en dehors de nous comme un objet perceptible par un sujet libre, responsable et surtout conscient. « Un » soleil, « Une » chaise, « Une » fenêtre.
        L’idée que l’on puisse dire la vérité lorsqu’il y a adéquation entre la proposition et le fait, entre la chose et l’idée, entre le jugement portée sur une réalité et cette réalité même est « contradictoire », selon l’auteur puisque le rapport entre l’homme et le monde, entre le sujet et le supposé « objet » sont des rapports de métaphorisation. Personne n’attend de la dénomination: « « faucille d’or dans le champs des étoiles » qu’elle dise la vérité de la lune, qu’elle corresponde avec son objet puisque précisément le sens même dans lequel elle consiste réside dans la dimension autre dans laquelle elle nous fait passer et dans l’analogie de la forme. Toute la force de la position Nietzschéenne consiste à poser qu’il n’existe pas de description vraie, conforme de ce que la lune « est ». Même les analyses ou les clichés scientifiques les plus pointus de la lune constitueront dans des déplacements qui contiendront des éléments de comparaison intéressants mais certainement pas « vrais ».
      
Dans son commentaire de l’œuvre , Marc de Launay propose un exemple très intéressant: connaîtrons-nous jamais la vérité d’un phénomène aussi simple que la réfraction? On sait que Descartes nous en propose une version géométrique, à savoir le rapport constant entre les sinus de l’angle des rayons incident et celui du rayon réfléchi mais cette « explication » nous donne une interprétation du comment et pas du pourquoi, c’est-à-dire de la raison pour laquelle nous voyons le bâton droit tordu dans l’eau. Deux siècles plus tard, on interrogera, dans une perspective plus physique que mathématique la plus forte densité de l’eau par rapport à l’air ralentissant la course des photons dans un liquide et causant la distorsion visuelle du bâton. C’est « scientifique » et pour autant, n’est-ce pas exactement à une succession d’interprétations du réel, que nous avons affaire? Autant dire qu’aussi bien dans la perspective de Descartes que pour celle, physicienne, de Huygens, nous prenons connaissance de deux métaphores du phénomène qui la transposent dans deux domaines « autres », « humains », différents de lui, celui de la géométrie et celui de la physique. Ce n’est même pas que nous ne puissions pas connaître la vérité de la réfraction, c’est tout simplement que celle-ci n’existe pas. Nietzsche n’est pas tant sceptique que profondément empiriste, « empiriste esthétique" en ce sens que nos sensations ne nous révèlent rien mais stimulent exclusivement notre instinct créateur de métaphores, notre puissance poétique, et cela aussi bien quand nous faisons de la géométrie que de la littérature.
        Une fois révoquée l’idée même qu’il y ait un lien de nécessité, de causalité entre la piqure et l’aiguille, entre la stimulation nerveuse et l’objet qui est supposé « la causer », le rapport de l’homme au monde n’est plus de connaissance, ni même de compréhension mais de création. Nous n’avons plus qu’à concevoir des images figurant un rapport d’analogie, comme « l’aurore aux doigts de rose », pour reprendre l’exemple de Homére cité par Marc De Launay, décrit l’aube.
        Il n’y a pas d’essence des choses, de nature unique et profonde des choses. Nietzsche ne croit pas au monde la caverne de Platon. Par conséquent, le peintre manchot qui chanterait son tableau plutôt que de le peindre révèlerait plus son motif par cette transposition que  ne le ferait la réalité sensible d’une supposée vérité intelligible dont elle serait l’apparence.
      
 Mais alors pourquoi cette obstination à désigner l’aiguille comme cause de la piqure? Pourquoi cette certitude que se profile un monde de choses, de substances objectives dans le prolongement de nos sensations subjectives? Tout simplement à cause de l’habitude, répond Nietzsche, dans une perspective qui rappelle celle du philosophe écossais Hume. Nous déduisons la causalité de la répétition. Ce n’est pas parce que je vois toujours l’eau bouillir à 100° que ce sont les 100° degrés qui font bouillir l’eau, et même si je crée moi-même l’ébullition en atteignant les 100° je n’aurai prouvé que la corrélation, pas la causalité, j’aurai joué sur le « ET »: l’eau est à 100° degrés ET elle bout mais je n’aurai pas fondé le PARCE QUE. En un sens Emmanuel Kant n’est pas totalement opposé à cette conception puisque il affirme que c’est à partir des catégories de notre entendement parmi lesquelles il faut compte la causalité que nous constituons les phénomènes, que nous posons des rapports entre eux, mais il n’en considère pas moins que cette causalité est effective parmi les phénomènes. Sur ce point, Marc De Launay insiste sur la lecture rapide, superficielle, et peut-être inexistante par rapport à tout ce qui d’elle concerne la connaissance de l’oeuvre de Kant Par Nietzsche. De fait, ce passage est étonnant: « Le mot « phénomène » contient des séductions nombreuses, et c’est pourquoi je l’évite autant que possible: car il n’est pas vrai que l’essence des choses apparaisse dans le monde empirique. » C’est précisément ce que suppose le terme même de phénomènes et sa distinction Kantienne avec le noumène (la chose en soi). La différence entre Kant et Nietzsche se situe plutôt dans la considération de la chose en soi: elle n’existe pas selon Nietzsche, un peu comme l’interprétation « correcte » d’une symphonie de Beethoven n’existe pas mais s’effectue dans toutes ses interprétations, dans et par la multiplicité. Kant distingue ce que nous percevons de la réalité: le phénomène, et ce que nous ne pouvons pas en percevoir: le noumène. Il pose des limites à la connaissance humaine, alors que Nietzsche déplace radicalement la question: ce que nous appelons connaissance est , plus encore que cette construction du phénomène qui pour Kant se fait par le biais de « catégories » et accède ainsi à une forme d’universalité « objective », une métaphorisation de la réalité du fait de l’influence déterminante du langage sur nos jugements, nos pensées, nos perceptions et finalement notre existence en général. Autrement dit avec Nietzsche, il n’existe pas de « face-à-face », de « vis-à-vis » de l’homme avec le monde. Ce « qu’il y a » c’est simplement cette multiplicité de forces données, naturelles (la volonté de puissance) dans lesquelles nous sommes purement et simplement animés du désir de nous conserver, mais en empruntant pour ce faire toutes les ressources possibles, parmi lesquelles se situe cet intellect qui nous trompe et qui se trompe lui-même.
        Quelle attitude adopter une fois comprise cette réalité là? La célébration, l’acceptation, le « oui » à la volonté de puissance. Cela signifie qu’il nous faut consentir à la vie contre elle-même, ou plutôt contre tout ce qui, d’elle, vise absurdement à se combattre, à se limiter, à s’anesthésier elle-même, c’est cela le nihilisme qu’il nous faut combattre, et cela passe non pas par le refus de cette métaphorisation qui fait partie intégrante de notre existence humaine, mais par sa compréhension, par son assomption, par l’acceptation totale du style d’existence qu’elle nous impose, à savoir que nous sommes des « artistes nés », dotés de cette aptitude à métaphoriser continuellement notre immersion dans le réel. Comme tout artiste, il nous revient de créer, de revitaliser constamment ces métaphores du réel auxquelles nous sommes vouées naturellement, exactement comme ce poème de Rilke l’affirme très explicitement au sujet de la fonction du poète:
   
« Ô, dis-moi poète, ce que tu fais
- Je célèbre
Mais le mortel et le monstrueux,
Comment l’endures-tu, l’accueilles-tu ?
- Je célèbre
Mais le sans nom, l’anonyme
Comment poète, l’invoques-tu cependant ?
- Je célèbre
Où prends tu le droit d’être vrai
Dans tout costume, sous tout masque ?
- Je célèbre
Et comment le silence te connaît-il, et la fureur
Ainsi que l’étoile et la tempête ?-
- Parce que je célèbre. »
                                           Rilke

        Il est un passage particulièrement Nietzschéen dans ce poème: « Où prends-tu le droit d’être vrai, dans tout costume, sous tout masque? Je célèbre. » Cette célébration impose une « régénération » constante, tout simplement parce que la nature, la volonté de puissance est fondamentalement dynamique, fluide, mutante, mais cette puissance vitale, inconnue, monstrueuse nous terrorise et la peur anime le mouvement humain de notre connaissance, de telle sorte que nous adorons la causalité comme une idole et adhérons à cette croyance qu’est l’explication des phénomènes quand notre véritable fonction est de métaphoriser nos sensations, de mythologiser notre rapport à la nature. Mais c’est comme une force d’inertie qui nous maintient sous la tutelle d’un seul rapport entre l’excitation nerveuse et l’image comme si nous n’étions que de piètres écrivains incapable de nous raconter une autre histoire que celle de l’aiguille quand nous ressentons la piqure, du soleil quand nous éprouvons la chaleur, du froid quand nous touchons la neige. L’humanité écrit un mauvais roman parce qu’elle ne renouvelle pas ses métaphores, comme un rêveur qui finirait par croire qu’il vit la réalité tout simplement parce que c’est toujours le même rêve qu’il fait.

(Quiconque est familier de ces métaphores….relations spatio-numérico-temporelles sur le terrain des métaphores) - §10:   Dans ce dixième §, Nietzsche se confronte enfin avec une objection qui déjà travaillait l’esprit du lecteur depuis plusieurs passages, à savoir que si ses thèses étaient vraiment exactes, nous ne pourrions pas rendre compte:
- De la fiabilité des lois qui indiscutablement nous semblent régir les faits naturels
- Du succès des expériences qui prouvent bien, comme Galilée l’avait affirmé que la nature est comme un livre écrits en langage mathématique et que les thèses scientifiques basées sur des concepts, sur des substances, sur des éléments     fonctionnent « réellement »
      
 Le paragraphe précédent s’était terminé sur une référence au rêve, et l’on peut penser que c’est de ce songe dont Nietzsche parle lorsque il évoque « l’idéalisme », mais il faut nous méfier de cette « défiance à l’égard de tout idéalisme de ce genre », car la rationalité scientifique, qui précisément se démarque de « toute foi », ou de toute fantaisie, ne perçoit pas le primat de l’imagination métaphorique sur la pensée logique et conceptuelle. Et c’est bien cela que Nietzsche veut ici soutenir, à savoir tout ce qu’il développe à partir de « Il convient de dire au contraire… » Aussi loin que nos observations puissent aller dans l’infiniment grand ou dans l’infiniment petit, nous sommes toujours confrontés à des phénomènes explicables, soumis à des lois et nous en déduisons non seulement que l’univers est un cosmos plutôt qu’un chaos, mais aussi que la science est, en quelque sorte, légitimée de s’appliquer à la nature puisque celle-ci serait en elle-même régulière, cohérente, méthodique finalement. La marque de fabrique de la science réside dans l’extrême rigueur de ses conclusions, lesquelles s’appuient toujours sur des preuves, des démonstrations, des raisonnements logiques et jamais sur des présupposés idéologiques ou sur des principes religieux ou des fantasmagories de l’imagination. Et tout, dans ce que la science « découvre » (mais le découvre-t-elle vraiment?) se prête à la rationalité de ce traitement, comme si les phénomènes se révélaient déjà en eux-mêmes prédisposés à être scientifiquement expliqués.
        Mais précisément, cette prédisposition n’est-elle pas suspecte? N’est-elle pas l’indice de ce que déjà le chercheur inconsciemment a déjà transposé les sensations dans une autre dimension que celle de la nature et leur applique ainsi sans difficultés une logique de rapports à laquelle elles peuvent d’autant moins se soustraire qu’elles ne sont plus les sensations brutes de la ralliés mais les images transposées par le savant dans un « imaginaire scientifique » ? Le paradoxe tient peut-être à ce que la science en se défiant de tout idéalisme tombe elle-même dans le piège d’un certain idéalisme: celui de la logique et surtout celui qui consiste à ne pas réaliser que toute perception humaine est d’emblée structurée par la métaphorisation linguistique. La science se méfie de la sensation parce que, comme l’a dit Descartes, nos sens nous trompent quelque fois, mais, selon Nietzsche, c’est plutôt l’homme qui se trompe à l’endroit de la sensation en lui assignant nécessairement une cause plutôt qu’une corrélation. C’est finalement faire preuve de réalisme que de ne pas se méprendre sur cette imagination qui nous conduit toujours à interpréter nos sensations, à les « porter au-delà », à les déporter de leur socle originel pour ne faire valoir que des analogies entre des dimensions différentes.
        

C’est pour cette raison que Nietzsche évoque la possibilité d’avoir une « sensibilité perspective distincte ». Il importe néanmoins d’être extrêmement prudent: Nietzsche ne veut pas signifier ici que nous pourrions éprouver la réalité avec les mêmes yeux ou la même sensibilité acoustique qu’une chauve-souris, mais il y a bien des sensations animales du monde. Nous vivons tous originairement dans une profusion d’affects de différentes natures, de multiples origines. L’éthologue Jakob von Uexküll dans « Mondes animaux et monde humain » décrit la vision qu’une mouche ou un chien ont probablement d’une rue et il n’est pas totalement inutile, ni idiot de remarquer que certains de ces clichés hypothétiques rappellent certaines toiles d’artistes humains comme Nicolas De Staël notamment. Mais le propos de Nietzsche est vraiment ailleurs, à savoir dans la stigmatisation de la prétention de la science humaine à donner des faits naturels une explication objective, universelle, « UNE », adéquate et « Vraie ». En tant qu’hommes, nous ne pouvons pas voir la réalité comme un animal (encore que des peintres comme Cézanne ou Monet travaillent leur vision pour déconstruire leurs motifs et accéder ainsi à la naïveté plus brute d’un nerf optique purement impressif et plus linguistique) mais il n’en demeure pas moins que ces affects animaux « sont ». Nous pourrions les ressentir si nous nous détachions le plus possible de tout ce qu’il y a d’humain (c’est-à-dire de linguistique) dans notre perception.
        

Retenons cette idée et évacuons le langage de nos esprits (pour autant que cela soit possible, c’est-à-dire en aucune façon pour tout être humain socialisé). Ce que nous voyons vert pourrait être perçu autrement. Ce n’est pas ici seulement une question de termes mais de structure distinctive: c’est à cause de notre langage que nous sommes rompus à l’habitude de cibler dans telle variation du spectre lumineux le critère de distinction d’une couleur à une autre couleur. Nous ne savons pas vraiment si, dans ce spectre en lui-même (tel qu’il est et pas tel que nous l’appréhendons), telle variation chromatique ne serait pas davantage différente de telle autre, si finalement le bleu et le vert ne serait pas suffisamment proche pour se distinguer tout uniment du rouge. Nous avons tous fait l’expérience d’une couleur dont nous rendons compte qu’elle pourrait être dite bleue ou verte, sans que cela nous semble faux. Le présupposé de l’objectivité des différenciations de couleurs se trouvent donc dans notre langue et pas du tout dans la nature.
        « Ensuite: qu’entendons-nous en général par une loi naturelle? Elle ne nous est pas connue en soi mais seulement dans ses effets, c’est-à-dire par ses relations avec d’autres lois naturelles, qui à leur tour ne nous sont connues qu’en tant que « sommes de relations » ».  Aucune loi ne nous apparaît telle qu’elle est dans la nature: ce que nous observons c’est une corrélation répétée de phénomènes dont nous déduisons des relations de causes et d’effets sans nous apercevoir que ces relations sont dans nos esprits et pas dans la nature. Nous criblons ainsi la totalité de ce qui se donne à percevoir de la nature par les sensations de rapports, de lois, d’interactions extrêmement logiques et régulières, non parce que c’est le cas, mais parce que nous métaphorisons nos sensations en images et ces images à leur tour en concepts et en chiffres, en degrés, en unités de mesure. Nous sommes sûrs que l’évaluation précise d’un vent à la force 8 nous dit la vérité de sa force quand elle nous en fournit une métaphore certes utile et vérifiable mais aucunement vraie, puisque ce 8 n’est pas dans le vent lui-même.
        
Ce passage est très intéressant car il est finalement très Kantien dans tout ce qu’il affirme du pouvoir de constitution de la réalité perçue par le sujet, a fortiori quand il évoque le temps et l’espace qui sont pour Kant les formes a priori de toute perception. Quoi que nous éprouvions par nos sens, nous le saisissons nécessairement au travers de ces deux filtres du temps et de l’espace, par quoi tout phénomène devient mesurable. Nous le situons dans la succession des unités de mesure du temps et dans ce présupposé qu’est la distinction et le comptage des unités, à savoir le nombre. Or, Pour Kant, ces cadres de nos perceptions ne nous permettent de connaître la chose en soi qui ne se trouve pas dans le temps ni dans l’espace.
        Mais  tout ce qui nous étonne dans la nature réside finalement précisément dans cette limite qu’est l’exclusivité du cadre spatio-temporel de nos perceptions, de telle sorte que ce qui nous semble vraiment remarquable ne l’est qu’au sein d’une dimension qui est déjà « la notre », celle là même d’un esprit humain ayant préalablement chiffré, évalué, situé les phénomènes naturels. Ce qui nous étonne ne nous étonne que dans la mesure où cela « peut nous étonner », c’est-à-dire nous affecter dans le cadre d’une dimension pré-conçu par notre esprit, celle de l’espace et du temps, donc de la succession et de la différence. Quoi de vraiment surprenant dans la succession rapide d’un vent de force 8 à un vent de force 2, si de toute façon la force du vent ne peut souffler que dans la dimension abstraite, humaine, quantifiée d’un monde de chiffres? Nous nous émerveillons dans l’abstraction d’une métaphore chiffrée , dans le passage d’une intensité graduée à une autre intensité graduée sans soupçonner que la puissance du vent suit l’impulsion d’un toit autre dynamisme que celui d’une « graduation ».
        
Il n’y a finalement rien de merveilleux à ce que les expérimentations scientifiques confirment les observations et les idées des scientifiques car les métaphores conceptuelles régulées par la logique créent ce rêve d’une nature régulière et cohérente dans lequel nous vivons. Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations. Nous ne percevons que ce qui se donne à percevoir à partir de nos interprétations et si c’est un rêve logique que nous construisons c’est une nature logique que nous habitons. Ce point est fondamental et suffit à marquer (enfin!) La différence fondamentale entre Emmanuel Kant et Friedrich Nietzsche (même si, encore une fois, Schopenhauer est ,entre eux, le philosophe qui fait lien). Pour Kant, le phénomène est bien ce que l’être humain peut objectivement saisir d’une existence nouménale qui lui échappe. Cette universalité des sujets constituants que nous sommes constitue bel et bien une réalité observable, laquelle n’est pas métaphorique. La science progresse, selon Kant, dés qu’elle comprend à quel point c’est à elle de prendre les devants par rapport à une nature qui n’a qu’à se laisser instruite comme un écolier devant le maître d’école. Nous découvrons les propriétés de la nature dés lors que nous l’interrogeons à partir d’une idée qui est dans notre esprit, mais c’est bel et bien « la nature » qu’alors nous perçons à jour. Pour Nietzsche, cela ne saurait être le cas puisque cette dualité entre l’homme et la nature ne lui semble pas valide. Il y a des affects et des métaphores de ces affects lesquels peuvent donner lieu à des représentations de monde diverses dont l’une serait  rationnelle, logique, explicable. Mais cette régularité des phénomènes naturels n’est pas dans la nature. Elle est dans notre esprit, dans une certaine façon (plutôt anesthésiante) de se rallier à des métaphores conceptuelles, logiques et numériques. C’est notre imagination qui construit de toute pièce un système solaire dans lequel les orbites, les déplacements de planète et de météorites sont aussi prévisibles et programmables, ce qui ne signifie pas qu’ils ne le soient pas. Ils le sont bel et bien mais à l’intérieur de cette métaphore dans laquelle nous sommes contraints de nous situer.
        « Or c’est nous qui produisons celles-ci à l’intérieur et en dehors de nous avec la même nécessité que l’araignée qui tisse sa toile »: quelque chose de la science et surtout de l’empressement un peu panique avec lequel nous souscrivons sans réserve à sa représentation policée, rationnelle de la nature qu’elle décrit ressemble à la nécessité naturelle de l’araignée à tisser sa toile, car c’est bien la ruse de l’intellect qui s’active dans cette perspective programmatique d’un réel logique. Cette conception tien bel et bien du rêve du prématuré grâce auquel il se trouve et se donne des raisons de vivre.
        Résumons: nous ne pouvons éprouver de sensations sans les métaphoriser et nous les métaphorisons nécessairement au travers d’un jeu de symboles et de figures spatio-temporelles qui en persistant, en s’inscrivant dans nos habitudes et en jouissant à nos yeux de cette légitimité que donne la longévité, deviennent la science, à savoir ce colombarium de concepts. Les concepts scientifiques sont donc des métaphores artistiques dont on a oublié qu’elle le sont.

III) L’instinct de vérité et le voile de la nature                   
    1) Le « besoin » de la science

            

« C’est le langage, nous l’avons vue…les panneaux les plus disparates » (§11): Cette deuxième partie (la 3e pour nous) est l’occasion pour Nietzsche de resituer ces analyses sur la vérité, le langage et ce que l’on pourrait appeler l’instinct métaphorique dans une perspective très humaine. Que s’ensuit-il concrètement pour l’être humain, aussi bien au niveau des types de vérités poursuivies ou pratiquées par les hommes qu’à celui des activités dans une perspective plus culturelle (mythologie vs science) et enfin dans la détermination de figures philosophiques au travers desquelles le Tragique grec s’oppose au Stoïcien.
        Nietzsche reprend donc en les résumant tous les développement précédents sur le langage. Il y a bien un instinct qui est à l’origine de cette quête acharnée du vrai mais il s’en faut de beaucoup que cet instinct soit celui du vraI. Ce que Nietzsche recherche, c’est justement cet instinct au regard duquel une certaine vérité nous apparaît d’ores et déjà comme un mensonge et cela à cause du langage, parce qu’il repose fondamentalement sur des assimilations qui sont des décalages à l’égard de la réalité des sensations et de leur diversité. La comparaison entre la science et l’abeille est précisément à saisir dans le prolongement de cette ambiguïté dans laquelle consiste une perpective Nietzschéenne toujours soucieuse de pointer la source instinctuelle de « l’animal humain » et le très haut niveau d’abstraction des constructions de cette étrange créature. Plus une activité peut sembler intellectuelle, formelle, abstraite, plus elle consiste en réalité dans la profondeur quasi primaire d’un instinct de protection, de dissimulation. Le scientifique comme l’abeille, « construit » et ce qu’il faudrait réaliser c’est la détection claire de tout ce qu’il y a de vital, de primaire dans la science, et cela aussi évidemment que peut (à tort d’ailleurs) nous sembler primaire ou instinctif le travail de l’abeille.
        Soyons les « entomologistes » de la science, regardons le laboratoire scientifique comme s’il était lui-même et enfin le cobaye d’une étude faite en laboratoire. Tout comme certains auteurs ont crée des pièces dans lesquelles sont incluses des pièces (« play within the play »), concevons un « Laboratory within the laboratory ». Nous découvrirons alors qu’il s’agit pour le scientifique de caser l’intégralité de ce monde de sensations humaines (ensemble du monde empirique) dans des rangées de plus en plus générales, de plus en plus abstraites, suivant en cela aveuglément la logique linguistique de la conceptualisation.  Cet édifice est donc tout à la fois motivé par un instinct profond de protection et par une logique de dissimulation visant à entretenir l’illusion d’une connaissance objective, pure, univoque alors même que rien dans ce bâtiment ne peut être considéré comme autre chose qu’humain, que faisant valoir une logique spécifiquement humaine, à partir de terminologies arbitraires.
      

                  On aurait pu s’attendre à ce que l’homme d’action, plus impliqué dans la réalité brute échappe à cette dissimulation à grande échelle qu’est la conceptualisation de la vie, mais ce n’est pas le cas. L’instinct de conservation, de protection de sa santé mentale est premier si bien que lui aussi est « rationnel ». Si nous avions des yeux suffisamment décillés pour voir vraiment la réalité brute dans laquelle nous sommes immergés, nous deviendrions fous. C’est pourquoi l’homme d’action et plus encore le chercheur se range sous la protection du concept et de la science, adhérant inconsciemment à une conception rassurante et fausse de la vérité (linguistique). Déjà se profile à l’horizon la distinction sur laquelle se clôturera abruptement cette oeuvre (probablement inachevée), à savoir l’opposition entre l’homme rationnel et l’homme intuitif, car il importe de saisir ici, en fin, le sens profond de cette opposition entre deux vérités, celle que l’on pourra appeler universelle, objective de la science et celle plus intuitive (aléthéia) de la mythologie, de l’art, de la création. On peut trouver des hommes assez « intègres » et courageux pour creuser des brèches dans cette construction scientifique d’un rempart entre nous et la réalité brute.Ce sont les artistes, mais ils opèrent cette percée au prix de leur « raison » laquelle n’est qu’une ruse de l’intellect pour se faire croire que l’on a tout compris au monde quand on en a simplement construit une i interprétation rassurante. Ami de Cézanne, le docteur Gasquet rapporte ces paroles du peintre où s’exprime quelque chose de cette vérité dangereuse de l’art:
  

« Un grand silence encore. Puis, il me regarde, et je sens ses yeux qui, jusqu'au fond de moi, par-delà moi, jusqu'au fond de l'avenir, m'éblouissent. Il a un grand sourire résigné.
Un autre fera ce que je n'ai pu faire, je ne suis, peut-être, que le primitif d'un art nouveau. Puis, une sorte de révolte effarée le traverse.
- C'est effrayant, la vie, ! Et comme une prière, dans le soir qui tombe, je l'entends qui, plusieurs fois, murmure :
Je veux mourir en peignant, mourir en peignant… »

        La vérité dont il est question est une vérité du dévoilement, une vérité qui prend le risque effarant de regarder la vie sans protection. Cézanne déconstruit dans les toiles de sa maturité picturale ses motifs pour révéler quelque chose de notre immersion totale dans une nature inhumaine, cruelle, multiple, diverse, foisonnante et chaotique. La peinture comme dit Deleuze, est simplement « une affaire de perception ». Il n’est pas question « d’en rajouter », de réfléchir, encore moins de faire passer un soi-disant message (ultime tentative de la pensée linguistique pour faire rentrer dans le rang l’artiste) mais simplement d’apercevoir ce que les autres ne voient pas: cela peut-être la spirale de Van Gogh ou la touche vitrifiée de Cézanne. Ces nuances sont dans la vie, elles sont la vie, mais nous faisons semblant de n pas les voir pour nous protéger de la puissance débordante et excessive, déraisonnable de la nature.
      
Peut-être comprenons-nous plus facilement ce registre lexical du cloisonnement: cabane, refuge, rempart, tour, château-fort: tout est bon pour nous protéger de la puissance d’impact de l’extérieur vrai, du « Grand Dehors ». C’est aussi la vérité du Da-Sein Heideggerien (par ailleurs très grand lecteur de Nietzsche). L’artiste exprime « l’être là » de la présence, que ce soit pour la montagne, les souliers, ou le visage humain (Bacon). Quelles sont « ces puissances terribles qui le menacent sans relâche »? Exactement celles que désigne Cézanne quand il dit: « c’est effrayant la vie! ». Ces panneaux les plus disparates pourraient donc en un sens, désigner des toiles, mais ce ne serait sûrement pas le sens exact souhaité ici par l’auteur, qui, comme la suite va le montrer, évoque bien l’art, mais aussi le mythe, le rêve, et tout ce qui relève de l’imagination.

    2) Mythos / Logos - Art / Science - Rêve / Réalité

Cet instinct qui pousse l’homme à forger….illusionner de toutes les façons (§12):   Les flux qui parcourent l’écriture de Nietzsche sont vraiment à l’image de sa conception de la vie et de la volonté de puissance , même si celle-ci ne parviendra à maturité que plus tard dans son oeuvre, car nous voyons bien comment nous, lecteurs,  sommes constamment ballotés d’une description plutôt alarmante et desséchante de l’existence à une perspective beaucoup plus vive, rajeunissante, féconde. C’est comme si la pensée de l’écrivain se plaçait à l’unisson de ces forces contradictoires et multiples dont il essaie de suivre à la trace le ou les dynamismes. Nietzsche n’est jamais négativement pessimiste mais il est positivement pessimiste et optimiste, exactement comme le tragique grec dont il fera le portrait à la fin de l’oeuvre en contrepoint de celui du Stoïcien. Quoi qu’on soit, soyons-le pleinement! Vivons-le intensément! Devenons-le parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de l’être! Cette citadelle décrite dans le paragraphe précédent (qui fait d’ailleurs écho à la « citadelle intérieure » du Stoïcien Marc-Aurèle) ne parvient pas à étrangler l’instinct vital de l’être humain qui, au sein même de cette contamination de l’intellect abstrait et « sclérosant » de la science, est capable de brouiller la diffusion de cette pathologie en changeant les rubriques, en transgressant les codes, en revitalisant le flux vivant de la métaphorisation.
        

         L’instinct qui finalement oeuvre dans la vérité est celui-là: la métaphorisation des affects et dans cette recherche conceptuelle du vrai qui catégorise et classifie, il irrigue les anciens canaux creusés d’un nouvel élan qui éventuellement va détruire les digues, changer les tracés, redéfinir incessamment les contours. De fait, constatons que la science est une discipline incroyablement ouverte, capable de se remettre en cause, de se porter vers de nouveaux objets. Il existe aujourd’hui des scientifiques qui ne s’offusqueraient aucunement des charges de Nietzsche contre le dessèchement de la pensée conceptuelle, qui l’encouragerait peut-être: « L’imagination est plus importante que la connaissance, dit ainsi Albert Einstein, car la connaissance est limitée tandis que l’imagination englobe le monde entier. »
        Nous sommes d’abord et finalement seulement des interprètes de sensation. Nous créons à partir d’elles des images opérant ainsi des analogies. Ceci est une base et une définition  de l’homme indéfectible, première, fondamentale. C’est à cela qu’il faut revenir quand nous nous sentons perdus dans la lecture de Nietzsche. Cet instinct métaphorique est propre au vivant, mais l’intellect humain le file jusqu’à l’usure. Nous dévoilons ainsi le fond métaphorique d’une nature « voilante »: « la nature aime à se cacher » - Héraclite. Cela signifie qu’il n’est pas possible de savoir si en cet instant nous rêvons ou ne rêvons pas.  Nietzsche serait un peu comme un lecteur de Descartes qui ne serait jamais sorti de la possibilité du rêve tout simplement parce qu’il ne croit pas que cela ne soit qu’une alternative que l’on devrait émettre juste pour s’en protéger…ce que Descartes, malheureusement, fait. Ce qui est réel c’est que cette alternative « est », qu’elle définit exactement cette propension métaphorique dans laquelle nous consistons. Mais alors, d’où vient que nous soyons persuadés de ne pas rêver? Uniquement de la force des métaphores conceptuelles, rationnelles, scientifiques.
      

 Nietzsche cite alors cette superbe parabole de Pascal dans laquelle « un artisan rêvant qu’il est roi est aussi heureux qu’un roi rêvant qu’il est un artisan » mais il faudrait la prolonger: « parce qu’il l’est finalement ». Tout comme Tchouang-Tseu ne sait plus bien au final s’il est un homme qui a rêvé qu’il était un papillon ou un papillon qui rêve qu’il est un homme, la vie réduite à ce qu’elle est: une suite d’affects ne nous donne pas, par elle-même, de critère de distinction entre la veille et le songe.
        Qu’est-ce que la « vérité », dés lors? Le dévoilement du voile, la lucidité enfin révèle de ceci que le rêve et la réalité ne se distinguent pas. L’homme éveillé n’est certain de veiller que parce qu’il est dans un rêve rationnel et inversement l’artiste ne se donne ainsi toute latitude d’imaginer que parce qu’il est dans la réalité de ces métaphores rêvées. On peut jouer à plaisir de tous les déplacements de ce chiasme entre fiction et réel, mais ce serait un peu vain, parce que le fond de la pensée de Nietzsche consiste à affirmer la plus grande intensité de la lumière du jour des Tragédiens Grecs que celle, à « contre jour » de la pensée rationalisante et morne d’une science exclusivement conceptuelle.
      
 Si la texture même de l’existence est métaphorisante, vouée par nature à la transposition continuelle et fondamentale, principielle, alors les métaphores premières, dans tous les sens que peut revêtir cette antériorité, à savoir, à la fois, les plus récentes, les plus brutes, les plus irréductiblement nouvelles, mais aussi les plus antiques, les plus spontanées dans l’histoire de l’homme, soit la pensée mythologique, magique, surnaturelle sont les plus « vraies », les plus  authentiques, les plus à mêmes de rendre compte de ce tremblement de l’existence tel qu’il se manifeste aux premiers existants. Que le surnaturel puisse ainsi surgir à tout moment nous situe de fait dans une posture existentielle plus vraie que lorsque nos métaphores, élimées par un long usage de l’intellect abstrait , a construit autour de nous ce colombarium de la pensée vide, comme une citadelle de la croyance dans le « tout est sous contrôle ». Quoi de plus vrai, en effet, que cette représentation de Dieux tout occupés à nous tromper, à nous manipuler, à jouer de nous comme si nous n’étions que de simples pions pour nous faire métaphoriquement comprendre que telle est en effet, la volonté de puissance?

Mais l’homme lui-même a une tendance invincible à se laisser tromper….à la puissante intuition présente (§13):    Il est peu de passages aussi « enjoué », aussi optimiste que celui-ci dans l’oeuvre, car Nietzsche décrit ici la seule « vérité » qui puisse valoir dans une réalité vouée par nature à tromper et à être trompée. Les mythes n’ont jamais consisté à donner à l’homme une sorte d’explication plausible des phénomènes en leur assignant une origine surnaturelle ou divine. Ils sont directement en prise avec cette efficience à la fois première et indépassable de la métaphorisation, un peu comme si l’homme acceptait de croire ce dont il sait, par ailleurs, que c’est une fable. Il n’y a que des fables. Ce monde d’objets que j’imagine dans le prolongement de mes sensations est une fable, et si c’est une fable qui se manifeste universellement pour tous mes semblables, c’est à cause du langage qui ne fait que structurer cette hallucination collective d’un monde d’objets distincts et lisses à l’horizon de tous nos affects. Par conséquent, à chaque fois que je dis qu’il est vrai que je touche ce mur ou que je vois cette chaise, je devrais dire que c’est « courant », c’est l’hallucination commune à laquelle nous adhérons pour nous entretenir dans l’illusion d’une vérité, alors qu’il ne s’agit que d’un sens commun établissant communément une version viable parce que simplement commune.
      
         Cette pseudo-vérité tient davantage de la manifestation sociologique dite de « l’effet témoin » que d’un quelconque instinct de vérité. On peut penser ici au film de Lucas Belvaux: « l’effet témoin ». Les 37 personnes qui ont toutes entendu les cris de la victime tissent de toute pièce la trame d’une autre réalité, parce que la vérité du cri les met en face d’une dimension terrifiante dans laquelle l’inconnu peut surgir à tout moment. Il crée une réalité alternative. Ce point est fondamental car ce serait commettre une grave erreur que de penser que les thèses de Nietzsche épouse finalement la perspective de cette réalité alternative. Le cri en lui-même n’est pas une métaphore, il est une sensation que tout le monde a entendu. L’émergence d’un monde terrifiant au sein duquel tout peut arriver est vraie, ne serait-ce que parce que le trouble qu’il provoque est efficient.  L’article récent de Dorian Astor au sujets des faits alternatifs revendiqués par l’administration Trump au sujet de son investiture est particulièrement clair et précis sur ce point:
      
« Plus radical — ou plus suspicieux — que Kant, Nietzsche en tire la conséquence que la distinction entre l’en-soi et le phénomène est elle-même une affabulation, et que la notion de « fait en soi » est une absurdité. Il n’y a de faits que fabriqués, de factum que fictum — Extrapolation, interpolation ou interprétation. On n’interprète pas un fait, c’est le fait qui est une interprétation. À la lettre, il n’y a pas de fait — il n’y a que de l’interprétation. Or apparemment (c’est-à-dire, si on la prend au sérieux), Conway affirme au contraire qu’il y a des faits. Il y en a même davantage que ceux que nous connaissons, des faits alternatifs aux nôtres. À aucun moment elle ne suggère qu’un même fait puisse tolérer des interprétations alternatives (cela, c’est bon pour le débat démocratique et la liberté d’expression), encore moins qu’il n’y aurait que des interprétations. Il y a d’autres faits, connus des seuls maîtres du monde, et c’est bien normal. Le concept de « fait alternatif » ne relève pas d’un quelconque relativisme, mais d’un dogmatisme grossier.
   

Il faut ensuite souligner que la formule nietzschéenne « il n’y a pas de faits » ne veut pas dire que rien ne se donne dans le donné, que ce qui apparaît n’est qu’un néant. Au contraire, l’apparence est pleine, généreuse, surabondante ; elle déborde toujours les limites de ce que nous pouvons en saisir. Qui trop embrasse mal étreint : l’interprétation est un prélèvement, une sélection drastique, une activité simplificatrice, et par-là même falsificatrice. Face à la profusion des multiplicités infinies en devenir qui nous bombardent comme des canons à particules, nous avons des armes mal réglées qui s’appellent la connaissance et le langage (seul un dieu pourrait réaliser un réglage parfait). Ces instruments nous servent à filtrer, trier, ordonner ce désordre, et nous donnent un sentiment de puissance, l’impression de dominer ce chaos. Un fait, c’est un petit tiroir dans lequel nous croyons avoir pu enfermer un fragment de chaos. D’un flux trop grand pour nous, nous avons fait un objet trop petit. C’est une activité vitale et instinctive, utile et même indispensable. Mais c’est une falsification, même si nous ne savons jamais ce qui a été falsifié, et ce que c’était avant de l’être. »
          
S’il n’y a pas de faits mais que des interprétations, pourquoi pas celle-ci (aucune femme n’a crié pour les 37 témoins ou L’investiture de Trump a réuni plus de personnes que celle d’Obama)? Tout simplement parce que Kellyanne Conway ou les 37 témoins ne disent pas que leur version n’est qu’une interprétation mais ils affirment que ce sont les faits. Elle suggère qu’il y a « d’autres faits » à la lueur desquels Trump aurait rassemblé plus de monde qu’Obama, là même où Nietzsche dirait qu’il y a d’autres interprétations, voire qu’il n’y a que des interprétations. Sur ce fait, il est question de comptage, lequel consiste déjà en soi dans une certaine interprétation de ce qu’est un rassemblement de personnes. Il y a des flux dynamiques de vie qui se libèrent à chaque instant et qui excèdent de toutes parts nos facultés de perception. Nous croyons tout connaître ce cette débauche d’énergie tout simplement parce que les filets du langage nous en ramènent « les plus gros poissons »,    les étiquettes les plus grossières, les assimilations les plus caricaturales.     L’homme vit de part en part dans une réalité qui l’excède et le dépasse. Qu’il y ait « d’autres faits » dans cet évènement que l’investiture de Trump que celui de l’attroupement de personnes est indiscutable mais cela ne saurait pour autant signifier qu’il y a plusieurs interprétations possibles de cette interprétation qu’est le décomptage de personnes. Sous cet angle, il n’y a qu’une interprétation viable.
        Pour les mêmes raisons, les 37 personnes usent pour leur confort de la capacité qu’a le langage de constituer des faits une version qui occulte la sensation la plus vive, à savoir le cri de la femme assassinée. Les interprétations ne signifient pas du tout que l’homme est légitimer à créer toutes les versions qu’il veut de tel ou tel instant, car toute métaphore doit valoir par analogie avec ce qu’elle transpose. L’intensité du cri était telle qu’elle ne pouvait pas ne pas se détacher du Fond perceptif de ce moment.
        Ce n’est pas du tout de travestissement de cet acabit dont il est question ici, ne serait-ce que parce que ces mensonges là, ceux de Kellyanne Conway et des 37 témoins sont intéressés, commandés par le confort et l’auto-persuasion idéologique. Le « bonheur » que nous éprouvons à écouter de mythes ou à voir des acteurs de théâtre jouer est une satisfaction pleine, entière et assumée parce que nous savons bien que l’acteur joue mieux le roi que le roi lui-même, ou que le mythe dit mieux que l’explication scientifique le tremblement physique du phénomène, son impact sensible, bref sa vérité. Quelque chose de l’intellect se dévoile dans l’art et la mythologie plus et mieux que dans toute autre activité, mais quoi donc? La vérité de son activité dissimulatrice, théâtrale, tragique, mensongère (si l’on y tient).
       
Le philosophe allemand Adorno exprime parfaitement ce dévoilement du voile, dans sa définition de l’Art: « la magie affranchie du mensonge d’être vraie. » Il y a en effet une grande différence entre le gourou utilisant un subterfuge pour faire croire à ses fidèles qu’il vient d’accomplir un miracle et le magicien qui ne se fait passer que pour ce qu’il est: un expert en supercherie, en tromperie. Tromper pour la plaisir de tromper et d’être trompé: tel est bien la force enfin révélée, enfin gratuite d ‘un intellect qui ne cache plus ses ruses sans pour autant cesser de ruser. Ce n’est plus sous la menace de sa conservation que l’être humain use de cet intellect mais dans la fibre esthétique de sa puissance fictive, métaphorisante, imaginative. On jouit alors de la force de transposition d’un mensonge qui dit la vérité de ce qu’il est. On peut alors dire du mythe ce que Jean Cocteau disait du roman à savoir qu’il est « un mensonge qui dit toujours la vérité. » De même, Pierre Bourdieu décrit excellemment la fonction de vérité de nombreux romans qui disent davantage la vérité d’une époque que toutes les enquêtes sociologiques, précisément parce qu’elle sont des oeuvres de fiction: « L’ «effet de réel» est cette forme très particulière de croyance que la fiction littéraire produit à travers une référence déniée au réel désigné qui permet de savoir tout en refusant de savoir ce qu’il en est vraiment. »
        On en apprend davantage sur le souvenir involontaire en lisant Proust qu’en décryptant tous les ouvrages scientifiques les plus pointus sur la mémoire, précisément parce que Marcel Proust ne fait que « raconter une histoire. » Nietzsche fait une distinction essentielle entre le travestissement et la distorsion. La sécheresse des métaphores conceptuelles, ainsi que l’esprit de sérieux, au très mauvais sens du terme, qui les accompagne porte la marque de cette action déformante, abusive, dommageable à tous égards à l’homme ainsi qu’à la vie elle-même, tandis que les métaphores intuitives telles qu’elles se libèrent dans l’art, la mythologie et la création produisent du travestissement joyeux et sont en phase avec les forces les plus vives de l’univers. Ce n’est pas travestir la vérité que de laisser en soi libre cours à cette efficience authentique et libérée du travestissement, telle qu’elle s’exprime notamment dans les Dionysies, d’abord, dans le théâtre tragique ensuite, puis dans les saturnales, enfin dans le Carnaval tel que nous n’en connaissons aujourd’hui que de très pâles copies (cette pâleur d’ailleurs donne idée de la distorsion de l’esprit de notre époque contemporaine).
       
Dans le site « Clio et Calliope", nous trouvons cette description des Dionysies:
« Les Grandes dionysies, voulues par Pisistrate, se déroulaient sur plusieurs jours et avaient lieu à la fin du mois de mars, c’est-à-dire à une période de renouveau de la nature et où Athènes voyait aussi revenir les voyageurs. Elles s’ouvraient, le premier jour, sur une grande procession solennelle en l’honneur de " Dionysos Eleuthereus ", ainsi nommé parce que la statue du Dieu était venue d’Eleuthères, ville qui passait pour être le lieu de naissance de Dionysos. Toute la cité y participait, jusqu’aux prisonniers, qui étaient relâchés sous caution! Des chants et des danses étaient organisés et il y avait même une procession de phallus, symbolisant les bienfaits de Dionysos… Enfin, un sacrifice de taureaux avait lieu, suivi de banquets. Durant les deuxièmes et troisième jours, un concours de dithyrambes ( poèmes lyriques à la louange de Dionysos) était organisé entre les chœurs d’hommes et de jeunes garçons des dix tribus de la cité. Enfin, au cours des quatre derniers jours,  un concours dramatique avait lieu, se divisant en trois jours consacrés à la tragédie, suivis d’un dernier consacré à la comédie. »
     
Il convient de penser au « souffle » se répandant dans la cité de ces périodes exceptionnelles des Dionysies ou des saturnales,  transgressant toutes les lois habituelles, tous les codes et toutes les normes pour se faire une idée de « cette attitude créatrice répondant à la puissance intuition présente ». « Le mot n’est pas fait pour elle » dit Nietzsche au sujet de ces intuitions et cela pointe vers une efficience plus brute de l’instinct métaphorique, tel qu’il se manifeste dans les fêtes, dans les travestissements, dans les transes et les libations. Qu’une vérité se fasse jour dans la cité et finalement contre elle, à l’occasion de ces festivités, n’est pas douteux, puisque le citoyen s’y découvre et finalement s’y revendique revêtu d’autres ornements que ceux, officiels, de sa fonction dans la cité. C’est comme si son animalité, mais aussi son goût pour le masque et pour le jeu perçait enfin sous le vernis de son statut de citoyen.

3) Le Tragique et le Stoïcien

    Nietzsche n’a jamais souhaité publier cet écrit. Nous ne pouvons donc pas savoir s’il était prévu qu’il se termine de cette façon, mais c’est bien par l’opposition quasiment terme à terme de deux figures que se clôture cette oeuvre, comme si la question de savoir d’où vient cet instinct de vérité trouvait une forme de réponse dans la contradiction entre l’attitude Tragique et l’attitude Stoïcienne. Mais aussi opposée soit-elle, et elles le sont intégralement dans ce dernier §, c’est bel et bien cet instinct de la métaphorisation qui se trouve à l’origine de l’une et de l’autre. Mais pour autant l’une a plus de valeur que l’autre, et nous nous trouvons déjà ici en face de ce que Nietzsche appellera plus tard la transvaluation, à savoir la mise en place d’une nouvelle hiérarchisation des valeurs. C’est tout ce qui fait de l’auteur le contraire d’un Nihiliste, contrairement à la fausse réputation qui lui est parfois attachée, car il n’est pas question de détruire gratuitement mais bien de créer des valeurs autres là où les anciennes sont érodées par l’usage, comme des métaphores filées jusqu’à la corde.

       Le Tragique                                                     Le Stoïcien
           Intuitif                                                          Raisonnable
Mépris des concepts.                                           Peur de l’inconnu
         Irrationnel                                                       Mépris de l’art
Domination de l’art sur la vie                        Domination de la prévoyance
Amour du travestissement                            Maitrise de soi par le concept
  Ivresse, Créativité                                                   Abnégation
Intensification des affects                                  Impassibilité du sage
      Transe, Théâtre                                                    Ataraxie

             
Qu’est-ce qui se joue de cet instinct de vérité dans ce duel de figures dont on voit très clairement vers lequel des deux personnages s’oriente  la préférence de l’auteur? Une attitude, un style de vie, que l’on peut définir de la façon suivante en reprenant la formule de Nietzsche lui-même: « en n’admettant comme réelle que la vie travestie en apparence et en beauté ».  La référence à la maison, au vêtement et à la cruche d’argile des grecs de l’antiquité constitue en fait une forme d’argumentation défendant l’existence de ce style de vie de l’homme des métaphores intuitives. Si cette figure n’avait pas existé, nous n’aurions pas trouvé des vestiges  de cette gratuité du travestissement de la vie dans l’art. Or l’architecture, les vêtements, les objets artisanaux manifestent sans aucune contestation possible un souci purement esthétique, un culte des apparences. Si le Stoïcien avait triomphé, nous n’aurions découvert que des reliefs de la vie nécessaire hantée par le seul spectre de sa propre conservation, car cette abnégation du stoïcien cache en fait, comme toute adoration de la raison, une terreur panique devant l’inconnu et la multiplicité « baroque » (évidement ce terme n’est pas à prendre en tant que courant artistique puisque il apparaîtra bien plus tard en Europe) des forces de la vie.
      
Bien au contraire, tout ce que nous connaissons de la culture grecque de l’antiquité d’avant Socrate et Platon, nous emplit du sentiment d’une plénitude, d’une « vraie santé », d’une joie créatrice dans tous les domaines de l’Art. Rien ne se « retient », la vie créatrice se libère, s’accomplit dans la jouissance et la douleur, peu importe pourvu que la sensation ne se retourne pas contre elle-même, ne se reproche pas d’exister, ne se culpabilise pas d’être et de devenir images, au pluriel.
        Ce que Nietzsche nous invite à faire finalement, c’est à distinguer deux postures à l’égard de cette métaphorisation consubstantielle à la vie: soit l’ignorer et dés lors on en sera victime sans s’en rendre compte, soit la célébrer et on la fera circuler à plein régime dans ses créations, dans ses oeuvres dans son existence en devant ce que l’on est. Le stoïcien est d’autant plus ridicule qu’il joue un rôle sans le savoir. Nietzsche souligne avec une ironie mordante  l’impassibilité du stoïcien au plus fort de l’orage, comme s’il n’était que trop évident qu’elle ne peut qu’être simulée, car enfin: il pleut, il tonne et rien ne saurait être plus souhaitable pour l’homme accompli que de vivre en phase avec cette nature indécryptable et pourtant cryptée, inconnaissable et pourtant sentie, voilée et pourtant « vraie » dans et par son voile, comme une Salomé jamais nue dans l’infinité conjuguée et synchrone de ses parures et de ses dévoilements.
      
         Ce que Nietzsche semble avoir en ligne de mire, c’est aussi l’idéal de l’ataraxie que l’on retrouve tout aussi bien, même s’il l’est sous des formes différentes, dans le stoïcisme et l’épicurisme. L’absence de trouble est un leurre, un signe de nihilisme: comment pourrions-nous tuer en nous le désir? Nietzsche n’hésite pas à la fin de sa vie à se définir lui-même comme l’anti-thèse absolue de Schopenhauer qui l’a pourtant beaucoup influencé mais ce point est central dans leur opposition car le vouloir-vivre est une puissance destructrice pair Schopenhauer. Alors que le surhomme Nietzschéen n’a pas d’autre objectif que de célébrer et de consentir à la volonté de puissance. Comment pourrait-il être question de s’interdire de désirer pour être heureux quand le désir est en nous cette force prolifique et féconde au gré de laquelle nous pouvons devenir ce que nous sommes?
          
Schopenhauer ne désavoue pas cette ascèse du Stoïcien et il s’y retrouve à bien des titres, puisque le bouddhisme et l’Hindouisme, ces deux sources d’inspiration préconisent également la cessation de la douleur pour sortir de cette souffrance qu’est la vie. Nietzsche est un opposant farouche à ce nihilisme. Et cela se vérifiera par la suite dans la mesure où l’éternel retour est une intuition totalement opposée au « Nirvana »  Bouddhiste dans la mesure où autant le second décrit la rupture définitive du cycle des réincarnations de la vie, autant le second dessine l’infinité d’un consentement suffisamment amoureux de la vie pour ne jamais se résigner à en sortir.
        Le stoïcien « prend la pose » (nous pourrions presque dire qu’il pose pour la statue  de la postérité du sage)  là où le tragique vit à plein la grâce de chaque instant donné dans le travestissement, dans la création, dans la démesure joyeuse de la célébration. L’oubli est, pour Nietzsche une force positive qui nous permet non seulement de renouveler incessamment nos perceptions de la vie mais aussi de créer sans cesse de nouvelles métaphores à partir des sensations. Le Stoïcien au contraire, se calfeutre suffisamment dans son manteau ou dans « sa citadelle intérieure » contre les coups du sort qu’il se le tient pour « dit » et ne vit rien, toujours raisonnable, si capable d’anticiper les malheurs qu’ils se privent par ce même mouvement de la sensibilité d’accueillir les bonheurs et les jouissances de l’existence.

5) Conclusion

      
 Cet ouvrage est divisé par l’auteur en deux parties, et nous venons de réaliser à quel point la seconde, plus courte est marquée par une dualité, par une confrontation constante entre la science et l’art, entre le rêve et la réalité, entre le Tragique et le Stoïcien. Nous pouvons être surpris du fait qu’une oeuvre dont le propos avéré, revendiqué est de trouver l’origine de cet instinct de vérité dont l’intellect humain, par ailleurs si ridicule et dérisoire aussi bien à l’échelle de l’univers que dans sa considération de l’univers se finisse par une simple opposition de caractères humains, de « figures ».
        Mais cela permet précisément de proposer au lecteur une conclusion très concrète quant aux implications de tout ce qui a été traité dans cet ouvrage. Face à ce qui constitue probablement l’affirmation en tous points essentielle de ce livre, à savoir que l’homme est, par nature, « animal métaphorique », plusieurs attitudes se dessinent, mais Nietzsche en privilégient deux opposées sur tout. Nous pouvons choisir de refermer sur nous-mêmes l’efficience supposée d’une liberté intérieure qui cultiverait l’impassibilité, la tempérance, l’abstinence et l’abnégation. Mais nous ne ferons alors qu’être le jouet de cette fibre métaphorique qui nous porte et nous anime. Nous endosserons aux yeux d’un univers parfaitement indifférent le rôle du sage digne et endurant qui supporte et s’abstient, bref nous ne dépasserons jamais le stade du « chameau qui porte » et resterons de « petits hommes ». Mais nous pouvons, au contraire, « transvaluer », détruire ces valeurs fondées sur la conscience et la morale pour célébrer au contraire l’art, la mythologie et la création. C’est cette intuition de la volonté de puissance (même si ce n’est que plus tard, répétons-le, que Nietzsche donnera à cette notion toute son amplitude) que les tragiques grecs ont exaltée dans leurs oeuvres avec une violence et une puissance esthétique inégalées. Il ne saurait être question de revenir en arrière , et encore moins de laisser en nous s’exprimer un penchant nostalgique. Rien ne saurait être plus étranger à la philosophie de Nietzsche. Ce que révèle cette lecture Nietzschéenne de l’origine de la tragédie (à savoir les dionysies), c’est que nous sommes tous des artistes nés, parce que nous sommes d’abord et seulement des créateurs de métaphores. Il n’existe pas pour toute créature vivante de « milieu » qui puisse être autre que celui que produit l’interprétation de ces sensations. Il n’y a pas de « chose en soi », d’existence en soi d’un univers qui serait UNE réalité hors de la multiplicité infinie des interprétations que nous en constituons, et dans ce « nous », il n’y a pas que les hommes.
   
 Quiconque s’intéresse un tant soit peu à ces figures de style que sont la métaphore, la métonymie, la catachrèse, etc, ne perçoit pas nécessairement à quel point il entre inconsciemment dans la structure la plus efficiente de la vie, dans le principe dynamique le plus opérationnel au sein de ce que le fait d’être et surtout de devenir implique, quel que soit le règne auquel on appartienne. « La nature aime à se voiler »: cette énigmatique sentence d’Héraclite pourrait bien contenir le secret même de notre « être au monde », voire de la réalité, tout court, car c’est bel et bien dans l’attitude la plus adéquate qui se puisse adopter face à ce mouvement de perpétuelle transposition de la vie même que se situe non pas tant la clé de notre bonheur que celle de notre accession au statut de Surhomme, à savoir au stade de l’enfant qui, naïvement, dans l’expression  d’une expérience éternellement originelle de la vie, du fait d’exister, déploie la force brutale et pure de créer.
        Nietzsche ne croit pas à l’austérité trop ostentatoire du Stoïcien. Celui-ci joue mal parce qu’il ne se rend pas compte qu’il joue, parce qu’il ne perçoit pas la vérité qui se fait jour dans la façon d’être des Tragiques, des dionysiens, à savoir qu’il n’y a pas lieu de jouer des attitudes qui, en elles-mêmes, sont toujours déjà des « jeux », des masques,  des postures. S’imposer à soi-même de porter le masque moral sur un visage qui est déjà en lui-même le masque ou plutôt les masques de la vie métaphorisante devient « lourd », voire ridicule. A l’aune de cette vérité là, l’acteur joue mieux le roi que le roi lui-même parce qu’il l’est « plus », plus intensément, plus modestement, plus esthétiquement (esthesis en grec signifie sensation).
          

          Plus profondément encore, l’attitude Stoïcienne est empreinte de cette adoration que des philosophes comme Epictète, Marc-Aurèle portaient au Tout, à cette nature « Une » dont la considération fondait leur panthéisme (Tout est Dieu). Or, plus que toute autre attitude, c’est bien cette soumission de la supposée créature à une totalité qui l’écrase, Dieu, Nature ou Loi qui fait obstruction à notre surhumanité, à notre accession au stade de l’enfant.  Etre irrespectueux par nature, naïveté ou manque de temps (trop occupés que nous devrions êtres à jouer, à créer, à devenir): c’est bien là la seule attitude qu’il convient d’opposer à la fausse impassibilité du Stoïcien:
        « Il me semble important qu’on se débarrasse du Tout, de l’Unité, de je ne sais quelle force, de je ne sais quel absolu; on ne pourrait manquer de le prendre comme instance suprême, et de le baptiser « Dieu ». Il faut émietter l’Univers, perdre le respect du tout; reprendre comme proche et comme nôtre ce que nous avions donné à l’inconnu et au Tout. »  (La volonté de puissance II)

          

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