lundi 23 mars 2020

Séance du 24/03/2020 CALM (Cours A La Maison) TS3: 1h

Bonjour,

Nous allons terminer l’explication du 2e § et commencer celle du 3e. Peut-être avez-vous l’impression que nous passons beaucoup de temps sur ces premiers paragraphes de l’œuvre. Ils sont vraiment déterminants. Il est vraiment impossible de comprendre la suite si nous ne réalisons pas:
- Ce que  Nietzsche veut vraiment faire dans cette oeuvre
- Ce qu’est l’intellect humain pour lui, pourquoi il est à la fois aussi vain, prétentieux, falsificateur et en même temps indispensable (en tout cas à l’homme)

        Pourquoi y-a-t-il tromperie de l’intellect? Parce que nous faisons comme si notre intellect nous permettait de comprendre l’univers alors qu’en réalité il nous cache le fait que « comprendre l’univers par le concept » est un dessein parfaitement anthropocentrique où se célèbre une sorte de culte vouée à l’auto-célébration par une espèce donnée et naturellement faible qui ne fait ainsi que qu’auto-promouvoir le fait de sa propre existence. Imaginons un bébé prématuré dont la vie est, d’un point de vue clinique, particulièrement précaire et qui devrait le prolongement de son existence à sa capacité à rêver qu’il est quelqu’un d’important, une vie de songe qui ne se déploierait  qu’au gré de cette continuelle auto-suggestion. La connaissance, telle que la décrit Nietzsche, serait ce rêve et l’intellect la faculté, l’instinct de survie, qui lui permet de rêver. Nous aurions devant la stratégie de défense d’un tel bébé, deux sentiments qui se situent au plus prés de ce que Nietzsche nous explique ici:
Qu’importe si c’est cela qui lui permet de vivre et tant mieux s’il rêve.
A quel point ce rêve est faux, trompeur, impressionnant dans "la teneur même de la vérité » qu’il dissimule, à savoir qu’il est un prématuré dont l’existence ne tient qu’à un fil.
         
          La difficulté majeure que nous éprouvons à cerner exactement ce que Nietzsche par ce terme d’ « intellect » réside précisément dans la conciliation de ces deux points. Nous avons besoin d’alimenter cette croyance totalement illusoire de notre importance dans la nature sans quoi nous serions ramenés à la justesse de  notre pitoyable condition. L’image du bébé prématuré est donc correcte voire éclairante parce qu’elle décrit exactement la profondeur de l’illusion dont l’intellect est responsable. Il n’est ni plus ni moins qu’une stratégie d’auto-défense qui consiste dans le développement d’un processus d’auto-persuasion, et surtout il est finalement impossible de dire qu’il est bon ou mauvais, dans la mesure où il nous protège de la stricte vérité (dont nous reconnaissons les accents tragiques dans le théâtre antique grec) mais aussi où il nous engage à aller toujours plus avant dans le mouvement d’une existence qui ne cesse de se nier davantage elle-même au fur et à mesure qu’elle de déploie (les cinq étapes du nihilisme).
        « Son effet général est l’illusion »: même si cet aspect sera beaucoup plus développé dans le 3e §, Nietzsche évoque les effets plus particuliers de cet intellect. Cela signifie qu’il ne se limite pas à cette conséquence externe de falsifier les rapports que nous entretenons avec le monde mais aussi qu’il stimule tous les comportements sociaux par le biais desquels nous « donnons le change », c’est-à-dire nous donnons notre part à cette hallucination collective dans laquelle consiste en fait cette humanité portée à développer le flambeau de l’esprit, à générer une évolution spécifique, un progrès moral et historique, et cela à l’intérieur même de cette société. Plus nous sommes persuadés de créer, d’innover, d’inventer, moins nous réalisons qu’en fait nous sommes animés par l’instinct de survie, par cette passion primitive qui consiste à rester vivants coûte que coûte.
       
Le travail authentique de l’intellect est donc la dissimulation, une forme d’art, un travail indiscutablement métaphorique: comment, à partir de ce qui « EST » vraiment, à savoir ce chaos de forces naturelles, antagonistes et absurdes (qui tient énormément du vouloir vivre schopenhauerien), l’homme peut-il constituer de toute pièce un « cosmos » bien ordonné au sein duquel nous allons construire des cités et développer des communautés organisées autour de lois communes?
        Il importe ici de bien saisir que le terme d’« Art » englobe la technique, le savoir-faire. Nous allons cultiver l’art de construire en lieu et place du chaos l’ordre de la cité, des lois, de la morale et de valeurs communautaires. Dans l’un de ses fragments posthumes, Nietzsche décrit la première étape de cet art de l’intellect grâce auquel il va transformer un matériau brut en « représentation humaine et socialisante »:
« La première impression sensible est retravaillée par l’intellect: simplifiée, corrigée en fonctions de schémas préalables; la représentation du monde phénoménal  est, en tant qu’oeuvre d’art, notre oeuvre. Mais pas les matériaux - l’art, c’est précisément ce qui souligne les lignes générales, qui retirent les traits décisifs et laisse de côté bien des choses. »
        Marc de Launay, spécialiste de la philosophie allemande, insiste sur l’injustice de Nietzsche à l’égard d’Emmanuel Kant car c’est bien finalement de ce philosophe honni que Nietzsche se rapproche ici en l’ignorant probablement. Il convient en effet de ne pas oublier que Nietzsche est encore à cette époque, sous le charme de la lecture du « monde comme volonté et comme représentation » et que Schopenhauer n’a jamais caché tout ce que son intuition et son oeuvre devaient à Emmanuel Kant, et cela Nietzsche le sait, même si selon Marc de Launay, sa critique quasi systématique de Kant (et totalement cohérente du point de vue de la morale et de l’histoire) s’appuie sur une faible connaissance de la théorie de la connaissance de Kant.
       
Mais en quoi consiste globalement celle-ci? Dans la distinction entre le phénomène (la chose que nous percevons) et le noumène (la chose en soi). Tout ce que nous expérimentons est, du fait même que nous l’expérimentions, dans le temps et dans l’espace, et c’est précisément à partir de ce filtre que nous appliquons au contenu de cette intuition les catégories de notre entendement. (causalité, substance, unité, possibilité, nécessité, etc.). Cela signifie que nous ne pouvons pas faire l’expérience d’une réalité sans lui imposer des cadres au fil desquels nous la reconstruisons, et nous la re-présentons. Il n’est pas du pouvoir de l’homme de percevoir la chose en soi: par exemple, nous ne percevrons jamais « la » lumière, en tant que noumène mais seulement d’elle, la seule longueur d’ondes à laquelle nous sommes sensibles, à savoir la fréquence située entre l’infrarouge et l’ultraviolet. L’opposition entre Nietzsche et Kant se situent sur cette question de l’existence de la chose en soi, par exemple de « la » lumière pure, objective. Pour Nietzsche, cette lumière n’existe pas: « Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations ». De ceci qu’elle puisse être interprétée différemment, il ne s’ensuit pas qu’elle puisse être sans être interprétée. « Etre lumière » n’est ni plus ni moins que consister dans cette myriade d’interprétations. Par contre, Kant maintient la référence à « la chose en soi » et donne à la représentation du phénomène par le biais des catégories de l’entendement humain une légitimité universelle. Cette lumière pure existe mais elle n’est et ne sera jamais connaissable par l’homme, lequel va construire sa représentation dans l’efficience cognitive de cette limite (d’où la notion de « critique » de la raison pure: « que puis-je connaître? »).
        Nietzsche est peut-être « ingrat » en ne mesurant pas, notamment dans l’impact de la lecture de Kant sur Schopenhauer (impact que ce dernier n’a jamais nié, au contraire) tout ce que sa propre pensée doit finalement au philosophe de Koenigsberg, mais il ne se trompe aucunement sur la différence fondamentale qui subsiste, et qui se manifeste au plus haut point ici, entre l’entendement kantien et la conception de l’intellect qu’il décrit, dans ce deuxième §. La compréhension de ce que l’entendement est et fait permet à Kant de déterminer précisément ce que l’on peut connaître, à savoir le phénomène (et nous pouvons le connaître parce que nous le constituons) et ce que nous ne pouvons pas connaître, le noumène, la chose en soi. Pour Nietzsche, l’intellect est exclusivement l’agent de cette dissimulation créant le rêve de la connaissance, rêve n’ayant d’autre motivation que de maintenir en vie « ce bébé sous perfusion » qu’est le genre humain. Dans une optique Nietzschéenne, nous réalisons bien que Kant est pris dans le rêve dont il ne décèle qu’un seul ressort (mais honnêtement , c’est déjà bien): la part de l’entendement humain dans la constitution du phénomène.

    (§3) Il est difficile de lire le troisième paragraphe sans éprouver le sentiment que Nietzsche y libère une forte pulsion misanthropique. Les termes utilisés contre l’homme sont violents, acides et apparaissent plus que « teintés d’amertume », mais il convient de nous détacher le plus possible de cette première impression qui nous ferait passer à côté de l’essence même de la philosophie Nietzschéenne. Quiconque lit honnêtement cet auteur perçoit d’emblée ce paradoxe qui est au coeur de cette oeuvre en particulier: la destitution qu’il y entreprend de la notion de vérité ne peut s’entendre (au sens propre du terme elle ne peut être audible) qu’à la condition de réaliser le souci profond qui anime ce jeune professeur et qui l’animera toute sa vie, lequel se caractérise par l’exercice d’une lucidité incroyablement juste, intransigeante, incorruptible neutre et implacable  quant à notre condition. Il ne faut pas se laisser tromper par les accents poétiques, par la recherche passionnée du style d’écriture correspondant à l’expression de la pensée du philosophe. Si, comme cela apparaîtra clairement dans la suite de « vérité et mensonge au sens extra-moral », les métaphores intuitives semblent plus riches que les métaphores conceptuelles, c’est-à-dire si l’art jouit sans conteste d’un poids plus important que la science dans la hiérarchie des nouvelles valeurs que l’auteur souhaite substituer aux anciennes, ce n’est aucunement par « amour de l’art », mais bel et bien par « amour du vrai ». Ce n’est pas pour « la beauté du geste » que l’homme  ou le surhomme est fondamentalement, un artiste, mais c’est parce qu’il devient ainsi ce qu’il est, ce qui ne saurait se concevoir que dans les termes d’une vérité.
    L’homme est ce qu’il est parce qu’il ne peut être autrement, parce qu’il ne pourrait pas survivre autrement. L’image du prématuré dans sa couveuse est réellement porteuse ici, une fois de plus, à ceci prés qu’il s’est lui-même et SEUL doté de sa couveuse et du rêve dont il se leurre lui-même pour se maintenir en vie.
   
L’intellect est à l’homme ce que sont les cornes pour les taureaux et la mâchoire pour les carnassiers. Comment ne pas discerner ici l’écho de la théories de l’évolution des espèces de Darwin? Nietzsche semble, par ailleurs, avoir manifesté à l’égard du biologiste la même ingratitude qu’à l’endroit d’Emmanuel Kant, pointant son désaccord avec lui sur la conception simpliste de la nature du paléontologie anglais sans lui faire justice d’une mise en perspective de l’être humain qui correspond indiscutablement à la sienne. Dans le Vivant, différentes stratégies sont mises en place par toutes les espèces pour survivre, fût-ce au détriment des autres, et l’intellect prend place dans cet attirail d’armes forgées par les animaux, les végétaux, les cellules, etc. L’homme est l’espèce qui s’est le plus délibérément et le plus exclusivement consacré au développement de cette arme, mais il n’est pas le seul. Suit alors une liste de toutes les formes que peut revêtir l’intellect en tant qu’art du travestissement, mais peut-être pourrions-nous toutes les réunir sous le terme de « semblant ». L’homme est une créature qui se défend en faisant semblant, par le rêve et dans le rêve.
        Il est particulièrement intéressant de situer cet art du travestissement de l’intellect par rapport à la célèbre affirmation d’Aristote dont on sait par ailleurs que Nietzsche travaillait les oeuvres notamment dans un cours de rhétorique: « l’homme est un animal naturellement politique ». Nietzsche transformerait quelque peu la formulation: c’est par nature que l’homme fait semblant d’être politique et travaille cet « effet de semblance » par les lois, lesquelles créent à leur tour un effet de ressemblance, de conformité. Quelque chose commence ici, dans la cité, qui marque à la fois le début d’une aventure humaine (trop humaine) et l’organisation d’un « quant-à-soi », d’un processus de valorisation de soi en circuit fermé aboutissant à ce que Nietzsche décrira plus tard comme l’évolution du nihilisme.
       
Cette vanité pointée par Nietzsche est donc aussi « Vitale ». L’intellect est à la croisée des chemins: quelque chose de lui est aussi sauvage et dangereux que la mâchoire du tigre, de l’animal que nous sommes, nous humains. Mais il se trouve qu’il consiste dans une stratégie de défense particulièrement perverse et négatrice d’elle-même (nihilisme) puisque c’est sans en avoir l’air qu’il suit implacablement sa ligne de conduite vitale (et en même temps destructrice). Ce point est vraiment fondamental et difficile à saisir: l’intellect est un instinct vital qui ne cesse de se nier lui-même en tant qu’instinct vital. Nous comprenons ainsi pourquoi d’un passage à l’autre, Nietzsche peut parfaitement défendre la dissimulation en insistant sur le fait qu’elle est naturelle et propre à la vie dans ce qu’elle a de plus pur et de plus brut, et, en même temps, dans d’autres passages, fustiger cette efficience de la dissimulation car ses effets sont destructeurs.
        L’intellect est finalement un instinct qui se nie en tant qu’instinct, qui développe une stratégie très paradoxalement vitale de dénégation. « Je ne suis pas ce que je suis » dit-il. Le bébé  prématuré sous couveuse qu’est l’homme, possède, et nous serions tentés de dire: « heureusement » cet instinct de survie, ce tigre dont l’intellect est la mâchoire assoiffée de puissance, de vie, mais en même temps, cette puissance ne dit pas son nom, se dissimule à elle-même ce qu’elle est, et particulièrement pour l’homme, chez ce bébé donc, lequel va tisser ce rêve d’une espèce intelligente créant la connaissance, encouragé par un Dieu bienveillant, progressant et répandant dans l’univers cette lumière radieuse de la compréhension conceptuelle.
        Sept ans plus tard, Nietzsche décrira parfaitement cette ambiguïté structurelle, fondamentale inhérente à la nature profonde de l’intellect:
    « L’intellect est l’instrument de nos instincts et rien de plus; il ne sera jamais libre. Il s’aiguise dans la lutte des différents instincts et affine ainsi l’activité de la volonté aspirant à la puissance, à l’infaillibilité de notre personne: le scepticisme n’existe qu’à l’égard de toute autorité; nous ne voulons pas être dupés, pas même par nos instincts!  Mais qu’est-ce qui alors ne le veut pas? Un instinct assurément! »


Voilà! C’est tout pour aujourd’hui. Je vous pose deux questions pour la semaine prochaine (n’oubliez pas la dissertation pour la 10 avril et envoyez moi des messages si vous voulez un peu d’aide sur le sujet ou sur le texte)
Reprenez l’image du bébé prématuré qui rêve et expliquer pourquoi elle peut nous faire comprendre ce qu’est l’intellect humain pour Nietzsche
Quelles sont les  traits de l’être humain qui donnent raison à Nietzsche lorsqu’il le définit comme l’être qui ,sans cesse, fait semblant?
 J’espère que vous allez bien. Gardez le moral!

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