vendredi 6 mars 2020

Vérité et mensonge au sens extra-moral de Friedrich Nietzsche (1873)

(Nous reprenons ici la traduction de Nils Gascuel aux éditions Babel. Nous rajoutons une numérotation et un découpage de l'oeuvre en § qui permet de faire le lien avec l'explication)


                      « Il y eut une fois, dans un recoin éloigné de l'univers répandu en d'innombrables systèmes solaires scintillants, un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la plus orgueilleuse et la plus mensongère minute de « l'histoire universelle ». Une seule minute, en effet. La nature respira encore un peu et puis l'astre se figea dans la glace, les animaux intelligents durent mourir. - Une fable de ce genre, quelqu'un pourrait l'inventer, mais cette illustration resterait bien au-dessous du fantôme misérable, éphémère, insensé et fortuit que constitue l'intellect humain au sein de la nature. Des éternités durant il n'a pas existé ; et lorsque c'en sera fini de lui, il ne se sera rien passé de plus. Car ce fameux intellect ne remplit aucune mission au-delà de l'humaine vie. Il n'est qu'humain, et seul son possesseur et producteur le considère avec pathos, comme s'il renfermait le pivot du monde. Or, si nous pouvions comprendre la mouche, nous saurions qu'elle aussi nage à travers l'air avec ce pathos et ressent en soi le centre volant de ce monde. Il n'y a rien de si abject et de si minuscule dans la nature qu'une légère bouffée de cette force du connaître ne puisse aussitôt gonfler comme une outre ; et de même que tout portefaix aspire à son admirateur, de même l'homme le plus fier, le philosophe, croit-il avoir de tous côtés les yeux de l'univers braqués comme des télescopes sur son action et sa pensée. (§1)

                          Il est remarquable que cet état de fait soit I’œuvre de l'intellect, lui qui ne sert justement aux êtres les plus malchanceux, les plus délicats et les plus éphémères qu'à se maintenir une minute dans l'existence, cette existence qu'ils auraient toutes les raisons de fuir aussi vite que le fils de Lessing sans le secours d'un pareil expédient. L'espèce d'orgueil lié au connaître et au sentir, et qui amasse d'aveuglantes nuées sur les yeux et les sens des hommes, les illusionne quant à la valeur de l'existence parce qu'il véhicule la plus flagorneuse évaluation du connaître. Son effet général est l'illusion - mais ce caractère se retrouve aussi dans ses effets les plus particuliers.(§2)

                   
         L'intellect, en tant que moyen de conservation de l'individu, déploie ses principales forces dans le travestissement; car c'est le moyen par lequel se maintiennent les individus plus faibles, moins robustes, qui ne peuvent pas se permettre de lutter pour l'existence à coups de cornes ou avec la mâchoire affilée des bêtes de proie. C'est chez l'homme que cet art du travestissement atteint son sommet : illusion, flagornerie, mensonge et tromperie, commérage, parade, éclat d'emprunt, masques, convention hypocrite, comédie donnée aux autres et à soi-même, bref le sempiternel voltigement autour de cette flamme unique : la vanité - tout cela impose si bien sa règle et sa loi que presque rien n'est plus inconcevable que la naissance parmi les hommes d'un pur et noble instinct de vérité. Ils sont profondément immergés dans des illusions et des images de rêve, leur œil ne fait que glisser vaguement à la surface des choses et voit des "Formes", leur sensation ne conduit nulle part à la vérité, mais se contente de recevoir des excitations et de pianoter pour ainsi dire à l'aveuglette sur le dos des choses. Ajoutez à cela que sa vie durant l'homme se prête la nuit au mensonge du rêve, sans que jamais sa sensibilité morale ait tenté de s'y opposer : il se trouve cependant des hommes, dit-on, qui à force de volonté ont supprimé chez eux le ronflement. Hélas ! l'homme, au fond, que sait-il de lui-même ? Et serait-il même capable une bonne fois de se percevoir intégralement, comme exposé dans la lumière d'une vitrine ? La nature ne lui cache-t-elle pas l'immense majorité des choses, même sur son corps, afin de l'enfermer dans la fascination d'une conscience superbe et fantasmagorique, bien loin des replis de ses entrailles, du fleuve rapide de son sang, du frémissement compliqué de ses fibres ? Elle a jeté la clé : et malheur à la funeste curiosité qui voudrait jeter un œil par une fente hors de la chambre de la conscience et qui, dirigeant ses regards vers le bas, devinerait sur quel fond de cruauté, de convoitise, d'inassouvissement et de désir de meurtre l'homme repose, indifférent à sa propre ignorance, et se tenant en équilibre dans des rêves pour ainsi dire comme sur le dos d'un tigre. D'où diable viendrait donc, dans cette configuration, l'instinct de vérité! (§3)
                       
                            
Dans la mesure où l'individu veut se maintenir face à d'autres individus, il n'utilise l'intellect, dans un état de choses naturel, qu'à des fins de travestissement : or, étant donné que l'homme, à la fois par nécessité et par ennui, veut vivre dans une société et dans un troupeau, il a besoin d'un accord de paix et cherche du moins à faire disparaître de son univers le plus grossier bellum omnium contra omnes (guerre de tous contre tous). Cet accord de paix ressemble à un premier pas dans l'acquisition de notre énigmatique instinct de vérité. Maintenant en effet se trouve fixé cela qui désormais sera de droit "la vérité", c'est-à-dire qu'on invente une désignation constamment valable et obligatoire des choses, et la législation du langage donne aussi les premières lois de la vérité : car le contraste entre vérité et mensonge se produit ici pour la première fois. Le menteur utilise les désignations valables, les mots, pour faire apparaître l'irréel comme réel ; il dit par exemple : "je suis riche" alors que "pauvre" serait pour son état la désignation correcte. Il maltraite les conventions établies par des substitutions arbitraires et même des inversions de noms. S'il fait cela par intérêt et en plus d'une façon nuisible, la société lui retirera sa confiance et du même coup l'exclura. Ici les hommes ne craignent pas tant le fait d'être trompés que le fait qu'on leur nuise par cette tromperie : à ce niveau-là aussi, ils ne haïssent pas au fond l'illusion, mais les conséquences pénibles et néfastes de certains genres d'illusions. Une restriction analogue vaut pour l'homme qui veut seulement la vérité : il désire les conséquences agréables de la vérité, celles qui conservent la vie, mais il reste indifférent face à la connaissance pure et sans effets et ressent même de l’hostilité à l'égard des vérités éventuellement nuisibles et destructrices. Et puis surtout: qu’en est-il de ces fameuses conventions du langage? Seraient-elles des produits de la connaissance, du sens de la vérité, est ce que les désignations et les choses se recouvrent? Le langage est-il l'expression adéquate de toutes les réalités ? (§4)
                       
                        Seule sa faculté d’oubli peut conduire l'homme à s’imaginer qu'il possède une « vérité » au degré que je viens de dire. S'il ne veut pas se contenter d’une vérité en forme de  tautologie, autant dire de cosses vides, il se prépare à empocher éternellement  des illusions en échange de vérités. Qu'est-ce qu'un mot ? La transposition sonore d'une excitation nerveuse. Mais poursuivre le raisonnement en concluant d'une excitation nerveuse à l’existence d’une cause en dehors de nous, c'est déjà le résultat d'une application fausse et illégitime du principe de raison. Comment aurions-nous le droit, si la vérité a seule décidé dans la genèse du langage, et le point de vue de la certitude dans les désignations, comment aurions-nous donc le droit de dire : la pierre est dure - comme si « dur » nous était connu par ailleurs et pas seulement comme une excitation complètement subjective ! Nous répartissons des choses selon des genres, nous désignons l'arbre comme étant du masculin, la plante comme féminine : quelles transpositions arbitraires ! Quelle planante façon de congédier le canon de la certitude ! Nous parlons d'un « serpent » : cette désignation ne touche que l’action de se tordre, elle pourrait donc aussi bien s’appliquer au ver.
                       
Comme ces délimitations sont arbitraires ! Et comme ces préférences accordées tantôt à telle qualité de d’une chose, tantôt à telle autre paraissent unilatérales ! Les différentes langues, posées les unes à côté des autres, montrent qu’en matière de mots ce n’est jamais de la vérité, jamais de l’expression adéquate qu’il retourne: autrement il n’y aurait pas de langues. La « chose en soi » (ce qui serait justement la vérité toute pure et sans effets) reste entièrement insaisissable même pour le créateur de la langue et ne lui paraît nullement désirable. Il désigne uniquement les relations des choses aux hommes et pour les exprimer il en appelle aux métaphores les plus téméraires. Une excitation nerveuse d’abord transposée en une image ! Première métaphore. L'image à son tour remodelée en un son! Deuxième métaphore. Et chaque fois saut périlleux d'une sphère au beau milieu d’une autre toute nouvelle et différente. Pensons à un homme qui serait complètement sourd et n’aurait jamais eu de sensation sonore ou musicale : de même qu'il s'étonne de voir les figures acoustiques de Chiadni dans le sable, trouve leur cause dans le frémissement de la harpe et va jurer là-dessus qu’il connaît avec certitude ce que les hommes appellent le « son », de même en est-il pour nous avec le langage. Nous croyons avoir quelque accès aux choses elles-mêmes lorsque nous parlons d'arbres, de couleurs, de neige et de fleurs, et cependant nous ne possédons rien que des métaphores des choses, qui ne correspondent aucunement aux entités originelles. Comme le son en tant que figure de sable, l’énigmatique X de la chose en soi prend successivement l’aspect d’une excitation nerveuse, puis d’une image, enfin d’un son articulé. En tout cas, ce n’est pas logiquement que se produit la naissance du langage, et tout le matériel dans et avec lequel, plus tard, travaille et bâtit l'homme de la vérité, le chercheur, le philosophe, provient, sinon de Coucouville-les-nuées, du moins pas, à coup sûr, de l'essence des choses. (§5)
                          
                        
Repensons particulièrement au problème de  la formation des concepts. Chaque mot devient immédiatement un concept par le fait que, justement, il ne doit pas servir comme souvenir pour l’expérience originelle, unique et complètement singulière à laquelle il doit sa naissance, mais qu’il doit s’adapter également à d’innombrables cas plus ou moins semblables, autrement dit, en toute rigueur, jamais absolument identiques, donc à une multitude de cas différents. Tout concept naît de l’identification à du non-identique. Aussi sûr que jamais une feuille n’est entièrement identique à une autre feuille, aussi sûrement  le concept de feuille est-il formé par abandon délibéré de ces différences individuelles, par oubli du distinctif, et il éveille alors la représentation, comme s’il y avait dans la nature, en dehors des feuilles quelque chose comme « la feuille », une sorte de forme originelle sur le modèle de quoi toutes les feuilles seraient tissées, dessinées, mesurées, colorées, frisées, peintes, mais par des mains inexpertes au point qu’aucun exemplaire correct et fiable n’en serait tombé comme la transposition fidèle de la forme originelle. Nous appelons un homme « honnête »; nous demandons « pourquoi a-t-il agi honnêtement aujourd’hui? » Nous répondons habituellement: « en raison de son honnêteté ». L’honnêteté! Autant répéter que la feuille est la cause des feuilles. Mais nous ne savons absolument rien sur une qualité essentielle qui s’appellerait « l’honnêteté », nous n’avons affaire qu’à un grand nombre d’actions individualisées et par conséquent dissemblables, que nous assimilons par abandon de la dissemblance  et désignons dorénavant comme des actions honnêtes; en fin de compte nous extrayons d’elles la formule d’une qualitas occultas portant le nom de « l’honnêteté ». L’omission de l’élément individuel et réel nous fournit le concept, comme elle nous donne aussi la forme, tandis que la nature, au contraire, ne connaît ni formes ni concepts, et donc, pas non plus de genres, mais seulement un X qui reste pour nous inaccessible et indéfinissable. Car notre opposition entre individu et genre est elle aussi anthropomorphique et ne provient  pas de l’essence des choses, même si nous ne nous risquons pas non plus à dire qu’elle ne lui correspond pas: ce serait en effet une affirmation dogmatique et, comme telle, tout aussi indémontrable que son contraire.(§6)
                         
                     Qu’est-ce donc que la vérité? Une armée mobile de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de corrélations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement amplifiées, transposées, enjolivées, et qui après un long usage, semblent à un peuple, stables, canoniques et obligatoires: les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et vidées de leur force sensible, des pièces de monnaie dont l’effigie s’est effacée et qui ne comptent plus comme monnaie mais comme métal.

                           
Nous ne savons toujours pas d’où vient l’instinct de vérité; car jusqu’ici nous n’avons entendu parler que du devoir imposé par la société pour exister - être véridique, c’est-à-dire employer les métaphores usuelles - et donc, moralement parlant, du devoir de mentir en suivant une solide convention, de mentir avec le troupeau dans un style obligatoire pour tous. Certes l’homme oublie que tel est son lot; il ment donc inconsciemment de la manière désignée ci-dessus et selon un habitus séculaire; et précisément à travers cette inconscience, précisément à travers cet oubli, il arrive au sentiment de la vérité.

                        A force de devoir désigner une chose comme « rouge », une autre comme « froide », une troisième comme « muette », s’éveille une propension morale à la vérité: de l’opposition au menteur, à qui personne ne fait confiance, que tous excluent, l’homme tire pour lui-même la démonstration du caractère respectable, rassurant et utile de la vérité. Il place maintenant son action tant qu’être « raisonnable » sous la domination des abstractions; il ne souffre plus de se laisser emporter par les impressions soudaines, par les intuitions; il invente de généraliser toutes ces impressions en des concepts plus pâles et froids, afin d’y accrocher le wagon de sa vie et de son action. Tout ce qui distingue l’homme de l’animal dépend de cette capacité à subtiliser en un schéma les métaphores intuitives, donc à dissoudre une image dans un concept. Dans le domaine de ces schémas quelque chose en effet est possible qui ne pourrait jamais réussir  au milieu des premières impressions intuitives: édifier un ordre pyramidal selon des castes et des grades, créer un monde nouveau de lois, de privilèges, de subordinations, de délimitations, qui fait face désormais à l’autre monde, intuitif, des premières impressions, comme étant ce qu’il y a de plus stable, de plus général, de mieux connu, de plus humain, et donc en tant qu’instance régulatrice et impérative. Tandis que chaque métaphore de l’intuition est individuelle et sans égale, et par conséquent s’arrange toujours pour échapper à toute classification, le vaste édifice des concepts affiche l’abrupte uniformité d’un columbarium romain et exhale dans la logique cette rigueur et cet air froid qui sont le propre de la mathématique. Quiconque éprouvera le contact de ce froid sur sa peau croira à peine que le concept aussi, octogonal et osseux comme un dé et, autant que lui, interchangeable, ne persiste pourtant qu’en tant que le résidu d’une métaphore et que l’illusion de la transposition artificielle d’une excitation nerveuse en images est, sinon la mère, du moins la grand-mère de tout concept.(§7)

                       
Mais à l’intérieur de ce jeu de dés des concepts on parle de « vérités » lorsque chaque dé est utilisé conformément à sa désignation, que l’on compte exactement ses points, que l’on forme les rubriques correctes et qu’on ne pèche jamais contre le système des castes et la hiérarchie des grades. De même que les Romains et les Etrusques découpaient le ciel à l’aide de lignes mathématiques rigides et imploraient un dieu dans cet espace extrêmement clôturé qu’est un temple, de même chaque peuple a au-dessus de lui un tel ciel de concepts mathématiquement distribués, et entend désormais, conformément à l’exigence de vérité, que chaque dieu conceptuel soit cherché exclusivement dans sa sphère propre. Il est permis d’admirer ici ce puissant génie architecte qu’est l’homme, réussissant à empiler sur des fondations mobiles et pour ainsi dire sur une eau courante une cathédrale conceptuelle infiniment compliquée: pour tenir bon sur de pareilles fondations, l’édifice doit certes consister à sa manière en fils d’araignée assez souples pour suivre la vague et assez solides pour éviter la dislocation au premier vent venu. En tant que génie architecte l’homme s’élève loin au-dessus de l’abeille: celle-ci bâtit avec la cire qu’elle recueille dans la nature, lui avec la substance bien plus délicate des concepts qu’il doit élaborer en partant rigoureusement de lui-même. En quoi il il est ici très admirable - mais sûrement pas pour son instinct de vérité, ni pour la pure connaissance des choses. Si quelqu’un cache une chose derrière un buisson, qu’il la recherche au même endroit et la trouve en effet, on ne va pas spécialement célébrer cette recherche et cette trouvaille: pourtant c’est bien ainsi que les choses se passent avec la recherche et la découverte de « la vérité » dans le secteur de la raison. Quand je procède à la définition du mammifère et que j’explique ensuite, ayant examiné un chameau: « regardez un mammifère » - une vérité a certes été mise au jour, mais sa valeur est limitée, je veux dire qu’elle est de part en part anthropomorphique et ne contient pas le moindre point qui soit « vrai en soi », effectif et valable universellement, indépendamment de l’homme. Celui qui recherche de telles vérités ne cherche au fond que la métamorphose du monde dans les hommes, il se bat pour une compréhension du monde en tant que chose humaine, et conquiert, dans le meilleur des cas, le sentiment d’une assimilation. De même que l’astronome observait les étoiles comme étant au service des hommes et en rapport avec leurs joies et leurs peines, de même un tel chercheur observe le monde entier comme étant attaché à l’homme, comme l’écho chaque fois déformé d’un son originel, celui de l’homme, comme la reproduction multipliée d’une image originelle unique: celle de l’homme. Son procédé consiste à prendre l’homme comme mesure de toutes choses; en quoi il s’appuie sur l’erreur de croire qu’il tient ces choses devant lui comme de purs objets. Il oublient donc les métaphores originales de l’intuition sensible en tant que métaphores et les confond avec les choses mêmes. (§8)

                     
Seul l’oubli de ce monde métaphorique primitif, seul le durcissement et la sclérose d’une masse d’images surgissant du pouvoir originel de l’imagination humaine en un flot d’abord impétueux, seule l’invincible croyance dans la vérité en soi de ce soleil, de cette fenêtre, de cette table, bref seul l’oubli par soi de l’homme en tant que sujet, et qui plus est, sujet créateur et artiste - seules ces conditions lui permettent de vivre avec un minimum de calme, de sécurité et de conséquence: s’il pouvait sortir un seul instant du cachot de cette croyance, c’en serait immédiatement fini de sa « conscience de soi ». Il lui en coûte déjà assez d’admettre que l’insecte ou l’oiseau perçoivent un monde tout autre que le sien et que la question de savoir laquelle des deux perceptions du monde est la plus correcte est totalement dépourvue de signification, puisque cette mesure requerrait déjà le critère de la perception correcte c’est-à-dire un critère absent. Mais surtout, la « perception correcte » - ce qui voudrait dire: l’expression adéquate d’un objet dans le sujet - me semble une absurdité contradictoire: car entre deux sphères absolument différentes, comme le sujet et l’objet, il n’y a aucune causalité, aucune conformité, aucune expression, mais tout au plus un rapport esthétique, je veux dire l’esquisse d’une transposition, la traduction balbutiante dans une langue complètement étrangère: ce qui nécessiterait en tout cas la médiation d’une sphère et d’une force de libre poésie, de libre invention. Le mot « phénomène » contient des séductions nombreuses, et c’est pourquoi je l’évite autant que possible: car il n’est pas vrai que l’essence des choses apparaisse dans le monde empirique. Un peintre auquel il manque les mains et qui voudrait  exprimer par le chant l’image flottant devant ses yeux en révélera toujours plus par cette permutation des sphères que le monde empirique ne révèle de l’essence des choses. Même la relation entre une excitation nerveuse et l’image produite n’est pas en soi une relation nécessaire: mais quand la même image est produite des millions de fois et reçue en héritage par de nombreuses générations successives, et que finalement elle apparaît dans tout le genre humain chaque fois à la même occasion, elle acquiert enfin pour l’homme la même signification que si elle était l’unique image nécessaire et que si cette relation entre l’excitation nerveuse originelle et l’image produite était une rigoureuse relation de causalité; comme un rêve éternellement recommencé serait ressenti et jugé tout à fait comme la réalité. Mais le durcissement et la sclérose d’une métaphore ne garantit aucunement la nécessité et la légitimité exclusive de cette métaphore. (§9)

                        

                    Quiconque est familier de telles considérations a certainement ressenti une profonde défiance à l’égard de tout idéalisme de ce genre, et chaque fois qu’il a pu se convaincre bien clairement de l’éternelle logique, de l’omniprésence et de l’infaillibilité des lois de la nature, il a conclu de la façon suivante: ici, aussi loin que nous pénétrions, en hauteur dans le monde télescopique et en profondeur dans le monde microscopique, tout est si assuré, bien aménagé, infini, régulier et sans failles; dans ces galeries souterraines la science pourra éternellement creuser avec succès, et tout ce qu’elle trouvera sera concordant et sans contradiction. Comme cela ressemble peu à un produit de l’imagination: car si c’en était un, il faudrait bien que l’apparence et l’irréalité se trahissent quelque part. Il convient de dire au contraire: si chacun de nous avait encore une sensibilité perceptive distincte, nous pourrions percevoir tantôt comme seul l’oiseau perçoit, tantôt comme le ver, tantôt comme la plante, ou bien si l’un de nous voyait la même excitation comme rouge, l’autre comme bleu, si un troisième l’entendait même comme un son, personne ne parlerait alors d’une telle légalité de la nature, mais on la concevrait sûrement comme une formation hautement subjective. Ensuite: qu’entendons-nous en général par une loi naturelle? Elle ne nous est pas connue en soi mais seulement dans ses effets, c’est-à-dire par ses relations avec d’autres lois naturelles, qui à leur tour ne nous sont connues qu’en tant que « sommes de relations ». Ainsi ces relations ne font que renvoyer toujours les unes aux autres, et leur essence demeure pour nous incompréhensible de part en part; nous ne connaissons d’elles effectivement que ce que nous leur ajoutons: le temps, l’espace, c’est-à-dire des relations de succession et des nombres. Mais tout le merveilleux qui justement nous étonne dans les lois de la nature, qui requiert notre explication et pourrait nous inspirer la tentation de nous défier de l’idéalisme, repose justement tout entier dans la rigueur mathématique et dans le caractère inviolable des représentations spatiotemporelles. Or c’est nous qui produisons celles-ci à l’intérieur et en dehors de nous avec la même nécessité que l’araignée qui tisse sa toile; si nous sommes contraints de concevoir toutes choses exclusivement selon ces formes, alors il n’y a plus rien de merveilleux à ce que nous ne concevions en fait dans toutes choses précisément que ces formes: car elles doivent toutes porter en soi les lois du nombre, et le nombre est précisément ce qu’il y a de plus étonnant dans les choses. Toute la légalité qui nous impressionne tellement dans le cours des astres et dans le processus chimique coïncide au fond avec ces propriétés que nous-mêmes apportons aux choses, de sorte que nous nous impressionnons nous-mêmes. D’où le résultat: cette formation artistique de métaphores par laquelle commence en nous toute sensation, présuppose déjà ces formes et donc s’effectue avec elles; seule la persistance tenace de ces formes originelles permet d’expliquer comment il a été possible par la suite qu’un édifice de concepts se constituât réciproquement à partir de métaphores elles-mêmes. Cet édifice est en effet une réplique des relations spatio-numérico-temporelles sur le terrain des métaphores. (§10)

                                                                    II

                           C’est le langage, nous l’avons vu, qui travaille originellement à l’édification de concepts, et plus tardivement, de la science. De même que l’abeille construit les alvéoles et simultanément les emplit de miel, de même la science travaille incessamment à ce grand columbarium des concepts, au sépulcre des intuitions sensibles, construit  des étages supplémentaires et toujours plus élevés, étaie, nettoie, rénove les anciennes alvéoles et s’ingénie toujours à remplir ce colombage monstrueusement surélevé et à y caser l’ensemble du monde empirique, autrement dit le monde anthropomorphique. Déjà l’homme d’action, ne serait-ce que lui, attache sa vie à la raison et à ses concepts afin de ne pas être emporté à la dérive et de ne pas se perdre lui-même; a fortiori le chercheur construit-il sa cabane tout contre la tour de la science afin de pouvoir y collaborer, et de trouver refuge sous le rempart déjà existant. Et ce refuge est un besoin: car des puissances terribles    le menacent sans relâche, brandissant face à la « vérité » scientifique des « vérités » d’un genre tout autre sur les panneaux les plus disparates. (§11)

                       
Cet instinct qui pousse l’homme à forger des métaphores est fondamental en lui et on ne peut l’ignorer un seul instant sans ignorer l’homme lui-même. Mais à vrai dire il n’est ni contraint, ni entravé par le nouveau monde rigide et figé comme un château fort qui se construit pour lui dans l’atmosphère évanescente des concepts. Il cherche un nouveau domaine pour son activité, le lit d’un autre fleuve, et il les trouve dans le mythe et dans l’art en général. Sans cesse il confond les rubriques et les alvéoles des concepts en introduisant de nouvelles transpositions, métaphores, métonymies, sans cesse il manifeste le désir de donner au monde présent de l’homme éveillé une forme aussi charmante et éternellement nouvelle, aussi colorée, décousue, irrégulière et inconséquente que le monde du rêve. Au fond l’homme éveillé n’est certain de veiller que grâce à la toile d’araignée fixe et régulière des concepts, et s’il lui arrive de croire qu’il rêve, c’est que l’art a déchiré cette toile. Pascal a raison d’affirmer que si le même rêve nous visitait chaque nuit, nous en serions occupés exactement comme des choses que nous voyons chaque jour: « si un artisan était sûr de rêver chaque nuit douze heures durant qu’il est roi, je crois, dit Pascal, qu’il serait aussi heureux qu’un roi rêvant chaque nuit pendant douze heures durant qu’il est artisan. » Le jour lucide d’un peuple excité par le mythe, celui des anciens Grecs par exemple, qui admet l’action incessante du prodige, ce jour ressemble davantage au rêve qu’au jour du penseur désenchanté par la science.
      
                          Quand tout arbre peut se mettre à parler comme une nymphe, quand un dieu ayant revêtu l’apparence d’un taureau peut enlever des vierges, quand soudain on aperçoit la déesse Athéna elle-même parcourant les marchés d’Athènes dans son bel attelage, en compagnie de Pisistrate - et cela, un athénien sincère le croyait - , alors à chaque instant tout est possible, comme dans le rêve, et la nature entière tourbillonne autour de l’homme comme si elle n’était que la mascarade des dieux, qui s’amuseraient simplement à l’illusionner de toutes les façons.( §12)
      
                           
Mais l’homme lui-même a une tendance invincible à se laisser tromper, et il est comme ensorcelé par le bonheur lorsque le rhapsode lui raconte des légendes épiques comme si elles étaient vraies, ou que le comédien joue le roi plus royalement que la réalité ne le montre. L’intellect, ce maître du travestissement, est libre et déchargé de son esclavage ordinaire aussi longtemps qu’il peut tromper sans nuire, et il célèbre alors ses saturnales. Jamais il n’est plus exubérant, plus riche, plus fier, plus agile et plus audacieux: tout au plaisir de créer, il jette les métaphores pêle-mêle et dérange les bornes des abstractions, de façon par exemple à désigner le courant comme un chemin mobile qui porte l’homme là où il va. Il a maintenant rejeté de soi la marque de sa servitude: ordinairement sombre, affairé et soucieux de montrer le chemin et les outils à un pauvre individu avide d’existence et qui prélève, comme un serviteur pour son maître, une part de la proie et du butin, il est maintenant devenu maître lui-même et peut se permettre d’effacer sur le visage la grimace de l’indigence. Tout ce qu’il fait désormais porte le sceau du travestissement, tandis que son action antérieure, par comparaison, portait celui de la distorsion. Il copie la vie humaine, la prend cependant pour une bonne chose et paraît se trouver fort bien avec elle. Cette charpente et ce chantier monstrueux des concepts à quoi l’homme nécessiteux s’agrippe sa vie durant pour se sauver ne sont plus pour l’intellect libéré qu’un échafaudage et un jouet au service de ses oeuvres les plus audacieuses: et quand il le casse, le jette en morceaux et puis le reconstruit ironiquement en accouplant les parties les plus étrangères et en disjoignant les plus proches, il révèle ainsi qu’il se passe très bien des expédients auxquels on a recours dans la nécessité et qu’il n’est plus guidé par des concepts, mais par des intuitions. A partir de ces intuitions, aucun chemin régulier ne mène au pays fantomatique des schémas, des abstractions: le mot n’est pas fait pour elles, l’homme devient muet lorsqu’il les voit ou bien il se lance dans une série de métaphores proscrites et d’agencements conceptuels inouÏs pour répondre par une attitude créatrice, fût-ce dans la destruction et la dérision des vieilles barrières conceptuelles, à la puissante intuition présente. (§13)
        

                         
                   
  Il y a des époques où l’homme raisonnable et l’homme intuitif vont de pair, le premier plein d’angoisse devant l’intuition, et l’autre méprisant l’abstraction; celui-ci déraisonnable autant que le premier est réfractaire à l’art. Tous deux désirent dominer la vie: celui-ci en sachant parer par astuce, prévoyance et régularité aux principales urgences; celui-là, le « jubilant héros », en ignorant ces urgences et en n’admettant comme réelle que la vie travestie en apparence et en beauté. Là où l’homme intuitif, mettons comme dans la Grèce ancienne, a manié ses armes plus vigoureusement que son adversaire, une civilisation peut favorablement s’organiser et la domination de l’art sur la vie se fonder: ce travestissement, ce déni de l’indigence, cet éclat des intuitions métaphoriques et surtout cette immédiateté de l’illusion accompagnant toutes les manifestations extérieures d’une telle vie. Ni la maison, ni la démarche, ni le vêtement, ni la cruche d’argile ne trahissent que la nécessité qui les inventa: apparemment ils devaient servir à exprimer un bonheur sublime et un ciel olympien sans nuages, une certaine façon de jouer avec le sérieux. Tandis que l’homme guidé par les concepts et les abstractions ne fait que se défendre contre le malheur sans pouvoir leur arracher le moindre bonheur, tandis qu’il aspire à être libéré le plus possible des souffrances, l’homme intuitif, lui, bien d’aplomb au milieu d’une civilisation, récolte déjà, venant des intuitions, en plus de l’immunité au mal, un afflux permanent de lumière, de gaieté, de rédemption. Certes il souffre  plus violemment quand il souffre: il souffre même plus souvent, parce qu’il ne sait pas tirer les leçons de l’expérience et retombe toujours dans la même ornière. Dans la douleur il est alors aussi déraisonnable que dans le bonheur, il crie fort et rien ne le console. Quelle différence avec le stoïcien instruit par l’expérience qui, dans la même infortune, se maîtrise au moyen de concepts! Lui qui d’habitude ne cherche que la droiture, la vérité et la liberté face aux illusions et à se protéger contre l’agression du charme, il pond maintenant dans le malheur le chef d’oeuvre du travestissement, comme l’autre posait le sien dans le bonheur: il n’affiche pas un visage mobile et capricieux, mais une espèce de masque au dessin digne et symétrique, il ne crie pas et ne change même pas de voix: quand un orage sérieux éclaire au-dessus de sa tête et l’inonde, il se pelotonne dans son manteau et s’éloigne à pas lents. (§14)

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