mercredi 18 mars 2020

Séance du 19/03/2020 - TES1 CALM (Cours A La Maison): 2H

Bonjour,
J’espère que tout va bien pour vous. Mardi, nous avons analysé le plan et le cheminement de la pensée de l'auteur dans l’oeuvre et sommes revenus sur certains aspects de la philosophie de Nietzsche. Il nous faut aujourd’hui progresser dans l’oeuvre, elle-même, mais avant, nous allons donner les différentes définitions philosophiques de la vérité, en elles-mêmes. Évidemment ces définitions sont fondamentales, parce qu’elles vont n nous permettre de comprendre au nom de quelle conception de la vérité Nietzsche en détruit une autre.

Je vous rappelle que l’étude de cette oeuvre nous permet de travailler plusieurs notions comme l’interprétation, le réel et la raison, la science, l’art, mais surtout la notion de vérité, ce qui signifie que les définitions suivantes sont très importantes dans une perspective BAC:

 
- La vérité comme adéquation de la chose et de l’idée: C’est une définition classique qui vient de loin. On dit la vérité lorsque ce que l’on dit s’applique parfaitement à la réalité que l’on décrit. Il y a la « chose » et le jugement que je porte sur cette chose. Je dis la vérité quand l’idée s’applique à la chose. Lorsque Descartes affirme qu’une idée vraie est une idée claire et distincte de la chose décrite, il fait référence à cette conception là.
- La vérité comme Sincérité: C’est quand on est « vrai », quand une personne ne fait pas semblant. On est authentiquement dans notre façon d’être. Il est intéressant de constater que Nietzsche et Kant, aussi opposés soient-ils habituellement se retrouvent pour ne pas adhérer à cette conception là, même si c’est pour des raisons différentes. Kant considérerait cette vérité comme émotionnelle et donc passive, faisant partie du moi empirique. Nietzsche la critiquerait aussi parce que le travestissement est un processus naturel qui est compris dans la nature, dans la vie. L’intellect humain se ridiculise quand il ne se rend pas compte qu’en fait il fait simplement tout pour conserver son espèce. C’est une idée qui revient très souvent chez Nietzsche: nous ne nous apercevons pas que derrière la connaissance, derrière cet orgueil lié à connaître, il y a une petite espèce fragile qui tremble de tout son corps et rêve la connaissance pour se cacher à elle-même que « tout peut arriver », que la nature n’est absolument pas concernée par le sort de l’être humain, lequel ne représente rien dans la vie.
- La vérité comme Universalité: c’est la vérité rationnelle, sur laquelle tous les hommes, en tout lieu, et en tout temps. On dit la vérité quand ce qu’on dit vaut pas seulement pour nous mais pour toute personne consultant sa raison, laquelle est une faculté universelle, contrairement aux sentiments, aux affects, donc on pourrait dire « notre » raison. La vérité est ici un effet de contrainte lié à des conclusions indiscutables, avérées, incontournables. On dit la vérité quand notre raison fait l’expérience qu’il est impossible de se soustraire à la logique d’un raisonnement ou au résultat d’une expérience. C’est la vérité qui se trouve lac plus dans le viseur de Nietzsche, vérité très marquée par l’esprit scientifique, et que l’on retrouve également chez Emmanuel Kant.
- La vérité comme dévoilement:  C’est la vérité dont parle Heidegger quand il parle d’aléthéIa, ou bien quand il dit, au sujet de la toile de Van Gogh « les souliers »: « la toile de Van Gogh est l’ouverture de ce que la paire de souliers est en vérité » Van Gogh a peint ces souliers tels qu’ils sont, tels qu’ils apparaissent. Quelle est la vérité d’une chose? Ce n’est pas sa fonction, son utilité, ni la description de sa conception technique, c’est tout simplement la façon dont une chose « s’incarne », devient visible, audible, tactile. Les souliers sont « là » et cela n’a rien évident il faut rendre compte de cette faculté d’être là dans toute l’originalité brute de cette présence physique, et c’est cela: l’ART. Plus simplement on peut également considérer que si l’on admet comme le disait déjà Héraclite que « la nature aime à se cacher », autrement dit que la nature est fondamentalement l’art de se cacher sous des voiles, on peut dévoiler cette dissimulation, non pas en montrant ce qu’il y a derrière le voile mais simplement en désignant « ce voilement ». Nous ne pouvons que métaphoriser la nature parce que la nature elle-même est fondamentalement ça: de la métaphorisation constante. En d’autres termes si nous transposons constamment la nature, c’est parce que la nature elle-même s’effectue dans cet art de la transposition: « la nature aime à se voiler ».

        A la lumière de ces définitions, on perçoit mieux encore la démarche de Friedrich Nietzsche: on peut rechercher la vérité par « peur », un peu comme un « réflexe conditionné ». Cette expression est d’ailleurs très intéressante, dans une perspective nietzschéenne. Il existe une multitude de normes sociétales, de règles, de lois qui derrière une apparence de légalité, de devoir, de justice, cache en réalité cette peur panique d’affronter isolément la vérité de notre situation: nous sommes des êtres fragiles confrontés à une nature violente, brute, chaotique. Finalement toutes les vérités à tendance « universalisantes, conceptuelles, généralisatrices sont de cette texture là. Mais peut-on critiquer une conception de la vérité sans se tenir à partir d’une autre vision? Evidemment non! La vérité à partir de laquelle Nietzsche stigmatise la vérité, c’est celle d’une métaphorisation qui s’accepte elle-même comme art du travestissement, c’est la vérité de la création, de la mythologie, de l’art.
       

        (§1) Nietzsche reprend donc la fable qu’il avait déjà rédigée dans « cinq préfaces à cinq livres qui n’ont pas été écrits » mais il la place cette fois-ci au début, comme s’il se débarrassait de toute précaution de style d’écriture universitaire. Il faut ce traitement de choc pour d’emblée installer le lecteur dans un régime de vérité plus conforme à celui de l’alétheia qu’à celui de la vérité morale et universelle Kantienne. C’est exactement comme un photographe qui changerait de focale et choisirait de s’éloigner le plus possible de son modèle pour le cibler dans l’immensité de son environnement réel. Qu’est-ce que l’homme dans le temps et dans l’espace? Il reprend certains éléments de la fable initiale inventée par Schopenhauer:
        « Des sphères brillantes en nombre infini, dans l’espace illimité, une douzaine environ de sphères plus petites et éclairées, qui se meuvent autour de chacune d’elles, chaudes à l’intérieur, mais froides et solidifiées à la surface, des êtres vivants et intelligents sortis de l’espèce de moisissure qui les enduit - voilà la vérité empirique, voilà le monde. Cependant c’est une situation bien critique pour un être qui pense, que d’appartenir à une de ces sphères innombrables emportées dans  l’espace illimité, sans savoir d’où il vient et où il va, perdu dans la foule d’autres êtres semblables, qui se pressent, travaillent, se tourmentent, naissent et disparaissent rapidement et, sans trêve dans le temps éternel. Là, rien de fixe que la matière, et le retour des mêmes formes organiques, suivant de certaines lois données une fois pour toutes. »
       
Voilà la vérité empirique dit Schopenhauer, voilà le monde, laquelle se définit comme une vérité d’observation qui se manifeste aux témoignages des sens. Si nous nous efforcions de voit la vérité de la situation « telle qu’elle est » voilà ce que nous verrions. On mesure  tout ce qui effectivement se précipite à notre esprit pour nous dissuader de réaliser cette vérité troublante et désespérante. « Dans l’espace, personne ne vous entend crier » disait la bande-annonce du film Alien de Ridley Scott. Nous pourrions l’appliquer dans les mêmes termes à ce point de vue Schopenhauerien. Nous éprouvons tous le sentiment de la justesse de cette perspective: « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » disait déjà Pascal. Il y a d’abord la stupeur et le tremblement de cette perspective là, trouble par rapport auquel tous nos ouvrages humains, toutes nos inventions, toutes nos institutions et nos religions perçues sous leur visage fondateur et régulateur de sociétés apparaissent comme des voiles de dissimulation. Il s’agit avant tout de s’entendre pour se dissimuler les uns aux autres la révélation de cette vérité là. Derrière tout accord sociétal , tout consensus humain, toute universalité scientifique ou morale, ce qu’il y a fondamentalement, c’est ce mot d’ordre: oublions cette vérité de l’alétheia, voilons le dévoilement, communiquons et évitons de ressentir ce trouble tragique.
        Cette métaphore de la fable « dévoile » dans la mesure même où pourtant, comme toute métaphore: elle « voile » mais on perçoit bien l’effet de réel qui s’y active sourdement, parce que nous sommes tous nécessairement touchés, broyés, laminés par l’éclair de cette fulgurance: « nous ne sommes rien dans l’univers » et c’est dans la terreur de cette révélation qu’il nous faut balbutier, bégayer, bredouiller la fable.
        Une telle phrase est pourtant un leitmotiv de la pensée commune la plus consternante: « on est bien peu de chose ». Mais précisément tout l’apport de Nietzsche est évidemment de préciser: « de combien peu ? Et par rapport à quoi ? Là où la sagesse populaire atteint sa limite commence à peine le travail de généalogiste ou de médecin du philosophe, car ce « bien peu » est encore « beaucoup trop ». Ce n’est même pas que nous soyons peu de chose, c’est que nous ne sommes même pas une chose, un sujet mais plutôt « un instant ». Prenez toute la morale de Kantienne, supposez là réussie, ce qui reviendrait à avoir une humanité de sujets transcendantaux qui diraient toujours la vérité à tout le monde et vous n’en décririez pas moins une minute mensongère de l’histoire universelle, mais pas celle de Kant, celle de l’univers du point de vue de l’Univers. Que l’homme ne soit qu’un instant, c’est déjà ce que Darwin avait prouvé depuis peu dans le cours phylogénétique des espèces vivantes.
        Kant est encore et toujours la cible. Lorsque ce dernier écrit « idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique », son point de vue est encore terriblement faussé plus que faux (la distinction est importante), car c’est du point de vue interne de la créature qui la conçoit que l’histoire « universelle » est envisagée (“les hommes pris isolément, et même des peuples entiers ne songent guère au fait qu’en poursuivant leurs fins particulières, ils s’orientent sans le savoir au dessein de la Nature, qui leur est lui-même inconnu, et travaillent à favoriser sa réalisation”), autrement dit, d’un point de vue encore humain et rien qu’humain au regard duquel la nature orienterait nos vies, nos évènements au gré d’un sens, parce que sans cela il faudrait convenir que « l’histoire est un récit plein de bruit et de fureur raconté par un idiot » (Macbeth de Shakespeare). Le vrai point de vue cosmopolitique ne peut être que celui de l’extérieur, du « grand dehors » comme diraient Michel Foucault et Gilles Deleuze.
       
Prenons un exemple très actuel de « grand dehors », certains scientifiques ont récemment utilisé le terme d’anthropocène pour désigne la période climatique dans laquelle nous vivons, autrement dit « l’ère de l’homme ». Il s’agit de situer cette période que nous vivons à l’échelle des périodes antérieures. Il y a 2,58 millions d’années, la terre connaissait une période glaciaire. Depuis 11700 ans, elle est passée dans l’holocène, une période de réchauffement qui a rendu possible notre émergence et notre survie. La transition climatique que nous sommes en train de vivre marquée par un réchauffement conséquent de la température moyenne du globe est considérée par certains comme pouvant être désignée « anthropocène » parce que l’homme est responsable de cette transition. Justifiée ou pas, cette dénomination nous impose une mise en situation très opportune de notre espèce. Le climat n’a pas été fait pour que nous y vivions, nous sommes nés dans une fenêtre d’opportunité ouverte par le climat et nous sommes en train de le défaire. L’anthropocène, c’est justement  ce dont on ne peut réaliser l’existence qu’en suivant lune dynamique désanthropocentriste, identique sur la forme à la fable.
        Qu’est-ce qui compte vraiment dans cette micro-fable, dans ce récit court et apocalyptique? L’extériorité du point de vue à partir duquel il convient de se situer pour embrasser un tel « panorama »: ni plus ni moins que l’extinction du genre humain, et tout cela condensée dans une minute au regard de l’éternité de ces espaces infinis. Cette perspective existe, du simple fait que l’on puisse la formuler. Elle est dotée d’une puissance « performative », à savoir qu’elle fait advenir ce qu’elle dit parce que ce qu’elle dit compte moins que le point de vue à partir duquel elle le dit. Or cette perspective qui, certes à bien des titres, avait déjà été dégagée par des auteurs comme Pascal ou Schopenhauer, restait pour chacun de ces prédécesseurs de Nietzsche un but particulier: justifier la foi en Dieu pour Pascal, humilier la créature humaine pour le pessimiste Schopenhauer. Nietzsche n’est ni croyant, ni cynique. Quelque chose d’une puissance doit se dégager de cette fable, quelque chose qui ne soit pas que l’humiliation de l’être humain, mais la réalisation d’un point de vue, lequel d’ailleurs peut se concevoir comme « perspectivisme ». 
                 
Ce qu’il convient de retirer de la puissance traumatique de cette fable (à rapprocher de la Traumnovelle d’Arthur Schnitzler qui servit de scénario au film de Stanley Kubrick: « Eyes Wide shut »), c’est le mouvement d’un dépouillement, d’une clarification, voire d’un raffinage au sens de « rendre un élément chimiquement pur », et cet élément est la « vérité ». Cette histoire libère une puissance cathartique, de la même façon que les rêves dans la nouvelle d’Arthur Schnitzler sont comme des moments où la fiction est plus vraie que la réalité et aiguille les comportements des personnages vers une purification, une révélation qui leur permet, en fin de compte de mieux savoir qui ils sont.
        Une fois situé exactement à la hauteur du point de vue décrit par la fable, c’est-à-dire celle d’ « un grand Dehors », le lecteur de Nietzsche a les yeux suffisamment distant, dessillés de tout orgueil humain pour saisir ce que la vérité « est », ou du moins ce qu’elle cache, en tant que valeur, en tant que concept. Projeté vers l’avenir de l’apocalypse, nous pouvons user du marteau de la généalogie et voir ce qui oeuvre derrière cette vérité pure, dépouillée de la morale et de l’impératif de dire la vérité pour ne pas s’exclure de la communauté grégaire du genre humain.
        La fable en elle-même se résume aux cinq premières lignes. Tout le reste du premier paragraphe porte sur « l’intellect humain » qui, sans aucun doute est, plus que Kant lui-même, la cible philosophique de Nietzsche comme le prouveront les trois paragraphes suivant. La problématique de l’œuvre est bel et bien celle-ci: comment cet intellect, aussi réduit soit-il à sa véritable dimension qui est celle de « roue de secours » des espèces les plus discréditées par la nature, a-t-il pu manifester cet instinct de vérité?

        « Qu'est-ce que l'intellect ? » demande Nietzsche qui répond: les lois logiques. D'où viennent-elles ? Le langage n'est pas originairement logique. Or le langage est l'ensemble des transpositions arbitraires des sensations, les concepts sont des « métaphores » qui mutilent la singularité et proviennent des préjugés grammaticaux (les genres, la substance, les prédicats, la relation sujet/objet, l’étymologie, etc.). Il ne s’agit finalement pas tant d’humilier l’homme que son intellect et de s’interroger sur la généalogie suivant laquelle une faculté aussi pusillanime, faible, anesthésiée et anesthésiante a pu découler d’un instinct d’une force nécessairement née de et dans la volonté de puissance. Quelle est la force active dont l’intellect humain est l’avatar, voire l’avorton, le produit dérivé et piteux? Que l’homme ait besoin d’une vérité est un mouvement porteur, intéressant, noble, esthétique et c’est dans ces termes qu’il faut l’analyser: ceux de la puissance. Une force positive de la vie veut le vrai et c’est elle qu’il faut révéler, retrouver derrière cette faculté purement communautaire vouée simplement à créer des valeurs communes propres à « faire troupeau »: l’intellect.
        C’est alors que Nietzsche illustre ce perspectivisme avec la référence au pathos de la mouche. Le sophiste Protagoras dans le Théétète de Platon dit que « l’homme est la mesure de toutes choses », ce qui signifie, en réalité que «  l’homme ramène à sa mesure toute chose », et convient assez bien, sur le fond à la thèse de Nietzsche (qui dans le duel entre Platon et les Sophistes seraient plutôt du côté des sophistes). Une fois l’intellect humain placé à sa bonne hauteur par la fable, que reste-t-il? La sensation, à savoir une faculté que nous partageons avec tous les êtres sensibles de la nature.
          

                Ce tournant dans le paragraphe 1 est crucial car on pouvait penser, dans un premier temps, que la compréhension de la fable nous demandait un effort de décentrement considérable, voire quasi impossible, mais si nous suspendons un instant la perspective trop gratifiante et falsifiée de notre intellect anthropocentriste, ce qui se manifeste au premier plan est tout simplement l’affect. L’homme est la mesure d’un monde humain comme la mouche est la mesure d’un monde de mouches. Nous constituons des mondes au fin de nos affects.
       
Nietzsche suggère qu’il y a autant de mondes que d’interprétations sensibles du monde.  Dans Mille Plateaux, Gilles Deleuze décrit ainsi la construction du monde de la tique autour de trois affects: la lumière, la chaleur, le tact (toucher). Dans l’immensité de la forêt, dans la multitude des impressions possibles que la forêt est à même de susciter, la tique construit son univers en reliant trois stimulations et seulement trois. Grâce à sa sensibilité à la lumière, elle monte sur une branche, puis lorsqu’elle sent la présence d’un corps chaud passer sous la branche elle se laisse tomber et grâce au toucher elle identifie une région sans poil qu’elle peut perforer et ainsi sucer le sang. Nous sommes évidemment tentés de considérer ce monde comme infiniment pauvre par rapport à tous les affects dont nous disposons, nous. Mais nous n’avons aucune idée du pathos d’autre espèce qu’humaine. Nous savons bien que ce que nous voyons du monde correspond à une certaine longueur d’ondes que nos yeux sont capables de percevoir sachant que la chauve souris, par exemple, sensible aux infra-rouges percevra des ondes d’une autre fréquence lumineuse. Il faut se rendre à l’évidence: nous ne voyons pas ce qui est objectivement parce que nous le pourrions grâce à un intellect supérieur, nous voyons ce que nous pouvons, par nos affects, et construisons par eux une vision du monde qui correspond seulement à ce que nous sommes. « Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations. »
        Il est assez prévisible qu’en ciblant de façon aussi violente l’intellect humain, Nietzsche finisse par viser son promoteur tout désigné, à savoir le philosophe. Ce souffle du grand dehors comme un grand vent qu’il s’agirait de faire souffler sur la pensée humaine en ouvrant enfin ces fenêtres que nous ne cessons au contraire de vouloir fermer se manifeste aussi par le point de vue extérieur qu’un « philosophe » ou considéré comme tel va porter sur « la philosophie », entendons par là la philosophie académique, celle qui, depuis Platon, est une philosophie de professeurs, enseignante comme si l’on pouvait l’enseigner (mais que suis-je est train de faire, au juste?). Plusieurs portraits de philosophes conviendraient parfaitement ici pour illustrer le point de vue critique de Nietzsche, mais, par souci de simplicité, il est est préférable de garder le viseur braqué sur Kant puisque est incontestablement la cible de l’auteur. A aucun moment de sa philosophie, Kant ne prend vraiment au sérieux la possibilité d’un univers sans homme, et de fait, chacune de ses thèses visent au contraire à établir la limite de ce que l’être humain peut connaître, faire ou espérer. Il est un philosophe des Lumières et n’a pas complètement tort de penser que les yeux des hommes sont braqués sur lui, car il a, mieux et plus qu’aucun autre, établi clairement ce qu’il s’ensuit pour un homme de vouloir agir moralement, intellectuellement du point de vue de la connaissance, espérer un avenir. Toutefois cette clarté et cette justesse s’est toujours effectué au prix de ce que nous pourrions appeler un « impensé », comme si, de fait il était impossible à un homme de saisir une vérité non-humaine. Nous ne percevons pas le même monde que la mouche, mais de ce fait nous pouvons concevoir la possibilité d’une vérité qui ne serait que la myriade de tous les mondes interprétés par d’autres pathos, par d’autres ressentis.
         
Nous sommes ainsi à la fin de ce §1 à même de clairement discerner ce qu’est une vérité morale et une vérité extra-morale:
- La dimension de la vérité morale (appelée aussi véracité) provient de modalités de pensée dont on peut faire la généalogie  et qui servent les intérêts de la communauté humaine (qu'on l'appelle société, famille, troupeau )
- Le plan extra-moral est précisément ce que l’on obtient quand on a conduit à son terme ce processus de généalogie symptomatique: on découvre les points de déformation au premier rang desquels il faut situer la structure métaphorique du langage. Si nous les corrigeons nous pouvons retrouver la source de cette vérité extra-morale. Il s’agit de celle qui conduit à abandonner le genre de vie théorique (connaître par concept), et à lui substituer un genre de vie artistique (celui qui approuve intuitivement la vie et la célèbre comme une valeur positive, celui qui crée ): « L'homme intuitif récolte déjà, à partir de ses intuitions, à côté de la défense contre le mal, un éclairement au rayonnement continuel, un épanouissement, une rédemption »

    (§2) Nietzsche accentue et affine ses attaques contre l’intellect qui est présenté comme l’auteur de cette imposture de la connaissance mais précisément si l’homme est le créateur de la connaissance, il n’est pas désigné comme l’auteur de l’intellect, lequel apparaît donc plutôt comme une force, un instinct de survie. L’intellect est une puissance de déformation grâce à laquelle des espèces naturellement défavorisées vont s’inventer des raisons de s’entêter dans l’existence alors même qu’elles seraient plutôt vouées, sans cette ruse, à s’en détacher (Lessing est un écrivain et philosophe de Saxe dont le fils ne connût que deux jours d’existence). On retrouve évidemment la tournure même de la généalogie Nietzschéenne: l’intellect est « nécessaire » parce que sans lui, l’espèce humaine aurait peut-être perçu la nature dérisoire de sa faiblesse fondamentale mais en même temps il a constitué une illusion dont sont victimes les hommes incapables de déceler sa présence dans la représentation qu’ils se font de la connaissance humaine, de notre supposée finalité et de notre importance dans l’univers.
        L’intellect est donc une faculté mensongère à laquelle nous devons à la fois notre salut (au sens où nous existons grâce à lui) et notre aveuglement (au sens où nous nous trompons quasi structurellement, automatiquement grâce à lui).  Il pervertit nos ressentis et nos pensées « à la racine », c’est-à-dire à la conscience que nous prenons de ceux nous entoure, de ce qui nous touche, de ce qui nous fait penser: « la conscience d’une notion implique l’illusion - l’intellect, l’unique et le tout premier menteur. » En 1884, Nietzsche se demandera « dans quelle mesure notre intellect est lui aussi une conséquence des conditions d’existence - nous ne l’aurions pas s’il ne nous était nécessaire; et il ne serait pas ce qu’il est si ce n’était nécessaire qu’il soit tel pour nous si nous pouvions avoir une existence différente. »
        Cette dernière affirmation est suffisamment éclairante et difficile pour que nous nous efforcions réellement d’en pénétrer le sens. L’intellect est né des conditions mêmes d’existence d’une espèce aussi fragile que l’espèce humaine. Sa nécessité repose donc entièrement et exclusivement sur notre perpétuation, notre persévérance dans la bonté d’exister malgré tout et « ce malgré tout » est plein d’une multitude de carences, de faiblesse, d’indigence propres à l’existence humaine naturelle. Mais aussi nécessaire soit-elle, cette force de l’intellect, cet instinct de survie aurait été différent si nous avions été une espèce naturellement différente. En d’autres termes, l’intellect est tellement indissociable des conditions mêmes de notre survie et de notre développement que nous ne pouvons pas réaliser qu’il est finalement contingent. Si nous accordons autant d’importance à l’intellect, si nous considérons la connaissance avec autant d’emphase, d’orgueil et de « finalisme » (comme si nous étions l’espèce créée par Dieu pour faire rayonner dans l’univers cette lumière divine de l’intelligence de l’univers), c’est parce que nous lui devons en réalité notre salut. Mais nous accomplissons cette opération inconsciemment et sans nous rendre compte non plus que nous ne faisons en plaçant ainsi l’intellect et la connaissance au-dessus de toute chose, en intellectualisant nos perceptions et nos ressentis, que nous complaire dans l’autosuggestion, dans une forme d’auto-congratulation. Jusqu’à quel point notre volonté de comprendre l’univers, de le conceptualiser, d’en saisir les lois ne manifesterait pas en réalité quelque chose de très égoïste, de très « intéressé », une sorte de recouvrement à la dette que nous avons contractée à l’égard de l’intellect, laquelle est « LA » faculté grâce à laquelle nous existons encore et toujours. Ne serait-ce pas ça en fin de compte « la connaissance »?
       
Pourquoi y-a-t-il tromperie? Parce que nous faisons comme si notre intellect nous permettait de comprendre l’univers alors qu’en réalité il nous cache le fait que « comprendre l’univers par le concept » est un dessein parfaitement anthropocentrique où se célèbre une sorte de culte vouée à l’auto-célébration par une espèce donnée et naturellement faible qui ne fait ainsi que qu’auto-promouvoir le fait de sa propre existence. Imaginons un bébé prématuré dont la vie est, d’un point de vue clinique, particulièrement précaire et qui devrait le prolongement de son existence à sa capacité à rêver qu’il est quelqu’un d’important, une vie de songe qui ne se déploierait  qu’au gré de cette continuelle auto-suggestion. La connaissance, telle que la décrit Nietzsche, serait ce rêve et l’intellect la faculté, l’instinct de survie, qui lui permet de rêver. Nous aurions devant la stratégie de défense d’un tel bébé, deux sentiments qui se situent au plus prés de ce que Nietzsche nous explique ici:
- Qu’importe si c’est cela qui lui permet de vivre et tant mieux s’il rêve.
- A quel point ce rêve est faux, trompeur, impressionnant dans "la teneur même de la vérité » qu’il dissimule, à savoir qu’il est un prématuré dont l’existence ne tient qu’à un fil.
        La difficulté majeure que nous éprouvons à cerner exactement ce que Nietzsche par ce terme d’ « intellect » réside précisément dans la conciliation de ces deux points. Nous avons besoin d’alimenter cette croyance totalement illusoire de notre importance dans la nature sans quoi nous serions ramenés à la justesse de  notre pitoyable condition. L’image du bébé prématuré est donc correcte voire éclairante parce qu’elle décrit exactement la profondeur de l’illusion dont l’intellect est responsable. Il n’est ni plus ni moins qu’une stratégie d’auto-défense qui consiste dans le développement d’un processus d’auto-persuasion, et surtout il est finalement impossible de dire qu’il est bon ou mauvais, dans la mesure où il nous protège de la stricte vérité (dont nous reconnaissons les accents tragiques dans le théâtre antique grec) mais aussi où il nous engage à aller toujours plus avant dans le mouvement d’une existence qui ne cesse de se nier davantage elle-même au fur et à mesure qu’elle de déploie (les cinq étapes du nihilisme).
       
« Son effet général est l’illusion »: même si cet aspect sera beaucoup plus développé dans le 3e §, Nietzsche évoque les effets plus particuliers de cet intellect. Cela signifie qu’il ne se limite pas à cette conséquence externe de falsifier les rapports que nous entretenons avec le monde mais aussi qu’il stimule tous les comportements sociaux par le biais desquels nous « donnons le change », c’est-à-dire nous donnons notre part à cette hallucination collective dans laquelle consiste en fait cette humanité portée à développer le flambeau de l’esprit, à générer une évolution spécifique, un progrès moral et historique, et cela à l’intérieur même de cette société. Plus nous sommes persuadés de créer, d’innover, d’inventer, moins nous réalisons qu’en fait nous sommes animés par l’instinct de survie, par cette passion primitive qui consiste à rester vivants coûte que coûte.
        Le travail authentique de l’intellect est donc la dissimulation, une forme d’art, un travail indiscutablement métaphorique: comment, à partir de ce qui « EST » vraiment, à savoir ce chaos de forces naturelles, antagonistes et absurdes (qui tient énormément du vouloir vivre schopenhauerien), l’homme peut-il constituer de toute pièce un « cosmos » bien ordonné au sein duquel nous allons construire des cités et développer des communautés organisées autour de lois communes?
        Il importe ici de bien saisir que le terme d’« Art » englobe la technique, le savoir-faire. Nous allons cultiver l’art de construire en lieu et place du chaos l’ordre de la cité, des lois, de la morale et de valeurs communautaires. Dans l’un de ses fragments posthumes, Nietzsche décrit la première étape de cet art de l’intellect grâce auquel il va transformer un matériau brut en « représentation humaine et socialisante »:
« La première impression sensible est retravaillée par l’intellect: simplifiée, corrigée en fonctions de schémas préalables; la représentation du monde phénoménal  est, en tant qu’oeuvre d’art, notre oeuvre. Mais pas les matériaux - l’art, c’est précisément ce qui souligne les lignes générales, qui retirent les traits décisifs et laisse de côté bien des choses. »
        Que signifie cette phrase? Elle va trés loin et elle signifie que nous faisons sans cesse des métaphores. Vous entendez un bruit et vous allez dire c’est un chien qui aboie. En fait, sans le savoir vous avez métaphores deux fois:
  
Vous avez transformé l’écoute d’un son en image (celle du chien): c’est déjà de l’interprétation, vous êtes passé d’une dimension: celle du son, de l’écoute, d’une sensation à une image (qui déjà fait signe d’un concept, d’une idée générale, celle d’un an mal qui serait l’origine du bruit.
Vous avez donné un nom à cet animal: vous dites: « c’est un chien »: c’est la deuxième métaphore. Il y a une chose très importante ici, c’est que le fait de dire que c’est un chien qui aboie n’est pas complètement « vrai ». C’est une interprétation humaine du phénomène, quel chien? Qu’est-ce qu’un « chien »? Peut-on ramener un bruit à un être général? La notion même de « chien » n’existe pas à proprement parler, vous croiser des races de chiens et dans ces races de chiens tel chien en particulier. « Aboyer » s’est produit mais que cela soit causé par un chien, c’est déjà une double métaphore, une interprétation.

On va en rester là pour aujourd’hui. Nous avons vu 2 paragraphes. Si on garde ce rythme, on pourra progresser rapidement et passer à autre chose. Vos remarques sur le cours me sont vraiment précieuses. Elles me permettent d’en moduler le rythme et la forme. Merci à toutes celles et à tous ceux qui m’envoient des mails ou des messages sur tel ou tel passage. Cela profite à tout le monde et nous permet de garder le cap.

⇒ATTENTION: Je vous pose une petite question en plus pour mardi:
Comment peut-on définir l’intellect humain selon Nietzsche?
    Je ne vais pas tarder à vous envoyer par pronote un sujet de dissertation (je pense qu’il y aura un sujet et un texte au choix) qui portera sur l’oeuvre de Nietzsche et qui vous permettra d’avoir une arrière pensée, un objectif dans la lecture de cette oeuvre. C’est vraiment productif d’avoir quelque chose à traiter quand on lit un texte philosophique.
Gardez le moral et portez-vous bien!

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