mercredi 18 mars 2020

Séance du 19/03/2020 - TL2: 2H

Bonjour,
Nous allons expliquer le 3e § de l’oeuvre. Finalement, je trouve plus simple de suivre ce mode d’explication (en suivant l’ordre des §) mais selon les séances et l’importance des §, nous en expliquerons un ou deux.
Je vais vous donner (peut-être demain si je trouve le temps) un sujet de dissertation pour le courant du mois d’avril qui aura nécessairement un rapport avec Nietzsche. Cela vous entraînera et vous permettra de lire l’œuvre avec l’arrière pensée d’un sujet. C’est toujours productif de lire une œuvre avec une question ou un texte à faire. Cela rend notre lecture de l’œuvre plus aboutie, « à "tête chercheuse ».
   
Ça va? Vous êtes prêts? Alors c’est parti!

        (§3) Il est difficile de lire le troisième paragraphe sans éprouver le sentiment que Nietzsche y libère une forte pulsion misanthropique (haïr les hommes). Les termes utilisés contre l’homme sont violents, acides et apparaissent plus que « teintés d’amertume », mais il convient de nous détacher le plus possible de cette première impression qui nous ferait passer à côté du fond même de la philosophie Nietzschéenne qui n’est pas pessimiste. Il y a un paradoxe qui est au coeur de cette oeuvre en particulier: la critique de la vérité  ne peut s’entendre qu’à la condition de réaliser le souci profond qui anime ce jeune professeur et qui l’animera toute sa vie, lequel se caractérise par l’exercice d’une lucidité incroyablement juste, intransigeante, incorruptible neutre et implacable  quant à notre condition.
        Il ne faut pas se laisser tromper par les accents poétiques, par la recherche passionnée du style d’écriture correspondant à l’expression de la pensée du philosophe. Si, comme cela apparaîtra clairement dans la suite de « vérité et mensonge au sens extra-moral », les métaphores intuitives semblent plus riches que les métaphores conceptuelles, c’est-à-dire si l’art jouit sans conteste d’un poids plus important que la science dans la hiérarchie des nouvelles valeurs que l’auteur souhaite substituer aux anciennes, ce n’est aucunement par « amour de l’art », mais bel et bien par « amour du vrai ». Ce n’est pas pour « la beauté du geste » que l’homme  ou le surhomme est fondamentalement, un artiste, mais c’est parce qu’il devient ainsi ce qu’il est, ce qui ne saurait se concevoir que dans les termes d’une vérité.
   
L’homme est ce qu’il est parce qu’il ne peut être autrement, parce qu’il ne pourrait pas survivre autrement. L’image du prématuré dans sa couveuse est réellement porteuse ici, une fois de plus, à ceci prés qu’il s’est lui-même et SEUL doté de sa couveuse et du rêve dont il se leurre lui-même pour se maintenir en vie. On pourrait aussi penser à Matrix, mais avec cette nuance que ce serait justement l’intérêt des hommes eux-mêmes de se tromper eux-mêmes en se mettant à couvert dans ces caissons pour rêver d’une vie qui serait moins en prises avec le chaos, avec la violence de la vie, du fait d’être jeté comme ça dans un univers régi par la volonté de puissance.
    L’intellect est à l’homme ce que sont les cornes pour les taureaux et la mâchoire pour les carnassiers. Comment ne pas discerner ici l’écho de la théories de l’évolution des espèces de Darwin? Nietzsche semble, par ailleurs, avoir manifesté à l’égard du biologiste la même ingratitude qu’à l’endroit d’Emmanuel Kant, pointant son désaccord avec lui sur la conception simpliste de la nature du paléontologie anglais sans lui faire justice d’une mise en perspective de l’être humain qui correspond indiscutablement à la sienne. Dans le Vivant, différentes stratégies sont mises en place par toutes les espèces pour survivre, fût-ce au détriment des autres, et l’intellect prend place dans cet attirail d’armes forgées par les animaux, les végétaux, les cellules, etc. L’homme est l’espèce qui s’est le plus délibérément et le plus exclusivement consacré au développement de cette arme, mais il n’est pas le seul. Suit alors une liste de toutes les formes que peut revêtir l’intellect en tant qu’art du travestissement, mais peut-être pourrions-nous toutes les réunir sous le terme de « semblant ». L’homme est une créature qui se défend en faisant semblant, par le rêve et dans le rêve.
        Il est particulièrement intéressant de situer cet art du travestissement de l’intellect par rapport à la célèbre affirmation d’Aristote dont on sait par ailleurs que Nietzsche travaillait les oeuvres notamment dans un cours de rhétorique: « l’homme est un animal naturellement politique ». Nietzsche transformerait quelque peu la formulation: c’est par nature que l’homme fait semblant d’être politique et travaille cet « effet de semblance » par les lois, lesquelles créent à leur tour un effet de ressemblance, de conformité. Quelque chose commence ici, dans la cité, qui marque à la fois le début d’une aventure humaine (trop humaine) et l’organisation d’un « quant-à-soi », d’une bulle, d’un processus de valorisation de soi en circuit fermé aboutissant à ce que Nietzsche décrira plus tard comme l’évolution du nihilisme.
Attention: c’est l’interprétation de Nietzsche de la cité, ce ne serait pas celle d’Aristote.
        Cette vanité pointée par Nietzsche est donc aussi « Vitale ». L’intellect est à la croisée des chemins: quelque chose de lui est aussi sauvage et dangereux que la mâchoire du tigre, de l’animal que nous sommes, nous humains. Mais il se trouve qu’il consiste dans une stratégie de défense particulièrement perverse et négatrice d’elle-même (nihilisme) puisque c’est « sans en avoir l’air » qu’il suit sa ligne de conduite vitale (et en même temps destructrice).
          Ce point est vraiment fondamental et difficile à saisir: l’intellect est un instinct vital qui ne cesse de se nier lui-même en tant qu’instinct vital. Nous comprenons ainsi pourquoi d’un passage à l’autre, Nietzsche peut parfaitement défendre la dissimulation en insistant sur le fait qu’elle est naturelle et propre à la vie dans ce qu’elle a de plus pur et de plus brut, et, en même temps, dans d’autres passages, critiquer cette efficience de la dissimulation car ses effets sont destructeurs.
       
L’intellect est finalement un instinct qui se nie en tant qu’instinct, qui développe une stratégie très paradoxalement vitale de dénégation. « Je ne suis pas ce que je suis » dit-il. Le bébé  prématuré sous couveuse qu’est l’homme, possède, et nous serions tentés de dire: « heureusement » cet instinct de survie, ce tigre dont l’intellect est la mâchoire assoiffée de puissance, de vie, mais en même temps, cette puissance ne dit pas son nom, se dissimule à elle-même ce qu’elle est, et particulièrement pour l’homme, chez ce bébé donc, lequel va tisser ce rêve d’une espèce intelligente créant la connaissance, encouragé par un Dieu bienveillant, progressant et répandant dans l’univers cette lumière radieuse de la compréhension conceptuelle.
        Sept ans plus tard, Nietzsche décrira parfaitement cette ambiguïté structurelle, fondamentale inhérente à la nature profonde de l’intellect:
    « L’intellect est l’instrument de nos instincts et rien de plus; il ne sera jamais libre. Il s’aiguise dans la lutte des différents instincts et affine ainsi l’activité de la volonté aspirant à la puissance, à l’infaillibilité de notre personne: le scepticisme n’existe qu’à l’égard de toute autorité; nous ne voulons pas être dupés, pas même par nos instincts!  Mais qu’est-ce qui alors ne le veut pas? Un instinct assurément! »
        Cette phrase est très éclairante et pas seulement pour comprendre la problématique de cet ouvrage, lequel va précisément tenter de retrouver la vérité de cet instinct de vérité, sans être trompé par lui, mais comment le pourrait-il puisque en un sens il est déjà dans la pulsion qui secrètement anime sa propre recherche? C’est pour cela que cet extrait est éclairant. L’intellect est cette faculté que nous activons consciemment pour ne pas être trompés, sans nous rendre compte qu’elle est, elle-même, née de cette stratégie de survie visant à nous faire croire qu’il faut conceptualiser la vie, de telle sorte que plus nous nous rendons honnêtement compte qu’il y a quelque chose qui effectivement nous trompe, plus nous nous impliquons dans la démarche dont la nature même est de nous tromper. Ne pas se leurrer à l’égard de ce qui nous leurre: en quoi cela pourrait consister? A réaliser tout ce que l’intellect recèle de réflexe d’auto-défense, de puissance « vitale ». C’est peut-être cet aspect qui est ici le plus prégnant: parler de puissance vitale est littéralement juste sous deux angles:
- Il y a en nous une puissance qui veut la vie, qui l’aime et la célèbre, et cette puissance est noble. Nous « devons » penser la vie
- Cette puissance est vitale parce qu’il est « vital » de la développer, au sens de « indispensable ». C’est par elle que passe notre salut.
         
L’instinct qui nous trompe est aussi le seul sur lequel nous pouvons miser pour ne pas être trompé, mais plus nous faisons effort de lucidité pour ne pas être trompé plus nous activons l’instinct dont la nature même est de nous tromper. Ce qu’il nous revient de produire dés lors est un effort d’humilité surhumain (au sens propre) pour utiliser notre intellect dans la parfaite compréhension de ce qu’il est vraiment et cet effort sera reconnaissable à cela même qu’il ne saurait d’aucune manière produire ce dommage collatéral de la vanité.
        Tout ceci pourrait être dit autrement: la nature la plus profonde de l’intellect est de métaphoriser, de transposer. Il métaphorise cet instinct de survie dans cette transposition de lui-même qui lui donne le beau rôle (mais il n’a pas tort), à savoir celui de faculté de connaissance, sauf que cette connaissance se fait passer pour vraie, exacte, objective et surtout unique (et sur ce point il n’a pas raison). Il nous revient donc de démasquer les effets pervers de cette métaphore sans s’illusionner sur ce qui dans cet intellect est structurellement « métaphorisant ».
        On mesure ainsi la difficulté de la tâche que Nietzsche assigne au philosophe: démasquer ces ruses déployées par l’intellect pour tromper les hommes et se tromper lui-même sur sa véritable nature qui est sauvage, guerrière, naturelle, agonistique (lutter pour survivre). C’est déjà cela que voulait signifier le titre: si nous sommes capables de saisir la vérité et le mensonge au sens extra-moral, alors nous réaliserons le sens physiologique de ces deux termes, c’est-à-dire de quelles tendances naturelles ils sont les produits. De quelle pulsion naturelle et physique de vérité la recherche intellectuelle d’une vérité conceptuelle est-elle le signe?
        Dans cette longue liste des effets de cet « art du travestissement » qu’il faut parcourir avec attention, nous pouvons noter la fréquence des références à la vie sociale humaine: « commérage, parade, éclat d’emprunt, convention hypocrite, comédie donnée aux autres et à soi-même… » C’est avec beaucoup d’indulgence qu’il nous faut lire ces traits humains, car ils manifestent le subterfuge dont la plupart d’entre nous sommes victimes. Comment vivre en société sans effectivement tomber dans tous les pièges de la reconnaissance, de l’apparence, de la conformité à des normes, à des images, à des « devoirs »? Mais en réalité, nous sommes le jouet d’un intellect qui dissimule ainsi derrière des usages extrêmement civilisés, policés, régulés et « corrects » la vérité de ce qu’il est: le désir enragé de survivre, la volonté chevillée au corps d’un être malingre qui veut demeurer, persévérer dans son être, malgré sa chétive constitution, et qui fera tout pour y parvenir.
        C’est précisément le regard des autres qui, associé à cette tendance propre à l’intellect de « faire semblant » donnera naissance à la vanité:
        « Il faut relever enfin le goût pervers qu’a l’esprit de donner le change à d’autres esprits et de se déguiser devant eux, cette constante poussée en lui d’une force créatrice, formatrice et en continuelle métamorphose: l’esprit savoure dans une telle activité sa ruse et sa capacité de se travestir; il y puise aussi le sentiment de sa sécurité, car c’est par ses artifices de Protée qu’il se défend et sa cache le mieux - C’est cette aspiration à l’apparence, à la simplification, au masque, à la surface que contrecarre la tendance plus noble à la connaissance, laquelle va et veut aller à la racine et à la complexité des choses; il y a là une cruauté de la conscience intellectuelle et du goût que tout penseur courageux reconnaîtra en soi, pourvu qu’il ait , comme il se doit, suffisamment aiguisé et endurci le regard qu’il porte sur lui-même… »
        La référence à Protée extraite de ce passage de « Par-delà le bien est le mal »est très éclairante:
             
                       Dans l’Odyssée, Ménélas, roi de Sparte raconte au fils d’Ulysse, qu’il échoua sur un rivage au retour de la Guerre de Troie. Idothée, une naïade, l’informa de la façon d’agit adéquate pour savoir quel était le dieu qu’il avait offensé et retourner à Sparte. Le père d’Idothée est Protée, mais il est doté de la puissance de se métamorphoser dans toutes les formes possibles. Aussi Ménélas caché attendit-il que Protée vienne se reposer sur le rivage pour le saisir sans desserrer son étreinte quelles que soit les formes utilisées par Protée pour s’échapper. Il se transforma dans la peau d’un lion, d'un serpent, d'un léopard, d'un cochon et même dans la forme de l'eau et d'un arbre pour se défaire de Ménélas mais en pure perte. C’est ainsi que le roi de Sparte sut ce qu’il était arrivé à son frère et pourquoi il avait offensé Poséïdon.
        Il revient au philosophe de faire comme lui, de s’emparer de toutes les formes extérieures de la vie en société comme la politesse, la morale, le savoir-vivre, l’éducation, les lois, le souci de la justice, l’altruisme déguisé, la raison, et de maintenir son étreinte jusqu’à ce que l’intellect apparaisse enfin sous son vrai jour derrière toutes ces métamorphoses de façade. Nous avons besoin de notre intellect comme Ménélas a besoin de Protée mais il nous faut de la fermeté pour ne pas nous laisser prendre aux pièges de ce chatoiement d’apparences qui finalement tisse la texture de toute vie sociale, de toute vie politique (au sens de polis).
        L’esprit « donne le change », pour reprendre l’expression très éclairante de Nietzsche dans « par-delà le bien et le mal ». Cette expression signifie « lancer quelqu’un sur une fausse piste », le tromper, en «  lui faisant prendre une chose pour une autre ». Donner le change c’est aussi « faire semblant de montrer patte blanche », faire comme si nous étions soucieux de vivre en bonne intelligence avec notre prochain, comme si nous ne nous préoccupions que de faire société avec nos concitoyens, alors qu’en réalité notre intellect n’aspire qu’à dissimuler ainsi sa vraie nature qui est celle de l’instinct de survie.
        Or, dans ce travail de dissimulation, l’intellect peut compter sur la conscience comme sur un allié précieux. D’une part, celle-ci maintient l’homme dans l’illusion d’une connaissance de soi, en réalité très superficielle puisque l’inconscient nous immerge pendant de longs temps de sommeil, dans les images du rêve. D’autre part, la conscience maintient l’attention de l’homme à l’écart de son propre corps. Quiconque pourrait se détacher de cet autoportrait « intellectuel » que la conscience nous renvoie de nous-mêmes serait frappé par la volonté de ces complexes agencements qui constituent son corps et verrait circuler en lui la puissance de la volonté de vivre. La conscience nous fait adhérer à l’image de « purs esprits », de sujets moraux tout occupés à clairement délimiter les responsabilités des uns et des autres, à catégoriser nos perceptions au gré des concepts, brefs à moraliser et à intellectualiser notre existence et notre rapport au monde.
         
La force de dissimulation de l’intellect est assez puissante pour faire triompher en nous le « devoir » de faire bonne figure, de nous conformer à l’image de celui ou celle qu’il faut que nous soyons en société de telle sorte que nous gaspillons une incroyable quantité d’énergie à « donner le change » plutôt qu’à libérer quelque chose de cet instinct de vérité qui pourtant nécessairement nous anime. Pourquoi nécessairement ? Parce que c’est ce même intellect qui s’épuise à nous tromper, à se tromper lui-même mais aussi à vouloir vivre: il est l’arme qui s’est imposée à nous pour la conservation de notre vie. C’est dans l’exacte mesure où il nous semble inoffensif, consensuel, altruiste, voire objectif et pacifique qu’il se révèle en réalité cruel. « Il y a une cruauté de la conscience intellectuelle. », dans la mesure où, sous couvert de comprendre, de conceptualiser notre rapport au monde et de moraliser  nos rapports, notre intellect ne tend qu’à vouloir vivre au mépris de toute règle,  dans un désir aveugle, vain et insatiable.
        Si des hommes sont assez volontaires pour discipliner leur sommeil et s’interdire de ronfler, alors peut-être est-il aussi envisageable que des philosophes mettent à jour les ressorts de ce rêve d’une espèce humaine toute puissante, omnisciente, conquérante et progressiste et la démasque aux yeux de tous. Mais pour ce faire, il faudrait se soupçonner inconscient, s’accepter comme une réalité d’ordre corporel et physiologique au lieu de nier de nous-mêmes tout ce qui est physique. Quiconque « voudrait jeter un oeil par une fente hors de la chambre de la conscience…devinerait sur quel fond de cruauté, de convoitise, d’inassouvissement et de désir de meurtre l’homme repose. » Mais de « quel fond » Nietzsche parle-t-il en ces termes très violents? De ce qu’il appelle ailleurs « le texte effrayant de l’homme naturel ». Ne confondons nullement ici Nietzsche avec ces philosophes pessimistes ou négatifs comme Hobbes, Freud, voire Schopenhauer avec lequel il ne tardera pas à prendre ses distances. Nietzsche n’est pas en train de suggérer que l’homme soit naturellement mauvais (à la limite on pourrait dire qu’il est « méchamment naturel », ce qui n’a rien à voir). L’homme en tant que créature naturelle est « au-delà du bien et du mal ». Il n’est ni ceci ni cela, il suit le fil du devenir de forces contradictoires qui l’animent au même titre que les autres vivants. « Vouloir tromper de même que se faire tromper sont les conditions du Vivant » Il n’est pas facile de suivre à la trace ces mouvements physiques, naturels, bruts dont nous sommes faits et qui se masquent à eux-mêmes leur propre existence, mais si nous le pouvions, nous découvririons que nous ne sommes pas faits d’une autre étoffe que ces cataclysmes naturels qui de temps à autre s’abattent sur nous et nous déciment. Vu d’aussi loin que nous y invite la fable inaugurale, il n’y a dans l’univers que ce jeu de forces antagonistes qu’il appellera plus tard la volonté de puissance. Imaginons un bulletin d’information qui ne mentionnerait même pas le nombre d’êtres humains tués par la violence d’un cyclone mais qui simplement le célébrerait comme un pur déchaînement de puissance, comme l’intensité forte d’une nature qui se manifesterait à elle-même ce qu’elle peut « atteindre », ce qu’elle peut effectuer d’elle-même, et nous aurons une petite idée de ce que Nietzsche entend par ce « texte effrayant », par ce tigre sur le dos duquel se tient la conscience humaine mais le tigre est aussi l’homme dans ce qu’il a de plus physiologique et de ce biais, de plus « vrai »:
        « Mais nous solitaires, voilà longtemps que nous avons reconnu, dans le secret de nos coeurs d’ermites, que tout ce respectable faste verbal relève de la vieille panoplie  de mensonges, de la poussière dorée dont se revêt inconsciemment la vanité humaine, et qu’il faut retrouver sous les flatteuses couleurs de ce camouflage le texte primitif, le texte effrayant de l’homme naturel. » (Par-delà le bien et le mal §230)
         
Cette dernière formule est vraiment cruciale, principalement à cause de la référence au « texte » (texte effrayant). Il n’est rien au monde, ni de lui, qui ne soit à interpréter comme un texte dont on aurait renoncé à rendre le sens authentique, tout simplement parce qu’on aurait fini par comprendre qu’il n’y en a pas, exactement de la même façon que ces formules d’oracles sur lesquelles on s’épuise (mais que veut-il dire?) alors qu’il même qu’il convient de les ressentir dans l’acceptation du tremblement physique qu’elles provoquent, parce qu’elles ne sont rien de plus et que leur vérité réside en ce tremblement (aléthéia).
        C’est cette intuition du texte effrayant de l’homme naturel qui anime l’esprit des premières tragédies grecques ainsi que les premières mythologies et nous comprenons parfaitement maintenant ce qu’elles peuvent recéler de plus vrai que la science, non pas par la trame du récit qu’elles nous racontent, mais par l’effroi dans lequel elles sont écrites ainsi que celui qu’elles suscitent. Le sentiment premier et originel de la vie est la terreur, la transe, l’absurdité devant un tel déchaînement de forces et de violence. C’est de cela que l’intellect est à la fois le produit et le masque. Mais précisément ce qu’il nous revient de faire est de maintenir cet équilibre entre le vrai visage de ce texte effrayant  et ce qui le dissimule. Or aujourd’hui, le masque a étouffé le visage qu’il recouvre jusqu’à faire oublier à l’esprit des hommes qu’il existe. Mais l’instinct de vérité demeure néanmoins, et tout le but de cet ouvrage est de le suivre jusqu’à le révéler dans sa nature authentique et originelle. Il s’agit donc de prendre à rebrousse-poil tout le travail de dissimulation de l’intellect, d’en faire la généalogie, de parcourir à contre-sens le trajet compliqué et alambiqué, plein de pièges et de chausse-trappe de l’intellect pour révéler sa nature vitale, primitive, pulsionnelle. Quelle est la vérité extra-morale, physique, pure , brute et dangereuse qui oeuvre derrière cette recherche moralisante, conceptuelle, accommodante et rassurante d’une vérité conceptuelle? C’est la problématique de cette oeuvre.

Tout va bien? C’est un passage très important dans lequel Nietzsche révèle beaucoup d’aspects de sa philosophie et de sa lecture de l’intellect humain. Il décrit aussi finalement les  motivations qui ont animé l’écriture de cette oeuvre.
        Je vous pose une toute petite question hyper sympathique: « A la lumière de ce 3e paragraphe, pourquoi sommes-nous tentés de considérer Nietzsche comme un philosophe négatif et pessimiste tout en devant reconnaître que finalement, il ne l’est pas du tout? »

  
Un grand merci à toutes celles et à tous ceux qui laissent des commentaires ici, ou qui m’envoient des mails ou des textos pour signaler la difficulté d’une phrase ou d’un passage. Cela m’aide beaucoup à rédiger les cours.
Gardez le moral et portez vous bien!
Je vous envoie cette petite phrase de Churchill qu’il peut être utile de méditer en ce moment: « Je suis optimiste parce que je ne vois pas bien l’utilité d’être autre chose! »
A demain

2 commentaires:

  1. Bonjour,
    Est ce par ce que l’intellect humain ne se rend pas compte qu'il en est un qu'il se nie lui-même et entame le processus du nihilisme ?

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    1. Bonjour,
      Oui Nietzsche insiste souvent sur le fait que l'intellect est aussi trompeur que trompé. Il fait semblant d'ignorer ses origines qui sont instinctuelles. On a souvent l'impression que Nietzsche appelle de ses voeux un intellect plus humble qui donne au corps toute latitude pour s'exprimer, pour se libérer de la mauvaise impression que le platonisme et le christianisme renvoie de tout ce qui est physique, charnel. Pour le nihilisme, il ne faut pas oublier qu'il y a un nihilisme réactif et un nihilisme actif. Le nihilisme actif est notamment celui de l'artiste qui déploie une perception plus neutre, plus naïve, et plus brute de la réalité. On pourrait presque parler d'un nihilisme créateur, en ce sens là, mais il est plus créatif que nihilisme puisque de fait, "Il y a" une œuvre.
      J'espère que cela répond à votre question

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