mercredi 11 novembre 2020

CSD (cours semi distanciel) 2020 Terminale HLP - cours du 12/11/2020

 (Si certaines ou certains élèves souhaitent disposer de l'enregistrement audio du cours, il suffit de me le demander par mail (adresse perso))

 “Il faudrait aller au Musée comme les peintres y vont, dans la joie sobre du travail, et non pas comme nous y allons, avec une révérence qui n'est pas tout à fait de bon aloi. Le Musée nous donne une conscience de voleurs. L'idée nous vient de temps à autre que ces œuvres n'ont tout de même pas été faites pour finir entre ces murs moroses, pour le plaisir des promeneurs du dimanche ou des « intellectuels » du lundi. Nous sentons bien qu'il y a déperdition et que ce recueillement de nécropole n'est pas le milieu vrai de l'art, que tant de joies et de peines, tant de colères, tant de travaux n'étaient pas destinés à refléter un jour la lumière triste du Musée. Le Musée, transformant des tentatives en « œuvres », rend possible une histoire de la peinture. Mais peut-être est-il essentiel aux hommes de n'atteindre à la grandeur dans leurs ouvrages que quand ils ne la cherchent pas trop, peut-être n'est-il pas mauvais que le peintre et l'écrivain ne sachent pas trop qu'ils sont en train de fonder l'humanité, peut-être enfin ont-ils, de l'histoire de l'art, un sentiment plus vrai et plus vivant quand ils la continuent dans leur travail que quand ils se font « amateurs » pour la contempler au Musée. Le Musée ajoute un faux prestige à la vraie valeur des ouvrages en les détachant des hasards au milieu desquels ils sont nés et en nous faisant croire que des fatalités guidaient la main des artistes depuis toujours. Alors que le style en chaque peintre vivait comme la pulsation de son cœur et le rendait justement capable de reconnaître tout autre effort que le sien, - le Musée convertit cette historicité secrète, pudique, non délibérée, involontaire, vivante enfin, en histoire officielle et pompeuse. L'imminence d'une régression donne à notre amitié pour tel peintre une nuance pathétique qui lui était bien étrangère. Pour lui, il a travaillé toute une vie d'homme, - et nous, nous voyons son œuvre comme des fleurs au bord d'un précipice. Le Musée rend les peintres aussi mystérieux pour nous que les pieuvres ou les langoustes. Ces œuvres qui sont nées dans la chaleur d'une vie, il les transforme en prodiges d'un autre monde, et le souffle qui les portait n'est plus, dans l'atmosphère pensive du Musée et sous ses glaces protectrices, qu'une faible palpitation à leur surface. Le Musée tue la véhémence de la peinture comme la bibliothèque, disait Sartre, transforme en « messages » des écrits qui ont été d'abord les gestes d'un homme. Il est l'historicité de mort. Et il y a une historicité de vie, dont il n'offre que l'image déchue : celle qui habite le peintre au travail, quand il noue d'un seul geste la tradition qu'il reprend et la tradition qu'il fonde, celle qui le rejoint d'un coup à tout ce qui s'est jamais peint dans le monde, sans qu’il ait à quitter sa place, son temps, son travail béni et maudit, et qui réconcilie les peintures en tant que chacune exprime l'existence entière, en tant qu'elles sont toutes réussies, - au lieu de les réconcilier en tant qu'elles sont toutes finies et comme autant de gestes vains.”
                                                                     Maurice Merleau-Ponty - Signes (1960)

        D’où l’oeuvre d’art tient-il sa capacité émotive? Pourquoi sommes-nous touchés par des oeuvres? Nous avons insisté sur l’aptitude du héros romantique à s’abimer dans la contemplation de la nature, mais la question demeure finalement de savoir ce qu’il y trouve, sachant que cela ne peut être simplement de la solitude ou de la tranquillité par rapport au bruit de la « cité ». Ces objets sont plutôt des rejets et rien ne pourrait donner de la force et du sens à l’attitude romantique si elle ne consistait que dans un éloignement. Quelle est la positivité de cette attitude?
        On entend souvent dire qu’une oeuvre d’art nous touche par sa nouveauté, par sa créativité, comme si nous n’y étions sensibles que dans l’exacte mesure où nous n’aurions « jamais vu ou entendu cela ». Mais Henri Bergson nous fait d’emblée remarquer le non-sens d’une telle conception de l’art car comment pourrions nous être « touchés » par quelque chose si cela n’éveillait pas en nous un sentiment étrange de « reconnaissance ». Le propre d’une oeuvre est bel et bien de nous troubler, mais si ce trouble venait d’un total effet de surprise et de sidération, nous ne serions pas à même de rendre compte de la capacité des oeuvres à susciter en nous un engouement, une adhésion, un ralliement, l’impression un peu confuse mais néanmoins vivace que c’est ça, que c’est exactement ça qu’il fallait peindre, écrire, filmer. C’est particulièrement clair en musique. Nous n’avions jamais entendu telle sonate, tel requiem ou telle mélodie et pourtant son écoute crée en nous un effet de révélation. La réception d’une oeuvre n’est pas seulement une captation, un enregistrement mais elle est aussi un « oui », l’impression diffuse d’une fatalité heureuse, d’une parfaite juxtaposition des séquences, des couleurs, comme si l’oeuvre était bel et bien ce qu’il fallait qu’elle soit.
        L’oeuvre d’art ne pourrait pas nous toucher autant si elle ne faisait pas émerger quelque chose que nous savions déjà, dont nous avions déjà fait l’expérience mais pas de cette façon. C’est un peu comme si elle nous mettait en face d’une réalité « pure » ou plutôt purifiée, débarrassée de ces voiles qui nous empêchaient de la saisir.
          
                C’est particulièrement évident dans le théâtre ou le cinéma. La représentation se concentre sur des situations que nous avons peut-être vécues, mais le fait que ce soit représenté, c’est-à-dire joué dans un contexte qui est celui de la fiction nous rend disponible à la saisie pure des affects qui se dégage de la situation. Pourquoi sommes-nous submergés par l’émotion de telle sorte que nous allons pleurer devant la mort de Juliette dans la pièce de Shakespeare, alors même que, comme l’étranger de Camus, nous n’avons pas pleuré à l’enterrement de notre mère? Parce qu’il y a des ressorts qui dans la réalité nous retiennent de laisser libre cours à nos états d’âme et que ces ressorts ne jouent plus dans la fiction, dans la représentation, dans l’art. Se pourrait-il que l’oeuvre nous révèle en nous et hors de nous, des réalités pures dont nous savions bien que nous les avions saisies sauf que nous ne savions pas que nous le savions? Une oeuvre est-elle autre chose que de l’inconscient révélé?
        C’est l’explication de l’insoupçonnable puissance de la poésie ou du roman, de la littérature que de faire se soulever en nous des blocs d’impression. Ce n’est pas que nous nous identifions d’emblée aux personnages principaux, c’est plutôt que l’habileté et le style de l’écriture, les aléas de l’intrigue font resurgir de notre passé intime des sentiments déjà imprimés dans notre expérience affective, exactement comme des débris, des souvenirs qui aurait coulé dans le  fond de notre mémoire et qui, là, se seraient cristallisés, sédimentés mais dont l’expérience de l’œuvre aurait cassé la croûte, la faisant miraculeusement revenir à la surface de notre conscience.
        Henri Bergson adhère totalement à cette conception de l’œuvre et Il l’illustre parfaitement avec l’image du bain révélateur en photographie qui fait apparaître explicitement à partir du négatif l’image de la photo prise. A ce compte là, les artistes ne sont ni des créateurs, ni des imitateurs mais des capteurs, des révélateurs qui ne font que ranimer en nous le souvenir d’une réalité intérieure ou extérieure.
        Mais ce serait une grave erreur de conclure à l’effet purement rétrospectif de l’œuvre car si elle nous permet de nous souvenir clairement de ce que nous avions aperçu confusément, elle favorise surtout, en fait, notre acuité perceptive, les modalités subtiles d’une nouvelle attention à ce qui est, une ouverture insoupçonnée à une réalité « autre », toujours nouvelle, remarquable, mutante et dynamique, celle de la durée évidemment. Après avoir fait réellement l’expérience d’une œuvre,  nous ne percevons plus la réalité de la même façon et c’est alors qu’une réalité nouvelle jaillit à des sens avertis par l’œuvre.
         
L’oeuvre d’art n’est donc pas un après, c’est un avant poste de la perception grâce auquel notre sensibilité est plus à même de saisir ce qui fait le réel du réel même. Ici nous pouvons citer Oscar Wilde et sa parfaite description de l’oeuvre: « De nos jours, les gens voient des brouillards non parce qu’il y a des brouillards mais parce que peintres et poètes leur ont appris les charmes mystérieux de leurs effets. Sans doute y-a-t-il eu à Londres des brouillards depuis des siècles. C’est plus que probable, mais personne ne les voyait de telle sorte que nous n’en savons rien. Ils n’eurent pas d’existence tant que l’art ne les eut pas inventés. » Les hommes n’ont commencé de percevoir le brouillard qu’à partir du moment où les peintres comme Turner ou Monet ont commencé à s’intéresser à son effet.  
        En d’autres termes, nous ne voyons que ce que nous sommes préparés à voir et l’art nous aiguille dans cette préparation de telle sorte que nous devenons de plus en plus sensibles aux nuances de certains phénomènes. Bien sur, les humains n’ont pas attendu Turner ou Monet pour se rendre qu’il y a du brouillard mais qu’il puisse exister dans le brouillard quelque chose de particulier, de rare, et surtout de radicalement nouveau, c’est cela que l’artiste met en lumière. Les peintres ne se contentent pas d’attirer notre regard sur la réalité mais sur tout ce qui fait de la réalité un flux au fil duquel rien jamais ne se répète. C’est ça l’art, c’est l’orientation de notre attention vers la genèse d’un monde qui ne reviendra jamais exactement de la même façon. Un nouveau monde est en train de se produire, il faut capter la fugacité de cette mutation.
           Non seulement nous comprenons mieux l’absorption du romantique dans une contemplation quasi extatique ou hallucinée du réel, mais nous réalisons aussi la profondeur du malentendu sur l’imagination ou le présupposé fictif que nous avons spontanément tendance à attribuer abusivement à l’œuvre. Où va-t-il chercher tout ça? Nulle part ailleurs que dans la réalité la plus présente, la plus immédiate, celle qui affleure à nos sens mais que nous ne saurions pas voir sans l’aide de l’artiste.
              Une autre perspective donne totalement raison à cette description de l’œuvre, c’est celle de la phénoménologie, c’est-à-dire de l’étude de la perception. Reprenant les thèses de Husserl, Bernard Stiegler insiste sur le rôle de ce que l’on appelle les rétentions. De quoi s’agit-il? D’une façon plus précise de nous faire comprendre tout ce que notre perception d’une réalité doit à la mémoire. Si je vois telle heure désignée par l’aiguille de l’horloge, nous avons vu que je la perçois immédiatement comme la continuité de cette autre heure désignée par elle juste avant, par quoi l’on comprend que le dynamisme vient de ma conscience et pas de l’horloge (différence temps / durée). Quand j’entends une note, qu’est ce qui fait que j’entends une mélodie? Le fait que j’ai retenu la note d’avant. C’est aussi simple que ça et ça s’appelle une rétention primaire. C’est à l’œuvre dans toutes nos perceptions, et heureusement, sans quoi nous n’entendrions que des sons ponctuels, isolés, dans une étrange cacophonie sans continuité. Ce ne serait pas de la musique.
        Les rétentions secondaires désignent les liens que nous allons opérer sur cette musique pour peu qu’elle nous rappelle quelque chose. Ici ce que nous touchons du doigt c’est exactement la réponse à la question: "mais pourquoi tel film ou telle musique me touche-t-elle et pas toi? Parce qu’elle s’inscrit dans une multiplicité de souvenirs personnels ou pas et que nous greffons sur une séquence d’affects la situation vécue par nous plus tôt. Toute la madeleine de Proust nous raconte le passage de la rétention primaire à la rétention secondaire. Si nous prêtions attention avec la même intensité à toutes les saveurs que nous dégustons, nous verrions proliférer une incroyable quantité de madeleines Proustiennes à chaque nourriture goûtée. Il est certain que les rétentions secondaires influent sur les rétentions primaires, mais elles ne sont pas du tout identiques; l’œuvre d’art intervient fondamentalement dans la rétention primaire: elle nous dit ce qu’il y a, même si évidemment je serai plus sensible à ce « qu’il y a » si un souvenir d’enfance m’a rendu sensible déjà à cet « il y a » là, mais nous avons tous quand même un certain réservoir de perceptions  qui font lien. J’ai déjà vu des montagnes mais la toile de Cézanne va me faire réaliser ce que c’est qu’une montagne qui ne cesse d’insister dans un monde régi, animé par un flux dynamique.
         
Bernard Stiegler poursuit la réflexion de Husserl en rajoutant les rétentions tertiaires, c’est-à-dire les supports technologiques de la mémoire: les disques, les vidéos, les clichés, Internet, les moyens techniques dans lesquels s’inscrivent les productions des hommes, notamment artistiques.  C’est ici qu'apparaît un certain risque: ces rétentions tertiaires et leur prolifération constituent le milieu  dans lequel nos rétentions secondaires influent sur nos rétentions primaires. C’est-à-dire que nous nous prédisposons à être sensibles aux mêmes choses parce que les rétentions tertiaires sont confisquées par des entreprises à visée commerciale qui nous désindividuent  totalement jusqu’à ce que nous nous pensions sensibles aux mêmes choses et ne percevions qu’une couche très superficielle et téléguidée vers l’achat de certains produits. Les rétentions tertiaires contaminent les rétentions secondaires qui, à leur tour, court-circuitent totalement la capacité de l’art à nous rendre subtilement sensibles à la vraie réalité qui a besoin pour être adéquatement perçue du regard de l’artiste.
        Les troupeaux de touristes devant La Joconde s’expliquent parfaitement de cette façon. Il faut vraiment comprendre ce mécanisme: nous ne voyons que ce que nous sommes préparés à voir tout simplement parce que toute perception suppose une rétention primaire, sans quoi nous ne verrions que des éclairs fugitifs et épars. C’est à ce niveau que l’œuvre intervient en nous dirigeant très opportunément sur des réalités subtiles, fluides, dynamiques, en train de se faire. L’œuvre c’est ce qui nous monde la vérité d’un monde qui est à l’œuvre.
         

                    A ce conditionnement propice, opportun, voire génial par le biais duquel l’artiste nous invite à voir, à entendre, à percevoir mieux la réalité de ce qui est s’ajoutent nos souvenirs personnels qui vont nous rendre attentifs plus ou moins à telle ou telle œuvre en fonction de notre vécu. C’est aussi de cette façon que des œuvres nous permettent de nous constituer une individualité. Les rétentions tertiaires sont des supports technologiques de mémoire perceptive auxquels il n’y aurait rien à redire s’ils ne confisquaient pas dans des objectifs commerciaux la matière précieuse de notre attention. Patrick Le Lay, PDG de TF1 a dit qu’il vendait du temps de cerveau disponible pour Coca-Cola, et c’est là qu’il y a un problème. Les tours opérateurs vendent de la perception d’ œuvres qui deviennent des produits au lieu d’être des avant postes de la perception du réel. Nous ne voyons que ce que nous avons déjà vus mais avec cette dénaturation, nous finissons par ne voir que ce qu’il faut avoir vu, et c’est ainsi que l’art est totalement détruit, ramené à la banalisation d’une perception commune, parasitée par des impératifs commerciaux  et que nous ne sommes plus en phase avec le réel. C’est cela qui est train de se passer, cela contre quoi il faut réagir de toutes nos forces afin de libérer notre puissance d'agir.

            Mais comment faire? Nous comprenons parfaitement pourquoi l’art ne nous émeut plus parce que nous réalisons en quoi il nous émeut: nous n’avons pas nécessairement à être éduqué à la compréhension des œuvres, parce que l’œuvre ,en elle-même dans sa perception brute, est en elle même un processus d’éducation, une façon très subtile de nous rendre attentif à la réalité, au monde et à la durée. Nous rendre sensible à l’œuvre sans nous laisser égarer par ces tentatives de récupération, c’est revenir au niveau de la rétention primaire, éventuellement secondaire, mais se méfier de la rétention tertiaire qui n’est pas mauvaise en soi mais qui est plus confiscable que les deux autres rétentions. Pour cela, il faut saisir la brutalité, la violence, le dynamisme de l’œuvre, la resituer dans sa puissance de révélation telle qu’elle s’est violemment imposée à l’artiste.
        Or Merleau-Ponty pointe déjà en 1960 une méprise dont on peut dire qu’elle n’a fait que s’accroître pour atteindre aujourd’hui une dimension gravissime, c’est une sorte de dévitalisation de l’œuvre comme si le contexte dans lequel on proposait les œuvres au public rendait précisément impossible la captation authentique de ce qu’elles sont, de ce qu’elles doivent être, des stimulants de la juste attention au monde réel.
        Quelque chose est toujours suspect dans le mouvement de clôture du musée: on entrepose dans un lieu fermé des œuvres: c’est comme si la communauté des hommes s’activait à faire taire les œuvres, à leur faire perdre leur puissance de révélation, comme si la nécessité d’entretenir l’illusion d’une existence humaine protégée par des lois, des usages, un milieu s’efforçait de réduire au silence la voix qui essaie de rappeler les êtres humains au souvenir de la durée, d’un monde fluide dynamique qui en cet instant est en train e devenir autre. Cet être à l’œuvre du monde que montre l’œuvre c’est ce que l’on va tenter de dissimuler en faisant croire que l’œuvre est achevée, qu’elle a été faite pour atteindre la célébrité, la reconnaissance, comme si le peintre était « arrivé », alors qu’une oeuvre est nécessairement inachevée parce qu’elle a été faite dans la captation de ce qui n’est pas achevable.
        La révérence n’est pas tout à fait de bon aloi. Il n’est pas question pour nous nous « d’idolâtrer » des oeuvres, de les embaumer ou de les adorer comme des idoles. Les artistes vont au musée dans la joie sobre du travail. Mais quel travail? Celui de la perception. Il n’est pas question pour nous de nous extasier devant le produit fini d’une œuvre parce qu’alors on rate ce en quoi elle est une œuvre, une tentative de cibler ce qu’il nous reste, nous, à voir. Il faudrait nous dire que dans chaque toile, y compris les plus abstraites, et peut-être surtout celles-là, il y a, comme dit Cézanne, une minute du monde qui passe, dans son éternité, c’est-à-dire dans son inachèvement. « Le musée nous donne une conscience de voleurs », allons plus loin que Merleau-Ponty, de voyeurs. Il y a quelque chose de grossier et d’impudique dans cette présentation. Le peintre n’a pas fait son œuvre pour qu’elle soit exposée mais éventuellement pour qu’elle soit intériorisée, et plus sûrement: « sans aucun but, en fait »  parce qu’il était, comme le romantique, trop occupé à   intérioriser ce flux qui œuvre dans une réalité en mouvement.
        Il nous faudrait coïncider avec le mouvement qui œuvre dans la toile plutôt que de la regarder comme achevée parce qu’alors elle n’est qu’un objet. C’est finalement assez proche du regard pornographique qui « chosifie » les corps montrés. Merleau-Ponty n’oserait pas aller jusque là et pourtant c’est bien de cela qu’il s’agit: on nous expose les toiles comme si elles étaient exposables, de purs objets parqués dans un hangar et offerts au regard d’autrui, alors que toute oeuvre fait signe d’une attitude, d’une façon lente, pointilleuse d’être aux aguets d’une réalité qui mute sous nos yeux. Une oeuvre n’est pas une chose, elle est une stimulation, une montée en intensité de notre puissance de sensibilité, d’ouverture. Mais nous la criblons d’un regard pornographique si nous nous plions aux conditions figées, chosifiante du musée.        
                Pire que tout, c’est une pornographie morbide dont il est ici question. Les oeuvres sont perçues comme les vestiges cadavériques d’une activité ancienne. Merleau-Ponty parle de « recueillement de nécropole ». Nous faisons comme si ces oeuvres étaient « sans vie », parvenus au statut de chef d’oeuvre. Il existe une façon d’admirer, de vénérer , d’applaudir pour couvrir de bruit la parole que l’on fait semblant d’écouter.
        Nous ne pouvons pas comprendre ce texte si nous ne nous rendons pas d’emblée sensibles à cette fascinante inversion des valeurs au fil de laquelle c’est précisément en respectant les oeuvres que je les « outrage » et en les outrageant, en les « blasphémant » que je les respecte vraiment parce qu’elle ne demandent qu’à être « brusquées », qu’à être sorties de leur présentation protocolaire, qu’à être ressuscitées et extraites du tombeau de leur consécration posthume.
        Mais pour bien réaliser la nécessité de ce renversement de perspectives, il s’agit de saisir le rôle de l’œuvre dans la perception. Dans un musée, nous sommes conditionnés à aborder l’œuvre comme un objet à percevoir alors même que l’œuvre n’est aucunement cet objet fini qui s’offrirait à ma perception comme une chose offerte à une assimilation, à un jugement, à une sentence (et le fait que cette sentence soit favorable ne change rien à cette affaire) mais, au contraire, comme l’optimisation infinie d’une perception suffisamment absorbée dans le mouvement pointé par l’oeuvre que le jugement est révoqué, suspendu à jamais. Il n’est jamais affaire de jugement dans l’art, de trouver beau ceci ou cela, et encore moins d’acheter évidemment, mais seulement de saisir la nouvelle modalité de perception impliquée par l’oeuvre, parce que cette perception pliée dans l’oeuvre marque aussi l’ouverture vers un monde nouveau inattendu.
         

Toute oeuvre picturale consiste en fait dans une préfiguration de ce que regarder « est », toute oeuvre musicale est un degré d’attention de de prédisposition à une capture de plus en plus subtile de la matière sonore. Les oeuvres sont ces modèles, ces archétypes sensoriels à partir desquelles se structurent nos rétentions primaires, afin que nous nous rendions sensibles à ce qu’elles nous préparent à percevoir. Dés lors elles ne peuvent pas être abordées comme si elles étaient offertes à la perception, puisque elles sont ce que percevoir « est ». Toute critique a déjà un temps de retard: on fait comme si nous avions à nous prononcer sur la qualité d’un objet alors que sa perception c’est déjà ce qu’il « est ». Le « moment » de l’oeuvre n’est pas celui de son jugement  par l’intellect mais celui de sa capture par le corps.

          

Le terme qu’il conviendrait ici d’utiliser est celui de « fétichisme ». Il désigne cette addiction de certaines personnes à des objets ou à des parties du corps qui sont isolés, chosifiés. L’excitation éprouvée à l’égard de « ces choses » consiste intégralement dans le fait que précisément le regard les réduit à l’état d’idoles.  Tel ou tel fétichiste va vénérer les bottines ou telle partie du corps de la personne qu’il aime parce que cette idolâtrie n’en constituera pas moins une façon de réduire à l’état de « chose » cela même que l’on vénère. Le fétichisme et l’idolâtrie ont parties liées, et finalement c’est précisément ce que l’on fait pour les oeuvres.  Effrayés par la nouveauté de ce monde dynamique et mutant dont chaque oeuvre est le vecteur, nous préférons l’enfermer dans les cadres d’une idolâtrie convenue qui va du même coup neutraliser sa teneur authentique, celle de nous installer d’emblée dans une nouvelle façon de percevoir. Le musée fétichise l’oeuvre pour la réduire au silence, et c’est exactement en cela que son prétendu respect est en réalité une dénaturation, un viol et qu’en conséquence, violer ce contexte même de la fétichisation de l’oeuvre, blasphémer cette exhibition adoratrice d’oeuvres posthumes, c’est paradoxalement leur redonner vie, les respecter vraiment, pour ce qu’elles sont et cesser de les fétichiser.

        Même si Merleau-Ponty ne va pas aussi loin dans le texte, il n’en appelle pas moins à ne pas respecter les oeuvres puisque la révérence n’est pas tout-à-fait de bon aloi. C’est donc ici une forme d’irrévérence qui est vraiment requise mais laquelle exactement?
         
« L'idée nous vient de temps à autre que ces œuvres n'ont tout de même pas été faites pour finir entre ces murs moroses, pour le plaisir des promeneurs du dimanche ou des « intellectuels » du lundi ». En premier lieu, l’irrévérence consiste à resituer les oeuvres dans la justesse du processus de leur genèse. Aucun peintre authentique ne travaille pour être exposé au Louvre. Il capture dans l’émergence de tel ou tel motif cette brèche par l’ouverture de laquelle quelque chose d’un « monde en train de se faire » pointe ostensiblement, quelque chose de cette nature naturante, ou de cette authenticité décrite par Heidegger à l’occasion des souliers de Van Gogh: « il peint ce que c’est en vérité qu’être cette paire de souliers ». Cela aurait pu apparaître en un autre lieu, pour un autre motif, à un autre moment. Mais le musée va entretenir l’illusion d’une étrange fatalité, comme si l’oeuvre était ce qu’elle était destinée à être de toute éternité. Elle n’aurait pas pu être autrement, ni autre chose alors qu’en réalité elle l’aurait pu.

        C’est exactement comme s’il s’agissait pour le musée de ne pas faire justice à l’obsession du peintre de se tenir au plus prés de cette énigme de la lumière, de la rendre intégralement et surtout de rendre visible tout ce qui d’elle est habituellement non perçu, faute d’attention. L’effort du peintre essaie de se porter à la hauteur de l’effort de la nature naturante, de ce miracle par le biais duquel un monde s’effectue dans la chair du visible, du sonore et du palpable à chaque instant, mais cet effort recèle quelque chose de sacrilège, c’est un peu comme si nous donnions à percevoir l’ouvrage même de Dieu, ses ressorts cachés, son efficience pure. Sous cet angle, toute oeuvre est structurellement blasphématoire, profanatrice, dans la mesure où elle donne à percevoir ce que l’on pourrait appeler « la petite cuisine » de Dieu. Comment expliquer que le monde soit? « Comme ça! » répond chaque oeuvre.
        

       Toutefois, par le mouvement de cette destitution, c’est une autre considération de Dieu qui se voit grandie, élevée, exactement comme lorsque l’on comprend exactement en quoi consiste exactement le Dieu de Spinoza. Ce n'est pas du tout parce que l’on ramène Dieu à l’existence actuelle d’un monde présent ici et maintenant que ce monde serait rabaissé. C’est même tout le contraire et chaque parcelle de réalité peut désormais faire l’objet d’une considération religieuse, précieuse. Toute oeuvre d’art est plus encore que l’hommage rendu à la réalité immanente, elle est la saisie du mouvement même de cette immanence (définition Wikipedia: L'immanence désigne, en philosophie et en parlant d'une chose ou d'un être, le caractère de ce qui a son principe en soi-même, par opposition à la transcendance qui indique une cause extérieure et supérieure)

        

Cette perspective est de nature à nous faire comprendre l’une des oeuvres les plus énigmatiques qui fût jamais peinte: « le christ mort de Holbein le jeune en 1522 ». On y voit le corps du christ en phase de putréfaction. Dostoïevski dira de cette toile « qu’elle libérait une puissance susceptible de nous rendre athée ». Mais en un sens c’est tout le contraire:  exhiber le corps du christ offert à la décomposition est aussi une façon immanente de suggérer que Dieu n’est pas moins efficient dans ces puissances de putréfaction que dans celle de génération. On sait que Holbein le jeune était croyant mais on ne sait pas exactement en quel Dieu il croyait et tout porte en croire qu’il avait foi en un Dieu immanent, Spinoziste. S’il y a blasphème dans cette oeuvre, c’est en ceci qu’elle suggère qu’il n’y a rien d’autre à célébrer que ces puissances là, celles de la vie, immanentes à la terre, au corps, à la nature, à tout ce qui vient d’en bas. Mais il se pourrait bien que ce blasphème contienne en germe la sagesse dernière de toute attitude correcte, décente et juste à l’endroit de l’existence perçue pour ce qu’elle est.

         

  « Le musée, nous dit Merleau-Ponty, transformant des tentatives en « œuvres », rend possible une histoire de la peinture ».  Nous verrons qu’il distingue deus acceptions du terme « historicité »: celle de l’oeuvre, celle de la genèse secrète de l’oeuvre et celle de l’histoire de l’art pour laquelle il sera question de la suite dans un mouvement, de la dater, de la comparer, etc, bref de la dénaturer entièrement, de l’embaumer, comme un beau cadavre exposable. Suit alors une longue phrase marquée par le rythme ternaire impulsée par la répétition des trois « peut-être », lesquels signifient clairement en réalité « sûrement ». Il ne faut pas que les peintres aient conscience de la grandeur de ce qu’ils peignent, sans quoi ils resteront paralysés par la teneur symbolique, exemplaire, édifiante de leur oeuvres supposés. La prétention des artistes est souvent proportionnelle à leur talent, comme le prouve l’oeuvre très surestimée de Salvador Dali ou celle d’Andy Warhol. Merleau-Ponty nous invite à séparer nettement le processus de ce qui fut à l’œuvre dans l’oeuvre elle-même, dans le moment de lui donner naissance, bref le travail de l’artiste (on pourrait presque dire: « les affres de son accouchement ») et l’interêt porté ultérieurement à l’impact de cette oeuvre dans l’histoire de l’art, dans le fait qu’elle soit reconnu ou pas comme un « trésor patrimonial ». On est parfois saisi par la différence de réaction entre deux types d’archéologues découvrant par exemple des chambres mortuaires égyptiennes: il y a ceux qui réalisent la portée physique d’entrer dans un espace qui ne fut pas ouvert depuis plus de 2600 ans et ceux qui déjà, dans le moment même de la découverte situe déjà les objets trouvés dans des périodes, dans une sorte de préfiguration froide de leur exposition.

         
Le fait que nous sachions que l’artiste est mort (« l’imminence d’une régression ») projette sur l’oeuvre une ombre posthume. Nous ne la percevons pas vraiment comme « étant là » , mais comme le témoignage d’une vie passée, alors même qu’elle consiste dans la capture par un homme bien vivant de cette vie même dans son foisonnement et son processus de mutation. Nous ne sommes pas loin d’inscrire notre perception de l’œuvre comme une sorte d’hommage rendue à la vie d’un homme mort. On ne saurait davantage se tromper, rater l’œuvre et finalement insulter son auteur. Ici encore, c’est le respect qui insulte et c’est le blasphème qui revitalise, qui de cette erreur  qu’est l’hommage funèbre à la mémoire d’un artiste mort rend possible la recréation de cette perception vive en laquelle consiste une oeuvre.
         
C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la référence aux pieuvres et aux langoustes, animaux mystérieux vivant sous la surface de l’eau. Le musée obscurcit et s’efforce de rendre mystérieux ce qui en réalité est d’une évidence cristalline et surtout instante. En fétichisant les oeuvres, on rend leur maturation étrange, incompréhensible, énigmatique alors que leur maturation , c’est exactement ce qu’elle manifeste. Le motif peint est suffisant pour comprendre pourquoi il est peint. La sainte victoire est peinte avec un souci si obsessionnel de restitution des forces qui traversent cette montagne  qu’il n’y a pas à chercher ailleurs l’objectif, pas davantage que la méthode de Cézanne. Le processus de génération de l’oeuvre ne fait qu’un avec le processus de venue au monde du motif, lequel d’ailleurs ne fait lui-même qu’un avec le processus de perception du spectateur. Tout ceci se confond dans un seul mouvement qui est celui de venue au monde du monde même. Si l’oeuvre est troublante c’est parce que tout est là et que rien, absolument rien d’elle n’est caché. Elle ne peut pas faire l’objet d’une exhibition voyeuriste dans la mesure où elle effectue quelque chose qui décrit le mécanisme même de l’exhibition visible d’un monde que nous ne savions pas voir.

         
Là où nous nous permettons d’utiliser le terme de blasphème, Merleau-Ponty utilise celui de véhémence, mais c’est bien de cela qu’il est question, de cette exhibition du mécanisme de création de l’instant « maintenant » et de ce contexte « anesthésiant » dans lequel l’oeuvre est en fait bâillonnée. Merleau-Ponty utilise la comparaison avec la bibliothèque. Les livres sont là bien rangés sur les étagères, comme si Rimbaud était un poète « calme » et Proust une référence à lire en tant que monument de la littérature. Tout ceci est faux, solennel, compassé. Tout ceci a pour but de nous faire croire à l’existence d’une histoire « intéressante » de l’art et des artistes, alors même qu’une oeuvre est structurellement un « trauma » exprimé par des sensibilités tellement vives qu’elles sont vu percevoir la nature effroyable de la réalité, l’essence tragique du monde: « C’est effrayant la vie » dit Cézanne.

        Il est assez difficile d’expliquer la toute dernière phrase sans faire référence à la durée chez Bergson. Toute oeuvre est un saut dans la durée, cela signifie qu’en les exposant, nous divisons ce qui réunit toutes les oeuvres, toutes les voix dans un seul choeur d’artistes, dans le flux indivisible de la durée, flux qui évidemment embarque les spectateurs et les sensibilités à l’oeuvre dans un seul courant.

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