jeudi 12 novembre 2020

CSD (Cours Semi Distanciel) HLP - 13/11/2020



(L'article est accompagné de l'enregistrement audio du cours ci dessous (c'est nouveau mais ça dépend de votre navigateur, ça marche sur Firefox, mais pas avec safari, par exemple. Si le fichier audio ne s'affiche pas, connectez vous sur le blog à partir d'un autre navigateur). Comme toujours, le cours en présentiel est assez différent de l'article et heureusement: des questions ont été posés, des recoupements se sont opérés qui ne coïncident pas nécessairement avec les articulations du cours tel qu'il était prévu. Que faut-il consulter pour préparer le travail en temps limité? Ce qui de l'un nous permet de comprendre l'autre. dernière précision: bien que portant sur le même texte que le cours d'hier, celui-ci apporte des éléments nouveaux. Il manque la deuxième heure sur l'affaire Déborah de Robertis et la question de la pudeur de l’œuvre (l'origine du monde De Gustave Courbet) mais sur ce point, l'article est, je crois, assez clair) 

              

            Même s’il ne faut pas tomber dans le piège de faire deux fois le même cours parce qu’on ne le fait pas devant les mêmes élèves, il ne nous est pas interdit de revenir rapidement sur le texte de Merleau-Ponty, en précisant certains passages qui vous semblent compliqués et éventuellement en les approfondissant, ce qui pourrait profiter également à celles et ceux qui étaient présents au cours d’hier et qui prendront contact avec ce cours soit par le blog, pronote ou le fichier audio (qui apparemment fonctionne très bien: aucun problème de compatibilité entre appareils).
         

J’essaierai de mon côté d’insister sur des aspects nouveaux ou de préciser des points seulement superficiellement abordés. Le musée décontextualise l’oeuvre, exactement comme un entomologiste qui essaie de comprendre la vie des insectes et qui les épingle sur un tableau, en les privant finalement de cela même qu’il est censé étudier: « le vivant ». Ce paradoxe de la dissection va bien plus loin qu’il n’y paraît. Il pourrait d’ailleurs se poser à l’occasion d’une fratrie: les Fragonard, puisque l’un de ses frères est peintre et l’autre est médecin, l’un peint la lumière des corps vivants, l’autre dissèque des corps morts pour les comprendre mais lequel des deux comprend le corps? C’est une excellente question.
        Il serait totalement absurde et stupide de nier les progrès accomplis par la médecine dés lors que la dissection des corps humains fut autorisée (même si l’on sait que de nombreux médecins se fournissaient clandestinement en corps dissécables). Mais en même temps, une médecine de la dissection a ses limites: elle est mécaniste, c’est-à-dire qu’elle applique au corps le modèle de la machine, et qu’il n’est pas du tout évident que l’on puisse comparer le vivant à une machine, puisque de nombreux processus à l’oeuvre dans le vivant pointe dans chaque partie du corps une intelligence du tout et qu’aucune machine ne nous semble à première vue dotée de cette intelligence. La voiture n’a pas une conscience de ce qui relie le démarreur et le carburateur, ce qui relie ces pièces, ce sont des câbles, des mécanismes, des rouages, etc. Dés lors, la contradiction inhérente à la dissection saute aux yeux: pour comprendre comment un corps vit, on dissèque un corps privé de vie. Aussi considérables et précieux que soient les enseignements que l’anatomiste va retirer de son étude du corps mort, ils seront limités, ils resteront au seuil de l’essentiel, de « l’energeia ». On peut diviser un corps en organes, mais cette division des organes ne nous permettra pas pour autant d’expliquer que ce corps vive. Même les fictions mythologiques ou religieuses sont contraintes de dissocier le corps et ce qui l’amène à l’existence, dans la Bible c’est le souffle de Dieu qui donne vie à Adam, lequel n’est originellement qu’une statue de boue. En termes spinozistes, on pourrait dire que l’on sait disséquer les parties qui composent un corps mais pas ce qui les fait tenir ensemble en UN corps, à savoir le conatus. On ne dissèque pas un conatus.
         

        Cette perspective anatomique, mécaniste, objectale,  dividuelle convient finalement parfaitement au musée et c’est bien la raison pour laquelle on peut parler à son endroit d’historicité de mort, de voyeurisme morbide. L’institution nous donne à voir des trophées, des témoignages d’une vie ancienne, aujourd’hui disparue, et cela ne serait pas si grave si l’oeuvre d’art ne consistait pas précisément  dans ce que l’on pourrait appeler de purs instantanés de vie pris en flagrant délit d’incarnation, d’actualisation, de venue au monde, d’effectuation. Dés lors, l’esprit de collection du musée devient suspect, animé par la passion « perverse » de la possession, de la chosification, d’un fétichisme de très mauvais aloi. Le musée aseptise l’oeuvre, il s’efforce de la faire taire, d’étouffer sous la cloche des protocoles de son admiration systématique l’expression détonante d’une liberté de puissance sans équivalent, ni précédent, ni limite.
            
             
                    Si la toile de Munch crie, c’est d’être exposée, et en même temps d’être profondément inexposable. Il convient de ne pas prendre cette affirmation à la légère dans la mesure où la structure même de cette toile, structure ondulatoire dans laquelle les plis thermiques, telluriques, chromatiques se confondent et émettent à partir de la même source hurlante, centrale, un réseau liquide comme les ronds provoqués par le plongeon d’une pierre dans l’eau d’un étang, qui se répercutent jusqu’au spectateur et qui, au sens littéral, le touchent, excède toute exposition possible, toute réduction chosifiante. Comment faire taire ce qui crie? En l’applaudissant, en recouvrant par la pompe de l’hommage institutionnel le cri pur et englobant de la couleur. La toile sort de son cadre, elle excède le concept même d’exposition. Elle ne peut être qu’ « intra-posée » ou qu’ « inter-posée ». Evidemment tout ceci pose un vrai problème: quelle place peut-on faire dans l’espace à ce qui ne peut être qu’intuitionnée que par des « durées » dans l’élément même de la durée, au sens Bergsonien du terme?  Dans le champ infini de cette question, plusieurs directions méritent d’être explorées dont celle de casser le plus qu’on le peut l’esprit même de" la collection". Il faudrait que le musée ne soit pas même un espace, ou que l’oeuvre surgisse là où les protocoles de sa célébration posthume serait inopérants: le métro, la rue, ce que l’on accoutume d’appeler « des lieux de vie »., des cours de « recréation » au sens littéral de ce terme.
                
Un fait divers récent mérite d’être mentionné, dans cette perspective: le 29 mai 2014, la plasticienne Déborah de Robertis se positionne au musée d’Orsay en face de la toile de Courbet: « L’origine du monde » qui représente un sexe féminin, dans la même posture que celle du modèle de la toile. Elle a immédiatement été arrêtée pour exhibitionnisme, alors même qu’elle a, elle, intitulé sa performance « miroir de l’origine ». Ce qui pose réellement question ici n’est pas du tout le statut artistique de sa supposée performance, lequel est très discutable (très), mais plutôt la réflexion que cette « performance » nous invite à faire, à savoir: « mais qu’est-ce qui a rendu cet acte possible, si ce n’est l’exposition elle-même? » En deçà de l’intention de la plasticienne à laquelle il ne semble pas du tout envisageable de faire crédit d’une « oeuvre » (ne serait-ce que parce qu’elle s’est faite une spécialité de se dénuder dans d’autres lieux d’art) ,  son acte pointe exactement l’impudeur du musée, sa pornographie latente, consubstantielle, institutionnelle, car le fait que l’on « puisse » faire ce que Déborah de Robertis a fait prouve que la toile de Courbet est incontestablement moins impudique que son exhibition muséale, qu’un sexe féminin n’est pas pornographique quand il est peint par un artiste mais quand il est exposé comme une chose offerte aux regards de personnes simplement curieuses de l’art et pas impliquées dans ce que toute oeuvre est, à savoir le cliché d’une vie prise sur le vif.
           
Le propre d’une oeuvre n’est pas d’être saisie dans le reflet d’un miroir, ni d’être réfléchie, mais d’être impliquée dans l’efficience  perceptive d’une venue au monde du monde lui-même. Le tableau de Van Gogh « les souliers » est, selon Heidegger, l’ouverture de ce que le produit « la paire de souliers » est en vérité » (il convient ici de prendre le terme de produit en un sens qui n’est pas du tout commercial, au contraire: ce qui est en train de se produire, de se réaliser). Le tableau de Courbet ne fait qu’effectuer la même chose à l’occasion d’un autre motif et la connotation scandaleuse de ce motif est totalement neutralisée par la pudeur de la démarche artistique. L’efficience d’un monde qui vient à la lumière du visible s’effectue aussi sur ce motif, aussi dissimulé soit-il par le jeu des convenances sociales. Que ce motif constitue le passage obligé de la venue au monde de tout être humain sur cette terre rajoute évidement une dimension existentielle à l’oeuvre, ce que dit bien le titre. Cette sincérité, cette parrhèsia de toute démarche authentiquement artistique lui donne tous les droits, sans discussion, et rien ne peut être censuré dans cette démarche (alors qu’évidemment, cette toile a été censurée et encore aujourd’hui, elle jouit d’une réputation très sulfureuse), précisément parce que rien de ce qu’elle représente ne l’est dans l’esprit d’une exhibition, d’une « monstration ».
         

                On saisit ainsi tout ce qui la sépare de la prétendue « performance » de la plasticienne (même si justement on peut dire ça: ce n’est qu’une « performance », ce n’est pas de la performativité, parce qu’elle ne dévoile rien de l’efficience de ce qui vient au monde esthésiquement dans le visible ou le tangible). Elle a elle-même affirmé que c’était un acte réfléchi de longue date, acte inconciliable avec la spontanéité requise par toute oeuvre (et par spontanéité il ne faut pas nécessairement entendre rapidité, immédiateté, mais plutôt autorité (de soi-même). Pour être clair, ce qui s’impose à nous de façon évidente et irrécusable, ce n’est pas que Déborah De Robertis ait réalisé une oeuvre (cette affirmation est insoutenable) mais qu’elle pense en avoir créée une, et qu’en un sens, le musée, même s’il s’en défend par l’acte juridique de la dépose de plainte, ait pu rendre possible cette croyance, cette aberration, qu’il l’est même entretenue par une mise à disposition exhibitionniste des oeuvres.
         
Le point crucial de ce texte qui désigne aussi la ligne de basculement à partir de laquelle s’inverse totalement les notions de révérence et d’irrévérence, de pudeur et d’impudeur, de célébration et de blasphème consiste dans la réalisation de ce qu’est une oeuvre, soit cette prise sur le vif de ce que l’on peut appeler  "la processualité d’un instant", la finesse gracieuse de sa venue au monde, la subtilité de son incarnation. Ce n’est finalement pas tant le fait que le monde « soit » qui interpelle l’artiste que le fait qu’il se « fasse chair », et que l’on puisse rendre compte de cette presque insensible incarnation. C’est la nature naturante prise sur le vif de la lumière de l’oeuvre, Le Dieu immanent piégé dans le flagrant délit d’un toujours premier matin du monde. Comment exposer une incarnation sans la désincarner, sans la décharner, sans la dénaturer ? Toute oeuvre est une libération de puissance, une incitation à abonder dans le sens de l‘oeuvre, étant entendu que ce sens fait « cohésion ». On ne peut authentiquement que se sentir impliqué dans le miracle de son interposition et aucunement se croire obligé de l’expliquer dans le contexte de son extra-position, laquelle est fausse et illusoire, entretenue par le mensonge de son exposition posthume et la prétention des historiens cultureux, « spécialistes » de l’art.
        Dans cette opposition qui hante la deuxième partie du texte entre l’historicité de vie de l’oeuvre et l’historicité de mort  de sa contextualisation dans le musée, Maurice Merlau-Ponty parachève sa critique en pointant la contradiction la plus flagrante de toute exposition. L’oeuvre de l’artiste prend bel et bien corps dans un geste: "peindre", geste réconciliant tous les peintres qui l’ont précédés et tous ceux qui le suivront. L’histoire de l’art nous propose une mise en contexte chronologique, une succession de ressemblances et d’oppositions entre des mouvements de peinture, mais précisément ces différents mouvements: le fauvisme, l’impressionnisme, le cubisme etc, nous sont présentés sans aucun souci de restituer leur mouvement authentique. Ce qui compte n’est pas que tel ou tel ait précédé ou suivi tel autre mais qu’ils capturent identiquement et, pourrait-on dire, simulatanément des modalités différentes d’incarnation comme si ce dieu démasqué par l’oeuvre, criblé par la justesse de l’instantanéité de cette prise, de cette ouverture, dévoilait le scandale d’une nature naturante toute à la fois Une et multiple, continue et dans le flux même de cette continuité, différente, au sens de « différante » (en train de différer); C’est la vérité d’une divinité muable et aucunement immuable qui ainsi se révèle scandaleusement en pleine lumière.
             Dans cette toute dernière phrase, Ce que Merleau-Ponty affirme serait incompréhensible sans le secours de Bergson. Le musée fractionne dans l’espace des oeuvres qu’il présente comme distinctes, réunies comme autant de pièces de « collection ». D’une pièce à l’autre, nous passons d’un siècle l’autre, d’un peintre à l’autre, d’un mouvement à un autre mouvement comme si chaque tableau n’était pas confondu dans la dynamique d’un seul et même flux, comme si la touche vitrifiée de Cézanne n’était pas le même mouvement que le génie  de Van Gogh va faire tourner en vrille, en spirale, en tornade ou que la main de Nicolas de Staël va appesantir dans la touche épaisse de la couleur. Le musée veut rendre hommage à « des personnes », à des biographies, à des postérités, à des "grands maîtres", alors même que chacun d’eux n’a eu de cesse que de se noyer dans l’anonymat d’une gestuelle identique et secrète, dans la clandestinité d’une profanation empreinte d’une insoutenable pudeur, celle de faire éclater le scandale d'un dieu pris en flagrant délit de se créer continûment  lui-même, à la sauvette. 
 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire